Dans la savane africaine, pendant la saison sèche, le ballon est roi. Comme chaque soir, les gazelles disputent leur match de soccer. Tous les animaux sont là pour les voir jouer: le gnou, le rhinocéros, le pique-boeuf, le babouin, l'éléphant, la girafe et le zèbre. Aucun d'eux ne raterait l'occasion et chacun participe à sa manière.
Les gnous broutent l'herbe haute avant chaque match, marquant ainsi la limite du terrain de jeu. Placés en rangs superposés, les rhinocéros tiennent lieu de gradins. Un pique-boeuf surveille le temps, un autre note les points; les autres servent d'infirmiers. Et les babouins distribuent de l'herbe aux spectateurs qui ont faim.
Répartis entre les gradins, des éléphants étanchent la soif du public: de leur trompe recourbée l'eau gicle, rafraîchissante; d'autres animent le spectacle et soufflent dans leur trompe comme dans une trompette.
À chaque extrémité du terrain, deux girafes se font face: leurs cous inclinés forment la barre transversale du but et leurs cornes s'allument à chaque point marqué. Entre leurs pattes, un gnou bouche le trou du poteau.
Quatorze girafes sont dispersées le long de la ligne de touche, en guise de lampadaire; les autres, à l'écart du terrain, montent la garde: elles surveillent surtout les lions. Les guépards, eux, ne chassent qu'en plein jour.
Les gazelles forment les deux équipes. Jouant avec adresse, elles se révèlent bien plus rapides que toutes les autres animaux, à l'exception bien sûr des guépards. Les onze membres d'une équipe se distinguent de leurs adversaires par leurs corps couverts de boue. Ils utilisent un vrai ballon, qu'un babouin a volé un jour à des hommes de passage.
Les descentes dans le camp adverse font souvent voler la poussière. Le jeu exige donc plusieurs arbitres: les zèbres qui ont le physique de l'emploi, avec leur robe rayée de bandes noires et blanches jouent leur rôle à merveille. Ils se placent, par groupes serrés, aux quatre coins du terrain; certains se tiennent aussi près de la ligne de centre.
Ce soir, le match de soccer bat son plein. La tension est grande. Gaby la gazelle s'échappe soudain pour se trouver seul devant le gardien de but. Elle le déjoue et marque un but dans un filet désert! Aussitôt les cornes des deux girafes-buts s'allument d'une lumière verte. Les animaux dans les gradins se lèvent et applaudissent! Le sifflet d'un jeune zèbre perce l'air: le but est accordé! Les éléphants barrissent de joie.
Zigzag, qui vient de siffler, est de mauvaise humeur. Il en a assez d'arbitrer les matches de soccer. Il préférerait jouer avec les gazelles, mais elles ne veulent pas de lui; il est pourtant beaucoup plus solide sur ses pattes que les gazelles, et il a une bonne frappe... Mais non! Il fait fonction d'arbitre.
Furieux, Zigzag jette son sifflet par terre. Ses sabots noirs l'écrasent avec rage. Il quitte ensuite le terrain et se dirige vers l'infirmerie. Un acacia, le seul arbre dans le coin, indique l'endroit. L'infirmerie se trouve là à cause des feuilles de cet arbre épineux: elles soulagent tous les maux qui peuvent affecter les joueurs.
Une jeune girafe infirmière occupe les lieux. Un couple de pique-boeufs, agrippés au cou de l'animal, caquette à la vue de Zigzag. La girafe dresse la tête et scrupte le zèbre de ses yeux bombés, garnis de longs cils droits. C'est Gigi. Elle reconnaît son ami Zigzag. Elle étend ses oreilles blanches en signe de bienvenue.
La belle Gigi a une peau blanche, mouchetée de grosses taches jaunes, une queue toute noire et une langue violette. Deux petites cornes en forme de brocoli couronnent sa tête.
Gigi regarde Zigzag droit dans les yeux.
- Que fais-tu ici, Zigzag? Ne devrais-tu pas arbitrer?
