L'ESPRIT DE NIETZSCHE

Nietzsche, pendant plusieurs années, fut MON philosophe. Ce n'est peut-être pas le premier qui m'est tombé sous la main (il me semble que le premier livre de philosophie que j'ai lu est celui de Simone de Beauvoir, "Pour une morale de l'ambiguïté"), mais presque. J'ai commencé par "Ainsi parlait Zarathoustra", qui m'a emballée; lors de mes années de collège, j'ai fait un travail sur la notion du Surhomme puis, à l'université, j'ai continué en faisant mon mémoire de maîtrise sur "la méthode généalogique de Nietzsche". J'ai pratiquement lu tout ce qu'il a écrit, jusqu'aux oeuvres posthumes, puis je l'ai laissé de côté pendant des années.

Qu'est-ce donc que l'esprit de Nietzsche? D'abord, l'aphorisme, l'art d'exprimer sa pensée par des réflexions plus ou moins courtes, que l'on jette sur papier pour ensuite en faire un livre. Ensuite, une pensée très personnelle, unique, à nulle autre pareille, si hors du commun qu'elle en devient le modèle de la pensée individuelle. Puis, encore, l'appel au dépassement de soi, allant jusqu'au sur-humain; et, bien sûr, la critique sans ménagements, jusqu'à être vitriolique, s'il le faut, mais qui sait garder la noblesse de la finesse et de l'humour (mais pas toujours, que voulez-vous). Enfin, caractéristique de Nietzsche, mais surtout celui de la fin, le renversement de toutes les valeurs, "le crépuscule des idoles".

On ne peux mieux faire comprendre cet esprit, je crois, qu'en faisant lire l'un de ses plus beaux textes, l'un des plus fondamentaux de toute son oeuvre. Le voici.


DES TROIS MÉTAMORPHOSES DE L'ESPRIT

"Je vais vous énoncer trois métamorphoses de l'esprit: comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant.
Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit fort et patient que le respect anime: sa vigueur réclame les fardeaux les plus lourds.
Qu'y a-t-il de pesant? ainsi interroge l'esprit courageux; et il s'agenouille comme le chameau et veut qu'on le charge bien. Quel est le fardeau le plus lourd, ô héros? - ainsi interroge l'esprit courageux - afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse.
N'est-ce pas ceci: s'humilier pour faire mal à son orgueil? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse? Ou est-ce cela: abandonner notre cause, au moment où elle célèbre sa victoire? Monter sur de hautes montagnes pour tenter le tentateur?
Ou est-ce cela: se nourrir des glands et de l'herbe de la connaissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l'amour de la vérité?
Ou est-ce cela: être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d'amitié avec des sourds qui n'entendent jamais ce que tu veux?
Ou est-ce cela: descendre dans l'eau trouble, si c'est l'eau de la vérité, ne repousser ni les froides grenouilles ni les crapauds
fiévreux?
Ou est-ce cela: aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu'il veut nous effrayer?
L'esprit courageux assume tous ces fardeaux pesants; tel le chameau qui, sitôt chargé, se hâte vers le désert, ainsi se hâte-t-il vers son désert.
Mais au fond du désert le plus désolé s'accomplit la seconde métamorphose: ici l'esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être le maître de son propre désert.
Il cherche ici son dernier maître: il veut être l'ennemi de ce maître, et de son dernier dieu; pour la victoire, il veut lutter avec le grand dragon.
Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître? "Tu dois", s'appelle le grand dragon. Mais l'esprit du lion dit: "Je veux."
"Tu dois" le guette au bord du chemin, étincelant d'or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées: "Tu dois!"
Des valeurs maintes fois séculaires brillent sur ces écailles et ainsi parle le plus puissant de tous les dragons: "La valeur de toutes choses brille sur moi."
Toute valeur a déjà été créée, et toutes les valeurs créées sont en moi. En vérité, il ne doit plus y avoir de "Je veux"! Ainsi parle le dragon.
Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l'esprit? N'avons-nous pas assez de la bête robuste qui renonce et qui se soumet?
Créer des valeurs nouvelles, - le lion même ne le peut pas encore; mais se rendre libre pour des créations nouvelles, - c'est là ce que peut la puissance du lion.
Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles, - c'est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité, c'est pour lui un rapt et le fait d'une bête de proie.
Il aimait jadis le "Tu dois" comme son bien le plus sacré; à présent, il lui faut trouver l'illusion et l'arbitraire, même dans le plus sacré, afin d'assurer sa liberté aux dépens de son amour: il faut un lion pour un tel rapt.
Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l'enfant que le lion n'ait pu faire? Pourquoi faut-il que le lion féroce devienne enfant?
L'enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un "oui" sacré.
Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d'un "oui" sacré. C'est sa volonté que l'esprit veut à présent, c'est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde.
Je vous ai nommé trois métamorphoses de l'esprit: comment l'esprit devient chameau, comment l'esprit devient lion, et comment, enfin, le lion devient enfant." Ainsi parlait Zarathoustra.




