Certains matins, la neige des montagnes arrive au pied des pentes rocheuses. Les coureurs se sont relayés, transférant un seau de poubre blanche et froide de main en main, le long des pentes de rocaille prêtes à s'ébouler, au coeur des sentiers escarpés serpentant sous les arbres. La neige fond peu à peu, au rythme des foulées et des exhalaisons de poumons tressautant comme des soufflets de forge.
Quand le dernier coureur s'écroule au centre du pré, écrasant les marguerites et les boutons d'or, c'est une patte griffue qui le relève et c'est un mufle au duvet râpeux comme de l'émeri qui force la main de l'homme à s'ouvrir. La langue fourchue fouette l'air et le reste de neige mouillée que le coureur a pêché au fond du seau disparaît dans la gueule brûlante.
Alors, contente, la vouivre abat à nouveau sa patte griffue et le sang gicle de la gorge lacérée, tandis qu'un sourire de béatitude illumine le visage du coureur.
Le soir tombé, quand la terre a bu tout le sang que pouvait lui fournir le cadavre, quand la vouivre est retournée au fond de son antre, les hiérarques viennent quérir le corps. Il sera brûlé sur un bûcher de santal, et ses cendres mêlés à l'hydromel prophétique que boivent les prêtres à chaque solstice.
Les mois s'écoulent. Les sacrifices d'un nouveau coureur, puis d'un autre, sont acceptés. Les saisons tournent, les années s'accumulent comme le limon des fleuves. La terre boit le sang des hommes. Les hiérarques, dans leurs transes du tournant de l'année, entrevoient une vortice lumineuse, chargée de mystères comme un arbre de fruits.
Un jour, bientôt peut-être, ou dans dix ans, ou dans un siècle, la terre du pré sera enfin gorgée. Par une nuit de lune rousse, le sol s'animera d'un mouvement chaotique. Griffes et museau émergeront à la surface; puis, en un seul mouvement, la vouivre nouvelle-née s'arrachera à sa matrice.
Dans ses yeux encore aveugles, les hiérarques pourront lire les signes de l'ère finale du monde.