- J'en ai assez d'arbitrer!
- Comment cela?
- Je veux jouer au soccer.
- Tu parles d'une idée! Mais les zèbres sont faits pour arbitrer!
Zigzag se sent incompris. Une profonde détresse l'envahit. Le coeur brisé, il quitte Gigi.
- Hé! Où vas-tu comme ça, Zigzag?
- Chez moi.
Zigzag se dirige vers le territoire des zèbres. En chemin, il s'arrête à la mare. Penchant la tête pour boire, il se voit dans l'eau calme. Sa robe noire et blanche l'agace au point qu'il ne peut plus la supporter: le métier d'arbitre n'est pas pour lui. Il veut être joueur de soccer. Ah! Il donnerait tout au monde pour le devenir!
Zigzag tourne et retourne cette pensée dans sa tête. Il lui vient tout à coup une idée: et s'il échangeait sa peau contre celle d'une autre bête? Mais laquelle? Aucun des animaux de la savane ne joue au soccer, à part les gazelles. Pourtant, Zigzag ne veut pas en devenir une: il les trouve stupides...
Zigzag se remet en route et rejoint son troupeau. Le zèbre repère sa mère. Il s'approche d'elle. Les naseaux grands ouverts, elle renifle l'odeur de Zigzag, puis lui caresse la tête.
- Tu as mauvaise mine, Zigzag. Que se passe-t-il?
- Je ne veux plus être un zèbre.
- Ah oui? Et pourquoi donc?
- Mes amis ne voient en moi qu'un arbitre. Et j'en ai plein le dos. Je voudrais jouer au soccer!
La mère de Zigzag partage sa peine: elle avait déjà vécu la même expérience dans son enfance.
- Mais que peut-on faire, Zigzag?
- Je vais changer de peau avec un autre animal.
La mère de Zigzag essaie de le raisonner.
- Écoute, tu es bien trop beau pour ça!
- Non. Je trouve banale notre robe noire et blanche. On se ressemble tous.
- Mais non Zigzag! Le dessin de la robe de chacun d'entre nous est unique!
- Je m'en fiche.
- Si tu changes de peau avec un animal, tu devras aussi vivre à sa manière.
- Cela m'est complètement égal.
Comprenant qu'elle n'arrivera à rien avec Zigzag, elle cesse de le raisonner. «Il s'en apercevra bien de lui-même», pense-t-elle.
- Alors, que comptes-tu faire, Zigzag?
- Je vais partir demain pour la forêt tropicale. Je veux connaître d'autres animaux.
- Bien! Mais je te défends d'y entrer... et j'exige que tu sois de retour avant la nuit.
- Entendu!
- Sois prudent, Zigzag.
Zigzag est étonné d'avoir obtenu aussi facilement la permission de sa mère. Il faut dire qu'elle se sent tranquille: elle sait que les guépards ont fait bonne chasse le matin même et qu'ils sont rassasiés pour quelques jours. Son petit peut donc s'aventurer dans la savane sans courir de danger.
Le soleil se lève. Heureux, Zigzag s'éloigne au trot. Sa crinière noire flotte au vent. Il parcourt la savane parsemée de rares buissons épineux. Il aperçoit parfois, au loin, la silhouette de quelques acacias dominant la prairie.
Le zèbre tombe tout à coup sur une sorte de grosse branche beige, d'un mètre de long, aux motifs orange et noir. Zigzag s'arrête pile, intrigué.
Soudain, la chose en question bouge. Une longue langue rouge fourchue sort de la branche et tâte le terrain. Surpris, Zigzag recule de quelques pas. «Tiens! c'est un drôle d'animal. Il n'a pas de patte», constate-t-il.
Le zèbre n'a jamais rencontré de serpent de sa vie. Il est encore bien trop jeune. Il observe donc la bête de plus près.
Zigzag se met à rêver à des matches de soccer dans la peau de cet animal. Il pourrait se faufiler entre les jambes des gazelles, le ballon sur le bout de la queue. Il décide alors d'échanger sa peau contre celle de cette bête, si toutefois elle est intéressée. Le zèbre attend un peu avant de lui présenter son offre. Il lui adresse la parole d'une voix hésitante.
