© Virginie MAYET

Mémoire de DEA de philosophie

 

 

L'Histoire et le sens du platonisme

chez

saint Augustin

 

 

par Virginie Mayet

sous la direction de Monsieur Bruno Pinchard

 

 

"Une croyance et un enseignement essentiel pour le salut de l'homme,

c'est que la philosophie, c'est à dire l'amour de la sagesse,

n'est pas une chose et la religion une autre chose."

Saint Augustin, De vera religione.

 

 

Remerciements

à Monsieur Goulven Madec de m'avoir aimablement reçue et conseillée pour ce travail,

à Monsieur Bruno Pinchard, qui m'a encouragée tout au long de ma scolarité à Tours.

 

 

Introduction

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Au hasard de la vie, il est quelquefois des rencontres aussi inattendues qu'enrichissantes. C'est l'histoire de l'une de ces rencontres que nous voulons retracer ici.

Ce qu'il s'agit pour nous de comprendre, c'est comment l'un des plus grands théologiens, un Père de l'Eglise catholique, a pu se sentir aussi proche d'un penseur grec, considéré d'ordinaire comme digne représentant du polythéisme antique. Il nous faut saisir le sens et la portée des paroles d'Augustin :

"pour Platon, le sage est celui qui imite, qui connaît, qui aime ce Dieu et trouve son bonheur à participer à sa vie... aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens ".

C'est en effet chez les platoniciens, et chez eux seuls, que saint Augustin a trouvé la véritable conception de Dieu. Seuls les platoniciens ont su dire que Dieu est créateur de tout ce qui est, qu'il est garant de la vérité et qu'il est le but vers lequel tout homme doit tendre.

Les disciples de Platon ont bien vu que Dieu était au centre des trois divisions de la philosophie c'est à dire la physique, la logique et l'éthique. La part de la philosophie qui s'attache à la physique devient chez les platoniciens un moyen d'accéder à Dieu : l'observation de tout ce qui existe conduit Platon à penser que le créateur de tous ces êtres ne peut être que celui qui est véritablement. Platon démontre que Dieu est le créateur de tous les êtres de la manière suivante : tout ce qui existe est soit corps soit âme (ou vie), au sein de cette distinction se trouve une hiérarchie entre l'âme et le corps, la première qui relève de l'intelligible étant supérieure au second dont la forme est sensible. Ce qui est sensible est perceptible par les sens du corps alors que ce qui est intelligible ne peut être saisi que par un certain regard de l'esprit. Cet esprit est celui qui juge de la beauté corporelle car il a en lui la forme pure de la beauté, c'est à dire qu'il la pense sans matière, sans mouvement ,sans espace ni temps. Cette forme possède une certaine mobilité qui rend compte des différences de jugement entre les différents esprits, elle laisse donc une place au progrès. La forme par excellence ne peut quant à elle pas provenir d'un esprit muable mais seulement d'un être immuable, celui qui est le principe suprême qui fait toute chose sans avoir été fait lui-même. Chez Platon, la découverte de Dieu part des êtres changeants et se fait par la vie de l'esprit. C'est donc un spiritualisme que saint Augustin va découvrir chez Platon. Ce spiritualisme platonicien est pour Augustin le seul système philosophique qui permettre de penser, de concevoir véritablement Dieu.

Dieu est encore présent dans la Logique, car il est la lumière de l'intelligence. La vérité dépend de Dieu, il en est le garant.

Enfin, l'Ethique laisse également une grande part à Dieu puisque celui-ci devient une règle de vie. Pour contempler Dieu et s'élever jusqu'à lui il faut un certain détachement par rapport aux choses matérielles, un certain ascétisme est nécessaire. De plus, Dieu en tant que souverain Bien est recherché pour lui-même, il est une fin. La béatitude de l'homme est dans la jouissance de Dieu.

Saint Augustin partage aussi avec Platon le bonheur qui est celui du philosophe qui a découvert Dieu et qui l'aime. On lit d'ailleurs chez Platon :

"Mais lorsqu'un homme s'est donné tout entier à l'amour de la science et à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celles de penser à des choses immortelles et divines, s'il parvient à atteindre la vérité, il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de participer à l'immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ; et, comme il soigne toujours la partie divine et maintient en bon état le génie qui habite en lui, il doit être supérieurement heureux ".

Ce bonheur que décrit Platon est bien celui de l'homme qui recherche Dieu personnifié dans la sagesse. C'est le type de bonheur propre au philosophe dans la mesure où le philosophe est celui qui en aimant la sagesse, aime Dieu. On retrouve également cet enseignement dans la Bible :

"Heureux l'homme qui a trouvé la sagesse,

l'homme qui acquiert l'intelligence

Car mieux vaut la gagner que gagner de l'argent,

l'acquérir qu'acquérir de l'or.

Elle est précieuse plus que les perles,

aucun des objets que tu désires ne l'égale.

Dans sa droite : longueur des jours !

dans sa gauche: richesse et honneurs !

Ses chemins sont chemins de délices,

tous ses sentiers mènent au bonheur.

C'est un arbre de vie pour qui la saisit,

celui qui la tient devient heureux ".

Il n'en demeure pas moins, malgré cette proximité, des différences qui se font cruellement sentir. Ainsi, Augustin reprochera toujours, sévèrement de surcroît, aux platoniciens d'avoir sombré dans le polythéisme ou d'avoir méconnu Jésus Christ.

Cette condamnation sera toutefois dépassée par la théorie augustinienne selon laquelle il n'y a qu'une seule vraie philosophie : la philosophie chrétienne. Le platonisme a un rôle particulier au sein de cette histoire de la philosophie chrétienne, il est à son fondement. Le platonisme est en quelque sorte une ébauche de la philosophie chrétienne. Il résume l'histoire de la philosophie ainsi : des présocratiques jusqu'à Platon, on a une première étape de la philosophie. Avec Platon on quitte le matérialisme pour entrer dans l'ère du spiritualisme. La rencontre du platonisme avec le christianisme marque le début du "système le plus remarquable", ce que saint Augustin appelle le "platonisme chrétien". L'idéal de sagesse qui était proposé par le platonisme s'achève en se réalisant dans et par le Christ.

 

Nous voyons déjà qu'au-delà d'un intérêt purement historique, des questions essentielles sont contenues dans l'exemple de saint Augustin. C'est bien sûr toute la polémique autour la prétendue distinction entre théologie et philosophie qui peut être envisagée ici : nous avons en effet sous les yeux un homme qui est à la fois un grand théologien et un grand philosophe, homme dont l'histoire personnelle retrace de manière vivante l'histoire du christianisme et de ses rapports avec la philosophie antique. Si le platonisme est bien une étape pour aboutir au christianisme comme le suggère Augustin, il n'est plus possible alors de distinguer tout à fait la théologie et la philosophie.

Ce sujet présente également un enjeu de taille pour tout philosophe : saint Augustin nous enseigne avec précision ce qui est au coeur même de la philosophie. Il fait le tour des principaux thèmes de la philosophie, physique, logique et éthique, en nous montrant qu'à chaque fois Dieu est au centre. Il donne même au philosophe le moyen d'accéder au bonheur que seule la sagesse peut nous donner. En assimilant Dieu à la Sagesse, saint Augustin fixe un nouveau but au philosophe : l'amour pour Dieu.

 

Pour réaliser cette étude sur l'histoire et le sens du platonisme chez saint Augustin, nous allons devoir chercher dans une grande partie du corpus augustinien. Non seulement ce sujet n'est pas traité dans un seul ouvrage, mais selon les oeuvres considérées, ce que saint Augustin nous dit est sensiblement différent. On fait ainsi généralement une distinction entre les premiers Dialogues, qui accordent au platonisme une importance de premier ordre, et les Confessions qui mettent en avant la foi d'Augustin en l'Eglise et en Jésus Christ.

On peut toutefois citer certains ouvrages de références principaux : dans le Contra Academicos, saint Augustin présente l'essence et l'histoire du platonisme, il établit la nature de ses rapports avec le christianisme. Cette étude sera reprise de nombreuses fois : en 390 dans le De vera religione, vers 400 dans les Confessions et en particulier dans le livre VII, en 410-411 dans la Lettre à Dioscore, en 415-417 dans la Cité de Dieu, et vers 420 dans le De Trinitate. Ce sont donc ces ouvrages qui seront étudiés en priorité. L'importance de ces différents écrits, et notamment de la date à laquelle ils ont été écrits justifie que nous ayons placé en annexe de ce devoir une table des ouvrages de saint Augustin classés par ordre chronologiques. Comme nous le verrons, la vie de saint Augustin a été imprégnée par les fluctuations de sa pensée et il faut toujours prendre garde, quand on le lit, de savoir à quelle période de sa vie il a écrit ce qui nous concerne.

