Le jeudi 20 août 1998, les neuf juges de la Cour suprême du Canada ont rendu publique leur décision dans l’avis historique quant au droit de la province du Québec de faire unilatéralement sécession du Canada.
Les trois questions suivantes ont été posées à la Cour le 30 septembre 1996 et ensuite des arguments présentés par les représentants des deux côtés en février 1998:
1. L’Assemblée nationale, la législature, ou le gouvernement du Québec peut-il, en vertu de la Constitution du Canada, procéder unilatéralement à la sécession du Québec du Canada?
2. L’Assemblée nationale, la législature, ou le gouvernement du Québec possède-t-il, en vertu du droit international, le droit de procéder unilatéralement à la sécession du Québec du Canada? À cet égard, en vertu du droit international, existe-t-il un droit à l’autodétermination qui procurerait à l’Assemblée nationale, la législature, ou le gouvernement du Québec le droit de procéder unilatéralement à la sécession du Québec du Canada?
3. Lequel du droit interne ou du droit international aurait préséance au Canada dans l’éventualité d’un conflit entre eux quant au droit de l’Assemblé nationale, la législature ou le gouvernement du Québec de procéder unilatéralement à la sécession du Québec du Canada?
Le décision a été rendu très rapidement, surtout compte tenu des implications qu’elle pourrait avoir sur l’avenir du pays, et a été d’une longueur exceptionnellement courte. Ça n’a pris que six mois, et une certaine partie de ce temps a dû être consacré à la traduction de l’avis, ce qui veut dire que la formulation même a été faite dans encore moins de temps. Le document n’est que de quarante pages, ce qui est très peu lorsqu’on considère que le célèbre jugement quant au droit de Sue Rodriguez de se suicider avec l’aide d’un médecin a été d’une longueur de plus de mille pages. Toutefois, ce constat ne constitue pas une critique de la Cour puisqu’elle a dit à plusieurs reprises dans l’avis sur le cas du Québec, que les vraies décisions spécifiques relevaient du devoir des acteurs politiques et non pas des juges. Elle ne devait que guider les politiciens et clarifier pour eux les précédents de droit pertinents aux enjeux dans lesquels ils pourront s’engager.
Les trois questions citées ci-haut ont été amenées en cour par le gouvernement du Canada, représenté par le Procureur général du Canada. Le gouvernement du Québec aurait dû plaider la défense de ses positions, mais a refusé de se présenter devant la Cour pour les raisons suivantes:
Ces raisons étaient exprimées non seulement du bord des souverainistes, mais aussi par des fédéralistes bien connus au Québec comme l’ancien chef du Parti Libéral du Québec, Claude Ryan, et le chef du moment Daniel Johnson. La Cour a été donc obligée de nommer un amicus curiae, un ami de la Cour, pour défendre les intérêts du Québec. L’amicus curaie, André Joli-Coeur, ne prétendait pas donner exactement les mêmes arguments que le gouvernement du Québec aurait offert s’il s’était présenté, mais on peut constater qu’il a bien défendu la cause du Québec puisque dans sa décision la Cour a fait référence aux premier, troisième et cinquième arguments du Québec mentionnées ci-haut et en a tenu compte dans le texte de son jugement. M. Joli-Coeur a même questionné la compétence de la Cour dans ce renvoi, mais la Cour lui a répondu qu'elle pouvait bien juger dans cette affaire.
La Cour a répondu " Non " à la première question, c'est-à-dire que le Québec ne pouvait pas faire sécession unilatéralement du Canada en vertu de la Constitution. Il faut dire que cette réponse n'était guère une surprise, ni du côté fédéraliste ni du côté souverainiste. Les fédéralistes faisaient confiance à la Cour et ne s'attendaient pas du tout à être déçus. Les souverainistes, pour leur part, étaient préparés pour un décision en faveur des forces fédéralistes venant d'une cour que Maurice Duplessis avait décrite comme étant la " Cour de Pise " puisqu'elle penchait toujours, selon lui, du même côté. Cependant, on ne peut pas réellement proclamer une victoire pour les fédéralistes. Les deux côtés, fédéralistes et souverainistes, se vantent chacun d'avoir obtenu quelque chose. On pourrait sans doute juger que la décision était équilibrée et donnait de nouveaux avantages aux deux côtés par sa clarification des procédés à suivre dans l'avenir.