Quelques autres textes de Nietzsche


(UNE "TRADUCTION" DE LA PARABOLE DES TROIS MÉTAMORPHOSES)

Un esprit appelé à porter un jour le type de "l'esprit libre" à son point parfait de maturation et de succulence, on peut supposer que l'événement capital en a été un grand affranchissement, avant lequel il n'était qu'un esprit d'autant plus asservi, et apparemment enchaîné pour toujours à son coin et à son pilier. Quelles chaînes sont les plus solides? Quels sont les liens à peu près impossibles à rompre? Chez les êtres d'élite et de haute volée, ce seront les devoirs: ce respect qui est propre à la jeunesse, cette réserve de délicatesse craintive à l'égard de toutes les valeurs anciennes et vénérées, cette gratitude pour le sol qui l'a nourrie, pour la main qui l'a guidée, pour le sanctuaire où elle a appris l'adoration, - ces jeunes gens-là, ce seront leurs instants surpêmes qui les lieront le plus solidement, les engageront le plus durablement. Pour eux, attachés de la sorte, le grand affranchissement arrive soudain, comme un tremblement de terre: la jeune âme est d'un seul coup ébranlée, détachée, arrachée, - elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C'est un élan, une impulsion qui commande et la soumet comme à un ordre; une volonté, un voeu qui s'éveille, partir, n'importe où, à tout prix; une curiosité qui prend feu et flamme dans tous ses sens, véhémente, dangereuse, un désir de monde vierge. "Plutôt mourir que vivre ici, voilà ce que dit la voix impérieuse et séductrice; et cet "ici", ce "chez moi", c'est tout ce qu'elle avait aimé jusqu'alors! Un effroi, un soupçon subits pour ce qu'elle aimait, un éclair de mépris pour ce qui se disait son "devoir", un besoin séditieux, despotique, volcanique, de prendre les routes de l'étranger et de l'inconnu, de se mettre au froid, à la glace, une haine pour l'amour, un regard, peut-être, et une main sacrilèges portés en arrière, là même où étaient jusqu'alors son amour et son adoration, une honte cuisante, peut-être, de ce qu'elle vient de faire, mais à la fois jubilation de l'avoir fait, un frisson d'allégresse tout au fond et d'ivresse dans lequel se lit une victoire... une victoire? sur quoi? sur qui? victoire sujette à caution, à questions, à mystère, mais la première enfin: - voilà les maux et les douleurs inhérents à l'histoire du grand affranchissement. C'est en même temps une maladie capable de détruire l'homme que cette première explosion de force et de volonté d'autonomie dans la détermination de soi-même et de ses valeurs propres, que cette volonté de volonté libre.
/... /
De cet isolement maladif, du désert de ces années de tâtonnements, le chemin est encore long jusqu'à cette certitude prodigieuse, cette santé débordante qui se plaît à recourir à la maladie elle-même, moyen et hameçon de la connaissance, jusqu'à cette liberté de l'esprit, mais mûre, qui est au même titre domination de soi et discipline du coeur, et qui ouvre la voie à des manières de penser multiples et opposées -, jusqu'à cette vastitude intérieure qui, gorgée d'opulence, exclut tout danger que l'esprit s'éprenne jamais de ses propres voies pour s'y perdre et reste dans quelque coin à cuver son ivresse, jusqu'à cette surabondance de forces plastiques, gages de guérison complète, de rééducation et de rétablissement, cette surabondance qui est justement l'indice de la grande santé et qui, à l'esprit libre, donne le privilège périlleux de vivre à titre d'expérience et de s'offrir à l'aventure: le privilège de l'esprit libre maître en son art! (Humain trop humain, préface)