Au coeur de cette existence agitée, les périodes qui retiendront le plus notre attention sont les suivantes. Tout d'abord, en 372/73, Augustin lit l'Hortensius de Cicéron qui fera naître en lui l'envie de découvrir la sagesse. Un autre moment important est l'arrivée de saint Augustin à Milan : là, il aura un contact très particulier avec le christianisme d'une part, puisqu'il va rencontrer saint Ambroise et décidera d'être catéchumène, et le néo-platonisme d'autre part puisqu'on situe à Milan l'événement décisif de la lecture des Libri platonicorum qui a eu lieu en mai-juin 386. Débute alors l'étape fondamentale pour notre sujet : la conversion de saint Augustin.

 

Pour traiter ce sujet, nous allons progresser de la manière suivante. Dans un premier temps, nous allons nous attacher à la notion, née de saint Augustin, de "platonisme chrétien". Nous verrons donc ce qu'il convient d'entendre par platonisme à cette époque qui voit déjà plusieurs "platonismes" s'affronter tout en conservant une base commune solide. Cette étude du platonisme se fera dans non pas dans le sens d'une recherche sur ce système philosophique pour lui-même, mais dans l'optique de l'influence qu'il a pu exercer sur la théologie. Il s'agira donc plus de comprendre ce qui en a été retenu que de le décrire en détail. Nous pourrons donc mieux comprendre quel rapport il y a entre platonisme et christianisme.

Cet exposé nous permettra d'aborder le problème du "platonisme chrétien". Nous voulons avant tout montrer dans cette partie la complexité et l'ambiguïté de cette notion augustinienne, et mettre en garde contre une simplification du langage qui ne tiendrait pas tout à fait compte de la situation telle qu'elle se présentait réellement. Au sein du problème que représente en soi le "platonisme chrétien", nous dégagerons une personnalité particulière, celle de saint Augustin.

Le problème du "platonisme chrétien" posé à travers la figure d'Augustin, nous nous attacherons tout particulièrement à ce personnage, en commençant par sa formation philosophique. Notre travail nous conduira à rechercher quelles oeuvres platoniciennes Augustin a eu entre les mains et quels grands disciples du platonisme il a pu rencontrer. La difficulté de trouver des réponses certaines et définitives à ces questions nous obligera donc, dès ce moment, à nous positionner par rapport à différentes théories qui tentent de répondre à ces interrogations. Il nous faudra ensuite comprendre l'attitude de saint Augustin face au platonisme qu'il a découvert et rendre compte de son émerveillement pour cette philosophie. Enfin, nous achèverons cette partie sur un sujet qui demeure très polémique : quel est le rôle du platonisme dans la conversion d'Augustin ? Cette fois encore, nous allons être pris dans une querelle qui oppose un courant "traditionaliste" à un courant "moderne", lesquels se battent pour savoir si saint Augustin est un néo-platonicien converti au christianisme ou bien s'il n'a jamais cessé d'être chrétien. Notre objet sera de dépasser cette querelle pour progresser dans la compréhension de la pensée augustinienne.

Nous aurons alors à reprendre de manière plus précise les différents éléments que saint Augustin a emprunté au platonisme. Parmi ces thèmes, nous verrons bien sûr le spiritualisme qui débouche sur la connaissance de Dieu "interior intimo meo", la notion de temps, la création du monde qui est le mouvement descendant divin correspondant à l'ascension spirituelle de l'homme qui cherche Dieu, et la Trinité, dont saint Augustin est le grand théoricien.

Nous pourrons ensuite envisager tout ce qui aura été étudié du point de vue de la théologie en voyant en premier lieu l'aptitude du platonisme à exprimer des vérités religieuses. Au sein de cette question nous envisagerons une comparaison avec l'aristotélisme tel que saint Thomas l'a employé quelque temps plus tard, comparaison qui se soldera par l'affirmation d'une préférence pour le platonisme. Nous poserons quelques réserves à tant d'engouement en montrant les dangers que peut représenter le platonisme soit dans sa stricte application, soit par les déformations dont il peut faire l'objet. Enfin, nous terminerons par la question suivante : le platonisme a t-il enrichi le dogme chrétien ? Là, nous verrons aussi bien les apports du platonisme que la nécessité de le dépasser pour parvenir à ce qui est proprement le but de l'homme.

 

 

Chapitre I

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LE "PLATONISME CHRETIEN" :

 

 

a) Que faut-il entendre par platonisme ?

 

 

Les différents platonismes : de Platon aux néo-platoniciens.

Qui n'a jamais vu le tableau de Raphaël où l'on voit Platon tel qu'on se le représentait dans les tout premiers siècles : tenant d'une main le Timée et désignant de l'autre le ciel. Platon était aux yeux des premiers docteurs de l'Eglise "le plus théologien de tous les Grecs", il était le "philosophe" alors qu'Aristote par exemple n'était qu'un physicien, pire, un athée. Platon avait enseigné que le monde vient de Dieu et doit retourner à Dieu, que Dieu est le Créateur, la Lumière et le Bien suprême ; on vît donc tout naturellement chez lui un écho aux croyances chrétiennes. Ce sentiment se renforça lorsque de grands théologiens se réclamèrent de Platon, ce qui en vérité n'était pas tout à fait exact : on avait tendance à désigner maintes choses sous le terme de "platonicien", alors que certains "platonismes" ne reproduisaient pas exactement le pensée des Dialogues.

Si par "platonisme" on entend généralement désigner l'ensemble des doctrines de Platon, cela désigne également les systèmes de pensée de ses successeurs : Philon le Juif, Plutarque, Gaïus, Albinus, Apulée, Atticus, Maxime de Tyr, Plotin, Porphyre et Proclus pour n'en citer que quelques-uns. Or, si dans ces différents cas on a bien affaire à du "platonisme" c'est à des platonismes différents, évoluant. Sextus Empiricus distinguait déjà cinq écoles platoniciennes : la plus ancienne dans laquelle s'illustraient Speusippe et Xénocrate, la nouvelle avec Arcésilas qui tend vers le pyrrhonisme, l'école probabiliste de Carnéade, l'école de Philon de Larisse qui voisine avec le stoïcisme, et enfin celle d'Antiochus.

D'une manière générale, on peut distinguer quatre grands "platonismes" : celui de Platon bien sûr, celui qui régnait au début de l'ère chrétienne, celui de Plotin et celui des successeurs de Plotin. Bien entendu, il n'est pas question de prétendre faire ici le bilan de plusieurs siècles de platonisme, il s'agit seulement de dresser un tableau approximatif de l'évolution de ce grand système de pensée. La difficulté est d'autant plus importante que cette évolution s'est faite à partir d'éléments souvent implicites pris dans la doctrine originaire, de telle sorte qu'il n'y ait rien de véritablement nouveau dans les doctrines plus tardives. Ainsi, il est difficile de déterminer si une influence doit être attribuée à Platon ou à l'un de ses disciples : on a une idée de ce que cela peut poser comme problème si on considère le cas de l'augustinisme par exemple, car on peut y voir aussi bien une inspiration essentiellement platonicienne qu'une influence plotinienne prépondérante.

Augustin lui-même n'avait pas une définition rigoureuse du platonisme dont pourtant il se réclamait tant. Le nom de Platon était employé par Augustin comme renvoyant immédiatement à la "philosophie parfaite", mais il était aussi le symbole de tous les philosophes spiritualistes de l'école ancienne. On a noté une tendance chez Augustin à assimiler peut-être un peu trop facilement Platon et les platoniciens, Platon et les pythagoriciens, Platon et les académiciens, Platon et Aristote. Il trouvait que Platon et Plotin étaient "si semblables qu'on les imaginerait avoir vécu ensemble si l'intervalle de temps qui les sépare ne poussait à imaginer que l'un a revécu en l'autre". Utilisant avec profit tout ce qu'il a peut acquérir de renseignements sur les philosophes qu'il admire tant, Augustin établit une sorte de fresque de "la vraie philosophie" :

"Tous les philosophes, quels qu'ils soient, qui ont reconnu dans le Dieu suprême et véritable l'auteur de la création, la lumière de la connaissance, le bien de la morale, celui qui est pour nous le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie -soit que, selon la dénomination la plus convenable, on appelle platoniciens ces philosophes, soit qu'on donne à leur groupe n'importe quel autre nom, soit que cette doctrine reste l'apanage de l'école ionienne, et encore de ses maîtres les plus remarquables, tels précisément Platon et ceux qui l'ont bien compris, soit qu'elle s'étende à l'école italique à cause de Pythagore, des pythagoriciens et de tous ceux de la même origine qui ont pu partager les mêmes idées, soit qu'on élargisse encore jusqu'à ceux qui, parmi les autres peuples comptant des sages ou des philosophes (Atlantiques, Libyens, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols)-, tous ces philosophes, nous les plaçons au-dessus des autres et nous les déclarons spécialement proches de nous ".

