La Parole

© Virginie Mayet, 1998.

 

"Les paroles s'envolent, les écrits restent" annonce avec prudence le dicton populaire, opposant ainsi à la parole vivante, orale ou poétique, le langage constitué, écrit, prosaïque ou technique. Mais plus qu'une opposition, c'est un début de jugement qui s'ébauche ici : la parole est ce qui est dit dans l'instant et peut être oublié bientôt, elle ne laisse pas de trace, pas de preuve. On le voit la parole est considérée ici avec une certaine légèreté, elle ne serait après tout qu'une forme inférieure d'expression. Que penser alors de quelqu'un qui nous "donne sa parole" ? La parole quand elle est donnée, ou reprise, prend une dimension tout autre : elle devient garantie, promesse, engagement de mon être tout entier. Car la parole est tout de même quelque chose de très personnel : elle ne se contente pas d'être un moyen oral de communication, elle est l'action par laquelle j'exprime ma pensée, c'est à dire ce que j'ai de plus intime, qui m'est le plus propre, n'a-t-on pas d'ailleurs appelé la pensée le "dialogue intérieur" ? Il semble qu'au sein de domaine de la communication, du langage, la parole occupe une place à part. Possédant des caractéristiques tout à fait spécifiques, la parole peut, semble-t-il, se permettre parfois de dépasser le niveau du langage.

 

 

Lorsque la parole se met en mouvement, elle prend place à un moment déterminé qui est de l'ordre de l'instant : les paroles s'enchaînent, s'échangent, se répondent. La parole dès qu'elle est dite appartient déjà au passé. La parole ne peut être fixée dans le temps telle qu'elle : l'écrire c'est lui enlever sa nature propre, cesser de faire d'elle une parole pour en faire un simple mot. Le seul moyen de retenir une parole serait la mémoire : faire de la parole un souvenir pourrait la préserver davantage. Mais livrer la parole, surtout celle d'autrui, à ma mémoire, c'est faire peser sur elle la menace de l'oubli, de la défaillance de la mémoire qui peut déformer les faits, les interpréter à sa guise.

Parce qu'elle est éphémère, qu'elle ne laisse aucune trace concrète, la parole est souvent considérée comme de moindre importance par rapport au langage écrit : en termes juridiques on ne peut accorder de valeur décisive à une parole, il faut quelque chose d'écrit. Le mariage qui est une parole qui se donne entre les époux n'est légalement valide que s'il fait l'objet d'un acte écrit, d'un contrat.

Au niveau historique, on peut noter une différence considérable entre les civilisations orales ou de la parole, et les civilisations de l'écriture. Michel Serres a développé cette opposition dans une conférence récemment donnée à Mexico sur le thème : "Les Conséquences des nouvelles technologies". Michel Serres développe le concept de "support" : le support est l'ensemble des objets qui jouent par rapport à la connaissance le même rôle que les outils par rapport au travail productif. La parole est une faculté naturelle auquel vient se substituer un support : l'écriture. Avec l'apparition de ce support on voit apparaître non seulement l'Histoire, mais l'annonce d'un Dieu unique par le peuple juif, l'invention de la géométrie, de la philosophie en Grèce... On note un progrès considérable de l'humanité. Nous savons aujourd'hui que sans l'écriture il n'y aurait pas eu non plus de lois, de monnaie, de commerce, d'Etat, de démonstrations géométriques... Le règne de la parole ne doit être qu'une étape dans l'histoire de l'homme car il la limite ; la parole ne pouvant être conservée ailleurs que dans la mémoire humaine, elle n'a aucune stabilité, elle ne peut avoir caractère d'universalité. La parole ne doit ici pas être confondue avec la langue.

En effet, il convient de distinguer soigneusement à l'exemple de Ferdinand de Saussure la langue de la parole. La langue est ce qui, dans le langage, est structurel, social. La parole au contraire est ce qui est variable et individuel. Ma parole est une actualisation de la langue utilisée par la société à laquelle j'appartiens, alors que l'on peut dire que la langue est le code dont je me sers pour transmettre tel ou tel message personnel.

Il y a par conséquent des relations dialectiques très fortes entre la langue et la parole : d'une part il n'y a de parole que par la langue, elle est la condition transcendantale de la parole, ce qui me permet de me faire comprendre d'autrui en parlant (mes paroles et celles d'autrui puisent dans le trésor commun de notre langue), d'autre part la langue suppose la parole dont elle est en quelque sorte le dépôt. C'est en entendant parler que j'apprends une langue, et ce sont les paroles vivantes qui introduisent progressivement des changements dans la langue, la font évoluer : "Il y a donc interdépendance de la langue et de la parole ; celle-là est à la fois l'instrument et le produit de celle-ci".