HAUTES TONALITÉS DE L'ÂME

Il me semble que la plupart des hommes ne croient absolument pas à de hautes tonalités de l'âme, à moins qu'il ne s'agisse d'instants, de quarts d'heure tout au plus - excepté ces êtres rares qui connaissent par expérience une plus longue durée du sentiment élevé. Mais quant à être l'homme d'une exaltation unique, l'incarnation d'un état d'âme sublime, ce ne fut jusqu'à maintenant qu'un rêve, qu'une exaltante possibilité: l'histoire ne nous en donne point d'exemple certain. Et pourtant, il se pourrait qu'elle enfantât pareils hommes - une fois créée et établie une foule de conditions préalables, que même le coup de dé du plus heureux des hasards ne saurait encore provoquer. Peut-être ces âmes futures connaîtraient-elles comme un état ordinaire ce qui jusqu'alors ne se produisait que par moments dans nos âmes comme une exception ressentie avec frisson: un mouvement incessant entre le haut et le profond, et le sentiment du haut et du profond, à la fois telle une constante montée-sur-des-degrés et tel un repos-sur-les-nuées. (Le gai savoir, # 288)



DU MANQUE DE LA FORME DISTINGUÉE

Les soldats et les chefs ont toujours un comportement de beaucoup supérieur à celui qui existe entre ouvriers et patrons. Pour l'instant tout au moins, toute culture militaire légitime demeure encore bien au-dessus de toute soi-disant culture industrielle: cette dernière, sous sa forme actuelle, est d'une façon générale la forme d'existence la plus vulgaire qui ait jamais été vue jusqu'alors. Ici, c'est tout simplement la loi de la misère qui agit: on veut vivre et il faut se vendre, mais on méprise celui qui exploite cette misère et qui s'achète l'ouvrier. Il est singulier que la soumission à des personnes puissantes qui inspirent la crainte, voire la terreur, la soumission à des tyrans et à des chefs militaires, ne soit guère ressentie d'aussi pénible façon que la soumission à des personnes inconnues et inintéressantes, comme le sont toutes les sommités de l'industrie; en la personne de l'employeur, l'ouvrier ne voit d'ordinaire qu'un chien d'homme rusé, pressureur, spéculant sur toute misère, dont le nom, la physionomie, la moralité et la réputation lui sont indifférents. Probablement que jusqu'alors, toutes les formes et toutes les caractéristiques d'une race supérieure qui font paraître intéressantes les personnes, faisaient jusqu'alors beaucoup trop défaut aux fabricants et aux grands chefs d'entreprise; s'ils avaient eu la distinction de la noblesse de naissance dans le regard et dans les gestes, il n'y aurait peut-être point eu de socialisme des masses. Car ces dernières sont en somme disponibles à n'importe quel esclavage, pourvu que l'individu qui leur est supérieur se légitime sans cesse comme plus élevé, comme étant pour commander - par une distinction de forme! L'homme le plus vulgaire sent bien que la distinction ne s'improvise pas et qu'elle est vénérable en tant que le produit de longs siècles - tandis que l'absence de formes supérieures et la grossièreté décriée du fabricant aux mains grasses et rougeaudes lui donnent à penser que ce n'est que hasard et que chance qui ont élevé l'un au-dessus de l'autre. Tant mieux, se dit-il, à notre tour de tenter le hasard et la chance! Jetons les dés! - et le Socialisme commence. (Le gai savoir, #40)