Le fait d'assimiler aux platoniciens "tous les autres philosophes de n'importe quel pays qui ont de Dieu la même conception que nous" montre que saint Augustin juge le platonisme par rapport à sa conception de Dieu. Le platonisme devient une sorte d'anticipation de la conversion qui va s'opérer chez saint Augustin.

Revenons un moment sur les différentes étapes du platonisme telles que nous les avons décrites ci-dessus. La première étape est évidemment constituée par ce que l'on peut appeler le platonisme de Platon. Il faut tout d'abord rappeler que ce n'est pas la totalité du système platonicien qui a retenu l'attention des théologiens des premiers siècles mais simplement ce qui pouvait recevoir une interprétation religieuse, c'est à dire : une conception particulière de la philosophie, la théorie des Idées, la dialectique, Dieu et ses rapports avec le monde, la vie de l'âme, la morale et la destinée. Nous nous attarderons donc sur ces points essentiellement.

En République, V, 475e, Platon, répondant à la question de Glaucon expose ce que sont les vrais philosophes : "Ce sont les amants de la vérité, qui cherchent à la contempler". Platon fixe tout de suite les conditions à un véritable bonheur : il faut posséder la vérité, tel sera le but de la philosophie qui veut réussir là où la sophistique a échoué. Cette quête va aussi chercher à apporter une conduite de vie, une morale fondée sur le savoir. Son but ultime est d'élever l'homme au-dessus du monde matériel pour lui permettre de contempler les réalités supérieures. Cette ambition philosophique implique qu'on se donne tout entier à la philosophie ; toute notre âme doit être tournée vers la recherche de la vérité. S'attacher à la philosophie demande d'avoir atteint un certain degré de pureté : Platon dit lui-même dans le Phédon, 67 b, qu' "il est défendu à ce qui n'est pas pur de toucher ce qui est pur". Reste ensuite certains passages obligés par des disciplines comme les mathématiques (on se souvient évidemment que "nul n'entre ici s'il n'est géomètre"), l'astronomie, la pratique de la gymnastique, de la musique, tout ceci dans le but d'entraîner l'âme à la contemplation du pur intelligible, de lui faire aimer le Beau, et de lui enseigner comment faire le Bien. C'est donc cette conception de la philosophie qui a été transmise aux chrétiens lettrés, tant et si bien que certains auteurs finiront par assimiler la philosophie à la vie chrétienne : saint Augustin n'a-t-il pas dit qu'elle était "synonyme de vie chrétienne, de contemplation chrétienne ou simplement de christianisme ".

Nous l'avons dit, la philosophie se propose de faire accéder l'homme à des réalités supérieures : les Idées. Platon justifie l 'existence des Idées en Parménide, 135b :

" Si l'on ne veut pas admettre qu'il y a des Idées des êtres..., Idées stables, permanentes, toujours les mêmes, il n'y a plus rien que nous puissions connaître par l'esprit, car tout ce que nous voyons est dans le changement perpétuel ".

En distinguant ainsi deux objets distincts, Platon leur rapporte deux modes de connaissances : l'intellection et l'opinion. L'accès à ces Idées est possible par l'entremise de la dialectique. Cette "méthode" consiste à s'élever du singulier au général, du conditionné à l'inconditionné, mais elle peut également redescendre du général au particulier en révélant les concepts qui peuvent s'unir et ceux qui ne le peuvent pas.

Les premiers chrétiens qui ont eu connaissance des théories platoniciennes ont retenu de cela l'importance du monde suprasensible dont le monde d'ici-bas est en quelque sorte l'image. Ils ont aussi noté la "parenté" que nous avons avec ce monde invisible qui se manifeste par notre désir de nous élever jusqu'à l'atteindre. En outre, la méthode dialectique sera bien souvent conservée car elle prétend pouvoir conduire à la composition essentielle des choses, et si l'on considère avec elle que les degrés de l'abstraction logique sont des degrés d'être, il devient possible en analysant nos concepts de connaître le réel et sa manière d'être.

Un autre point important de la doctrine platonicienne concerne Dieu. Considérant que "le plus ne peut sortir du moins", Platon situe d'emblée le Créateur dans le monde intelligible et dans l'unité (car l'unité est meilleure que le multiple). Comme il doit être ce qu'il y a de meilleur, le Créateur est donc intelligible, immortel, indissoluble, éternellement identique, sans couleur ni figure... tel est l'être divin. L'Idée du Bien, puisqu'elle est la plus élevée de toutes les Idées peut donc être appelée Dieu : elle est cause de toute perfection, de tout être, de toute connaissance. Si cette conception platonicienne de Dieu a été critiquée à de nombreuses reprises, une affirmation demeure essentielle : celle de l'Intelligible immuable. Peut-on aller jusqu'à dire que cet Intelligible est Dieu ? Dieu est-il l'Idée du Bien comme nous l'avons suggéré ? Ou bien est-il plutôt le Démiurge du Timée qui organise la matière ? Est-il encore l'Ame du monde, l' "âme royale" souvent identifiée à Zeus ? Il semble que vers la fin de sa vie, Platon ait considéré comme démontrées plusieurs vérités sur Dieu, ce que l'on peut lire d'ailleurs au livre X des Lois. Il ajoute également à ce sujet que Dieu est bon, qu'il est le soleil du monde invisible, qu'il donne aux Idées leur intelligibilité et par conséquent leur être, et qu'il donne à l'intellect la pensée.

Cette "théologie naturelle" que l'on attribue généralement à Platon ne doit pas nous faire oublier cependant la sympathie dont il a témoigné vis à vis de la mythologie grecque, sympathie qui va même jusqu'à accepter le polythéisme : l'âme, le monde, les astres ,le soleil... sont dieu (ou peut être est-il plus juste de dire "sont des dieux"). M. Diès posera légitimement la question : "qu'est-ce qui n'est pas dieu pour Platon ? ". Tout ce qui est intelligible, dans la mesure où il participe de l'être, de l'ordre et de la beauté est dieu, ainsi, tout ce qui est participe à Dieu.

Le Dieu platonicien en tant qu'il est créateur d'être est lié au monde, qui parce qu'il est soumis au devenir est né et donc causé par quelque chose qui lui est étranger. Ce Dieu créateur est le démiurge : il a pris une masse chaotique et lui a donné une forme, un ordre, et ce grâce aux Idées. Le Timée expose très bien cette cosmogonie. Les Pères de l'Eglise voient une analogie entre la terre "informe et nue" mentionnée par les Saintes Ecritures et la "nourrice" du Timée. Il faut cependant nuancer cela car il est bien dit dans la Genèse : "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre", or Platon spécifie bien que le Démiurge ne créer pas mais ordonne, de plus il se fait aider par des dieux inférieurs.

Concernant l'âme, Platon affirme que ses fonctions supérieures permettent à l'âme d'être unie au divin. On lit par exemple dans le Timée au sujet de l'âme que

"Dieu en a fait cadeau à chacun de nous comme d'un génie divin" et qu' "elle nous éève au-dessus de la terre en raison de son affinité avec le ciel, car nous sommes une plante non point terrestre, mais céleste".

Parce qu'elle est apparentée au divin, l'âme peut s'élever jusqu'aux choses divines, elle recherche ce qui lui est semblable. Elle a eu connaissance des réalités intelligibles avant de devoir animer un corps, et c'est cette connaissance oubliée qu'elle cherche à faire revivre à présent qu'elle est liée à un corps ; c'est la théorie de la réminiscence.

La théorie de l'âme et en particulier sa proximité avec les réalités intelligibles impliquent que l'âme soit immortelle. Cette certitude aura une grande influence sur notre attitude pendant notre vie et notre réaction face à la mort, elle a également un grand intérêt pour les penseurs chrétiens. Conscient que la mort n'est pas une fin en soi, le philosophe peut même préparer sa mort en se détachant du monde et de tout ce qui est matériel, y compris son propre corps. Ceci ne signifie pas pour autant que le philosophe doit se désintéresser totalement du monde, il a un rôle au sein même de la cité : le roi doit être philosophe, il doit reproduire dans ce monde le modèle de l'immuable vérité qu'il a contemplée. Par ses actes, le sage doit se rapprocher du divin au point de s'identifier avec lui.

