LE PLUS BEAU TITRE DU MONDE
PAR PIERRE BOST

(Les Lettres Françaises, 21 juillet 1945)

 Emmanuel Bove vient de mourir à 47 ans. Il était romancier de naissance, un des très rares "romanciers" de sa génération. Il avait eu une enfance et une jeunesse difficiles. Il avait exercé beaucoup de métiers, mais un beau jour, c'était inévitable, il publia un roman : Mes amis. Le succès, tout de suite. On ne pouvait pas s'y tromper. Quinze autres romans suivirent. Dans la même voie toujours, ce qui déroutait les amateurs de nouveautés. Mais Bove continuait tout droit; il savait très bien ce qu'il avait à faire; je connais peu d'écrivains qui se soient aussi peu trompés sur leurs propres dons. Il faisait du Bove, il avait cette justesse, cette certitude qui l'empêchaient de jamais dévier. Les yeux collés sur le monde et sur les hommes. Et toujours avec cette sorte d'étonnement et de résignation devant la vie. D'émotion aussi, d'émotion surtout. L'univers de Bove est un univers triste, mais jamais désespéré, et surtout jamais "bas". Et pourquoi ? Parce qu'il y a dans tout cela une qualité de coeur qui sauve tout. Il a peut-être choisi des héros médiocres, il ne les a jamais "méprisés"; là est peut-être le grand secret. Mais le coeur n'y suffirait pas. Bove est un merveilleux exemple de ce qu'on appelle "l'intelligence" chez un romancier : il va plus loin que les plus grands analystes ou les plus grands stylistes. Il y a du Proust chez cet écrivain si éloigné de Proust.

Son oeuvre est inégale, et je sais pourquoi. C'est parce qu'il n'a jamais pu, ni voulu, comme l'on fait presque tous les écrivains de son âge, gaspiller ses dons dans les besognes innombrables qui s'offrent pour utiliser les sous-produits du talent. Lui, il refusait les alibis. Et c'est cette honnêteté même qui l'a conduit à rater certains de ses livres. Aucune importance. Il reste Mes amis, la Coalition, Un Père et sa fille, la Mort de Dinah, Journal écrit en hiver, le Piège, bien d'autres encore.

Et qu'on ne croie pas, d'après certains lieux communs, à un romancier de la faiblesse et du médiocre. Lisez, vous trouverez sous ce calme apparent, une passion soudaine, une violence, une cruauté même qui permettent (si l'on pense aussi à ce sens du "personnage romanesque" qu'il avait) de risquer un lieu commun et de rappeler qu'il avait du sang russe. Il faudrait dire beaucoup plus sur l'écrivain. Et sur l'homme. Mais pour qui ? Ceux qui ne l'ont pas connu n'ont que ses livres, et c'est assez. Ceux qui l'ont connu l'ont perdu. Cette simplicité, cette finesse de coeur, la gentillesse même, et ce mépris pour les imbéciles et les vaniteux... Etonné devant la vie, fragile, mais sans peur. L'amitié la plus sûre. Il avait une qualité d'homme que nous n'oublierons pas. Nous sommes déjà du voyage qui laisse des morts aux escales. Eugène Dabit, Paul Nizan, Antoine de Saint-Exupéry, Jean Prévost, Emmanuel Bove. Déjà les doigts d'une main... Son premier titre portait vraiment le plus beau titre du monde, si bien fait pour lui, et pour eux tous : Mes amis. "


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