LA VIE EST VOLONTÉ DE PUISSANCE

S'abstenir réciproquement d'offense, de violence et de rapine, reconnaître la volonté d'autrui comme égale à la sienne, cela peut donner, grosso modo, une bonne règle de conduite entre les individus, pourvu que les conditions nécessaires soient réalisées, je veux dire l'analogie réelle des forces et des critères chez les individus et leur cohésion à l'intérieur d'un même corps social. Mais qu'on essaye d'étendre l'application de ce principe, voire d'en faire le principe fondamental de la société et il se révélera pour ce qu'il est, la négation de la vie, un principe de dissolution et de décadence. Il faut aller ici jusqu'au tréfonds des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale: vivre, c'est esentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter. Mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s'attache un sens calomnieux? Le corps à l'intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux - c'est le cas dans toute aristocratie saine - est lui-même obligé, s'il est vivant et non moribond, de faire contre d'autres corps ce que les individus dont il est composé s'abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s'étendre, acquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit, et que la vie, précisément, est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s'adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l'état futur de la société lorsqu'elle aura dépouillé tout caractère d'"exploitation". Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d'inventer une forme de vie qui s'abstiendrait de toute fonction organique. L'"exploitation" n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive; elle est inhérente à la nature même de la vie, c'est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. À supposer que ce soit là une théorie neuve, c'est en réalité le fait primordial de toute l'histoire, ayons l'honnêteté de le reconnaître. (Par-delà le bien et le mal , # 259)



BIENVEILLANCE

Y a-t-il de la vertu à ce qu'une cellule se change en la fonction d'une cellule plus forte? Elle ne peut faire autrement. Et y a-t-il de la méchanceté à ce que la plus forte s'assimile la plus faible? Elle non plus ne peut faire autrement. Ainsi, c'est pour elle une nécessité, car elle aspire à une compensation surabondante et veut se régénérer. D'après cela, il y a lieu de distinguer dans la bienveillance: l'impulsion à l'assimilation et l'impulsion à la soumission (à se faire assimiler) selon que le plus fort ou le plus faible y ressent de la bienveillance. Plaisir et convoitise se confondent chez le plus fort qui veut convertir quelque chose en sa fonction propre; plaisir et volonté d'être convoité chez le plus faible, qui désire devenir fonction. La pitié à la vue du plus faible est essentiellement la première émotion, agréablement ressentie de l'impulsion assimilatrice. Encore ne faut-il pas oublier que les notions de "faible" et "fort" sont toutes relatives. (Le gai savoir, # 118)



EFFET DU BONHEUR

Le premier effet du bonheur est le sentiment de puissance: celle-ci veut s'extérioriser, soit vis-à-vis de nous-mêmes, soit vis-à-vis d'autres hommes, ou de représentations, ou d'êtres imaginaires. Les façons les plus courantes de s'extérioriser sont: donner, se moquer, anéantir - trois actions qui reposent sur le même instinct fondamental. (Aurore, # 356)



