L'Epreuve d'Endurance

   Quelques mois après ma confession de l'islam vint le mois du jeûne – ramadan – le neuvième mois de l'année hégirienne. Je guettais sa venue avec quelque inquiétude et angoisse, tant qu'il s'agit d'une épreuve rigoureuse de l'endurance du musulman, épreuve de son éveil. Là je dois m'abstenir - pendant 29 ou 30 jours, dès l'aube jusqu’au coucher du soleil – de boire, de manger, de fumer et de coucher avec l'épouse, tout en exerçant mon travail de façon normale.

   Je fis pour la première fois connaissance du jeûne en 1977, au bord d'un avion de la compagnie aérienne yougoslave JAT, faisant trajet de Belgrad à Istanbul. Je remarquai que la main de mon voisin dans la classe économique ne s'était pas tendue au repas jusqu'à la levée des assiettes du reste des passagers, à l'heure d'iftâr (rupture du jeûne) qu'il guettait en regardant sa montre de temps à autre. Pendant notre séjour à Belgrad, nous invitions beaucoup Ramadani Ramadan, le jardinier chargé de notre parc, à table pour le iftâr. Cet homme nous faisait pitié par sa stricte détermination à jeûner. Il s'abstenait complètement de toute nourriture lorsque se distingua le fil blanc de l'aube du fil noir de la nuit. Je fis moi-même un jeûne en sympathie pour lui, pendant une semaine. Cependant, on ne saurait apprendre à jeûner pendant 30 jours qu'en le faisant effectivement. 

   A Bonn, l'organisation de réceptions à repas pour visiteurs étrangers fut une tâche de mon ressort. Ma non participation au repas me causait toutefois un grand embarras : souffrais-je d'un mal à l'estomac ? Ou bien le repas – que j'avais personnellement recommandé à mes hôtes – ne s'élèverait-il pas à mon niveau ? En de telles occasions, je me rappelais l'aisance dont on pouvait s'excuser de prendre le jus, ou le café turc présenté au Ministère yougoslave des Affaires Etrangères pendant le ramadan. De fait, le jeûne de ramadan ne serait une heureuse occasion à l'un de nous pour toute l'année qu'au sein d'un entourage musulman. Là, le mois tout entier serait à juste titre imbu de spiritualité... un mois de paix et de fraternité. 

   Le jeûne en islam comporte – comme toute oeuvre de culte – des composantes matérielles et autres spirituelles qui s'entrelacent. La privation corporelle commence lorsqu'on s'abstient du café ou du thé matinal ; le sucre baisse dans le sang pendant le jour, une baisse à provoquer peut-être l'évanouissement ! D'autre part, il nous serait facile de reconnaître comment fonctionne notre système biologique. Pour moi en exemple, j'ai deux intervalles de comble d'activité pendant le jour : à 11h. puis à 16 h. de l'après-midi. J'en tirai profit systématiquement d'autant que mes tâches journalières furent réparties en conséquence : tâches impératives, permissibles ou possibles.

   La première catégorie de tâches fut celle que j'exécutais – autant que possible – lors du prévu summum biologique propice à ma pression de sang. J'essayai de faire en sorte que les 13 km. au volant, sur ma route depuis le siège du quartier général de l'OTAN à notre maison à Axil, soient faits au plus fort de mon activité. Précaution redoublée afin de me soustraire - et soustraire les autres – à quelque erreur. En ramadan, les accidents de traffic se multiplient de facto, notamment au moment où les chefs de famille s'empressent pour rattraper l'iftâr dans leurs foyers. Déjà le 25 février 1993, cinq de nos compatriotes de l'ex-Allemagne de l'Est trouvèrent la mort près de Kenitra, au jour troisième du mois du jeûne, lorsque le conducteur d'un camion tentait de dépasser le bus qu'ils prenaient, le percuta et le renversa. L'accident fut dû au manque de concentration du conducteur à cause du jeûne.

   Le troisième jour de jeûne est vraiment pénible ; on se trouve au pire des états. Un terrible mal de tête nous attaque, mal qui s'accentue encore en s'allongeant pour se reposer! Néanmoins, notre corps commence, par son incroyable potentiel adaptif, à s'accommoder aux nouvelles circonstances. C'est ainsi que s'atténue l'acuité du mal de tête et de la faim ; et il nous serait possible de voir quelqu'un qui mange sans l'envier ! Le soir, je me sens souvent épuisé, incapable de lire, réduit à l'impuissance devant l'écran de télé, et pourtant je me trouve sans appétit, surtout pour les viandes.