Pour Saussure, la langue est l'essentiel, la parole l'accessoire. La langue se prête à une étude scientifique mieux que la parole. Les phonèmes distincts, les sons réellement significatifs dans chaque langue sont indépendants des accents locaux, des particularités psychophysiologiques des locuteurs individuels. La langue manifeste pleinement le caractère essentiel du langage qui est d'être un fait social. La doctrine de Saussure converge avec celle de Durkheim ainsi que le montre Antoine Millet : "Le langage entre exactement dans la définition qu'a proposé Durkheim ; une langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent, et bien qu'elle n'ait aucune réalité en dehors de la somme de ces individus, elle est cependant, de par sa généralité, extérieure à chacun d'eux". La langue réunit les deux caractères du fait social : elle est collective (elle est indépendante de chacun des locuteurs particuliers) et coercitive (elle s'impose à chacun de nous).

La parole retrouvera cependant toute sa force dans le récit de la tour de Babel. On y voit parfaitement illustrée la puissance de la parole, représentée par la parole divine, en opposition à la faiblesse de la langue humaine : les hommes parlent tous la même langue et en sont réduit à une vision unilatérale mise en relief par le fait que les hommes ne parlent plus qu'un langage architectural.

D'un point de vue linguistique, il est intéressant de noter également que les langues parlées sont probablement les seuls codes articulés deux fois : en unités signifiantes (monènes) et ces dernières en unités non signifiantes, distinctives (phonèmes) ; des discussions portent actuellement sur la question de savoir si les langages gestuels (le langage des sourds-muets par exemple) offrent ou non cette double articulation. En outre, Torodov développe l'idée selon laquelle le discours peut être considéré comme un deuxième niveau de langage (après la langue). C'est parce qu'il dispose de ce niveau, où la signification des signes linguistiques se précise et se transforme sous l'action du contexte d'énonciation, en exprimant les nuances les plus fines de la pensée, en amenant les mots à évoquer par métaphore, et les phrases par allusion, c'est pour cette raison que le langage verbal s'avère être un outil d'une souplesse indépassable, et devient en particulier capable d'évoquer des objets toujours neufs, de décrire les autres systèmes de signes comme de se décrire lui-même, et de fournir un équivalent de la signification des autres signes ; et il est le seul à pouvoir le faire.

 

La parole ne semble donc pas pouvoir être réduite à une forme inférieure du langage, au contraire elle prend une importance considérable et possède des propriétés uniques. Elle n'est pas seulement un outil de communication extraordinaire, elle est ce qui révèle la pensée.

Nous avons vu que les civilisations orales ont précédé les civilisations de l'écriture, mais au lieu d'y voir la parole comme un instrument primitif du langage, nous pouvons aussi considérer qu'il y a véritablement primat de la parole sur l'écriture. Ainsi, nous disons des "paroles", nous apprenons à parler avant d'apprendre à écrire et lire. Aujourd'hui encore le nombre de personnes sachant lire et écrire reste minoritaire à travers le monde ; si les hommes partagent quelque chose c'est bien la faculté de parler. Ainsi, nous comprenons tout le sens de la phrase d'André Martinet dans ses Eléments de linguistique générale : l'écriture "vient doubler la parole et jamais l'inverse".

La définition classique de la parole nous le dit bien, il s'agit d'une "faculté naturelle de parler". Aristote déjà nous proposait une telle conception de la parole dans la Poétique, 1148b5 : l'homme possède par nature une voix qui lui permet le discours articulé, il est "un vivant qui possède par nature la parole". Le langage serait le résultat d'un mouvement par lequel nous imitons les choses. Cette imitation, avant d'être mouvement de la langue et du gosier, a probablement été mouvement du corps tout entier, une danse : le langage serait par conséquent une sorte de danse vocale, l'articulation des mots remplaçant la gesticulation du corps.

La parole n'est pas seulement ce qui est naturel à l'homme et qu'il partage, parce qu'elle est première elle se voit aussi confier la tâche de porter le poids de la transmission de la culture. Elle est le véhicule de toute la culture. Le langage, et principalement le langage oral, joue un rôle particulier en ce sens qu'il est le véhicule de tous les autres apprentissages culturels. On apprend d'abord à parler et cela nous permet ensuite d'avoir accès aux autres éléments culturels que sont les usages, les règles morales, les rites et croyances de la civilisation à laquelle on appartient. C'est parce que l'enfant apprend d'abord à parler et à comprendre ce qu'on lui dit qu'il peut ensuite avoir accès à tout cela : les obligations, les interdits sont d'abord des paroles que l'enfant entend de la bouche de ses parents.

