J'étais assis dans mon bureau, en train de me tourner les pouces... depuis trois jours. J'avais terminé l'affaire Gordon - mon enquête n'avait servi à rien puisque Mme Gordon était revenue chez elle au bout d'une semaine. Et comme il s'agissait de ma seule enquête depuis deux mois en cette année 1953, je ne roulais pas sur l'or. Le proprio de l'immeuble où j'avais mon bureau depuis 10 ans me harcelait sans cesse au sujet du loyer que je ne lui avais pas payé depuis trois mois. Il attendrait, comme toujours. Il n'avait pas le choix; je n'avais pas d'argent. De toutes façons, il s'est toujours montré impatient pour le loyer... même s'il sait que je sais qu'il ne me mettra pas à la porte.
J'observais la pluie qui tombait depuis des jours. Puis, désespérant de voir se pointer un client, j'ai fait un saut au cinéma d'à côté qui passait des films toute la journée. Cette semaine, ils jouaient Niagara et, comme d'habitude, en après-midi, la salle n'était qu'à moitié pleine. Quand je suis sorti, il pleuvait toujours. Une foutue pluie à vous donner le cafard. Ce sentiment, ajouté au malaise persistant laissé par la fin de Niagara, m'a donné soif. Je suis remonté à mon bureau dans l'intention de me servir une bonne rasade de scotch.
En entrant, j'ai vu une femme qui m'attendait. Marmonnant des salutations, regrettant de devoir retarder le scotch, je lui ai demandé ce qu'elle voulait. Elle ressemblait à Marilyn. Elles ressemblaient toutes à Marilyn en 1953. Ou, en tout cas, tentaient de lui ressembler. Ma cliente potentielle s'est présentée comme Mme Matthew et m'a dit croire que son mari projetait de la tuer. Ben voyons. Encore une autre. L'expérience m'avait appris que neuf de ces femmes sur dix étaient un peu trop parano et qu'elles ne payaient jamais les frais. Je lui ai donc lancé à la figure le montant que je demandais en ce moment - prétextant plusieurs affaire en cours - à mon tarif maximum.
Elle n'a pas bronché, a dit « o.k. » et a poursuivi, du même élan, son exposé des agissements de son mari. Je lui ai demandé de reprendre depuis le début - je n'avais à peu près pas écouté un mot de ce qu'elle avait raconté. Le scotch m'appelait du fond du classeur.
Elle avait épousé l'homme que son père avait choisi pour elle. Il était plutôt sympathique avant leur union et elle ne voulait pas s'opposer à la volonté de son père, qui devait lui léguer tout sa fortune à sa mort. Elle avait espéré en venir à aimer Matthew, mais elle s'était vite rendu compte que celui-ci ne l'avait épousée que pour cette fortune potentielle, justement.
En attendant la mort du vieux, ils avaient mis au monde une petite fille appelée Sumner - déformation poétique de l'été. Puis, le vieux était mort et avait légué sa fortune à la petite Sumner. Il n'avait laissé que le nécessaire à sa fille et son gendre, avec interdiction de toucher au capital de la petite. Il semblait qu'il ait vu clair en Matthew, mais un peu trop tard pour sa fille.
Ça faisait presque un an que le vieux était mort et ma cliente potentielle avait des soupçons au sujet de son mari car dans le cas des décès de Sumner et d'elle-même, c'était lui qui obtiendrait la fortune léguée. Elle avait donc inscrit Sumner dans une école en Suisse par précaution, mais elle craignait maintenant que Matthew ne commence par elle et qu'il se serve de sa mort pour faire revenir la petite.
Bon. Tout ça était plus ou moins intéressant et plus ou moins instructif. Ces histoires se ressemblent toutes, après dix ans de métier. Et puis, ma gorge était plus ou moins sèche.
Ma cliente voulait que je file son bonhomme pour récolter des éléments incriminants car la police, sans aucune preuve ni menace, ne pourrait rien faire pour elle.
Je lui ai dit que j'allais y réfléchir - c'était tout réfléchi puisque je manquais douloureusement d'argent - et que je la rappellerais le lendemain. Mon scotch était devenu une urgence et je l'ai reconduite à la porte.
J'avais mon vieil appareil photo sur la banquette de ma voiture et j'observais Matthew avec mes jumelles. Il était chez lui et ne cessait de passer des coups de téléphone. J'aurais donné cher pour savoir qui il appelait ainsi. Il est très rare que je déroge aux règles strictes que je me suis fixées dans l'exercice du métier. Mais croyant que les appels de mon pigeon étaient de la plus haute importance, j'ai décidé de faire une entorse à mes habitudes. Pour me convaincre que j'avais raison, j'ai ouvert la boîte à gant et pris le cognac que j'y conservais pour les cas difficiles. Après deux bonnes rasades à même la bouteille, j'étais prêt à passer à l'action.