   Dans le monde musulman, la fin du jour de jeûne est annoncée par un coup d'artillerie. A ce moment, on prend un peu d'eau ou de jus, puis un nombre impair de dattes ou d'olives avant d'accomplir la prière du magreb (coucher de soleil) en gratitude à Dieu qui nous avait aidé à jeûner pendant ce jour. Ensuite, en Algérie et au Maroc, commence le repas de iftâr par du thé vert, de la soupe algérienne couleur foncée du « frique » (blé vert) et de la « harira » marocaine dont la saveur diffère d'une maison à autre. Et ce à côté d'un oeuf dur, de dattes seules ou au miel, qui fut la nourriture favorie du Prophète (pbAsl). Peu s'en faut au corps donc de se ranimer. Une brève pause puis l'on prend tout un repas de viande – de volaille au Maroc – du mouton rôti, du couscous à la viande de boeuf, des douceurs et des fruits. Malheureusement, tout cela se passait si rapidement que je regagnais à 9:00 h. ma maison après des réceptions d'iftâr ayant commencé à 7:30 h.

   Ma conception de ramadan, fondée sur mon engagement à la Sounna, diffère de la façon dont ce mois est pratiquement vécu dans nombre de pays musulmans, dont le Maroc. Les gens là-bas tendent à rattraper pendant la nuit ce qu'ils auraient manqué dans l'espace du jour, entre autres : regarder la télé, jouer aux cartes, consommer du vin parfois... jusqu'à minuit, rendez-vous avec le troisième repas : le souhour. Ceci dit, beaucoup d'Algériens et de Marocains ne prennent pas une dose suffisante de sommeil. Pis encore, leur sommeil de petites heures n'est pas confortable à cause des ventres gorgés d'aliments. En conséquence, ils ne rattrapent pas la prière de fajr, et pourtant c'est le ramadan ; ne rien font qui vaille le lendemain matin. Des conditions qui seraient nourrir la curieuse orientation de remplacer le jour par la nuit en ramadan. 

   Au fait, le taux de consommation alimentaire s'élève dans ces pays au cours du mois du jeûne, au lieu de baisser. Ce qui baisse c'est, bien entendu, la productivité au travail ! Le ramadan influence sur le PNB de certains pays musulmans, comme s'il était une nouvelle période de vacances. C'est pourquoi il n'est pas bizarre d'entendre des présidents arabes laïcs déclarer que leurs pays en développement ne sauraient pas supporter la « paresse » de ramadan.

    Or ce qui me parut absude, c'était mon invitation, par de hautes personnalités, à prendre des iftâr servis avec du couvert en or. Le musulman saurait encore commencer son repas par « Bon appétit! » au lieu de « Au nom de Dieu » (bismillâh) devant son plat bien garni de fruits de mer ; et avant même d'accomplir la prière de magreb. D'ailleurs, il me parut toujours illogique que jeûne celui qui ne prie pas. Attitude à dévoiler une réalité : le jeûne de ramadan devint, dans des parties du monde musulman, une pratique dépouillée de sa portée religieuse et une partie libérale de la civilisation. C'est ce qui explique en outre la bizarre attitude de certains musulmans de s'interdire la consommation du vin au mois de ramadan, le considérant un « mois de l'islam », contre 11 mois de repos de l'islam. 

    Dans la période de 1987 à 1994, mon jour de ramadan passait tout à fait autrement. J'allais me coucher après la prière de `ichâ' – à 11 heures environ – fixant le réveil à 3:30 ou à 4:00h. du matin afin de me réveiller près de 40 minutes avant le début du jeûne. Je prenais mon souhour et consommais beaucoup d'eau, avant que retentisse le coup de « imsâk » (arrêt de manger). Ensuite, je passais le reste du temps jusqu'à l'aube à lire du Coran. La prière de fajr terminée, je sommeillais pendant deux heures. Le travail dans mon ambassade commençait une heure plus tard que d'habitude, j'avais beau réaliser une meilleure productivité que pendant les jours ordinaires... d'autant que le travail me distraisait de l'estomac vide. Pendant le ramadan, je prenais part aux banquets réguliers de dîner officiel offerts par mes collègues des pays membres de la Communauté Européenne, avec une assiette vide. Mon collègue français à Rabat, Mr. De Cognac, me partageait mon attitude par « solidarité », dit-il, avec les ressortissants du pays hôte. Ce qui fut un procédé politique bien astucieux ! 