DE LA DOCTRINE DU SENTIMENT DE PUISSANCE

À faire du bien ou du mal aux autres, on exerce sur eux sa puissance - on ne désire rien de plus! À faire du mal, nous l'exerçons sur ceux à qui il nous faut d'abord la faire éprouver; car la douleur est un moyen beaucoup plus sensible à cette fin que le plaisir: la douleur demande toujours des raisons, tandis que le plaisir est enclin à ne se considérer que lui-même sans regarder en-deçà. Nous exerçons notre puissance à faire et à vouloir du bien à ceux qui dépendent déjà de nous d'une manière quelconque (c'est-à-dire qui ont l'habitude de penser à nous comme à leurs raisons); nous voulons bien augmenter leur propre puissance, parce que de la sorte nous augmentons la nôtre, ou bien nous voulons leur montrer l'avantage qu'il y a à se trouver en notre dépendance, - ils seront ainsi plus satisfaits de leur condition et plus hostiles, plus combatifs à l'égard de nos propres ennemis. Que nous fassions des sacrifices à faire du bien ou du mal ne modifie en rien la valeur ultime de nos actes; dussions-nous mettre en jeu notre vie comme le martyr en faveur de son église, c'est toujours un sacrifice que nous faisons à notre soif de puissance ou pour conserver au moins le sentiment que nous en avons. Que de possessions n'abandonne pas celui qui veut sauvegarder le sentiment qu'il "possède la vérité"! Que de choses ne jette-t-il point par-dessus bord pour se maintenir à la "hauteur" - c'est-à-dire au-dessus des autres à qui la "vérité" fait défaut! Certainement l'état dans lequel nous faisons du mal est-il rarement aussi agréable, aussi pur de tout mélange que l'état où nous faisons du bien, - c'est un signe que nous manquons de puissance, ou qui trahit la contrariété de cette insuffisance, et la nécessité où nous sommes d'agir ainsi entraîne de nouveaux risques et de nouvelles incertitudes pour la part de puissance que nous possédons déjà, et assombrit notre horizon par la menace de vengeances, de railleries, de châtiments, d'échecs. Seuls les hommes les plus exaspérés et les plus assoiffés du sentiment de puissance peuvent éprouver plus de volupté à marquer du sceau de leur puissance le récalcitrant: ils ressentent comme un fardeau et un ennui l'aspect de celui qui leur est assujetti (en tant qu'il est l'objet de leur bienveillance). Tout dépend de la manière dont on a l'habitude d'épicer sa vie: c'est une affaire de goût que de préférer un accroissement de puissance plutôt lent que brusque, plutôt sûr que risqué ou téméraire, - on choisit telle ou telle épice suivant son tempérament. Une proie facile est quelque chose de méprisable pour des natures altières, elles n'éprouvent une sensation de bien-être qu'à la vue de possessions difficilement accessibles: pareilles natures se montrent souvent dures pour celui qui souffre, car il semble indigne de leur fierté et de leur effort; en revanche, ces hommes se montrent d'autant plus courtois à l'égard de leurs égaux avec qui le combat et la lutte seraient en tout cas honorables, si jamais l'occasion s'en présentait. La pitié est toujours le plus agréablement ressentie par ceux qui ont le moins de fierté et qui ne sauraient espérer de grandes conquêtes: pour eux, la proie facile - ainsi tout être qui souffre - est quelque chose de ravissant. (Le gai savoir, # 13)



(LES DÉBUTS D'UNE CIVILISATION SUPÉRIEURE)

Toute élévation du type humain a toujours été et sera toujours l'oeuvre d'une société aristocratique, d'une société qui croit à de multiples échelons de hiérarchie et de valeurs entre les hommes et qui, sous une forme ou sous une autre, requiert l'esclavage. Le sentiment passionné des distances naît de la différence irréductible des classes sociales, et du fait que la caste dominante laisse d'en haut tomber son regard sur des sujets et des instruments, de l'usage qu'elle a de l'obéissance et du commandement, de l'art avec lequel elle maintient les inférieurs au-dessous d'elle et à distance; impossible autrement de faire naître une autre passion plus secrète, l'ardent désir d'établir des distances à l'intérieur de l'âme elle-même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l'élévation du type humain, le continuel dépassement de l'homme par lui-même, si l'on veut donner à une formule morale un sens supra-moral. Sans doute il importe de ne pas se faire d'illusions humanitaires sur la façon dont naît une société aristocratique, condition indispensable au progrès en dignité du type humain: la vérité est dure, ayons le courage de nous avouer sans ménagements quels ont été de tout temps les débuts d'une civilisation supérieure. Des hommes d'un naturel encore proche de la nature, des barbares dans tout ce que ce mot a d'effroyable, des hommes de proie en possession d'énergies et d'appétits de puissance encore intacts se sont jetés sur des races plus douces, plus policées, plus paisibles, des races de marchands ou d'éleveurs, par exemple, ou encore sur de vieilles civilisations épuisées qui dissipaient leur dernier reste d'énergie vitale dans les brillants feux d'artifice de l'esprit et de la corruption. La caste aristocratique a toujours été, à l'origine, la caste des barbares; sa prédominance est fondée d'abord sur sa force physique, et non sur sa force psychique. C'étaient des hommes plus complètement "hommes" que les autres, ce qui signifie de plus "complètes brutes" à tous égards. (Par-delà le bien et le mal, # 257)