- Quelle sorte de créature es-tu?
- Un vipereau... Quoi? Tu n'en as jamais vu?
- Non.
- Ah! je comprends.
- Quoi donc?
- La raison pour laquelle tu t'approches de moi.
- Pourquoi ne devrais-je pas m'approcher de toi?
- Parce que je pique.
- Quoi! Tu piques comme les insectes?
- Beaucoup plus que les insectes. Je tue mes victimes et les avale ensuite.
- Hein? Comment fais-tu?
- Je plante mon crochet à venin dans l'animal et lui en injecte dans le sang. Il meurt peu de temps après.
- Je ne savais pas. Tu ne m'avaleras pas, hein?
- Oh! que non. Tu es bien trop gros pour ma petite bouche. Comment t'appelles-tu?
- Zigzag le zèbre. Et toi?
- Omer la vipère... Voudrais-tu devenir mon ami? Je suis malheureux tout seul. Je suis un gentil serpent, mais les animaux ne le savent pas. Ils ont peur de moi.
- Je veux bien être ton ami mais à condition que tu me promettes de ne jamais me piquer.
- Ne me surprends pas, sinon je le ferai. Je pique juste à ces moments-là. C'est un réflexe de défense.
- Eh bien! je serai donc ton ami.
- Oh! merci, s'écrie Omer. Où allais-tu comme ça?
- Là-bas, à la limite de la forêt tropicale.
- Puis-je t'accompagner?
- D'accord.
Ils font un bout de chemin ensemble. Le serpent rampe entre les hautes herbes. Sa lenteur oblige Zigzag à ralentir le pas. Aussi le zèbre a-t-il le temps de l'observer du coin de l'oeil. Grâce aux muscles de son ventre, le vipereau prend appui sur ses écailles dirigées vers l'arrière et pousse ainsi son corps en avant. Soudain, il se cogne la tête contre une pierre. Étourdi, il voit trente-six chandelles. Zigzag éclate de rire.
- Ne l'as-tu pas vu?
- Non.
Le zèbre ne cache pas sa surprise. Le vipereau serait-il aveugle? Zigzag examine cette hypothèse.
- À quoi est-ce que je ressemble, Omer?
- À une énorme boule de feu.
- Quoi! ne vois-tu pas que j'ai quatre pattes et une robe noire et blanche?
- Non.
- Mais tu es aveugle.
- Moi? Aveugle? Mais non!
- Mais oui! Tu ne vois ni la forme ni la couleur des objets.
- À quoi est-ce que cela me serait utile?
- Euh... à voir un ballon de soccer, par exemple.
- Ça se mange?
Zigzag se garde de répondre. Omer est donc aveugle malgré ses yeux.
- À quoi te servent tes yeux, Omer?
- À sentir la chaleur du corps d'un animal, voyons!
- Ah!
- Par exemple, je peux détecter une souris cachée dans son trou. Et toi, en es-tu capable?
- Non.
- Dans ce cas, je me demande lequel de nous deux est aveugle!
Zigzag ne se laisse pas dérouter. Il réplique:
- Comment fais-tu pour me suivre?
- Je sens les vibrations de tes pas dans le sol. Et je n'ai alors qu'à les suivre.
La vue d'Omer semble au zèbre très différente de la sienne.
«La vie de vipères n'est pas rose, réfléchit Zigzag. Elles n'ont pas d'ami, rampent avec lenteur et sont aveugles. Mais quel genre de joueur de soccer serais-je dans la peau d'une vipère? Mieux vaut oublier l'idée d'échanger ma peau contre la sienne.»
Omer souffre de maux de tête, et désire se reposer.
- Continue sans moi. Je dois reprendre mes esprits. Ça risque de prendre du temps, affirme Omer.
- Bien! On se verra une autre fois.
Sur ces paroles, Zigzag quitte le vipereau.