Après ce bref aperçu du platonisme de Platon, il convient d'observer à présent son évolution à travers les âges. Avec Xénocrate déjà, l'évolution du platonisme commence. Cette évolution s'appuie sur les imprécisions de certaines des théories de Platon et sur les diverses interprétations que l'on peut faire des mythes qu'il propose. Cette période de l'histoire de la pensée est particulièrement confuse, elle s'étend sur les deux premiers siècles de notre ère. L'une des principales origines de cette évolution est attribuée souvent à Antiochus d'Ascalon : soucieux d'effacer les divergences d'opinion entre les différentes écoles, il affirma que platonisme, péripatétisme et stoïcisme étaient d'accord sur le fond et constituaient une "philosophie éternelle" à laquelle on se doit d'adhérer. L'inconvénient de cette entreprise est que le stoïcisme restait largement majoritaire dans le système ainsi crée. La philosophie entrait du même coup dans l'éclectisme dont elle ne sortira jamais vraiment indemne : elle resurgira en effet sous la forme d'un syncrétisme fortement empreint de stoïcisme et d'aristotélisme.

Un autre personnage aurait eu également une grande influence dans l'évolution de la pensée platonicienne : Posidonius d'Apamée. Originaire de Syrie, il se distingua par son stoïcisme platonisant et ses tendances mystiques qui seraient à l'origine de l'entrée de l'Orient dans la philosophie grecque. On pense également que cette rencontre entre les deux cultures serait au fondement du néoplatonisme. L'inconvénient de telles théories est qu'elles ne sont que peu (voir même pas) vérifiables car il ne nous reste de Posidonius que quelques fragments.

Cette époque, malgré ses incertitudes, manifestait un grand besoin religieux. C'est dans ce contexte que les Juifs d'Alexandrie purent jouer un rôle très important : leur représentant principal, Philon, montra très vite que l'idéalisme platonicien présentait certaines affinités avec sa religion. Il proclama notamment que la Bible exposait de manière claire ce que les philosophes cherchaient : il fut à l'origine d'une interprétation des textes bibliques à l'aide d'une doctrine qui regroupe néopythagorisme, stoïcisme et platonisme. On l'a accusé d'avoir nui au judaïsme en substituant un être de raison au Dieu vivant, il a cependant joué un rôle fondamental dans la transmission du "platonisme" aux Pères de l'Eglise. Le Dieu que décrit Philon est l'Un, il est la monade au-dessus de tout être et de toute pensée. La transcendance qui le caractérise lui impose de passer par des puissances intermédiaires pour traiter avec ce qui est du domaine terrestre, y compris les hommes. Parmi ces puissances, on distingue en priorité le Logos qui est l'instrument que Dieu utilisa lors de la création. A propos du Logos, Lebreton dans Origines du dogme de la Trinité, 6e éd., t. I, 1927, note J, dit : "Pour Philon, le Logos n'est pas une personne, mais une force, une idée, un être métaphysique ou mythologique". Au contraire, Lagrange expose que

"Le Verbe de Philon n'est pas seulement "la droite raison" des stoïciens, énergie naturelle et loi de la nature, mais un intermédiaire entre Dieu et l'homme, non seulement la règle, mais l'auxiliaire de toutes les vertus. Ce Verbe est ce que nous appellerions une personne".

D'autre part, Philon développe l'idée selon laquelle l'âme est capable de communiquer avec Dieu en vertu d'une "semence divine" que nous avons reçue : le nouz qui, moyennant une purification, permet de s'élever à Dieu. Cette purification exige de se libérer de toute chose sensible, et même de se quitter soi-même. De cette manière, on accède à la connaissance de l'Un. Une précision toutefois, Philon considère Dieu comme inconnaissable même par l'intelligence : c'est seulement dans une vision supra-intellectuelle que, dans l'évanouissement du nouz, l'âme peut s'unir à Dieu.

Philon n'a pas été le seul à vouloir retrouver dans Platon une doctrine qui réponde au besoin religieux : ce que l'on nomme le "platonisme moyen", représenté en grande partie par Plutarque, Gaius, Albinus, Apulée et Atticus, s'est fixé le même but. A leurs yeux, Platon est le grand théoricien de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, il est celui qui montre le vrai chemin :

"Que l'on détruise, si l'on veut, les lois civiles, pourvu que les doctrines de Parménide, de Socrate, d'Héraclite et de Platon demeurent sauves, il n'y a pas de danger que les hommes mènent une vie sauvage et en viennent à se manger les uns les autres (c'était la crainte de Colotès) ; ils continueront à aimer la vertu et à craindre les dieux ".

Plutarque considère que Dieu est un, transcendant, et qu'il ne peut avoir de contact direct avec la matière ou les hommes (il réfute par conséquent tous ceux qui voudraient donner une origine divine aux oracles). Il pose une distinction entre l'âme et l'intelligence, cette dernière étant bien entendu supérieure. Il réserve cependant à l'âme la possibilité d'apercevoir le pur intelligible "comme dans un éclair".

Albinus, quant à lui, s'est distingué par sa théorie des trois hypostases qui annonce celle de Plotin. Il distingue d'une part Dieu qui est le premier Bien, puis l'Intelligence divine où se trouvent les idées, et l'Ame. La ressemblance à Dieu comme finalité de la vie morale se distingue de l'extase : Albinus n'est en fait pas très porté vers le mysticisme.

Maxime de Tyr véhiculera l'idée selon laquelle il y a un Dieu suprême qui est "roi et père de toute chose" ainsi qu'une multitude de petites divinités qui règnent avec lui :

"Dieu demeure là où il est, quand il gouverne le ciel... ; mais il y a certaines natures immortelles, dieux subalternes... moins puissants que Dieu, mais plus puissant que l'homme ; ... ce sont eux qui apparaissent aux hommes... et leur donnent tout ce que ceux-ci demandent à Dieu".

L'âme manifeste le désir de voir Dieu, elle le peut "par sa partie la plus belle, la plus pure, la plus intellectuelle, la plus légère, la plus vénérable", en d'autres mots, Maxime affirme que la partie de l'âme la plus semblable à Dieu peut le voir grâce justement à cette ressemblance. La condition reste cependant la même que ses prédécesseurs : il faut "s'éloigner des choses d'ici-bas", "dépasser le ciel et les corps célestes" afin de monter "jusqu'à ce lieu véritable...où le souci de la chair ne trouble plus la vue".

Le "platonisme moyen" se distingue donc par l'opposition marquée entre Dieu et le monde : l'auteur de l'univers devient le lieu des Idées. On aboutit certes à une certaine multiplicité mais celle-ci est surmontée pour parvenir à l'Un. D'autre part, le rôle des intermédiaires se développe : des démons et autres intermédiaires viennent combler le vide entre Dieu et les hommes. Un goût prononcé pour le religieux et même le mystique s'annonce : le but de l'activité humaine est l'assimilation à Dieu. La phase de purification nécessaire avant toute rencontre avec Dieu va être déterminante du point de vue de la morale.

La troisième époque s'annonce : celle de Plotin. Nous connaissons la philosophie de Plotin grâce à Porphyre qui consigna les théories de son maître dans les Ennéades. Le trait le plus marquant de sa pensée est certainement sa systématisation des relations de l'Un et du multiple. Plotin pose qu'au-dessus du multiple, il y a l'Un ; il croit en une Intelligence suprême, lieu des Idées et unité des esprits, qui est le soleil du monde intelligible. Cette Intelligence ne se suffit cependant pas à elle-même et ne peut être la raison dernière de tout. L'Intelligence, même conçue comme pensée pure qui se pense elle-même implique un contenu : nous sommes donc en présence d'une dualité d'intellect et d'intelligible. Comme l'unité est première, la pluralité provient de l'unité et lui est postérieure : ainsi il y a au-dessus de la pensée une Unité pure qui est un premier Principe. Il s'ensuit de là que plus un être est proche de l'unité et plus il est parfait. Plotin prononce également toute une théorie sur la nature de l'Un : nous avons vu que l'on doit exclure de l'Un toute multiplicité, on ne peut donc lui apposer aucune détermination, tout ce que l'on peut faire c'est dire ce qu'il n'est pas. En effet, l'Un n'est rien de ce que nous connaissons car nous ne connaissons que des choses limitées et déterminées. L'Un est donc incompréhensible, indicible et transcendant : il est au-dessus de l'intelligence et de l'être (qui supposent la dualité de sujet et d'objet et donc ne sont pas un). On lui ôte toute détermination pour ne pas entacher sa pureté et sa simplicité, mais avec les précautions nécessaires on pourrait dire de lui qu'il est en quelque manière intelligence, être, acte et hypostase, c'est d'ailleurs ce que dit Plotin. Les Ennéades disent de l'Un qu'il est "identité pure", "le même qui n'est aucunement autre, sans mélange de différence car il est simple" : ceci rend difficile toute analyse de son essence car on ne peut rien dire de lui sinon qu'il est "lui-même, lui-même, par-delà l'être". L'immobilité qui le caractérise est une activité pure en dehors du changement du temps. L'Un se connaît lui-même par une intuition, une "surpensée" : il existe pour lui-même, est tourné vers lui-même. Cette orientation vers soi-même et qui trouve en soi son terme est un amour de soi. La simplicité de l'Un est liée à sa perfection.