DOUBLE PRÉHISTOIRE DU BIEN ET DU MAL

Le concept de bien et de mal a une double préhistoire: en premier lieu dans l'âme des races et des castes dominantes. Qui possède le pouvoir de rendre coup pour coup, bien pour bien, mal pour mal, et qui use effectivement de revanche, se montre donc reconnaissant et vindicatif, on l'appelle bon; qui est impuissant, et hors d'état de rendre la pareille, passe pour mauvais. Bon, on appartient aux "bons", à une communauté qui a un sentiment de solidarité parce que tous les individus y sont liés entre eux par l'esprit de représailles. Mauvais, on appartient aux "mauvais", à un ramassis d'êtres soumis et impuissants qui ignorent tout sentiment de solidarité. Les bons sont une caste, les mauvais une masse, une poussière. Bien et mauvais sont pour un temps synonymes de noble et vil, maître et esclave. Par contre, on ne regarde pas l'ennemi comme mauvais: il peut, lui, rendre coup pour coup. Chez Homère, le Troyen et le Grec sont bons l'un et l'autre. Ne passe pas pour mauvais celui qui nous inflige quelque dommage, mais celui qui est méprisable. Dans la communauté des bons, le bien est héréditaire; il est impossible que si bonne terre produise un être mauvais. Si malgré tout quelqu'un des bons commet chose indigne des bons, on recourra à des faux-fuyants; on imputera par exemple la faute à un dieu, disant qu'il a frappé le bon d'aveuglement et de folie. - En second lieu, dans l'âme des opprimés, des impuissants. Ici, c'est chacun des autres hommes qui passe pour ennemi, brutal, exploiteur, cruel, perfide, qu'il soit noble ou vil; mauvais est le qualificatif appliqué à l'être humain, à tout être vivant, même, dont on suppose l'existence, par exemple un dieu; humain, divin, sont synonymes de diabolique, mauvais. Les marques de bonté, de dévouement, de pitié, sont interprétées dans la peur comme autant de perfidies, de préludes à quelque dénouement des raffinements de méchanceté. Avec une telle mentalité, il ne pourra guère se constituer de communauté, si ce n'est sous la plus grossière des formes, à telle enseigne que partout où règne cette conception du bien et du mal, le déclin des individus, de leurs lignées et de leurs races est imminent. - Notre moralité actuelle a poussé sur ce terrain des races et des castes dominantes. (Humain trop humain, # 45)



