Changement de régime

Cinquième partie

***

Pendant qu'Il ne regardait plus à la dépense, le roi Te-Laid jonglait avec plans et idées dans sa bonne Tête dérangée. Il songeait: 'Comment faire pour récupérer mes sous sans attirer les soupçons des Sényls et du polisson monté à canasson?' C'est alors qu'Il se crut éclairé du St-Desprit. Il se dit: 'Puisque les premiers Sényls ont été nommés par arrière-arrière-arrière-arrière-grand-papa, je n'ai qu'à nommer moi aussi, à la chambre haut perchée, une belle bande de p'tits vieux rabougris que j'élèverai ainsi au rang de Sényls gras. Ces p'tits vieux rabougris joueront pour moi et regagneront mes sous perdus!'.

Quelques heures plus tard, un murmure d'angoisse accueillit l'éveil ténébreux et en fanfreluches des gens de la Cour du roi Te-Laid. Pendant la nuit, huit des pépés les plus séniles des gens royaux: serviteurs, servantes, bons, bonnes, femmes de chambre, valets de piques(?), fous du roi, folles de la reine, avaient mystérieusement disparu.

Et ces familles, ces gens du roi qui côtoyaient le monarque et ses bizarres lubies, prirent peur. L'un après l'autre, ils fuirent le Palais et répandirent une rumeur ultra-rapide qui cria à toute la planète qu'une force de l'ombre violette, attirée par les excentricités maudites de la bonne Tête dirigeante, hantait le Palais et s'acharnait sur les pépés.

Alors, la peur s'installa aussi dans les foyers et consuma bien des coeurs de P'tits Têtus. Des grands-parents morts de trouille furent ensevelis, des pères tournèrent en bourrique, des mères caquetèrent leur angoisse, alors que les enfants, surpris par les événements, redoublaient d'ardeur dans leurs mauvais coups afin d'attirer à nouveau les foudres parentales. Les P'tits Têtus

subissaient une angoisse encore supérieure, plus subtile, plus insidieuse, à celle que leurs ancêtres avaient dû ressentir lors de la Chute. Si bien que leur esprit fut paralysé par la terreur. La rumeur affirma ensuite que la force de l'ombre violette délaissait les pépés pour s'attaquer aux autres catégories d'âge. Les P'tits Têtus réclamèrent alors que la tête chauve du monarque fut disjointe de son corps gras.

Pour apaiser un tant soit peu la soif sanguinaire du Peuple terrifié, les deux midesaints se levèrent un beau matin sur un balcon, hors d'atteinte des doigts accusateurs et des coups de mains qui dégénéraient rapidement en crochets et en directs, et tentèrent d'expliquer que le roi n'était pas responsable de ses actes, qu'il était très malade: atteint de TPS.

Aucun mot ne put calmer le Peuple qui, devant l'inutilité apparente de sa manifestation, s'en retourna à ses occupations en maugréant, ou prit la fuite à la campagne.

Pendant ce temps, le souverain, toujours aussi inconscient - Il ignorait que Ses sujets se métamorphosaient tragiquement en verbes d'action - assis aux côtés des huit pépés séquestrés, surveillait d'un oeil avide le déroulement de la partie de pot-coeur dans laquelle Il avait engagé tout Son royaume planétaire.

Quant à Ses frères et soeurs princiers, aveuglés par 350 cycles de règne monarchique, ils s'activaient à la campagne auprès du Peuple en fuite: labourant les têtes, semant des idées, récoltant des bravos, dans l'espoir d'obtenir le trône.

Après leurs infructueuses palabres sur le balcon, les deux illustres midesaints, St-Patron et St-Protecteur, consultèrent leur magnifique Perle magique sise, majestueuse, en plein centre du salon de Huître Close. Cette Perle, repêchée une dizaine de cycles plus tôt par une bande de malins marins dans les ruines du croiseur originel au coeur des brumes, avait été offerte aux 2 midesaints après que ceux-ci eurent sauvé leur chef d'un ulcère stomacal qui l'empêchait de voguer.