L'Un est cette puissance parfaite à laquelle tout participe, il émane de lui non pas sa substance mais l'effet de sa causalité infinie. La philosophie plotinienne pose comme principe que ce qui est parfait engendre nécessairement : "S'il n'avait pas de sujet, comment serait-il roi ? ", autrement dit, comment être principe sans produire quelque chose ? Si l'Un ne peut exister sans le monde qu'il crée, il n'en demeure pas moins que la création est l'expression d'une liberté : l'Un engendre parce qu'il le veut. L'Un est différent des choses qui dépendent de lui, cependant la multitude créée forme un tout, tous les êtres sont en quelque sorte liés par leur origine commune, ce que l'on peut appeler leur parenté. Au sein de ce tout on distingue cependant différents degrés, selon que l'on est proche ou au contraire éloigné de la source, ceci implique une hiérarchie. On va ainsi de l'Un absolu la multiplicité pure graduellement, progressivement, en passant par d'innombrables intermédiaires comme le monde intelligible, le monde des âmes, le monde sensible. De sortes, le second Dieu, l'Intelligence n'est plus tout à fait simple : "Tout ce qui participe de l'Un, dira Proclus, est à la fois un et non-un", il est donc moindre par rapport au premier dont il se distingue alors nécessairement.

Les idées d'unité, d'ordre du monde et de degrés reçurent un bon accueil de la part de la philosophie chrétienne. Boyer dit d'ailleurs concernant l'augustinisme :

"La conception néoplatonicienne qu'il faut davantage garder devant les yeux pour comprendre Augustin est celle des degrés. Le degré suprême n'est vraiment lui-même que dans ce degré et, cependant, on considère que c'est encore lui qui se trouve dans les autres, mais dégradé, obscurci .

Ce principe servira de base aux preuves de l'existence de Dieu qui s'appuient sur le fait que s'il existe du plus et du moins il existe nécessairement du parfait et par conséquent s'il existe des êtres meilleurs les uns que les autres il existe un être parfait : Dieu.

Ainsi donc nous avons vu que pour Plotin, l'Intelligence n'est pas le premier principe et par conséquent, n'est pas pure unité. L'Intelligence a l'Un comme principe et comme fin, mais en le pensant elle le décompose en une multitude d'Idées qui forment un monde intelligible hors du temps et de l'espace. La réunion de ces divers mondes intelligibles forme l'Intelligence universelle.

L'âme est une étape différente de la multiplicité ; elle est un intermédiaire entre le monde intelligible et le monde sensible. René Arnou dans l'article "platonisme des Pères" du Dictionnaire de théologie catholique explique que l'âme est "indivisible par nature, toute en tout et toute en chaque partie, elle a pourtant une affinité pour le corps qui est de sa nature divisible et, en vertu de cette relation, elle devient elle aussi, sujette à la divisibilité". L'Ame universelle quant à elle est multiplicité dans le sens où elle contient toutes les âmes particulières.

La matière occupe le dernier degré de la hiérarchie car elle est multiplicité sans unité : elle est informe, elle est non-être sans être absolument rien. Parce qu'elle est considérablement éloignée de son principe, le Bien, on la considère souvent comme le principe du mal. La purification de l'âme consiste aussi à se débarrasser de ce mal.

La philosophie plotinienne serait à l'origine de comportements sceptiques qui se montrent prudents à l'égard de la connaissance sensible ; ceci transparaît notamment dans certains textes d'Augustin où il est démontré que celui qui veut connaître la vérité doit accepter l'idée que ses sens lui seront inutiles pour mener à bien cette quête, et que, au contraire, ils pourraient se révéler être un obstacle difficile.

La dernière période du platonisme que nous allons envisager à présent elle celle qui s'ébauche après Plotin. A la mort de ce dernier, son disciple Porphyre lui restera fidèle et contribuera même à la propagation de ses oeuvres. Avec Jamblique s'amorce une autre période, dite "syrienne", qui "multiplie les étages de l'émanation divine et les dispose en triades subordonnées". Jamblique développe l'idée d'une piété syncrétiste et il considère le polythéisme comme fondamental dans l'hellénisme. Il édicte aussi une théorie selon laquelle l'âme est perpétuellement en mouvement de haut en le bas (et inversement). Le platonisme postérieur à Plotin a ceci de particulier qu'il s'associe avec un platonisme particulièrement militant qui a recours régulièrement de la théurgie. C'est ce que saint Augustin a tout de suite remarqué et qu'il dénonce dans la Cité de Dieu, où il dit que les platoniciens, bien qu'ayant connu le vrai Dieu, non seulement ne l'ont pas honoré mais ils se sont rendus complices de cultes et de sacrifices envers de fausses divinités. Plotin avait utilisé les mythes grecs de manière allégorique : la naissance de Zeus par exemple était une allégorie de la genèse de l'Ame. D'autres philosophes ont quant à eux soutenu le paganisme dans sa lutte contre le christianisme : ils ont cherché à donner un sens au culte païen et une place aux multiples dieux. La théorie concernant les démons se précise et leur octroie une reconnaissance toute particulière. En outre, la théurgie s'installe de manière quasi-officielle, sans doute sous l'influence des cultes orientaux. Devant la difficulté à atteindre Dieu par l'ascèse, les hommes se tournèrent vers une "solution" plus simple, plus accessible : il s'agissait seulement de connaître certaines formules ou invocations, de pratiquer des sacrifices précis, et l'union à la divinité devenait possible. De telles pratiques promettaient même que l'on pouvait obtenir, en les vénérant, l'obéissance de ces dieux. Cette apparente simplicité aurait du suffir pour mettre les praticiens en garde, mais ce ne fut pas le cas, la théurgie connu même un grand succès, et la magie suivit ses traces.

Cette période de l'histoire de la philosophie fut aussi marquée par l'importance du nombre trois. Certes, ce nombre avait déjà connu ses heures de gloire grâce au pythagorisme, mais il renaissait à nouveau sous une forme différente. Plotin décrit trois principes divins : l'Un, l'Intelligence et l'Ame. Ces trois principes seront d'ailleurs rapidement comparés à la trinité chrétienne. Ce rythme ternaire est repris par Proclus qui y voit la loi de toute chose : il lui permet d'expliquer le développement des essences et le devenir du monde. Proclus pose quelques grands principes que nous allons résumer brièvement ici.

Tout d'abord, un processus se déroule toujours en trois moments : dans le premier le causé est dans la cause en vertu du fait que ce qui est produit ressemble à ce qui le produit. On appelle ce moment la monh. Le second moment, proodoz, voit le causé sortir de sa cause, la dissemblance se créer entre les deux, mais une part de ressemblance est conservée. Le troisième moment est celui de la conversion, epistroyh: le causé, parce qu'il tend au Bien, retourne vers sa cause sans laquelle il pourrait participer au Bien. On va donc du plus parfait au moins parfait.

Un autre point important est qu' "il n'y a pas de procession sans intermédiaire". Les intermédiaires sont ce qui permet de passer d'un extrême à l'autre, c'est grâce à eux que l'Un peut atteindre les âmes, et inversement que les âmes peuvent monter vers l'Un. Un autre principe vient s'ajouter à celui-ci : "dans les processions où les êtres s'engendrent l'un l'autre, ce qu'il y a de plus élevé dans une série touche ce qu'il y a de plus intime dans la série supérieure".

Enfin, Proclus énonce qu'en tout, excepté en l'Un premier absolument simple, il y a trois termes : le fini, l'infini ou l'indéterminé et le mixte qui résulte de l'union des deux. Les éléments composants sont eux-aussi créateurs de triades. Ainsi de l'Un procède le monde des Hénades, et des Hénades procède la triade qui fonde le monde intelligible : l'être (le fini), la vie (l'infini), et l'intelligence (le mixte), ainsi que toutes les triades qui en dérivent.

 

Nous l'avons vu tout au long de cette étude, ce qui est désigné sous le terme de platonisme peut regrouper des théories très variées qui s'éloignent plus ou moins du platonisme originel. Le platonisme devient alors un syncrétisme qui mêle aussi bien des idées platoniciennes que pythagoriciennes. Si ce syncrétisme eu une telle influence sur le monde chrétien antique, c'est parce qu'il véhiculait une idée générale fondamentale, en lien avec ce que professaient les chrétiens. C'est cette idée que nous allons observer à présent.

 

 

Une idée fondamentale :

le monde vient de Dieu et doit retourner à Dieu qui est le bien suprême.