La parole joue donc un rôle tout à fait particulier au sein de la société. Tout d'abord, le fait que la parole soit universelle indique que la fonction symbolique est naturelle à l'homme. La pluralité des langues quant à elle manifeste le caractère institutionnel de chacun des codes linguistiques. On comprend ici que la fonction symbolique n'est pas de droit assujettie à la parole ; les hommes auraient pu s'exprimer par gestes et on note que c'est sûrement pour des raisons pratiques que les paroles ont été préférées aux gestes : le geste par exemple impose la mobilisation de tout le corps, et ne fonctionne pas dans la nuit, ce qui pourrait justifier qu'on lui ait préféré le langage, plus commode. Le cas d'Helen Keller, sourde, muette et aveugle montre qu'il est possible de s'initier au langage en constituant en signes des données tactiles : posséder le secret du langage c'est comprendre le rapport de signifié à signe.

Nous observons qu'un sourd congénital reste muet si l'on ne lui enseigne pas à parler : la parole "n'a pas d'organes propres, dit Ombredane, mais seulement des organes d'emprunt". La parole pour s'exprimer emprunte des organes initialement conçus pour tout autre chose : se nourrir, respirer. En outre, il existe des centres cérébraux de la parole, comme il y en a de l'écriture. Ces centres cérébraux qui nous permettent de nous exprimer et ceux qui nous servent à comprendre les signes sont des spécialisations de centres moteurs et de centres sensoriels qui existent préalablement, ce qui fait dire à Ombredane que "le langage est une fonction en fin de compte indifférente aux organes sensoriels et moteurs qu'elle emprunte pour ses usages... Le langage est une activité symbolique, artificielle, qui s'exerce au moyen d'organes primitivement engagés dans des activités d'un autre ordre". La parole est en somme plus une institution sociale qu'un instinct biologique.

 

La parole est le signe distinctif de l'homme, animal social. La fonction primordiale du langage est la communication entre les individus qui définit en propre l'espèce humaine.

Roman Jakobson écrit que "tout acte de parole met en jeu un message et quatre éléments qui lui sont liés : l'émetteur, le receveur, le thème du message et le code utilisé" (Essais de linguistique générale). Le code est l'instrument linguistique du message qui est l'objet de la communication.

La communication est fondamentale parce que toute société humaine est fondée sur des échanges : échanges économiques, contrats qui sont des échanges d'obligations contre des droits, interdiction de l'inceste comme obligation d'échange des personnes entre tribus... Tout ceci suppose comme condition transcendantale l'échange des mots : le locuteur échange des choses contre des mots qui les représentent, puis échange ses mots contre ceux de l'auditeur. L'échange linguistique a la particularité d'enrichir les deux échangeurs : chacun se présente avec son idée propre, et après l'échange chacun repart avec deux idées.

En apparence on peut trouver chez l'animal une sorte de langage appris : par conditionnement l'animal peut être sensibilisé à des signaux. Dans ce cas, on en retrouve maintes preuves dans les expériences sur le réflexe conditionnel menées par Pavlov, c'est toujours l'homme qui choisit le signal et l'impose à l'animal par le dressage. Le rapport du signal conventionnel et du stimulus premier est simplement vécu par l'animal. Le mot est le signal conventionnel de la chose mais le rôle de la pensée proprement humaine apparaît en ceci que le mot désigne toute une classe d'objets analogues. Pavlov écrit à ce sujet : "Pour l'homme, la parole est évidemment un excitant conditionné aussi réel que tous ceux qui lui sont communs avec les animaux, mais par ailleurs le mot possède une extension, embrasse une multitude d'objets comme aucun autre excitant. Sous ce rapport, le mot ne supporte aucune comparaison qualitative et quantitative avec les excitants conditionnés des animaux".

