BOVIENS DE TOUS PAYS...

 

(Texte écrit par Raymond Cousse, et publié en 1983 dans le Magazine Littéraire.)

Voici quelques semaines, Der Spiegel consacrait six pages à Emmanuel Bove à l'occasion de la sortie d'Armand en langue allemande, dans la traduction de Peter Handke. De l'aveu même de ce dernier, jamais cet hebdomadaire ne s'était aussi longuement attardé sur un auteur. L'an dernier déjà, lors de la parution de Mes Amis, la presse allemande s'était montrée enthousiaste. Par ailleurs, un article de fond est en préparation pour le New Yorker (publié le 20 mai 1985) tandis que cinéma, télévisions étrangères et traducteurs s'activent de leur côté. Partout on s'étonne que Bove soit à ce point méconnu dans son propre pays.

On peut en effet s'interroger sur l'éclipse d'un des auteurs français les plus importants de ce siècle. Je dis éclipse parce que, bien que ne figurant dans aucun dictionnaire littéraire, Bove était à son époque trè,s connu. Mes Amis, son premier roman, lui valut dès 1924 à vingt-six ans, une célébrité confirmée par nombre de ses livres ultérieurs. Il obtint du reste, en 1928, le Prix Figuière, plus important que le Goncourt. Colette fut à l'origine de ses premiè,res publications. Rilke souhaita le rencontrer lors de son dernier séjour à Paris. Beckett lui-même recommande sa lecture. ("Il a comme personne le sens du détail touchant". ) On pourrait encore citer de nombreux témoignages d'admiration, de Soupault à Gide, en passant par Max Jacob et tant d'autres.

La principale raison de cet oubli tient paradoxalement à la qualité de l'oeuvre. En France, un auteur n'est pleinement apprécié que s'il est par ailleurs un maître à penser ou sert une cause extérieure à la littérature. L'écriture n'est presque jamais prise en considération pour elle-même. Elle ne vaut que comme support des débats idéologiques ou illustration des modes. Cet ostracisme puise ses racines dans le cartésianisme et l'esprit de centralisation. Un auteur éloigné des coteries a moins de possibilités qu'ailleurs de se faire entendre. La plupart n'obtienne leur audience que dans le cadre d'un mouvement et les limites de son pouvoir.Une écriture mineure, au sens que Deleuze et Guattari donnent à ce terme, à propos de Kafka par exemple, n'a que peu de chances de s'imposer d'emblée ou durablement.

Bove est le type même de l'auteur solitaire. Il n'est récupérable par aucune faction et ne vaut que par l'originalité de son écriture. Tout ce qu'on peut en dire renvoie inexorablement à ses textes. N'alimentant aucun débat, il ne peut servir de faire valoir à quiconque. Telle est sa force, mais aussi son handicap, la raison profonde de sa marginalisation.

De son temps déjà, Bove, ne pouvait se revendiquer que de lui-même. Ainsi, bien que certains de ces amis fussent surréalistes, on ne décèle aucune influence du mouvement dans son oeuvre. Mais il n'est guère plus proche des valeurs prônées par ses adversaires. A vrai dire, Bove se tenait à l'écart de tout et de tous. A distance, on mesure combien son indépendance et sa singularité sont irréductibles. Il suffit de lire, par exemple, deux pages de Mes Amis, pour en être frappé. Contrairement à la prose de cette époque, son texte ne date pas. Il se suffit à lui-même et défie l'analyse. Par quelque côté qu'on l'aborde, l'écriture de Bove est incontournable. Sa qualité intrinsèque assure la pérennité de l'oeuvre. Mais elle reste aujourd'hui encore, spécialement dans le contexte actuel de l'édition, le principal obstacle à sa diffusion.

Bove n'était guère disert sur sa vie comme sur son travail. A preuve, ses lignes qu'il adresse à son éditeur en réponse à une demande de biographie. Excepté quelques feuilles de journal non destinées à la publication, je n'ai retrouvé aucun autre écrit autobiographique dans ses archives.

" J'avoue qu'ici mon trouble est un peu celui de l'acteur qui, oubliant tout à coup son rôle, est obligé d'inventer des répliques ou de s'excuser tant bien que mal auprès des spectateurs. Ce que me demande Lucien Kra est au-dessus de mes forces, pour mille raisons dont la première est une pudeur qui m'empêche de parler de moi. Tout ce que je dirais serait d'ailleurs faux. Il y aurait bien ma date de naissance qui serait exacte. Encore faudrait-il que l'humeur du moment ne me poussât pas à me rajeunir ou à me vieillir. Qui saurait d'ailleurs résister au plaisir d'emplir sa biographie d'événements, de pensées basses, d'envie d'écrire à l'âge de huit ans. de jeunesse incomprise, d'études très brillantes ou médiocres, de tentatives de suicide, d'actions d'éclat à la guerre, d'une blessure mortelle dont on a échappé, d'une condamnation à mort dans un camp de prisonniers et de la grâce arrivant la veille de l'éxécution. Le plus sage, je crois, est de ne pas commencer." (Préface à Un Soir chez Blutel).