Les fédéralistes, pour leur part, se réjouissent de la confirmation que le Québec ne peut pas faire sécession unilatéralement et de la mention du " respect des minorités " qui servira comme garantie de la protection des droits des anglophones, des allophones et des autochtones dans les éventuelles négociations de sécession. Ils proclamaient aussi la victoire quant à l’insistance de la Cour que le vote devrait être d’" une majorité claire en réponse à une question claire ". Pour des fédéralistes comme Jean Chrétien et Stéphane Dion, cela veut dire qu’une majorité de 50% +1 n’est pas suffisante pour procéder à la sécession. Suite à la décision, M. Chrétien a annoncé:
La Cour suprême du Canada parle du besoin d'une " majorité élargie " pour modifier l'équilibre fondamental du pouvoir politique. En d'autres mots, la sécession d'une province est si fondamentale qu'elle exige plus qu'une simple majorité pour que les résultats d'une question référendaire sur la sécession puissent être légitimes. D'après la Cour, le résultat ne doit comporter aucune ambiguité.
Il n’a pas voulu préciser toutefois quelle serait, selon lui, une majorité élargie: 55%, 60%, 66%, 66,67% ou 75% ? Or, il a essayé de donner plus de poids à son argument avec la phrase additionnelle de la décision qui spécifie que " la démocratie, toutefois, signifie davantage que la simple règle de la majorité ". À l’intérieur de ce passage, la Cour parle des principles sous-jacents de la Constitution comme la primauté du droit, et le respect des minorités, mais selon M. Chrétien, cette phrase indique aussi que la Cour considère qu’il faut avoir plus de 50%+1.
Cependant, dans le camp souverainiste, on a ressorti une autre phrase importante du texte du jugement qui semble contredire les affirmations des fédéralistes quant à la majorité de votes requis. Lucien Bouchard a repliqué:
Quant à la majorité, la Cour juge comme nous qu’elle doit être claire. Mais elle décrit cette clarté en utilsant le mot " qualitatif " plutôt que le mot " quantitatif ". Je la cite lorsqu’elle écrit que " nous parlons de majorité claire au sens qualitatif ". C’est donc qu’elle ne remet pas en cause la quantité des votes requis pour déclarer une victoire du Oui.
M. Bouchard soulève ici la question de la quantité de votes requis et déclare que la Cour ne parle pas de chiffres ni de pourcentage, mais plutôt d’une qualité subjective qui n’est pas plus définie que cela dans le décision. Puisque c’est la toute première mention des mots " majorité claire ", il est aussi entendu que l’interpretation qualitative s’applique tout au long du jugement. M. Bouchard ajoute aussi:
Les juges connaissent les précédents de l’histoire canadienne, notamment celui de Terre-Neuve, entré dans le Canada avec une majorité de 52%. Toute déclaration, juridique ou publique, affirmant qu’un résultat de 50%+1 ne serait pas suffisant mettrait en cause la validité du vote de Terre-Neuve.
M. Chrétien n’a jamais tenté d’aborder cette question ni de la contredire. De plus, les militants du camp souverainiste ne voient pas comment une majorité " absolue ", c’est-à-dire 50%+1, ne peut pas être considérée comme " claire ". Finalement, la Cour s’est servi des mots " quelle que soit l’ampleur de la majorité ", ce qui laisse entendre qu’une majorité de 50%+1 est autant valide qu’une de 75%.
