Henri Bergson et Maurice Merleau-Ponty
La théorie de la perception a subi de grands boulversements tout au cours de son élaboration. Dans l’évolution de cette théorie, de nombreux philosophes ont pu y apporter de nouvelles idées, qui constituaient à chaque fois, de petites révolutions. Dans cette dissertation, on examinera quelques points importants dans la théorie de deux de ces grands philosophes révolutionaires, Henri Bergson et Maurice Merleau-Ponty.
Henri Bergson est un philosophe français né à Paris au milieu du dix-neuvième siècle, plus précisément en 1859. Enseignant dans des lycées, il a été acceuilli par le Collège de France et a été ensuite élu au sein de l’Académie française. Avec des missions diplomatiques, il a exercé une grande influence pendant la Première Guerre mondiale, d’abord sur le président des États-Unis, Woodrow Wilson, lui demandant à ce que les forces américaines se joignent à la coalition européenne contre l’Allemagne et ensuite en exerçant une influence sur le fonctionnement de la Société des Nations. Son plus grand livre, L’Évolution créatrice, publié en 1907, a suscité de nombreux débats et en 1927 le prix Nobel de Littérature lui a été décerné. Il a aussi écrit et publié Essai sur les Données immédiates de la conscience (1889), Matière et Mémoire (1896), et Deux sources de la morale et de la religion (1932). Les idées les plus importantes dans sa philosophie sont " l’Élan vital ", " la Durée ", " l’Évolution créatrice " et " l’intuition et l’intelligence ".
Maurice Merleau-Ponty était lui aussi un philosophe français, né en 1908, il appartenait à la génération suivante. Il a enseigné à l’Univeristé de Lyon, à la Sorbonne et au Collège de France. En 1945, il a fondé avec Jean-Paul Sartre la revue Les Temps modernes dans laquelle il rédige des éditoriaux politiques. La philosophie de Merleau-Ponty est influencée par celle du philosophe allemand Edmund Husserl. Sa plus importante oeuvre a été une de ses deux thèses de doctorat, Phénoménologie de la perception (1945). Il a aussi écrit et publié Structure du comportement (1942), Humanisme et terreur; Essai sur le problème communiste (1947), Éloge de la philosophie (1952), les Aventures de la dialectique (1955), Sigres (1960) et Le Visible et l’Invisible (publié en 1964, trois ans après sa mort). Quelques-unes de ses idées les plus importantes sont " la chair ", " le cogito préréflexif " et " l’événement ".
La perception selon Bergson
Bergson ne considérait pas la perception des façons traditionelles du réalisme et de l’idéalisme. Ces théories utilisaient des assumptions auxquelles Bergson ne pouvait pas appuyer. Il doutait des idées qui disaient que la perception était un processus photographique et que le but de la perception était de donner des connaissances.
Bergson favorisait une union entre la science et la métaphysique. C’est donc sans aucune surprise qu’il se servait de la théorie biologique de l’évolution pour justifier ses théories. D’abord, il dit que la perception a le but de provoquer l’action, pas la connaissance, parce que l’évolution de la perception est règlé par l’évolution du système nerveux. De plus, Bergson s’est séparé de la science de son époque en réexaminant la rélation de l’âme et du corps de façon dualiste, malgré la tendance en ce moment-là de considérer que l’esprit pouvait se réduire à la matière simple.
Bergson voulait soutenir " une thèse anti-réductionniste consistant à limiter le rôle du cerveau dans l’actualisation du souvenir et, de façon générale, à refuser au corps toute influence déterminante sur l’esprit : Ni dans la perception, ni dans la mémoire, ni, à plus fort raison, dans les opérations supérieures de l’esprit, le corps ne contribue directement à la répresentation. "
Bergson a remarqué que lorsqu'une lésion du cerveau affecte la mémoire d'un individu, la disparition du souvenir se fait graduellement. Cette observation l’a mené à constater que la dépendance du mental par rapport au cérébral n'était pas absolue. Il a donc distingué entre une "mémoire-habitude" et une "mémoire pure". La mémoire habitude est de nature essentiellement "sensorimotrice" bien situé dans le corps tandis que la mémoire pure est d’essence spirituelle situé plutôt dans la conscience, autonome du corps. La mémoire pure est ensuite composé de trois éléments: "le souvenir pur", "le souvenir image" et "la perception". Le souvenir image sert à rélier le souvenir pur et la perception qui sont de nature opposée. De cette façon, la perception humaine est normalement imprégnée des souvenir images. Pourtant, un souvenir ne se réalise que grâce à la perception. C’est à cause de cela que les images perceptives, c’est-à-dire, les objets perçus, ont une " subjectivité ". Mais, selon Bergson, il est aussi possible d’avoir un concept métaphysique de la perception pure, libre de toute souvenir, ce qu’il a appellé " l’intuition ". L’intuition donne de la connaissance. C’est une connaissance presque absolue parce qu’elle se mette directement dans la conscience et ne se sert pas des symboles. Elle a un caractère cognitative.