La réédition, en 1977, de Mes Amis et Armand, est à peu près passée inaperçue, malgré quelques articles substantiels dans la presse. Pourtant, Bove dispose depuis toujours d'un public restreint mais fervent. A défaut d'être remuant - ils sont souvent aussi effacés que leur modèle - ces lecteurs sont inconditionnels. Annoncé à l'un d'eux qu'on connaît l'oeuvre de Bove, c'est plus que décliner son identité. Il s'agit plutôt d'un rite de reconnaissance entre membres d'une confrérie légèrement secrète. Le ton de la conversation baisse spontanément, tandis que l'interlocuteur vous entraîne à l'écart pour bavarder enfin des choses sérieuses. Malheureusement, cette écriture touchant chacun au plus intime, le bovien est très exactement le contraire d'un propagandiste. Pour ceux qui l'apprécient cette oeuvre est d'abord un refuge. Aussi, sans contrarier en rien sa propagation - ce n'est pas leur genre - la plupart se satisfont qu'elle ne soit diffusée qu'avec parcimonie. Car, si simple qu'en soit la lecture, on accède réellement aux textes de Bove qu'au prix d'une initiation personnelle. Ce n'est pas un hasard si la trentaine de livres publiés de son vivant est aujourd'hui introuvable, y compris chez les libraires spécialisés. Qu'un titre soit miraculeusement disponible et c'est aussitôt la ruée, en dépit des tarifs prohibitifs. Qu'importe si l'on a déjà le livre en plusieurs exemplaire. Un bovien conséquent ne laisse jamais une oeuvre de son idole traîner sur le marché. D'une part, on ne sait pas de quoi demain sera fait. De l'autre, comment avoir la certitude que ce trésor ne tombera pas en de mauvaises mains ?

A noter encore que les amateurs de Bove ne se recrutent pas dans une classe sociale particulière. L'éventail est considérable puisqu'il se déploie depuis un rustre tel que votre serviteur jusqu'à tel ancien président de la République, admirateur de longue date, sans omettre tout une faune interlope entre ces extrêmes. Si certains sont contraints d'afficher parfois des ambitions annexes, tous n'ont en réalité qu'un seul but dans l'existence : se procurer au plus vite les livres de Bove qui leur font encore défaut.

Bove est l'exemple type du déraciné. Son père, exilé russe, est lui même un personnage bovien avant la lettre. Ballotté entre des milieux familiaux et sociaux aussi instables qu'opposés, Emmanuel connaîtra tour à tour, au gré des bonnes et mauvaises fortunes du père, l'opulence et la pauvreté, le luxe et la misère ( il fut, un temps, durant la grande guerre, manoeuvre, garçon de café, chauffeur de taxi... ).

L'oeuvre de Bove puise essentiellement ses racines dans le périmètre mental de l'enfance et de l'adolescence. D'où le caractère appliqué, pseudo-naïf de son écriture. Il s'agit, au meilleur sens du terme, d'une écriture de la régression, ou plutôt d'une écriture de l'en-deçà. En deçà de la production, en deçà de l'idéologie, en deçà de l'histoire. Dans ce sens, son oeuvre est étroitement biographique mais d'une biographie entière transposée.

Inversement,on peut considérer que la biographie de Bove perd tout intérêt dés qu'il commence à écrire. Parce qu'il a choisi de n'être qu'écrivain, les rares événements de son existence d'adulte ne jouent qu'un rôle accessoire dans la genèse de son oeuvre, principalement tournée vers l'exorcisme d'un passé.

A trop insister sur la médiocrité des personnages de Bove, on rend l'oeuvre muette. Cette misère n'a rien d'extérieur ni de contingent. Considérés isolément ou dans leur globalité, les personnages de Bove représentent une mise à nu de la condition humaine. Par leur entremise, l'humanité est saisie de l'intérieur, sans le secours de ses alibis habituels, à commencer par le concept de progrès, son plus fréquent avatar. Selon le désir de Bove lui-même, cette oeuvre forme un tout. Cet ensemble d'une trentaine de livres - sans compter les inédits - s'articule à sa façon en une authentique Comédie Humaine.

C'est par son refus d'une recherche à priori de l'originalité que l'oeuvre de Bove s'avère paradoxalement si originale. De même, c'est par son attachement au particulier, au banal, au laissé pour compte, a tout ce qui précède la signification ou lui échappe, qu'elle touche à l'universel. Il n'y a pas grand risque à prédir une " éternité bovienne " . A mesure que les romans des célébrités de son époque deviennent toujours plus illisibles, l'oeuvre d'Emmanuel Bove, mort en 1945, continuera de s'imposer. Elle occupera peu à peu la place éminente qui lui revient dans la littérature française du XX ème siècle.

 


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