   Mon jour de travail en ramadan prenait normalement terme par les « leçons de Houssaniya » forum de prédication au palais royal à Rabat. Au rendez-vous chaque jour, étaient le cabinet marocain en entier, état-major général, savants religieux ainsi qu'ambassadeurs des pays musulmans : tous se réunissaient depuis 5:00h. de l'après-midi au sein du palais royal. Nous écoutions une récitation du Coran jusqu'à l'arrivée du roi et des princes. Ces leçons religieuses furent données par des interlocuteurs invités de toute part du monde musulman, dont des musulmans américains et des figures telles le cheik Tantawi du Caire. Ceux-ci siègeaient sur le minbar traditionnel alors que le roi s'asseyait – comme nous tous – à leurs pieds dans un carré tout autour.

   Nous nous relayons – moi et mes collègues musulmans – à s'inviter au repas d'iftâr vers 7h. du soir. Et lorsque ce fut mon tour, le hall de ma résidence à Souwaysâ, situé entre le salon et la chambre à dîner se transformait en une mosquée, son sol s'étant couvert de tapis à prier. Les liens et relations que j'avais établis en telles occasions avec certains membres du cabinet et des consultants de sa majesté le roi revêtirent un caractère durable et fort avec le temps.

   A l'accoutumée, je perdais, avec la fin du mois de jeûne, de 5 à 8 kilos. Autrement dit, j'approchais mon poids idéal ! 

   Outre la dimension matérielle, le jeûne implique une dimension spirituelle sans laquelle il deviendrait des gestes acrobatiques d'inanition, pas plus. Or, le mois de ramadan est glorifié, vu son importance dans l'histoire du monde. Non seulement qu'il connut la bataille de Badr (en 622) au rôle crucial dans la sauvegarde et l'affermissement des musulmans premiers, mais ce mois – et ce qui est plus important – comporte la nuit de Qadr où fut descendue la première Révélation coranique. Concernant cette nuit au nombre impair, située entre les dernières nuits de ramadan, Dieu dit dans la sourate 97 : 

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux

Nous l'avons certes, fait descendre (le Coran) pendant la nuit d'Al-Qadr. 

Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr? 

La nuit d'Al-Qadr est meilleure que mille mois. 

Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. 

Elle est paix et salut jusqu'à l'apparition de l'aube."

Un récit à susciter la réflexion pour interpréter et méditer...

   D'usage, on tend à considérer la veille du 27 ramadan comme la nuit de Qadr. Celle-ci s'apparente – quoique de loin – à la veille de Noël en ce qui concerne la charité (paiement de la zakâ de rupture de jeûne). Toujours pendant cette nuit, comme toutes les nuits de ramadan, est célébrée la prière nocturne « Tarawîh », abondent lecture de Coran, chants religieux et invocations. Aussi, si l'on ne prend pas conscience pendant cette nuit du fond du Message et de la Révélation qui nous furent envoyés, quand le saura-t-on donc ?

   Le jeûne de ramadan est une obligation pour tous les musulmans. Ceux-ci le considèrent comme une oeuvre de culte, par égard à son appartenance aux cinq piliers de l'islam, au-delà de toute apologie. Ainsi le musulman, adorateur de son Seigneur, jeûne-t-il parce qu'il en a reçu l'ordre de Lui. En ce cas, obédience obligatoire. On saurait aisément découvrir que cette obligation n'était pas prescrite pour Dieu, mais plutôt prescrite par Dieu pour les gens. 

    Depuis le retour en vogue de la taille fine comme allure de mode, les femmes se lancèrent à l'application de régimes rappelant le jeûne, ce qui aurait causé une maigreur pathologique ! Et les discours étant récemment multipliés sur les méfaits du cholestérol et de l'excès de poids, on assiste désormais à un flux de suggestions sur les programmes de réduction de poids.

   Le jeûne islamique, de sa part, réalise cette fin et plus. Aussi conduit-il par exemple, à ranimer le sentiment social lorsque la personne qui jeûne ressent – au moins une seule fois de l'année – ce qu'endure une personne contrainte au « jeûne » pendant l'année entière, à défaut de nourriture ou d'argent.

