Je dois t'avouer une chose, commença Ivan, je n'ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C'est précisément, à mon idée, le prochain qu'on ne peut aimer; du moins ne peut-on laimer qu'à distance. J'ai lu quelque part à propos d'un saint, «Jean le Miséricordieux », qu'un passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer; le saint se coucha sur Iui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé qu'il fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment d'amour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence.
II faut qu'un homme soit caché pour quon puisse laimer; dès qu'il montre son visage, lamour disparaît.
- Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour desâmes inexpérimentées, le visage de lhomme est un obstacle à lamour. II y a pourtant beaucoup damourdans Ihumanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience, Ivan...
- Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre; beaucoup sont dans le même cas. Il sagit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si c'est inhérent à la nature humaine. A mon avis, lamour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai quil était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car cest un autre et pas moi. De plus, il est rare quun individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si cétait une dignité !). Pourquoi cela, quen penses-tu ? Peut-être parce que je sens mauvais, que jai lair bête, ou que jaurais un jour marché sur les pieds de ce monsieur ! En outre, il y a diverses souffrances: celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien ladmettre, mais dès que ma souffrance sélève, quil sagit dune idée, par exemple, il ne croira que par exception car, peut-être en mexaminant, il verra que je nai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt, il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse ne devraient jamais se montrer, mais demander laumône par lintermédiaire des journaux.
En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin: de près cest presque impossible. Si du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer... Assez là dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de lhumanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. Jy perds, bien entendu. Dabord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble pourtant que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, cest que non seulement, ils sont repoussants et indignes dêtre aimés, mais quils ont une compensation, discerné le bien et le mal, et sont devenus « semblables à des dieux ». Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants nont rien mangé et sont encore innocents. tu aimes les enfants, Aliocha ? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que deux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, cest pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit; mais cest le raisonnement dun autre monde, incompréhensible au coeur humain ici-bas. un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être ! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi jadore les enfants. Remarque que les hommes cruels; doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusquà sept ans, les enfants diffèrent énormément de lhomme; cest comme un autre être, avec une autre nature. Jai connu un bandit, un bagnard; durant sa carrière, lorsquil sintroduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint lami dun petit garçon quil voyait jouer sous sa fenêtre... Tu ne sais pas pourquoi je te dis tout cela, Aliocha ? Jai mal à la tête et je me sens triste.
- Tu as lair bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.
- A propos, continua Ivan comme sil navait pas entendu son frère, un Bulgare ma récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays: craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, voilent les femmes et les enfants; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusquau matin; puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté des hommes à celles des fauves; cest faire injure à ces derniers. Les fauves natteignent jamais aux raffinements de lhomme. Le tigre déchire sa proie et la dévore; cest tout. Il ne lui viendrait pas à lidée de clouer les gens par les oreilles, même sil pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en lair pour les recevoir sur des baïonnettes, sous les yeux de leurs mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui ma frappé. Pense donc: un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour deux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée: caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire; puis lun deux braque sur lui un revolver à bout portant. Lenfant tend ses menottes pour saisir le joujou; soudain, lartiste presse la détente et lui casse la tête. Les turcs aiment, dit-on, les douceurs.
- Frère, à quoi bon tout cela ?
- Je pense que si le diable nexiste pas, sil a été créé par lhomme, celui-ci la fait à son image.
- Comme Dieu, alors ?
- Tu sais fort bien « retourner les mots », comme dit Polonius dans Hamlet, reprit Ivan en riant. Tu mas pris au mot, soit; mais il est beau ton Dieu, si lhomme la fait à son image. Tu me demandais tout à lheure: à quoi bon tout cela ? Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et danecdotes; je les recueille dans les journaux, je note ce quon me raconte; cela forme déjà une jolie collection. Les Turcs y figurent, naturellement, avec dautres étrangers, mais jai aussi des cas nationaux qui les surpassent. Chez les Russes, les verges et le fouet sont surtout en honneur; on ne cloue personne par les oreilles, parbleu, nous sommes des Européens, mais notre spécialité est de fouetter, et on ne saurait nous la ravir. A létranger, on dirait que cette pratique a disparu, par suite de ladoucissement des moeurs, ou bien parce que les lois naturelles interdisent à lhomme de fouetter son semblable.