Avec cette Perle, en pressant quelques boutons, les midesaints pouvaient surveiller tout ce qui se passait sur P'tite Tête. Un seul endroit leur était interdit: une petite pièce en haut de la plus haute tour du Palais. Malgré tous leurs efforts, seule une image brouillée et indéchiffrable leur parvenait. Ce matin-là, cherchant fébrilement le roi et ne le trouvant pas, ils conclurent que celui-ci devait se cacher dans cette petite chambre haut perchée. Cependant, dans leurs recherches actives, ils surprirent tous les efforts déployés par les princes et les princesses et surent rapidement qu'ils étaient vains. Une seule Tête ne pouvait plus être à la gouverne de P'tite Tête. Ce temps était révolu! Alors, St-Patron et St-Protecteur s'organisèrent.

Un soir, marchant furtivement côte à côte dans le violet de l'astre nocturne, ils se rendirent, incognito, à l'Auberge du Vieux Têtu où un malin marin les attendait, assis à une petite table à part, dans un coin sombre.

L'affaire fut vite convenue. Le malin marin s'en fut à sa besogne, alors que les midesaints allaient visiter quelques confrères en toute innocence... On préparait discrètement le nouveau régime.

***

HORREUR! HORREUR! écrivit le Canard du Coin-Coin de Lamarre.

La nouvelle se répandit rapidement, laissant un arrière-goût de deuil dans la joie du Peuple.

Moins d'une heure plus tard, St-Patron et St-Protecteur prirent la parole. Ils annoncèrent officiellement le décès du roi Te-Laid et firent un long et touchant éloge funèbre. Puis, touchant un mot de l'horrible maladie contractée par le souverain, ils en profitèrent pour placarder au vent un changement de régime.

Ils proclamèrent dans un même souffle court - car ils avaient beaucoup parlé sans rien dire - la mise en place sans transition d'une nouvelle gouverne composée de plusieurs midesaints de tous les coins de la planète.

Le bon Peuple était si soulagé, malgré son deuil, d'être enfin libéré de la malédiction attirée par sa Tête malade, qu'il accepta ce changement de régime avec joie. En fait, les paroles des midesaints n'élevèrent protestations que dans les gorges étranglées d'horreur des ex-princes et ex-princesses qui se trouvaient, subitement, relégués au simple rang de Peuple. Ne formant cependant qu'une mince minorité, ils préférèrent rester coi. Ils se terrèrent dans un sous-sol en attendant la prochaine révolution... qui ne vint jamais du temps de leur vivant.

***

Les midesaints, en faisant le grand ménage du Palais, découvrirent, dans la petite chambre haut perchée, les Sényls, l'ex-roi Te-Laid et le malin marin qu'ils avaient dépêché auprès de la Tête.

Les midesaints froncèrent leurs sourcils colériques. Non seulement le malin marin n'avait-il pas rempli son contrat - l'ex-roi semblant toujours en pleine possession de sa tête joueuse - mais en plus, comble de combles, il avait pris place à la table de pot-coeur, à la droite de l'ex-monarque au monocle, et jouait la somme qu'ils lui avaient remise pour le petit travail salissant.

Après avoir constaté que le malin marin gagnait effrontément depuis peu (il s'était rapidement fait la main, qu'il avait prise d'ailleurs!), les midesaints se dirent:

Les midesaints au grand coeur, se contentèrent alors de les reloger à la cave. Tellement absorbé qu'il était, le groupe poursuivit sa partie sans se rendre vraiment compte du changement de décor.

***

Un cycle ou deux plus tard, au cours d'une partie, le malin marin fut élevé au rang de Sényl gras alors que l'ex-roi, pour sa part, perdit finalement la tête après qu'on l'eut surpris à tricher. Puis, par un beau dimanche après-midi bien ennuyant, alors que tous en avaient marre du pot-coeur, les Sényls formèrent une secrète assemblée ayant comme règle principale de se réunir un minimum de 13 jours par cycle, et d'effectuer un travail sous-terrain, mais éclairé, de conseiller, consolidant leurs positions par-ci, minant le moral par-là, mais toujours sapant le whisky dans les pauses-café. Ils travaillaient ainsi pour le renversement de la multi-têtes des midesaints et l'instauration d'un nouveau régime: un jeûne.




Histoire parue à l'origine dans le recueil Les Chroniques de P'tite Tête: Changement de régime, aux Éditions de l'À Venir, en 1992.


© Christian Martin & Les Éditions de l'À Venir, Enr.








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