Voyage !

Coincé entre un vieillard édenté et une femme obèse entre deux âges, le roulement saccadé du wagon, la chaleur et la fatigue des derniers jours avaient eu raison de mes efforts pour vaincre le sommeil. Je m'étais assoupi, la tête sur l'épaule de mon voisin, quand, soudain, je me réveillai.

Le train était arrêté en rase campagne. Sur la banquette en face de moi, un moine bedonnant était assis en tailleur, le visage orné d'une barbiche et d'une paire de lunettes rondes.  Il portait une ample robe blanche et un collier de petites pierres lavées. Il paraissait dans la quarantaine, bien que je ne puisse déterminer son âge avec certitude. Il regardait fixement par la fenêtre, perdu dans ses pensées. Au mouvement que je fis, il me regarda, Ses yeux d'un bleu profond dégageaient une impression de fermeté et de sagesse. Un peu mal à l'aise, je le saluais d'un mouvement de tête. Il me répondit par un hochement du menton et un clignement des yeux.

Je regardai autour de moi. Mes compagnons de voyage avaient quitté le compartiment. Un sentiment de gêne indéfinissable me gagnait. Le moine ouvrit la bouche, et sa voix me parvint, lointaine, comme un écho. Sans préambule, il se mit à discourir.

Voyage ! Démon passionné du corps et de l'esprit qui détruit les certitudes acquises et les préjugés tenaces. Quitte ta maison et rien ne sera plus comme avant.  Tu devras chaque jour retrouver des repères, reconstruire un univers pour que ton esprit reste fidèle à ta raison. Tu devras remettre en cause tes motivations, ouvrir tes yeux à la tolérance et donner à ton corps une capacité d'adaptation à toute épreuve.

En échange, tu recevras l'eau source de vie, le repas savoureux quand tu auras faim et l'hospitalité généreuse des pauvres gens. Reconsidère le pourquoi et le comment de ton existence à chaque instant. Quand tu auras quitté le déferlement de ta vie quotidienne de sédentaire, la quête essentielle de tout être humain reviendra à la surface de ta conscience, et tu devras faire face aux questions fondamentales qui s'étaient noyées dans ton quotidien.

La patience sera ton alliée face aux innombrables aléas de la vie nomade. La mort sera ton guide et la douleur ta compagne.

Un jour prochain, tu rencontreras Maya, cette magicienne aux cheveux de soie, aux yeux précieux comme le jade, à la peau douce comme le velours. Son parfum est comme un champ de fleurs, son baiser juteux comme la cerise, et son amour enivrant comme un vieux rhum. Tu la reconnaîtras du premier coup si tes sens sont en alerte. Elle est la déesse des apparences, aussi prends garde à toi. Elle voudra t'entraîner sur des chemins tortueux, semés d'embûches.

La richesse n'implique pas plus le bonheur, que l'étang où miroite la lumière ne contient le soleil. Rien n'est plus insupportable qu'une prison dorée, rien n'est plus précieux que la liberté du pèlerin.

Quand tu seras riche, tu envieras la simplicité du mendiant. Quand tu seras perdu dans les couloirs de ton palais, tu voudras connaître la rusticité de sa cabane. Quand tu auras goûté aux mets les plus délicieux, tu souhaiteras connaître la saveur de sa soupe. Quand tu hésiteras à choisir dans ta garde-robe, tu désireras l'anonymat de son haillon. Quand tu courras à travers le monde dans ton carrosse, tu le regarderas marcher avec envie.

Mais je n'entendais plus ses paroles. Elles résonnaient dans ma tête comme sur un tambour. Son regard me
fascinait.

Tiens, me dit-il, je te donne cette amulette.

Il avait sorti des doublures de sa robe un pendentif d'ivoire finement sculpté.

Elle te portera chance, continua-t-il. Elle est le symbole de l'Absolu.

Je restais abasourdi. Il déposa l'objet dans mes mains sans que je puisse refuser. Je tentai de le remercier, mais je ne parvenais qu'à balbutier des mots sans suite. Je restais là longtemps sans savoir que faire. J'avais perdu la notion du temps du temps. Peu à peu, la torpeur me gagna.

Le train freina brusquement. Je tombais de la banquette où je m'étais endormi. Le moine avait, disparu et j'étais entouré d'une foule de gens prévenants, prêts à m'aider. Comme un automate, je me relevai, les remerciai d'un mot, l'esprit gagné par une appréhension indéfinissable. Je pris mon sac de voyage et je me retrouvai sur le quai, engourdi et décontenancé. J'étais arrivé à destination.
 

Yann Forget
Décembre 1997
  1