Bergson a ensuite créé une distinction entre l’intuition et un autre concept, l’intellect. Selon lui, l’intellect a le but de promouvoir l’action, pas la connaissance, ce qui est le but de la perception et de l’intuition. Puisque l’intellect est dirigé vers l’action, il réagit à ce qu’il rencontre en terme de spatialité. L’intellect a tendance à diviser tout dans des unités homogènes et uniformes. Il aime que tout soit static et immobile. Ces caractéristiques ont mené Bergson à développer sa théorie qui dit que "le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique." Il compare l’intellect à un caméra de cinéma qui construit le mouvement dans une série d’images fixes. Selon la logique de l’intellect, tout doit être coupé dans des parties distinctes et constantes, et même des nouvelles expériences ne peuvent être comprises que par rapport à celles qui sont vieilles et déjà bien définies dans l’intellect.
Bergson a développé une autre théorie tout-à-fait nouvelle dans la philosophie de la perception: la durée. C'est grâce à l'intuition qu'on a accès à la durée. C'est à cause de l'intellect qu'on méconnaît la nature du temps et qu’on le réduit à de l'espace. Avant que Bergson ait été connu, les philosophes ne pouvaient pas distinguer entre les idées reliées au concept du temps, à celui de l’espace et à celui du mouvement.
Pour prouver sa théorie, Bergson a eu recours à un ancien problème posé par le philosophe grec Zénon d’Éléates. Ce dernier se réprésentait le temps comme une succession de positions uniques. Il a déclaré que si une tortue part avant Achille, elle gagnera la course entre elle et Achille. Selon Bergson, ce résultat se produira parce que " le plus lent ne sera jamais rattrapé par le plus rapide car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance ".
Évidemment, cette conclusion tirée par Bergson ne se produirait jamais en réalité. On aurait raison de dire que, bien sûr, Achille gagnerait facilement une course contre une tortue. Bergson, ne tenait pas vraiment à sa conclusion plus haut-citée; il ne voulait qu’expliquer la raison pour laquelle le sophiste d’Éléates la soutenait. Bergson, en effet, a résolu le paradoxe en prouvant la validité d’une réponse contraire à celle d’Éléates:
L’intervalle qui sépare deux points est divisible infiniment, et si le mouvement était composé de parties comme celles de l’intervalle lui-même, jamais l’intervalle ne serait franchi. Mais la vérité est que chacun des pas d’Achille est un acte simple, indivisible, et qu’après un nombre donné de ces actes, Achille aura dépassé la tortue. ... [Ceux de l’école d’Élée] se croient autorisés à reconstituer le mouvement total d’Achille, non plus avec des pas d’Achille, mais avec des pas de tortue. ... Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvements, et des grandeurs différentes en tant qu’espace: de sorte que l’addition ne tardera pas à donner, pour l’espace parcouru par Achille, une longueur supérieure à la somme de l’espace parcouru par la tortue et de l’avance qu’elle avait sur lui. C’est de quoi Zénon ne tient nul compte quand il recompose le mouvement d’Achille selon la même loi que le mouvement de la tortue.
Évidemment, le problème de la tortue et d’Achille se résoud très facilement en réalité, mais pour plusieurs philosophes c’était toujours là un paradoxe. Il est évident que sans une bonne compréhension du rôle de l’espace dans la perception du mouvement, qu’on comprend grâce à l’intuition qui ne divise pas des chose dans des unités fixes comme le fait l’intellect, personne n’aurait jamais pu prouver la raison pour laquelle Achille gagnerait la course. Bergson a été le premier philosophe a faire une distinction entre le temps et l’espace, grâce à sa distinction entre l’intellect et l’intuition, ce qui lui a permis de contredire une ancienne thèse qui n’a jamais pu se tenir debout dans la réalité.
La théorie de l’intuition de la durée de Bergson nous aide aussi à distinguer entre la perception du passé, la perception du présent et celle de l’avenir. Il nous explique que nous ne percevons que le passé car le présent n’est qu’un instant qui lui-même est infiniment encore divisible:
Vous définissez arbitrairement le présent ce qui est, alors que le présent est simmplement ce qui se fait. Rien n’est moins que le moment présent, si vous entendez par là cette limite indivisible qui sépare le passé de l’avenir. ... Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormément divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, practiquement, que le passé, le présent pur étant l’insaisissable progrès du passé rongeant l’avenir.
Bergson nous a donc donné une nouvelle façon de percevoir le temps et comment nous vivons en relation du temps.
La perception selon Merleau-Ponty
Merleau-Ponty a fortement rejetté le cartésianisme et l'idéalisme alors qu'il s'est inspiré de la théorie Gestalt et la philosophie de Husserl. Il a radicalement ré-interprété le "Cogito ergo sum" de Descartes pour mieux pouvoir expliquer la caractère nonconceptuelle de nos rencontres avec le monde et d'autres personnes. Il favorisait plutôt un cogito "tactite" ou "préréflexif".