En revanche, il existe là-bas comme une coutume à ce point nationale quelle serait presque impossible en Russie, bien quelle simplante aussi chez nous, surtout à la suite du mouvement religieux dans la haute société. Je possède une charmante brochure traduite du Français, où lon raconte lexécution à Genève, il y a cinq ans, dun assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à lâge de vingt quatre ans. Cétait un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans à des bergers Suisses qui lélevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre; à sept ans, on lenvoya paître le troupeau, au froid et à lhumidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens néprouvaient aucun remords à le traiter ainsi; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme dun objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qualors, tel lenfant prodigue de lEvangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux quon engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsquil la dérobait à ces animaux; cest ainsi quil passa son enfance et sa jeunesse, jusquà ce que devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On nest pas sentimental dans cette ville ! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres dassociations religieuses, les dames patronnesses. il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua lEvangile, et, à force de lendoctriner et de la catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant quil était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné léclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce quil y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On lembrasse, on létreint: « Tu es notre frère ! tu as été touché par la grâce ! » Richard pleure dattendrissement: « Oui. Dieu ma illuminé ! Dans mon enfance et ma jeunesse, jenviais la pâtée des pourceaux; maintenant la grâce ma touché, je meurs dans le Seigneur ! - Oui, Richard, tu as versé la sang et tu dois mourir. Tu nes pas coupable davoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et quon te battait pour cela (dailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé la sang et tu dois mourir. » Enfin ,le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant: « Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu ! - Oui, sécrient pasteurs, juges et dames patronnesses, cest le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu ! » La troupe se dirige vers léchafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. « Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur, sa grâce taccompagne. » Et, couvert de baiser, le frère Richard monte à léchafaud, on létend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. - Cest caractéristique. la dite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple.
Laventure de Richard est intéressante parce que nationale. En Russie, bien quil soit absurde de décapiter un frère pour la seule raison quil est devenu des nôtres et que la grâce la touché, nous avons presque aussi bien. Chez nous, torturer en battant constitue une tradition historique, une jouissance prompte et immédiate. Nékrassov raconte dans lun de ses poèmes comment un moujik frappe des son fouet les yeux de son cheval. Qui na vu cela ? Cest bien russe. Le poète montre le petit cheval surchargé, embourbé avec sa charrette quil ne peut dégager. Alors, le moujik le bat avec acharnement, frappe sans comprendre ce quil fait, les coups pleuvent dans une sorte divresse. « Tu ne peux pas tirer, tu tireras tout de même; meurs, mais tire. » La rosse sans défense se débat désespérément, cependant que son maître fouette ses « doux yeux » où roulent des larmes. Enfin, elle arrive à se dégager et sen va tremblante, privée de souffle, dune allure saccadée, contrainte, honteuse. Chez Nékrassov, cela produit une impression épouvantable. Mais aussi, ce nest quun cheval, et Dieu ne la-t-il pas crée pour être fouetté ? Cest ce que nous ont expliqué les Tatars, et ils nous ont légué le knout.