La Cour a dit que la question devait aussi être claire et a laissé entendre que c’était aux acteurs politiques de s’entendre entre eux sur la question avant un autre référendum. Pourtant, le référendum est un acte provenant de l’Assemblée nationale et ne passe donc jamais devant le Parlement fédéral. La Cour n’offre pas de solution à ce problème. La seule possiblité est pour le gouvernement du Québec de chercher l’appui des fédéralistes présents dans l’Assemblé nationale, mais les souverainistes peuvent toujours formuler la question comme ils veulent si les fédéralistes ne l’aiment pas puisque le Parti québécois forme la majorité dans l’Assemblée. Si cela se produit, les fédéralistes à Ottawa peuvent, de leur côté, refuser de négocier la sécession sous prétexte que le vote est invalide puisque la question n’était pas claire selon eux.
Plusieurs souverainistes affirment que les deux dernières questions référendaires ont été très claires puisqu’elles faisaient référence à des négociations de parténariat avec le reste du Canada. Les fédéralistes ont toujours dit qu’ils ne négocieraient pas avec le Québec après un vote affirmatif sur la sécession, mais la Cour vient justement dans cette décision de déclarer que des négociations de bonne foi devaient avoir lieu entre le Québec et le gouvernement fédéral et les autres provinces. Cette nouvelle obligation pourrait être perçue de façon indirecte comme une confirmation que les deux dernières questions référendaires ont été en effet claires.
Encore une autre condition imposée par la Cour est l’obligation du reste du Canada de reconnaître la volonté des Québécois de faire sécession après un vote Oui. Cette condition joue aussi en faveur des souverainistes puisque les fédéralistes ne pourraient pas simplement ignorer les résultats du vote ou refuser de les accepter. Un Oui obligerait plutôt les deux côtés à entrer en négociations et ces négociations devaient porter sur les conditions de la sécession, et non pas sur un renouvellement du fédéralisme comme certains fédéralistes ont déjà suggéré. Selon M. Bouchard, cette obligation imposée aux fédéralistes serait une " condition gagnante " pour les souverainistes lors d’un prochain référendum. Il a expliqué aux journalistes que:
if the Parti Québécois wins the next election and holds another referendum, undecided voters will be more easily persuaded to support sovereignty, since they now have the assurance that the rest of Canada will negotiate...
they [the federalists] said and repeated, they shouted, that they would never, never negotiate...
as many as three to four percentage points were lost during the final weekend of the campaign because of the rest of Canada’s insistence that it would not negotiate a new political and economic partnership with Quebec. That uncertainty has now been lifted.
Cette assurance pour le peuple qu’un Oui ne mènerait pas au chaos mais plutôt aux négociations de bonne foi avec un " jeu des concessions réciproques " est, selon lui, une condition qui lui permettrait de gagner le prochain référendum en cherchant le vote des souverainites " mous ".
Pour la première question donc, les fédéralistes ont pu retiré des avantages dans la confirmation du respect des minorités et dans la négation du droit du Québec de faire sécession unilatéralement. Pourtant, il semble que les souverainistes sortent les gagnants de cette question puisqu’ils recoivent la confirmation que le Canada doit reconnaître un vote en faveur de la sécession et ensuite négocier cette sécession, ainsi que la confirmation de la Cour qu’une majorité de 50% +1 vote est suffisant pour faire sécession.
La deuxième question, qui concerait le droit du Québec de faire sécession selon la loi internationale, donne, tout comme la première, de nouvelles armes aux deux côtés du débat. Encore une fois, la réponse à la question était " non ", ce qui a plu évidement aux fédéralistes, mais la Cour n’a pas fermé toutes les portes aux souverainistes. Elle leur a laissé l’option d’une sécession de facto, c’est-à-dire une sécession accomplie dans les faits de sa réalisation même, mais pas nécessairement avec fondation juridique. Cette technicalité est basée sur le principle de l’éffectivité; si on peut la faire et personne ne s’y oppose, la sécession se fait sans même négociations avec l’état parent.
