1-800-Le-Djada

par

Claude Bolduc



Légèrement intimidé par tous les écrivains présents, Klaus Bundoc avait trouvé refuge dans le garde-robe du local. Bien enserré dans une rangée de manteaux d'hiver, il gardait ses yeux fixés, entre deux encolures poilues, sur la porte d'entrée.

Pas question de quitter cette porte du regard. Il ne fallait surtout pas manquer le seul être qui pût quelque chose pour lui, et dont les pèlerinages boréaliens étaient réputés bien brefs. Vigilance, donc. L'homme n'allait plus tarder maintenant. La salle était bondée, l'heure avançait. La soirée battait son plein, la rumeur en témoignait.

De temps à autre la porte s'ouvrait, nouvel arrivant ou Boréalien se rendant à la salle de bain - qui se trouvait à l'extérieur du local -, mais jamais sur la personne espérée. Klaus devait à l'occasion mettre à profit la totalité du peu de souplesse qu'il possédait pour éviter un coup de cintre ou un nouveau manteau, ce qui à coup sûr aurait trahi sa présence et exposé à tout le fandom sa situation embarrassante. Anéantie, son apparente prestance. Sa réputation, souillée à jamais.

De toute la soirée, pas une seule charge ne l'atteignit. Mieux, il réussit une sortie en douce pour aller se chercher un café, dissimulé dans la luxuriance d'un petit discours de dame Vonarburg.

De retour dans le garde-robe, Klaus se rendit compte qu'il s'était glissé entre les mauvais manteaux. De longs poils synthétiques caressaient son visage, ses yeux, le dedans de son nez, y semant un chatouillement à la limite

de l'irritation. Il allait ressortir pour changer d'endroit lorsque la porte s'ouvrit. Il figea. À peine avait-il vu le bout d'une barbe franchir le seuil qu'il sût.

Djada était là.

Sans plus réfléchir, il tendit une main à travers les manteaux.

Il sortit en trombe, provoquant un envol de manteaux, mais trébucha sur une rangée de bottes, renversant son café, propulsé vers le sol. Au moment précis où Djada se tournait, Klaus se retrouva à quatre pattes dans la sloche.

En équilibre précaire, Klaus traça une timide arabesque du bout du pied. Son regard fuyait tout endroit, comme un chevreuil apeuré dans la forêt du local.

La question qui fleurit sur les lèvres de Djada semblait inexprimable.

Puis Klaus s'écouta parler, manoeuvre intellectuelle complexe entre toutes, qui généralement débouchait sur un flot d'absurdités ou de mots vides. Curieusement, il était là à caqueter sans arrêt, lui d'ordinaire si avare de mots, à se conter dans le moindre détail à Djada, exactement comme s'il l'avait toujours connu.

Avait-il réussi à impressionner Djada? Certes pas, mais en tout cas, celui-ci avait sorti un carnet de sa poche et contemplait son crayon, qu'il rempocha tout à coup. Klaus échappa un petit cri de désespoir. Djada le

rassura d'un regard, puis fouilla dans une autre poche, d'où il sortit une plume. Il sourit. Klaus soupira.

Déjà la plume virevoltait sur la feuille du carnet. Une intense concentration se lisait sur les traits de Djada, et Klaus se doutait bien que même un cataclysme n'aurait su l'altérer, aussi en profita-t-il pour se ronger bruyamment les ongles, ce qui libéra un peu de cette sourde anxiété qui le tenaillait.

L'admiration le plongea dans un état second. Le temps se dilata. Djada travaillait à une vitesse stupéfiante, mais l'instant durait et durait; bientôt, Klaus n'eut plus d'ongle à ronger. La rumeur boréalienne était devenue un lointain élément d'ambiance, une vague bande sonore soulignant un

moment magique. Son esprit propulsé vers d'autres dimensions, Klaus considérait avec une lucidité extraordinaire la place dans cette portion d'univers qu'occupait son corps, dans une soirée Boréal à Montréal. Sa pensée survolait l'univers, le genre humain, la salle, chevauchait la rumeur, relevait des signes de calvitie, mais revenait sans cesse aux deux hommes poilus qui se tenaient près de l'entrée, lui et Djada. Ce dernier allait lui créer, dans un univers contigu, une compagne.

Klaus conservait néanmoins une bonne dose de pessimisme. L'habitude. Une fois née sa muse, comment établir la communication entre les univers? Était-ce seulement possible? Il enfouit un doigt dans sa bouche, le recracha. Plus d'ongle. Sa main se referma convulsivement sur le vide. Plus de café. Arabesques sur le sol.

Il s'aperçut que Djada agitait une feuille devant ses yeux, qui clignèrent un moment. Il saisit la feuille. Sa bouche béa.

Elle était là!

Il prit son souffle, gonfla ses poumons, et se préparait à débiter une longue tirade de remerciements lorsque de deux mains apaisantes son sauveur lui fit signe que ce n'était rien. Rien? Allons donc!

Mais les mots étaient coincés dans sa gorge, et sa bouche n'articulait que le silence. Djada lui adressa un salut, puis se dirigea vers la foule.

Klaus contempla sa compagne, dont les longs cheveux volaient dans un vent connu d'elle seule. Il colla l'image contre son visage, cherchant à partager un souffle de vent. Les courbes félines de son corps avaient capté son regard, qui se laissa bercer un moment, au gré des ondulations. Des membres graciles suggéraient une infinie souplesse que Klaus, en plus d'admirer, enviait. Mais lorsqu'il regarda ses yeux, il se sentit basculer et tomber vers eux; il se baigna dans leur éclat, les parcourut de fond en comble.

Klaus se sentit soudain vivement ramené vers l'arrière. Le fond des iris s'éloigna, puis les yeux au complet. Sa compagne redevint un dessin sur une feuille de carnet qu'il tenait entre ses mains.

La communication était rompue.

Cela n'avait pas marché.

Klaus sentit tout à la fois le tapis glisser sous ses pieds, le sol s'ouvrir sous lui, et les ténèbres s'abattre sur sa pauvre personne. Il regarda le dessin. Sa vue se brouilla. Sa compagne lui apparaissait maintenant derrière un écran liquide qui allait s'opacifiant.

Un gémissement franchit ses lèvres. Il tendit une main tremblotante en direction du dos de Djada, qui avait entendu et s'était retourné.

Klaus montra du doigt sa compagne. À l'instant précis où il la quittait du regard, il vit un mouvement sur son visage.

Elle venait de lui adresser un clin d'oeil!

Elle avait repris sa fixité, si bien que Klaus se crut victime d'une hallucination, sans doute d'origine lacrymale. Mais il en était tout retourné. Et s'il avait bien vu? Il ne savait plus. Ne comprenait plus. Quoi faire? Que penser? Qui regarder? Quoi dire?

Djada sourit. Il fit un moulinet de sa main droite. Pêche? Non. Boxe? Il n'y était pas. Enchaînement? Pas si mal. Progression? Il brûlait. Évolution? Va de l'avant?

Clin d'oeil complice de Djada, qui ensuite se retourna définitivement vers la salle.



© Claude Bolduc





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