Interrogé sur Cicéron par Dioscore, un jeune ami, saint Augustin répond dans la Lettre CXVIII en montrant combien de prétendus "grands philosophes" sont en fin de compte peu dignes d'intérêt. Il distingue pourtant parmi eux les "platoniciens" qu'il met à part.

La vérité pour saint Augustin, c'est que Dieu est notre souverain bien. L'erreur est de croire que le souverain bien est dans le corps ou dans l'âme, ce qui a pourtant déjà été professé par quelques philosophes épicuriens ou stoïciens. Les platoniciens ne furent pas victimes de cette erreur mais ils ne surent pas faire entendre leurs théories, peut être à cause de leur peu d'autorité sur des foules convaincues que le souverain bien est dans le plaisir du corps. Il faut dire pour leur défense que la tâche n'était pas aisée : comment expliquer quelque chose de divin, immuable, inaccessible aux sens, compréhensible pour l'esprit seul (bien qu'étant au-dessus de notre esprit) ? Comment surtout leur faire comprendre que Dieu doit être la jouissance de l'âme humaine, le but de toutes nos aspirations et la fin de tous nos biens ? Il est certain qu'en exposant de telles thèses, les platoniciens se verraient préférer les théories épicuriennes ou stoïciennes. De plus, les platoniciens n'ont pas pu se placer dans ce conflit comme proposant la vérité car il leur a manqué "l'exemple d'un Dieu humilié". Dans une telle situation, ce qui a fait défaut aux platoniciens c'est la rencontre avec Jésus Christ.

Un autre point sur lequel les platoniciens se distinguent des autres philosophes : la création de l'univers. Pour ces penseurs, la sagesse incorporelle est créatrice de toutes choses. Ils s'opposent en cela à ceux qui défendent la théorie des causes premières avec les atomes chez les épicuriens, et les 4 éléments (le feu surtout) pour les stoïciens. Comme les hommes ne savent voir que les corps, les stoïciens l'emportent encore.

Les platoniciens n'ont pas seulement vu en Dieu le Bien ultime et la cause créatrice de tout ce qui est, ils en ont aussi fait le garant de la philosophie rationnelle. Alors que les épicuriens considèrent que les sens sont infaillibles, ne trompent jamais et par conséquent qu'on peut leur faire une entière confiance, les stoïciens, quant à eux pensent que les sens se trompent quelques fois, qu'il y a une marge d'erreur possible et qu'il faut se montrer prudent, quitte à tomber dans le scepticisme. Les platoniciens se distinguent une fois encore en soutenant qu'il existe quelque chose qui ne peut être perçu par aucun sens : ces choses invisibles sont les seules réelles, les seules que l'on puisse concevoir car elles sont immuables et éternelles. On comprend à présent pourquoi Cicéron a assuré que Platon a établi la fin du bien, la cause des choses et la certitude du raisonnement dans la sagesse divine.

Bien que si proches de la vérité les platoniciens n'ont pas su faire entendre leur voix, ils ont rencontré les mêmes obstacles que ceux qui gênèrent saint Paul dans sa mission évangélique, ainsi qu'en témoignent les Actes des Apôtres. Ces querelles entre les différentes écoles philosophiques s'effacèrent finalement face à la Vérité chrétienne : le Christ devint "roi victorieux". Le platonisme dû plier également devant le christianisme, mais ce fut sans trop de douleur et "après avoir changé le peu que le christianisme réprouve dans leurs doctrines".

 

 

Quel rapport y a-t-il avec le christianisme ?

Nous avons vu tout au long de ce travail sur la notion de platonisme qu'il avait des affinités avec le christianisme, affinités dans les concepts, dans les idées développées, dans la vision des choses. On comprend alors que le platonisme ait un rôle dans l'histoire du christianisme et plus particulièrement dans l'histoire de la pensée chrétienne : de grands penseurs chrétiens n'ont-ils pas avoué être platonicien ou avoir une grande admiration pour cet ensemble d'écoles ?

Cette grande proximité entre platonisme et christianisme peut être illustrée par un extrait de la Cité de Dieu, de saint Augustin, dans lequel l'auteur fait le constat d'une analogie entre Platon et Moïse, analogie résolue à l'aide de l'Epître aux Romains:

"Ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité".

Le fait que les platoniciens soient si proche des chrétiens permet-il de faire un lien tel entre les deux courants de pensée que l'on puisse parler, pour désigner cette proximité de "platonisme chrétien" ? Cela ne serait à près tout qu'une forme de plus de platonisme. Nous allons le voir, si le rapprochement peut être fait facilement, il doit être entouré de la plus grande méfiance car l'expression créée pose plus de problèmes qu'elle n'apporte de solutions. C'est l'ambiguïté de cette notion que nous allons voir dès maintenant.

 

 

b) Le "platonisme chrétien"

 

 

Une formule qui pose problème.

Les rapports entre néo-platonisme et christianisme sont très mal connus ; on sait que les néo-platoniciens connaissaient les chrétiens et certaines de leurs doctrines, de grands philosophes néo-platoniciens ont même été chrétiens. En outre, des personnalités aussi importantes que des Pères de l'Eglise se sont tourné vers le platonisme : saint Thomas a distingué dans la doctrine augustinienne des composants platoniciens mais il jugeait que saint Augustin "avait suivi Platon aussi loin que le supporte la foi chrétienne". Saint Augustin avoue d'ailleurs sa dette envers les platoniciens dans la Cité de Dieu : il y dit qu'ils sont plus proches du christianisme que n'importe quels autres philosophes, nous avons vu pourquoi ci-dessus. Il reconnaît de surcroît que, dans les Libri platonicorum ainsi que dans le Prologue johannique, on trouve une doctrine pratiquement identique. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un parallèle est fait entre des écrits platoniciens et le Prologue écrit par saint Jean. Dans son Introduction aux Confessions de saint Augustin, Solignac cite Amélius évoquant une ressemblance entre le logos de saint Jean et le logos d'Héraclite :

"Et tel était le Logos, par qui tout ce qui devient a été fait, tandis qu'il est lui-même éternel, ainsi qu'Héraclite l'a proclamé : et, par Zeus, c'est ce Logos, le Barbare (i.e. saint Jean) l'a reconnu, qui, étant établi au rang et à la dignité de principe, était en Dieu et était Dieu : par lui, tout absolument a été fait ; en lui ce qui a été fait, était, originellement vivant, vie et être ; et c'est ce même Logos qui est descendu jusque dans les corps et, ayant revêtu la chair, il est apparu comme l'homme, mais de telle sorte que, même alors, il montrât la majesté de sa nature ; et naturellement, après avoir été délié du corps, il est à nouveau divinisé et il est Dieu, comme il était avant d'être répandu dans les corps, dans la chair et dans l'homme".

Augustin fut mis au courant de ces rapprochements par Simplicianus, avec lequel il eut de nombreuses discussions à ce sujet. On trouve dans le livre VII des Confessions des aveux de l'évêque d'Hippone qui reconnaît avoir lu dans les Libri Platonicorum des choses semblables à ce que dit le prologue johannique. Une grande partie des textes se rapprochant de l'Evangile figure dans les Ennéades de Plotin.

Nous allons tenter, à l'aide des documents fournis par Solignac dans une de ses notes complémentaires des Confessions, de montrer ce parallèle.

 

 

Confessions, VII, IX, 13

"Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu."

Ennéades, V, I, 6, 39-54

"Que faut-il donc dire de l'être très parfait? Rien ne vient de lui que ce qu'il y a de plus grand après lui. Mais ce qu'il y a de plus grand après lui, c'est l'Intelligence qui est le second terme. En effet, l'Intelligence voit l'Un et n'a besoin que de lui ; mais lui, il n'a pas besoin d'elle ; ce qui est engendré par le principe supérieur à l'Intelligence, c'est l'Intelligence. Et l'Intelligence est meilleure que tout le reste, car tout le reste est après elle ; et de même que l'Ame est le verbe de l'Intelligence et son acte, ainsi l'Intelligence l'est de l'Un. Mais le verbe de l'âme est indistinct : en effet, comme elle est l'image de l'Intelligence, il faut aussi qu'elle regarde vers l'Intelligence : de même l'Intelligence doit regarder vers l'Un pour être intelligence. Or elle le voit sans en être séparée, parce qu'elle est après lui sans aucun intermédiaire. ... Tout être désire son générateur et l'aime, et cela d'autant plus que le générateur et l'engendré sont seul à seul ; et lorsque le générateur est ce qu'il y a de meilleur, l'engendré est nécessairement uni à lui, de sorte qu'il n'en est séparé que par l'altérité."

"Tout par lui a été fait, et sans lui rien n'a été fait..."