Comme Husserl, Merleau-Ponty croyait qu'il est impossible de connaître un objet comme il est lui-même, mais qu’il est seulement possible de connaître un objet selon son accessibilité à la conscience humaine, en d’autres mots, l’homme ne peut concevoir l’objet qu’à travers des moyens qui imposent des limites à sa perception, Mais, Merleau-Ponty s’est séparé de Husserl en refusant d’essayer de créer un monde indépendant de la phénoménologie. Pour Merleau-Ponty, le sensible, ce qui est perçu, se trouve encore l'objet central de la philosophie de la perception. Selon Merleau-Ponty et en accord avec une description phénoménologique, il ne s’agit pas de "sense-data" ou des essences seulement. Merleau-Ponty rejette l’idée de sense-data parce qu’elle réprésente que essentiellement l’expérience n’est que des sensations pures sans aucune référence au monde de vrais objets. Comme Bergson, Merleau-Ponty considère les sensations comme étant les produits d’une analyse intellectuelle. Il a déclaré que’il est impossible de reconstruire nos expériences du monde au moyen des unités artificielles qui avaient été enlévées de la structure intentionelle de la conscience. Il a dit que la connection de la pensée conceptuelle et du monde, ou comme disait Sartre, l’essence et l’existence, n’est pas effectuée par la déduction, comme disait ceux de la tradition classique, mais plutôt par l’expérience perceptive, ce que Merleau-Ponty a nommé "la primauté de la perception" comme un moyen d’atteindre le réel.
Merleau-Ponty a décrit un concept qu’il a appellé "le milieu perceptif". C’était une conception d’une relation perceptive originelle au monde qui est présupposée à toute construction scientifique qui ne peut pas être expliquée ou décrite par les science naturelles. Selon Merleau-Ponty, le mode distinctivement humain d’"être au monde" ne peut pas être compris selon le modèle traditionel de dualisme, un modèle qui réprésente l’expérience perceptive comme étant des effets produits dans l’esprit par l’action des causes physiques extra-phénoménologiques. Merleau-Ponty a affirmé la réalité d’un monde qui dépasse notre conscience, mais nos tentations de conceptualiser ce monde dépendent du sens du milieu perceptif.
Merleau-Ponty a ensuite essayé de déterminer le rôle du corps dans la perception. Il pensait que le corps n’est pas seulement un objet parmi plusieurs objets dans le monde, mais il est le lieu dans le monde où se trouve la conscience, alors c’est grâce à lui que le monde a un caractère perspectif. La perception et le corps constituent l'expérience de l'Être.
Une autre théorie importante dans la perception selon Merleau-Ponty est "la chair". Elle est distincte du corps. Selon Merleau-Ponty, la chair est le lieu où s'entrelacent "le corps voyant" et "le corps visible". Cette notion de "chair" permet donc à Merleau-ponty de qualifier " le couplage du sujet phénoménologique avec le monde et de suggérer la manière dont le monde peut se rendre tangible au sujet. " Il continue en disant que " le monde et moi sommes l'un dans l'autre ... du percipere au percipi."
Un essai de Merleau-Ponty, "Primacy of Perception", publié en 1964, résume bien sa théorie de la perception:
[Our experience of perception comes from our being present] at the moment when things, truths, and values are constituted for us;that perception is a nascent Logos; that it teaches us, outside of all dogmatism, the true conditions of objectivity itself; that is summons us to the tasks of knowledge and action. It is not a question of reducing human knowledge to sensation, but of assisting at the birth of this knowledge, to make it as sensible as the sensible, to recover the consciousness of rationality. This experience of rationality is lost when we take it for granted as self-evident, but is, on the contrary, rediscovered when it is made to appear against the background of non-human nature.
Bergson et Merleau-Ponty ont été deux philosophes exceptionels. Malgré le fait qu'ils ne se soient pas accordés complètement dans leurs théories de la perception, ils ont néanmoins trouvé des principles généraux qui se ressemblaient beaucoup dans leurs idées.
Bergson et Merleau-Ponty ont, tous les deux, rejetté les anciennes théories classiques du cartésianisme, du réalisme et de l'idéalisme pour faire évoluer la théorie de la perception jusqu'à un nouveau niveau.
Ils n'étaient pas vraiment des comtemporains alors il n'est pas très surprenant que la théorie de Merleau-Ponty soit plus développée et plus compliquée que celle de Bergson qui a considéré les problèmes de la perception avant Merleau-Ponty. Ce dernier disposait de données scientifiques considérablement plus avancées pour poser comme bases des théories de la perception qu’il allait constituer.
Ces deux philosophes méritent d’être reconnus par les philosophes modernes, car sans leurs contributions à la théorie de la perception, nous n'aurions jamais pu apprécier la complexité d'une théorie quasiment paradoxale dans la philosophie d'aujourd'hui.
c.1997 pantagruelle.geo@yahoo.com