Nous voyons se profiler quelque chose de tout à fait intéressant : à travers la parole on peut deviner l'acte de la pensée humaine. Nous retrouvons ici la définition de la parole comme l'expression de la pensée par un langage articulé. La parole dont nous pouvons faire l'expérience empirique, peut nous laisser apparaître quelque chose de la pensée humaine. Dans une Lettre du 23 novembre au marquis de Newcastle, Descartes présente la parole comme preuve de l'existence de notre âme. Il expose que la parole qui ne se rapporte pas à une passion est un signe qui prouve que notre corps a en lui une âme qui a des pensées. La parole ainsi définie ne convient qu'à l'homme seul : "jamais des machines ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant comme nous le faisons pour déclarer aux autres nos pensées" ajoute-t-il dans le Discours de la méthode, V. On peut concevoir une machine qui soit tellement bien faite qu'elle profère des paroles et même qu'elle en profère quelques unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, mais jamais elle ne pourra les arranger de manière à répondre à tout. Seul le langage humain peut inventer un nouvel arrangement de mots appropriés à une situation nouvelle. Le corps parlant est habité par une âme, par une raison qui est "instrument universel qui peut servir à toutes sortes de rencontres".

Guéraud de Cordemoy, disciple de Descartes, dans son Discours physique de la Parole développe l'idée selon laquelle aucune explication mécanique ne saurait rendre compte de la cohérence d'un discours ajusté à une situation inédite. C'est ce pouvoir d'innover qui est la preuve irrécusable de la nature non mécanique du langage : "Les Paroles que j'entends proférer à des Corps faits comme le mien n'ont presque jamais la même suite... Parler n'est pas répéter les mêmes paroles dont on a eu l'oreille frappée mais... c'est en proférer d'autres à propos de celles-là". Le langage est donc "le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps" Descartes, Lettre du 5 février 1649 à Morus.

Le langage n'est pas la faculté d'émettre des sons, mais de faire correspondre des signes à des pensées. Descartes dit dans le Discours de la méthode : "les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est à dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent, au lieu que les hommes qui étant sourds et muets sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre". La parole humaine n'est que l'utilisation intelligente, à titre de signes, des sons émis par les organes vocaux. Et il y a d'autres signes possibles que les sons de la voix comme nous l'avons signalé à propos du cas d'Helen Keller.

Descartes poursuit en affirmant que le parler des fous doit être tenu pour un langage véritable "bien qu'il ne suive pas la raison". Il précise dans le Discours de la méthode : "C'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles". Il est notable en effet que tous les hommes usent du même langage, y compris les fous ce qui ne va pas sans poser de problème : si le langage est la marque de la raison et de la vraie différence entre les hommes et les bêtes, pourquoi les paroles des insensés sont-elles tenues pour langage véritable ? Faut-il penser avec Chomsky, auteur de La linguistique cartésienne, que "l'accent est mis sur l'aspect créateur de l'utilisation du langage" plus que sur son aspect rationnel ? Faut-il penser que "la distinction fondamentale qui sépare le langage humain des systèmes de communication animaux, purement fonctionnels et mus par des stimulis", c'est précisément cette puissance d'innovation, de créativité, dont il persiste des traces même chez les fous ? L'insistance avec laquelle Descartes parle du langage des fous s'explique parce qu'il veut établir entre l'homme et l'animal une différence de nature et pas une différence de degré. L'animal le plus intelligent ne s'élève pas au niveau du langage alors que l'homme le plus fou continue de parler (c'est un être raisonnable mutilé).

Le langage humain est en outre indépendant de toute passion. Descartes souligne la spécificité de la parole humaine qui n'est pas un cri spontané ni la réponse automatique à un signal conditionné, lié par apprentissage à quelque besoin. Il y a une différence radicale entre comprendre une parole et réagir à un signal conditionné. Le langage humain est plus que l'expression d'un besoin, il est l'intention de signifier une pensée.

Depuis Platon s'est développé ainsi l'idée que la pensée était une "parole intérieure" ; cette expression définirait, selon Victor Egger et d'autres philosophes, la vie de la conscience : la parole serait inséparable de toute compréhension spirituelle, de toute opération de la raison humaine. Toutefois on peut faire une distinction et dire qu'entre la compréhension d'un rapport nécessaire (par exemple en mathématiques, la compréhension que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits) et son expression par la parole intervient la liberté : la parole humaine est toujours libre et comporte un élément d'arbitraire, même si la relation que l'on veut démontrer est en soi absolument nécessaire.