V, I, 7, 26-32 ; "L'Intelligence dont nous parlons est digne d'être engendrée par le plus pur des principes ; ...une fois produite, elle engendre avec elle tous les êtres, toute la Beauté des idées et tous les dieux intelligibles. Mais, pleine des êtres qu'elle a engendrés, elle les engloutit en quelque sorte en elle en les retenant en elle-même et les empêche de tomber dans la matière..."

"ce qui a été fait est vie en lui..."

V, II, 2, 27-28 ; "Toutes choses sont donc comme une immense vie qui s'étend en longueur : différent est chacun des points successifs, mais le tout est continu à soi-même... "

V, III, 16, 26-41 ; "Oui, quand tout lui est déjà présent, la vie est aimable, quand tout lui est présent de telle sorte que rien ne diffère plus d'elle. Si une telle vie est la vie totale, la vie claire et parfaite, toute âme est en elle et toute intelligence et rien pour elle n'est sans vie et sans intelligence".

"Et la vie était la lumière des hommes..."

V, I, 7 ; "Le produit de l'Intelligence est un verbe, et la réflexion discursive est une réalité subsistante. Elle est l'être qui se meut autour de l'Intelligence ; elle est la lumière de l'Intelligence, la trace qui lui reste attachée..."

V, III, 8 ; "Dans le monde intelligible, la vision n'a pas d'organe étranger ; elle se fait par elle-même parce qu'elle ne regarde pas dehors. Elle voit une lumière par une autre lumière, et non par un organe étranger. C'est une lumière qui voit une autre lumière, de la lumière qui se voit elle-même. Cette lumière éclaire l'âme de ses rayons, et la rend intelligente, en la faisant semblable à elle-même, la lumière d'en haut... Celui qui a reçu la lumière de la vérité regarde moins les objets visibles que les choses invisibles... La vie, en l'intelligence est aussi acte : elle est la lumière primitive qui éclaire primitivement par elle-même et qui brille vers soi-même, à la fois éclairante et éclairée, l'intelligible véritable, à la fois pensant et pensé... C'est par elle-même qu'elle est connue de nous : la connaissance que nous en avons se fait grâce à elle, sinon comment pourrions-nous en parler ? Elle est telle qu'elle se perçoit clairement elle-même, et nous nous percevons par elle... La vie de l'âme est une image et une ressemblance de celle de l'intelligible : lorsqu'elle pense, elle prend la forme du divin et de l'intelligible."

"L'âme de l'homme, bien qu'elle rende témoignage à la lumière, n'est cependant pas elle-même la lumière ; mais le Verbe Dieu, lui, est la lumière vraie qui illumine tout homme venant en ce monde..."

V, I, 3 ; "Puisque l'âme est une chose si précieuse et divine, sois assuré que par elle tu pourras atteindre Dieu et monte vers lui avec un tel principe : il n'est pas du tout loin et tu y parviendras, car les intermédiaires ne sont pas nombreux. Considère donc, en cette âme divine comme la partie la plus divine, celle qui est voisine de l'être supérieur après lequel et duquel vient l'âme : car... elle est une image de l'Intelligence ; comme la parole exprimée est l'image du verbe intérieur à l'âme, ainsi elle est le verbe de l'Intelligence et l'activité selon laquelle l'Intelligence émet la vie pour faire subsister les autres êtres : comme dans le feu il y a la chaleur qui est en lui et celle qu'il fournit aux autres choses."

"Il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas reconnu..."

V, I, 1 ; "D'où vient donc que les âmes ont oublié Dieu leur père, et que, fragments venus de lui et complètement à lui, elles s'ignorent elles-mêmes et l'ignorent. Le principe du mal pour elles, c'est l'audace, le devenir, la différence première et la volonté d'être à elles-mêmes. Elles ont cru s'éprendre de leur propre pouvoir et s'en servent pour se remuer grandement par elles-mêmes ; ainsi, elles courent à l'opposé, et lorsque l'éloignement est à son comble, elles ignorent qu'elles-mêmes viennent de là-haut : comme des enfants arrachés à leur père et élevés longtemps loin de lui, s'ignorent eux-mêmes et ignorent leurs pères."

VII, IX, 14 ; "De même, j'y ai lu que le Verbe, Dieu, est né non de la chair, non du sang, non de la volonté de l'homme, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu. "

V, I, VI, 18-30 ; "Il faut donc dire que ce qui vient de l'Un en vient sans qu'il y ait mouvement... Si donc il y a un second terme après lui, il faut qu'il existe sans que l'un se meuve, sans qu'il s'y incline, sans qu'il le veuille, et en un mot sans aucun mouvement. De quelle manière donc ? Et que faut-il concevoir autour de lui, s'il reste immobile Un rayonnement qui vient de lui, de lui qui reste immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil naît de lui, bien qu'il soit toujours immobile."

"Le Fils, étant dans la condition du Père, n'a pas tenu pour vol d'être l'égal de Dieu, puisque par nature il est cela même. "

V, I, 7 ; "Nous disons que l'Intelligence est une image de l'Un ; mais il faut parler plus clairement : d'abord, il faut que l'être engendré soit en quelque manière semblable à l'Un, qu'il conserve bien les caractères de l'Un, qu'il y ait entre lui et l'Un la ressemblance qu'il y a entre la lumière et le soleil. "

"Que, en effet, avant tous les temps et au-dessus de tous les temps, existe de façon permanente et immuable ton Fils unique co-éternel à toi...."

V, IV, 21-25 ; "l'Intelligence est seulement, et ce mot elle est lui convient toujours ; à nul moment, elle n'est à venir ; car, même à ce moment, elle est ; jamais non plus elle n'est dans le passé, car en cette région rien ne passe, tous les êtres y sont éternellement présents".

"Et que les âmes reçoivent de sa plénitude pour être heureuses, et que, en participant à la sagesse permanente en soi, elles se renouvellent pour être sages, cela s'y trouve."

V, I, 10 ; "Donc notre âme est chose divine ; elle est d'une nature différente de l'être sensible ; elle est telle que l'âme universelle. L'âme qui possède l'intelligence est parfaite."

I, VI, 6 ; "L'âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la beauté, et d'où viennent toutes les choses du même genre. Donc l'âme réduite à l'intelligence est d'autant plus belle. Mais l'intelligence et ce qui en vient, c'est pour l'âme une beauté propre et non pas étrangère, parce que l'âme est alors réellement isolée... Il faut poser d'abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien l'intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l'âme est belle par l'intelligence. "

 

Cette comparaison est intéressante de différents points de vue : déjà, elle est un argument en faveur de l'influence du néo-platonisme sur Augustin, ensuite, elle montre combien les néo-platoniciens étaient proches de la doctrine chrétienne, leur seul "défaut" étant de ne pas reconnaître l'Incarnation.

Dès 386, les écrits d'Augustin comportent fréquemment des allusions à la Bible et à la doctrine chrétienne. Pendant son séjour à Cassiciacum, il écrit que l'autorité et la raison sont les seuls moyens de parvenir à la vérité : il entend par autorité le Christ, et sous le terme raison, il désigne Platon. Le lien entre ces deux instances est très particulier : l'autorité donne des directives à la raison, elle est première dans le temps tandis que la raison est première dans l'ordre de la réalité. La raison est préférée par les hommes instruits qui veulent suivre des voies philosophiques, mais elle n'est pas suffisante. De même l'autorité seule ne convient pas car elle ne permet pas de faire la part des choses et de distinguer l'autorité divine d'autorités inférieures provenant d'esprits inférieurs comme les divinités païennes par exemple : l'autorité divine du Christ est démontrée par le fait qu'elle est également la plus haute raison. Le Christ est, en tant que sagesse vraie de Dieu, la même chose que ce que Plotin nommait l'Esprit dans la Triade.

Dans le livre VII des Confessions, saint Augustin raconte que lorsqu'il compare les écrits de Plotin avec le Prologue de saint Jean, la grande ressemblance qui existe entre ces textes lui saute aux yeux. Pour saint Augustin, le prologue de Jean est une formulation de la vision du monde platonicien : on y voit la lumière de Dieu illuminant les ténèbres afin de ramener le monde vers des sphères plus élevées.