Pourtant, on peut aussi fouetter les gens. Un monsieur cultivé et sa femme prennent plaisir à fouetter leur fillette de sept ans. Et le papa est heureux que les verges aient des épines. « Cela lui fera plus mal », dit-il. Il y a des êtres qui sexcitent à chaque coup, jusquau sadisme, progressivement. On bat lenfant une minute, puis cinq, puis dix, toujours plus fort. Elle crie; enfin, à bout de force, elle suffoque: « Papa, mon petit papa, pitié ! » Laffaire devient scandaleuse et va jusquau tribunal. On prend un avocat. Il y a longtemps que le peuple russe appelle lavocat « une conscience à louer ». Le défenseur plaide pour son client: « Laffaire est simple; cest une scène de famille comme on en voit tant. Un père a fouetté sa fille, cest une honte de le poursuivre ! » Le jury est convaincu, il se retire et rapporte un verdict négatif. Le public exulte de voir acquitter ce bourreau. Hélas ! Je nassistais pas à laudience. Jaurais proposé de fonder une bourse en lhonneur de ce bon père de famille !... Voilà un joli tableau ! Cependant, jai encore mieux, Aliocha, et toujours à propos denfants russes. Il sagit dune fillette de cinq ans, prise en aversion par ses père et mère, « dhonorables fonctionnaires instruits et bien élevés ». Je le répète, beaucoup de gens aiment à torturer les enfants, mais rien que les enfants. Envers les autres individus, ces bourreaux se montrent affables et tendres, en Européens instruits et humains, mais ils prennent plaisir à faire souffrir les enfants, cest leur façon de les aimer. La confiance angélique de ces créatures sans défense séduit les êtres cruels. Ils ne savent où aller, ni à qui sadresser, et cela excite les mauvais instincts. Tout homme recèle un démon en lui: accès de colère, sadisme, déchaînement des passions ignobles, maladies contractées dans la débauche, ou bien la goutte, lhépatite, cela varie. Donc, ces parents instruits exerçaient maints sévices sur la pauvre fillette. Ils la fouettaient, la piétinaient sans raison; son corps était couvert de bleus. Ils imaginèrent enfin un raffinement de cruauté: par les nuits glaciales, en hiver, ils senfermaient la petite dans les lieux daisances, sous prétexte quelle ne demandait pas à temps, la nuit, quon la fit sortir ( comme si, à cet âge, un enfant qui dort profondément pouvait toujours demander à temps). On lui barbouillait le visage de ses excréments et sa mère la forçait à les manger, sa propre mère ! Et cette mère dormait tranquille, insensible aux cris de la pauvre enfant enfermée dans cet endroit répugnant ! Vois-tu dici ce petit être, ne comprenant pas ce quil lui arrive, au froid et dans lobscurité, frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et verser dinnocentes larmes, en appelant le « bon Dieu » à son secours ? Comprends-tu cette absurdité ? a-t-elle un but, dis-moi, toi mon ami et mon frère, toi le pieux novice ? On dit que tout cela est indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans lesprit de lhomme. A quoi bon cette distinction diabolique, payée si cher ? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes, ils ont mangé le fruit défendu, que le diable les emporte ! Mais les enfants ! Je te fais souffrir, Aliocha, tu as lair mal à laise. Veux-tu que je marrête ?
- Non, je veux souffrir, moi aussi. Continue.
- Encore un petit tableau caractéristique. Je viens de le lire dans les archives russes ou lantiquité russe, je ne sais plus. Cétait à lépoque la plus sombre du servage, au début du XIXe siècle. Vive le Tsar libérateur ! Un ancien général, avec de hautes relations, riche propriétaire foncier, vivait dans un de ses domaines dont dépendait deux mille âmes. Cétait un de ces individus (à vrai dire déjà peu nombreux alors) qui, une fois retirés du service, étaient presque convaincus de leur droit de vie et de mort sur leurs serfs. Plein de morgue, il traitait de haut ses modestes voisins, comme sils étaient ses parasites et ses bouffons. Il avait une centaine de piqueurs, tous montés, tous en uniformes, et plusieurs centaines de chiens courants. Or, voici quun jour, un petit serf de huit ans, qui samusait à lancer des pierres, blessa à la patte un de ses chiens favoris. Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua laffaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir lenfant, quon arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès laube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. Cétait une matinée dautomne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait; il tremblait, fou de peur, nosant dire un mot. « faites le courir, ordonne le général. - Cours, cours, lui crient les piqueurs. » Le garçon se met à courir. « Taïaut ! » hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent lenfant en miette sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il fut mis sous tutelle. Eh bien ! que méritait-il ? Fallait-il le fusiller ? Parle, Aliocha.