Dans une conférence intitulée L'Ame et le corps, Bergson compare le rapport de la conscience au cerveau avec le rapport de la parole à la bouche qui la prononce : ils sont indépendants en droit mais liés en acte. Il réfléchit sur la notion de "parole intérieure". Egger dans La Parole intérieure avait étudié d'un point de vue psychologique le mécanisme par lequel nous nous parlons à nous-mêmes. Avant lui Platon avait décrit la pensée comme un "dialogue avec nous-mêmes" : c'est déjà une version audible et donc en un sens physique de la pensée qui nous est proposée. Bergson explique qu'affirmer cela c'est s'en tenir à un brutal face à face entre une pensée supposée immatérielle et une parole sensée l'incarner, ce qu'il qualifie de "dualisme vulgaire" : "il y a quelque chose de plus subtil, qui est essentiel". Il ne faut pas chercher à décomposer la pensée en éléments car elle n'est pas une suite d'éléments juxtaposés mais un mouvement indivisible, continu, intérieur. Il ne faut pas chercher les articulations purement physiques des organes de la voix, ni des traces matérielles d'idées individuelles, mais des mouvements dont la forme peut permettre à la pensée "réelle, concrète, vivante" de s'insérer dans le monde et qui puisse lui servir de cadre. Ces mouvements sont ceux de la parole. La difficulté est de trouver un cadre mouvant où puisse s'inscrire la pensée dans tout ce qu'elle a de sinueux, de changeant. Le langage peut être ce cadre s'il peut être assoupli et modelé, s'il peut se mouler sur une pensée singulière. L'expression linguistique sert de modèle à l'extériorisation matérielle de la pensée dans la mesure où l'exigence d'expression amène ce qui s'exprime à se transformer soi-même tout autant qu'à transformer le moyen de cette expression, dans la mesure où toute expression réelle comporte une obligation de création. L'expression linguistique est un modèle de l'extériorisation permanente de notre pensée dans notre corps : elle la suppose et la fait connaître. Le langage est le modèle de l'insertion de notre pensée dans le monde. Quand on cherche à transmettre sa pensée à autrui, le rythme de la parole tend à reproduire le rythme de la pensée.

La parole prend alors la dimension de "musique de la pensée" en quelques sortes. Elle est ce par quoi notre pensée prend chair, s'incarne physiquement dans notre monde. Ainsi gonflée de sons, d'intonations, des mille subtilités qui lui sont permises, elle peut se faire aussi réconfortante que menaçante. De sa fonction première qui est la communication elle accède à la fonction d'expression, devenant comme le souligne Merleau-Ponty "une manière pour le corps humain de vivre et de célébrer le monde". La parole peut aussi devenir art et acquérir une fonction esthétique remarquable à travers la poésie notamment. Mais la fonction dans laquelle la parole révèle tout son pouvoir est ce que l'on peut appeler la fonction magique.

 

La tradition judéo-chrétienne a montré très tôt la puissance de la parole. La création même du monde vient de la parole. Cette cosmogonie par la parole trouvera écho dans de nombreuses religions et dans de nombreux mythe. La langue arabe, par exemple, utilise le mot spécifique "qawl" pour désigner la parole créatrice dans le Coran.

Dans la Genèse, Dieu impose au chaos informe sa parole créatrice : il dit et cela est, "Dieu dit "Que la lumière soit", et la lumière fut". Par l'action de la parole la création sort du chaos primitif. La parole est source du monde.

De même le texte hermétique du Poimandrès consiste en la révélation d'une cosmogonie par le Dieu suprême, qui peut être comparé au nouz grec. Reprenant ce qui est décrit dans le Timée, le Dieu est au-dessus de la matière, matière qui n'est pas tirée du néant. Dans la droite ligne de Platon, l'Intelligence ordonne le monde selon un modèle idéal qui est sa raison, sa parole, le logoz. Cette parole divine engendre une autre intelligence créatrice, le Dieu du feu et du souffle, le Dieu de l'esprit, qui peut être rapproché de l'âme du monde telle que la décrit Platon dans le Timée : "La parole de Dieu s'élança des éléments inférieurs vers la pure création de la nature, et s'unit à l'Intelligence créatrice, car elle est de même essence" dit le Poimandrès qui ajoute encore plus loin : "Bientôt descendirent des ténèbres... qui se changèrent en une nature humide et trouble, et il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière ; une parole sainte descendit de la lumière sur la nature." Enfin, après avoir crée les âmes, Dieu s'adresse à elles en des termes proches de ceux qu'employa le Dieu suprême quand il s'adressa aux Dieux inférieurs dans le Timée : "O âmes, beaux enfants de mon souffle et de ma sollicitude, vous que j'ai fait naître de mes mains pour vous consacrer à mon monde, écoutez mes paroles comme des lois, ne vous écartez pas de la place qui vous est fixée par ma volonté. Le séjour qui vous attend est le ciel avec son cortège d'étoiles et ses trônes remplis de vertus. Si vous tentez quelque innovation contre mes ordres, je jure par mon souffle sacré, par cette mixture dont j'ai formé les âmes et par mes mains créatrices, que je ne tarderais pas à vous forger des chaînes et à vous punir." On retrouve ici l'idée développée plus haut de la parole par laquelle l'ordre est donné. En plus d'être créatrice la parole se fait mise en ordre des choses.