La Cour n’a pas jugé nécessaire de trancher la question de si les Québécois formait ou non " un peuple ". Elle a pu éviter cette question puisque le droit à l’autodétermination externe ne s’applique que dans le cas des peuples " opprimés ou colonisés " n’ayant pas accès à une représentation gouvernementale à l’intérieur de l’état existant dont ils font partie. Bien que le Québec soit héritier des systèmes coloniaux, celui de la France suivi de celui de la Grande-Bretagne, la Cour a jugé que cette définition ne s’appliquait pas au Québec actuel, et donc il n’avait pas droit à l’autodétermination sous cette clause.
Puisque la réponse aux deux questions était " non " et il n’existait aucun conflit entre le droit interne et le droit international selon la Cour suprême, la Cour n’a pas dû aborder la troisième question.
Quels seront les résultats de cette décision et les conséquences pour non seulement le Québec mais aussi pour le reste du Canada? Évidemment, les experts ne peuvent offrir que des hypothèses qui pourraient tomber à l’eau du jour au lendemain, mais avec l’élection du 30 novembre qui a reporté le Parti québécois au pouvior, on peut supposer qu’un autre référendum ait beaucoup de chances d’avoir lieu dans les quatre prochaines années. Cependant, pour gagner ces élections, le premier ministre Bouchard a dû promettre à plusieurs reprises qu’il ne tiendrait pas de référendum sans avoir déjà rassemblé des " conditions gagnantes ", alors on peut être sûrs que ce référendum n’aura pas lieu avant au moins deux ans. De plus, il ne lui sera pas facile d’assurer toutes les conditions qu’il lui faut, et il est toujours possible qu’il n’y ait pas de référendum du tout. Dans ce dernier cas, on peut s’attendre à ce que la possibilité de sécession soit rapportée de quatre à huit ans de plus lorsque le Parti libéral aura repris le pouvoir (puisque le Parti québécois aurait fait deux mandats déjà et jamais dans l’histoire récente du Québec un parti est resté au pouvoir plus de deux mandats).
Si un référendum a lieu et que le Parti québécois le gagne, on peut s’attendre à la tenue de négociations comme la Cour le préscrit, mais, personnellement, je crois que ces négociations n’abouteraient pas à un arrangement satisfaisant pour les deux côtés. Cette hypothèse est basée sur l’histoire récente des négociations entre le Québec et le gouvernement fédéral et les autres provinces, notamment les échecs du rapatriment de Constitution, de l’accord du Lac Meech, et de l’accord de Charlottetown. Les autres provinces et le gouvernement fédéral sauront que le Québec pourrait faire sécession de facto avant la conclusion des négociations de toute façon et qu’il le fera aussi même s’ils négocient, alors je crois qu’ils ne voudront pas conclure les négociations pour ne rien cédér au Québec puisqu’il quitterait le cadre constitutionnel peu importe ce qu’ils lui donne. Je pense qu’après un Oui, le reste du Canada aimerait voir souffrir le Québec, même si le Canada souffre lui-même dans le processus, et que ce serait plusieurs années après la sécession que le reste du Canada serait finalement prêt à négocier pour le bien-être des deux côtés. Après trois à cinq ans, me semble-t-il, les négociations pourraient se faire de façon à peu près aimables.
Est-ce que l’avis de la Cour suprême a aidé à resoudre les problèmes constitutionels du Canada? Il est sûr que non puisqu’il n’a pas même solutionné les problèmes spécifiques à la cause, mais il a quand même aidé à beaucoup clarifier la situation. Suite à cette décision, même si les deux partis ne s’entende pas sur ce que veut dire certaines clauses, tout le monde à une meilleure idée des limites de pouvoir des deux gouvernements et jusqu’où ils peuvent réellement aller. On sait maintenant où est la ligne de la loi et où commencent des menaces vides. Bien qu’on soit loin d’une solution, au moins on sait comment procéder pour en trouver une.
© 1998
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