Le problème, quand on contourne une maison pour y pénétrer par l'arrière, c'est qu'on perd le pigeon de vue. Deux ans auparavant, une affaire semblable avait mal tourné, et l'idée m'était venue d'embaucher un assistant. Mais personne n'avait été attiré par l'hypothétique salaire proposé. J'espérais que Matthew était toujours au téléphone dans le salon. J'ai ouvert la porte; elle n'était pas verrouillée. Malgré tous mes efforts, il était impossible de ne laisser aucune trace; mes souliers trempés par mon détour sur le gazon marquaient la moquette en plus de faire un petit bruit de succion. Je marchais lentement vers le salon pour entendre ce que Matthew disait au téléphone quand, subitement, la porte de devant a claqué avec force. Mon coeur s'est arrêté une seconde avant de reprendre ses battements avec frénésie. En entendant le moteur de la voiture de Matthew, j'ai fait volte face et me suis élancé vers la porte arrière pour éviter d'être repéré. J'ai traversé la rue au pas de course, voyant disparaître les feux arrières de mon client au carrefour. Je me suis précipité dans ma voiture, trempé, et me suis lancé à sa poursuite, avalant une gorgée de cognac au passage.
J'ai tourné en rond pendant quelques heures avant d'abandonner les recherches et de revenir à la maison des Matthew. J'espérais qu'il serait de retour. Ma bouteille de cognac était désespérément vide et mon esprit semblait l'être tout autant. Après deux heures d'attente, Matthew est enfin arrivé. Il n'était pas seul. Un homme et deux femmes l'accompagnaient en plus de deux voitures de police. L'affaire semblait m'échapper complètement. Je me suis extirpé de ma voitue tant bien que mal, achevant mes souliers dans une immense flaque d'eau, et j'ai traversé la rue vers les policiers.
Je crains fort que mon ivresse légèrement apparente ait irrité les agens qui m'ont raccompagné jusque chez moi. Après leur départ, et toujours dans la plus profonde ignorance des événements, je suis retourné voir Niagara. Marilyn y était si belle et si tragique...
Quand le prorpriétaire du cinéma m'a réveillé, j'ai constaté que j'avais visionné deux fois et demie Niagara avant de m'assoupir. Il faisiait nuit et la pluie tombait toujours avec une régularité désespérante. Il me semblait qu'il pleuvait depuis si longtemps que je n'arrivais pas à me souvenir des sensations éprouvées lorsqu'il faisait soleil. Je suis monté me coucher.
Après mon petit déjeuner - trois oeufs crus et brandy -, la photo en première page du journal du matin m'a sauté au visage comme une bombe. Ma cliente, étendue sur le dos, dans la rue, morte. Elle avait été renversée par une voiture. Un accident. L'union mortelle de la chair et de l'acier. D'après l'article du journal, elle était morte sur le coup.
La police ne m'a jamais cru lorsque je lui ai fait part de mon « témoignage ». J'avais bu un peu trop de cognac à leur goût ce jour-là. En plus, je n'avais pas pu suivre Matthew et donc ne pouvais pas affirmer que c'était bien lui qui conduisait sa voiture qui avait tué sa femme. Sans compter que Matthew avait un alibi. Une femme avait dit à la police s'être trouvée en sa compagnie pour la majeure partie de la soirée. En fait, jusqu'à ce qu'elle le raccompagne chez lui avec les policiers venus leur apprendre la nouvelle de la mort de sa femme. Les policiers avaient peut-êtrre raison, après tout. Comment savoir si c'était lui qui avait fait le coup? Et il ne l'aurait pas fait lui-même... ni avec sa voiture... Mon « témoignage » ne valait absolument pas un clou. C'était peut-être un accident... Je ne le saurais probablement jamais.
C'était la fin de l'histoire. Je n'avais plus de cliente. La pluie avait déjà effacé le sang sur la chaussée, mais il resterait toujours dans mes souvenirs.
Après avoir épuisé ma réserve de scotch et de brandy, je suis resté longtemps à regarder la photo de celle qui fut ma cliente. Elle ressemblait vraiment à Marilyn, à la fin de Niagara, maintenant. Et les gouttes de pluie figées sur la photo... on aurait dit des larmes d'étoiles... cette pluie qui disait comme nous sommes fragiles... Et cette femme, dont je ne connaissais même pas le nom... qui semblait là seulement pour moi, de peur que j'oublie... comme nous sommes fragiles.