INSTINCT, PHILOSOPHIE ET MORALE

Un psychologue connaît peu de questions aussi séduisantes que celle du rapport entre la santé et la philosophie et, pour le cas où il tomberait lui-même malade, il entrerait dans son mal avec toute sa curiosité scientifique. En effet, pourvu que l'on soit une personne, on a nécessairement la philosophie de sa propre personne. Cependant, il y a là une notable différence: chez l'un, ce sont ses manques qui se mettent à philosopher, chez un autre, ses richesses et ses forces. Pour le premier, sa philosophie est une nécessité, en tant que soutien, apaisement, médicament, délivrance, élévation, détachement de soi-même; pour le second, elle n'est qu'un beau luxe, dans le meilleur des cas, la volupté d'une triomphante reconnaissance qui pour finir doit encore s'inscrire en capitales cosmiques sur le firmament des notions. Dans l'autre cas plus ordinaire, quand c'est la détresse qui fait de la philosophie comme chez tous les penseurs malades - et peut-être les penseurs malades sont-ils prépondérants dans l'histoire de la philosophie -, que deviendra la pensée elle-même, soumise à la pression de la maladie? Voilà la question qui intéresse le psychologue, et c'est là que l'expérience est possible.
/... /
Je me suis assez souvent demandé si, tout compte fait, la philosophie jusqu'alors n'aurait pas absolument consisté en une exégèse du corps et un malentendu du corps. Derrière les suprêmes jugements de valeurs où l'histoire de la pensée avait été dirigée jusqu'à maintenant, se dissimulent des malentendus en matière de constitution physique, soit de la part d'individus isolés, soit de la part de classes sociales ou de races tout entières. Il est légitime de considérer les audacieuses folies de la métaphysique et particulièrement les réponses qu'elle donne à la question de la valeur de l'existence, tout d'abord comme autant de symptômes de constitutions corporelles propres à certains individus; et si de pareilles évaluations positives ou négatives du monde ne contiennent, du point de vue scientifique, pas le moindre grain de réalité, elles n'en fournissent pas moins de précieux indices, en tant que symptômes, comme je l'ai dit, de la constitution viable ou manquée du corps, de son abondance et de sa puissance vitales, de sa souveraineté dans l'histoire, ou au contraire de ses malaises, de ses épuisements, de ses appauvrissements, de son pressentiment de la fin, de sa volonté de finir. J'en suis encore à attendre la venue d'un philosophe médecin, au sens exceptionnel de ce terme, dont la tâche consisterait à étudier le problème de la santé globale d'un peuple, d'une époque, d'une race, de l'humanité - et qui un jour aurait le courage de porter mon soupçon à l'extrême et d'oser avancer la thèse: en toute activité philosophique, il ne s'agissait jusqu'alors du tout de trouver la "vérité", mais de quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie... ((Le gai savoir, préface # 2)



Questions insidieuses, dans l'esprit de Nietzsche

Deux êtres peuvent être différents mais égaux (c'est-à-dire d'égale valeur). Est-ce que deux êtres peuvent être différents ET inégaux?

Quand la différence devient-elle inégalité?

Sachant que l'inégalité implique des rapports de supériorité-infériorité, à partir de quoi peut-on dire qu'un individu est supérieur (meilleur) qu'un autre?

Si inférieur signifie: dont la valeur est plus faible, y a-t-il des individus dont la valeur est plus faible, moindre?

Comment se détermine la valeur d'un individu?

Une inégalité est injuste quand elle est due à une cause extérieure à l'individu, c'est-à-dire lorsqu'il y a avantage ou désavantage au départ pour les "concurrents", qu'il y a inégalité des chances au départ. Les inégalités de fait sont-elles d'origine naturelle ou sociale?

Sont-elles toutes des inégalités d'injustice?

Pour Nietzsche, le principe de l'égalité appliqué à tous les hommes est le plus injuste des principes. Y aurait-il une juste inégalité?

La vie sociale exige toute une variété de fonctions, de professions, de spécialisations et de tâches comprenant une somme de responsabilités différentes. Mais un individu qui a une tâche ou un poste supérieur est-il par conséquent un individu supérieur? (Ce qu'on constate, c'est que, bien souvent, c'est loin d'être le cas.)

L'idéal n'est-il pas que les tâches supérieures exigeant qualifications, compétence, ouverture d'esprit, sens de l'initiative et des responsabilités, créativité, soient exercées par les meilleurs?

Admettre qu'il y en a qui sont meilleurs que d'autres, plus compétents, etc, n'est-ce pas parler d'inégalité et la reconnaître?

Les êtres humains sont égaux, dit-on, en nature: ils sont tous doués de raison, de conscience; à ce titre, ils ont tous les mêmes droits et la même dignité, et doivent être respectés en tant que tels. Mais n'y a-t-il pas des individus plus dignes de respect que d'autres? Plus admirables, plus pleinement "humains", etc.? N'y a-t-il pas là un indice démontrant que...?