   Pour moi, l'effet accessoire le plus marquant du jeûne serait la possibilité pendant le ramadan de me mesurer : suis-je encore maître de moi ou deviendrai-je esclave de quelques vaines habitudes, suis-je encore capable ou non d'un contrôle de soi... De la joue – et non pas de la fatuité, je l'espère – ce que je sens à la fin du dernier jour de ramadan, à la prière de magreb. Joie que j'étais capable, avec l'aide de Dieu, de jeûner pendant ce mois.

   Mais qui donc saurait me préciser tout sûr quand ramadan commence ; et quand il prend fin ? On dirait : « Déterminer où et quand le croissant naît est une affaire astronomique banale de nos jours. » Et il l'est effectivement. Pourtant, c'est une honte que les musulmans divergent toujours sur les jours où commence et se termine leur jeûne, selon leurs identités de turcs, marocains ou séoudiens. Ce qui devrait nuire au jeûne en tant qu'événement collectif, et exposer les musulmans à la moquerie de certaines gens. Cette divergence est due à deux causes : 

1- La Nation musulmane est divisée en Etats nationaux. Ainsi, ne fut-il pas suffisant à un turc ou à un marocain de savoir que la vue du croissant naissant a été confirmée en Mecque, cette confirmation doit d'abord provenir de Konya et de Fès. Il en résulte une discordance dans la détermination du premier et du dernier jour de ramadan, compte tenu la différence de disposition entre soleil, Terre et lune, d'une région sur terre à l'autre. Le décalage de l'heure de l'apparition de la lune dans deux jours consécutifs diffère de celui du lever du soleil dans la même période : il s'agit de 2mn. pour le lever du soleil et de 15 mn. pour l'apparition de la lune.

2- Une cause mieux connue par les ulémas : pendant les époques premières de l'islam, l'assertion de la vue du croissant naissant se faisait, d'usage, à l'oeil nu ; sans calculs astronomiques ni prédictions. C'est ce qui ne représentait à l'époque, ni ne représente aujourd'hui aucun problème, grâce aux conditions climatiques en Arabie. Sur ce, certains ulémas extrémistes trouvent que la vue du croissant de ramadan à l'oeil nu par une personne fiable est une tradition indispensable et que les calculs astronomiques sont insuffisants sur cette question. Ainsi, le rejet des dates astronomiquement fixées équivaut-il au rejet, dans le code civil, de toute preuve à fond illégal. 

    Or, les extrémistes s'attachent aux mesures héritées sur l'annonce du mois lunaire, même si les conditions climatiques embrouillent la vue d'un croissant déjà présent. Cet état de choses provoquerait – comme c'était le cas en 1994 – que le jeûne prît fin au Maroc deux jours en retard de l'Arabie Séoudite ! Lorsqu'alors furent transmises par les médias les célébrations de la fête de Fitr en Mecque, pendant ce deuxième jour supplémentaire de jeûne au Maroc, certaines gens simples trouvaient cette discordance honteuse et ignoble ! Pour de vrai, n'est-il pas possible que soient standardisés les temps fixes du mois du jeûne dans les quatre coins du monde islamique, sur ceux de la Mecque, précisés selon les calculs astonomiques ? Ce qui est le cas dans la précision des temps fixes du hajj, et partant, de la fête d'Al-Adha !

    Le jour de la fête de Fitr, à la première tasse de café d'un premier petit déjeuner depuis 29 ou 30 jours, c'est la plus délectable des saveurs ! Et pendant la prière de la fête à la mosquée, on ne rencontre que des gens dont émane un rayonnement intérieur. Aussi serait-il étrange – quoique vrai – d'avoir faim vers midi, pour avoir déjà pris son petit déjeuner. Ce petit déjeuner sans lequel, paradoxalement, le dîner était oublié en ramadan !

Et ainsi les jours reprennent-ils leur cours habituel.

   Je me garde un certain « bouton de ramadan » comme je le nomme. De temps en temps au cours de l'année, s'il s'avère nécessaire de laisser tomber un ou deux repas, je presse mentalement ce bouton, qui me renvoie psychiquement vers le ramadan : son air et son sentiment. Peu s'en faut alors pour que je supporte ma faim, voire de l'ignorer ! 

Je guette la venue du ramadan prochain avec grande joie, même si personne ne saurait le croire !

Extrait de "La Route Pour La Mecque" du Dr. Murad Hoffmann

 

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