- Certes ! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif.
- Bravo, sécria Ivan enchanté; si tu le dis, toi cest que... Voyez vous lascète ! Tu as donc aussi un diablotin dans le coeur, Aliocha Karamazov ?
- Jai dit une bêtise, mais...
- Oui, mais... Sache, novice que les bêtises sont nécessaires au monde; cest sur elles quil est fondé: sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. On sait ce que cest.
- Que sais-tu ?
- Je ny comprends rien, poursuivit Ivan comme en rêve; je ne veux rien comprendre maintenant, je men tiens aux faits. En essayant de comprendre, jaltère les faits...
- Pourquoi me tourmentes-tu ? fit douloureusement Aliocha. Me le diras-tu, enfin ?
- Certes, je me préparais à te le dire. Tu mes cher et je ne veux pas tabandonner à ton Zosime.Ivan se tut un instant et son visage sattrista soudain.
- Ecoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je nai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. Javoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables: on leur avait donné le paradis; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant quils seraient malheureux; ils ne méritent donc aucune pitié. Daprès mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, quil ny a pas de coupables, que tout senchaîne, que tout passe et séquilibre. Ce sont là sornettes dEuclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en mappuyant sur là-dessus. Quest-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce quil me faut, cest une compensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans linfini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. Jai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, quon me ressuscite; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souffrances et ses fautes serve uniquement à fumer lharmonie future, à lintention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. Cest sur ce désir que reposent toutes les religions, et jai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, quen ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à lharmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprends pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de lharmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à le préparer ? Je comprends bien la solidarité du crime et du châtiment, mais elle ne peut sappliquer aux petits innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, cest une vérité qui nest pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il na pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blasphème pas. Je comprends comment tressaillira lunivers, lorsque le ciel et le terre suniront dans le même cri dallégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera: « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bourreau, la mère, lenfant, sembrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans soute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur est que je ne puisse admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusquà ce moment ou que je ressuscite alors, et je mécrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Seigneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant quil est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends quelle ne vaut pas une larme denfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes nont pas été rachetées. tant quil en est ainsi, il ne saurait être question dharmonie. Or, comment les racheter, cest impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? Dailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à lacquisition de la vérité, jaffirme dores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau; elle nen a pas le droit. Quelle lui pardonne sa souffrance de sa mère, mais non ce quà souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle nen aurait pas le droit. Si le droit de pardonner nexiste pas, que devient lharmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? Cest par amour pour lhumanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si javais tort ! Dailleurs, on a surfait cette harmonie; lentrée coûte trop cher pour nous. Jaime mieux rendre mon billet dentrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. Cest ce que je fais. Je ne refuse pas dadmettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet.
- Mais cest de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.
- De la révolte ? Je naurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de lhumanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour lui procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce quun seul être, lenfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.
- Non, je ny consentirais pas.
- Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter le bonheur au prix du sang dun petit martyr ?
- Non, je ne puis ladmettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé sil existe dans le monde entier un être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car cest Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu las oublié, cest lui la pierre angulaire de lédifice, et cest à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées . »
- Ah oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne lai pas oublié, je métonnais, au contraire, que tu ne laies pas encore mentionné, car dans les discussions, les vôtres commencent par le mettre en avant, dhabitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que jai composé un poème, lannée dernière ? Si tu peux maccorder encore dix minutes, je te le raconterai.
- Tu as écrit un poème ?
- Non, fit Ivan en riant, car je nai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais jai rêvé ce poème et je men souviens. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?
- Je suis tout oreilles.
- Mon poème sintitule le Grand Inquisiteur, il est absurde, mais je veux te le faire connaître.