Si dans la tradition hermétique c'est le Dieu qui met en ordre, la tradition biblique laisse participer l'homme : dans un premier temps Dieu nomme et par conséquent ordonne les éléments indispensables à la constitution du monde ("Dieu appela la lumière "jour" et les ténèbres "nuit"), mais ensuite il cède la place à l'homme, Adam ("l'homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages"). On notera ici que Dieu laisse l'homme donner un nom aux choses qu'il devra dominer ("Dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et tous les animaux qui rampent sur la terre") ; la parole est liée semble-t-il à la possession, à la domination, qui connaît une chose par son nom (à plus forte raison quand il est celui qui lui a donné ce nom) la possède.

Nous découvrons donc que le mot, en se détachant de la chose paraît la dominer, la gouverner. C'est sur ce principe que repose la Kabbale : celui qui possède le vrai nom d'une chose la domine, posséder le nom c'est posséder la chose. Une telle croyance était également répandue dans l'empire romain, à tel point que la ville de Rome avait un nom secret, jalousement gardé par les pontifes, afin que la ville demeura à l'abri des sortilèges ennemis.

On le voit, la parole et le pouvoir qu'elle contient peuvent être une porte ouverte sur des pratiques magique de tout genre, car la parole n'est pas bonne en soi : on se rappellera que c'est en faisant usage de la parole que le serpent a réussi à séduire la femme. Par la parole le serpent a introduit le péché dans le monde. Cette force de la parole a été redoutée surtout pour l'un des aspects qu'elle pouvait revêtir : la malédiction. La malédiction est une manière d'utiliser la parole en la chargeant d'un poids négatif, c'est la parole par laquelle on souhaite conduire quelqu'un à la damnation. Ces paroles secrètes à charge magique sont redoutées par l'homme, et Victor Hugo en a chanté la force dans l'un de ses poèmes :

"Mets un mot sur un homme et l'homme frissonnant

Sèche et meurt, pénétré par la force profonde ;

Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde

Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,

Ses lois, ses moeurs, ses dieux, s'écroule sous le mot."

Le blasphème se rapproche de cette notion de malédiction : c'est une parole impie qui se veut insulte. La force et la gravité du blasphème est telle que dans la religion catholique on considère que le blasphème contre l'Esprit est le seul péché qui ne puisse être remis "ni dans ce monde ni dans l'autre".

La parole doit être tellement particulière que c'est le seul mode par lequel Dieu choisit de se présenter aux hommes : il parle à Moïse sur le mont Sinaï et ses commandements sont paroles divines avant d'être gravées. Lorsque Dieu ne parle pas directement à l'homme il parle par ses prophètes, porte-paroles qui sont chargés de transmettre la parole divine et instruments passifs de la Révélation. Enfin, le message laissé par Dieu incarné n'est-il pas contenu dans ce que l'on appelle l'Evangile mais aussi la "Parole du Seigneur", de même que pour les musulmans le Coran est la "forme parfaite de la Parole divine".

 

 

En dépit du caractère éphémère qu'on ne peut manquer de lui reconnaître, la parole joue un rôle essentiel et unique au sein du langage : elle est l'actualisation de la langue. En outre, par les nuances fines qu'elle est capable d'apporter, elle est sans doute le meilleur outil pour exprimer la pensée.

Véhicule de la culture, la parole est propre à l'homme et rend compte de sa capacité à accéder à la fonction symbolique. La conception de la pensée comme "parole intérieure" nous a permis de constater que la parole pouvait rendre "physique", "concrète" une pensée. Nous voyons déjà en quoi la conception de la parole s'est gonflée d'une portée plus grande qui trouvera son point culminant avec la fonction "magique" de la parole.

La parole devient alors quelque chose de tellement fondamental et puissant que lorsque Dieu s'incarne dans le Christ, il ne s'agit pas de la possession d'un prophète mais de l'incarnation du Verbe du Dieu fait chair : le Christ est la parole éternelle, engendrée par le Père, et incarnée pour se manifester aux hommes. Le Christ est le stade ultime de la parole qui se fait présente au monde.

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