En serait-il des êtres humains comme des tissus?? (de qualité diverse... supérieure, inférieure.)

Une hypothèse: placés dans des conditions identiques avec les mêmes chances de développement maximal, deux individus (ou la quantité qu'on voudra) seront-ils égaux ou si l'un ne se montrera pas supérieur à l'autre?

Pour certains, l'existence des classes sociales est la preuve que les êtres humains sont naturellement inégaux, c'est-à-dire qu'il y en a qui sont plus forts, plus intelligents que d'autres, ou bien, qu'il y en a qui sont faits pour commander, d'autres pour obéir. (Voir le texte de Nietzsche intitulé Bienveillance; mais il faut souligner qu'il n'est pas le seul à parler de ces deux types de volonté.) Que penser de ce point de vue?



Problématique d'ensemble:

LE PRINCIPE DE L'ÉGALITÉ: VERS LA FRATERNITÉ OU LA DÉCADENCE?

La question de savoir si les êtres humains sont égaux ou inégaux éveille en nous toutes sortes de préjugés ou de présupposés d'ordre moral, qui nous font pencher dès le départ pour ou contre l'égalité. Comme si celui qui cherchait à prouver l'inégalité avait des intentions cachées (de racisme, par exemple, ou de conquête, de pouvoir, de colonisation, etc.), ou comme si celui qui cherchait à poser l'égalité le faisait par peur - ou angélisme... On imagine bien, en effet, toutes les conséquences pratiques que pourrait avoir l'affirmation que les êtres humains sont inégaux et doivent le rester: qu'adviendrait-il alors des faibles, des "inférieurs" de toute espèce? Quelle sera l'attitude des "supérieurs" à leur égard? Pour qui l'"élite" se prendra-t-elle? Admettre, affirmer et maintenir l'inégalité des êtres humains, n'est-ce pas justifier et absoudre tous les crimes contre l'humanité? - génocides, antisémitisme, racisme, esclavage, nazisme, colonisation? Poser au moins le PRINCIPE de l'égalité de tous les êtres humains n'est-il pas le prérequis de la justice sociale, de la démocratie et d'une culture vraiment humaine?

C'est à cela du moins que nous invite la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, et c'est ce que prêchent la plupart des morales actuelles. Par contre, Nietzsche nous met en garde contre cette invitation et cette prédication car le principe de l'égalité, étendu à tous les êtres humains sans distinction et à la vie elle-même, s'avère "un principe de dissolution et de décadence" des sociétés et des cultures, un principe qui va tout à fait à l'encontre de la vie qui est hiérarchie, exploitation et volonté de puissance ou d'accroissement (affirmation de soi).

Dans quelle mesure, en effet, prôner l'égalité n'entraîne-t-il pas un nivellement par le bas, la formation d'individus moyens, d'une pensée moyenne, d'un art moyen, et de manifestations culturelles moyennes ?Sommes-nous pris dans l'alternative suivante: ou bien une doucereuse fraternité de médiocres, ou bien la loi de la jungle??

Pour Nietzsche, l'alternative est entre une communauté de médiocres ou une communauté d'aristocrates, c'est-à-dire des meilleurs, et la formation de cette dernière communauté exige que l'on reconnaisse qu'il y a une hiérarchie entre les individus, c'est-à-dire que l'on reconnaisse qu'ils ne sont pas égaux. Pratiquement, puisque l'on sait que les conditions de vie (sociales, éducatives, économiques, culturelles...) influencent l'individu, il faudrait instaurer des mécanismes permettant aux meilleurs, aux plus aptes, de développer au maximum leurs possibilités. Si on porte une grande attention aux déficients, pourquoi ne pas en avoir une toute particulière aussi pour les plus doués?





Un site sur Nietzsche: http://www.usc.edu/~douglast/nietzsche.html

Thérèse-Isabelle Saulnier
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