Ce qui lui apparaît également de manière très nette, c'est que quelque chose ne figure pas dans les écrits néo-platoniciens : l'Incarnation. Nulle part en effet on ne lit chez Plotin quelque chose dont le sens serait proche de ceci : "le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous". Les sages en ont su beaucoup, mais Dieu réserve aux "petits", aux humbles, le secret de son Fils livré pour sauver les hommes. Non seulement ces hommes savants n'ont pas connu le Christ mais leur sagesse s'est souvent muée en folie ; ils ont adoré des idoles à visage d'homme et d'animaux, oubliant par là que Dieu est incorruptible. Le fait que pour Platon le Verbe ne sa fasse pas chair introduit donc une différence importante entre les deux doctrines. Le concept d'une révélation unique dans le cadre d'une vie particulière est un thème proprement chrétien, pour un platonicien, cela est incompatible avec l'immutabilité divine et l'opération universelle de la providence dans le cosmos. Les platoniciens ne croient pas à l'exécution d'un dessein divin dans l'histoire, leur conception du temps est cyclique et non linéaire (l'incarnation donne un sens, une direction vers la fin).

D'une manière générale, si l'on excepte le mystère de l'Incarnation qui n'est pas reconnu des platoniciens, on voit qu'il y a une ressemblance très grande entre platonisme et christianisme. Nous achèverons notre démonstration de la manière suivante. La philosophie traditionnelle se divise en trois parties : physique, logique, éthique, qui correspondent à la recherche de trois choses : la cause des choses, une méthode de connaissance et une règle de vie. Les platoniciens, parce qu'ils connaissent Dieu ont trouvé : la cause constitutive de l'univers, la lumière de la vérité à pénétrer, la source de la félicité où s'abreuver . En outre, les chrétiens savent, sans pour autant avoir eu connaissance des écrits platoniciens, que du Dieu unique, véritable et très bon nous tenons : une nature selon laquelle nous sommes faits à son image, une doctrine qui permet de le connaître et de nous connaître, une grâce qui, nous unissant à lui, fait notre bonheur. Par ce qu'ils savent, les platoniciens et les chrétiens sont frères. La Prière du philosophe qui est l'autre nom donné au texte des Soliloques, I, I, est une prière chrétienne faite à l'aide de termes essentiellement néo-platoniciens ; elle constitue l'achèvement de cet itinéraire :

"Dieu, créateur de l'univers, accorde-moi

d'abord de te bien prier

ensuite de me rendre digne d'être exaucé

enfin d'obtenir ma libération

Dieu par qui toutes les choses qui n'auraient pas "l'être" par elles-mêmes

tendent vers "l'être"

Dieu qui ne laisse pas périr même ce qui cherche intimement sa propre

perte

Dieu qui as crée de rien ce monde dont la souveraine beauté saisit tous les regards

Dieu qui n'est pas l'auteur du mal mais permets qu'il existe afin de prévenir

un plus grand mal

Dieu qui au petit nombre d'esprits capables d'accéder au refuge de ce qui

"est" réellement montres que le mal n' "est" nullement substance

Dieu grâce à qui l'univers, même avec la part de ce qui va de travers, est

pourtant parfait

Dieu par qui la dissonance ne saurait finalement se voir accorder la

moindre place puisque le pire consonne avec le meilleur

Dieu qu'aime tout ce qui consciemment ou inconsciemment peut aimer

Dieu en qui sont toutes choses

mais qui de l'univers d'opprobre des créatures ne reçois nul opprobre

de leur univers de malice nul dommage

de leur univers d'erreur nulle erreur

Dieu qui n'a donné qu'aux coeurs purs de connaître le vrai

Dieu Père de la vérité

Père de la sagesse

Père de la véritable vie supérieure

Père du bonheur

Père du Bien et du Beau

Père de la lumière intelligible

Père de notre réveil et de notre illumination

Père du gage qui nous appelle à revenir à toi

c'est toi que j'invoque

Dieu vérité

car en toi et de toi et par toi

est vrai

tout ce qui est vrai

tout

Dieu sagesse

car en toi et de toi et par toi

a goût de sagesse

tout ce qui est sage

tout

Dieu Vie véritablement supérieure

car en toi et de toi et par toi

vit

tout ce qui a une vie véritablement supérieure

tout

Dieu bonheur

car en toi et de toi et par toi

a du bonheur

tout ce qui a du bonheur

tout

Dieu (du) Bien et (du) Beau

car en toi et de toi et par toi

est bon et beau

tout ce qui est bon et beau

tout

Dieu Lumière intelligible

car en toi et de toi et par toi

brille de lumière intelligible

tout ce qui brille de lumière intelligible

tout

Dieu dont le royaume est tout l'univers que les sens ignorent

Dieu dont le royaume a une loi dont le reflet se retrouve jusque dans le

royaume de la terre

Dieu de qui se détourner c'est choir

vers qui se tourner c'est revivre

en qui habiter c'est vivre

Dieu que nul ne perd s'il n'est abusé

que nul ne cherche s'il n'est appelé

que nul ne trouve s'il n'est purifié

Dieu dont l'abandon équivaut à périr

dont la quête équivaut à aimer

dont la vue équivaut à posséder

Dieu à qui la foi nous éveille

vers qui l'espérance nous dresse

à qui la charité nous unit

Dieu par qui nous triomphons de l'ennemi

c'est toi que ma prière implore

Dieu à qui nous devons de ne pas périr entièrement

Dieu de qui nous vient l'appel à veiller

Dieu grâce à qui nous distinguons le bien du mal

Dieu grâce à qui nous fuyons le mal et suivons le chemin du bien

Dieu grâce à qui nous ne cédons pas à l'adversité

Dieu grâce à qui nous sommes bons serviteurs et bons maîtres

Dieu grâce à qui nous apprenons que nous est étranger ce que nous

considérions parfois comme nôtre et qu'est nôtre ce que nous

considérions parfois comme étranger

Dieu grâce à qui nous ne sommes point pris aux appâts et aux séductions

des méchants

Dieu grâce à qui la petitesse des choses ne nous rapetisse pas

Dieu grâce à qui ce qu'il y a de meilleur en nous n'est pas assujetti à ce qu'il y a de pire

Dieu grâce à qui "la mort est résorbée dans la victoire"

Dieu qui nous convertis

Dieu qui nous dépouille de ce qui n' "est" pas, pour nous revêtir de ce

qui "est"

Dieu qui nous met en état d'être entendus

Dieu qui nous fortifies

Dieu qui nous introduis à la vérité tout entière

Dieu qui par ta parole nous révèles tous les biens

et ne nous rends pas insensés

et ne permet à personne de nous rendre insensés

Dieu qui nous ramène sur la voie

Dieu qui nous conduis jusqu'à la porte

Dieu qui fait qu'elle s'ouvre à ceux qui frappent

Dieu qui nous donnes le pain de vie

Dieu grâce à qui nous avons soif de ce breuvage qui, une fois bu, étanche la

soif à jamais

Dieu qui confonds le siècle sur le chapitre du péché, de la justice et du

jugement

Dieu grâce à qui ne nous émeuvent pas les incrédules

Dieu grâce à qui nous blâmons l'erreur de ceux qui considèrent les mérites

des âmes comme néant à tes yeux

Dieu grâce à qui nous ne sommes pas asservis à des éléments sans force ni

consistance

Dieu qui nous purifie et nous prépares aux divines récompenses

Viens à mon aide et sois-moi propice

O Toi..."

 

Il convient toutefois de ne pas oublier l'ambiguïté des expressions comme "platonisme chrétien" ou "platonisme des Pères". Rappelons encore une fois que le platonisme dont il est question, c'est à dire celui qui était porté à la connaissance des pères, n'était ni la pensée originelle de Platon, ni un système de philosophie pure se réclamant de lui : "c'était un complexe philosophico-religieux antagoniste, l'autre théologie opposée au christianisme".

Afin de situer saint Augustin et le Pseudo-Denys dans la tradition platonicienne, Goulven Madec donne une définition du néo-platonisme empruntée à Jean Trouillard :

"Le néoplatonisme succède au moyen platonisme le jour où les platoniciens se mettent à chercher dans le Parménide le secret de la philosophie de Platon. Ce moment, semble-t-il, c'est Plotin avec sa théorie des trois un...".

Jean Trouillard ajoute : "C'est la doctrine qui cherche dans la seconde partie du Parménide le centre générateur du platonisme. Cette définition limite donc l'école platonicienne au mouvement d'idées qui s'étend de Plotin à Damascios, en passant par Porphyre, Jamblique et Proclus, pour ne citer que les grands noms... Si on suit cette définition, ni les moyens-platoniciens ni les augustiniens ne sont néoplatoniciens : saint Augustin n'a pas retenu la philosophie de l'Un issue du Parménide. On n'est pas néoplatonicien, si on a seulement subi l'influence néoplatonicienne, ni même si on a accueilli certaines thèses néoplatoniciennes, alors qu'on n'a pas conspiré avec l'intuition fondamentale de l'école."

Il faut veiller cependant à pas réduire la portée d'une expression comme celle de "platonisme chrétien". Pour cela, nous rappellerons le contexte historique. Les chrétiens étaient héritiers de Platon en raison de leur formation classique, ils baignaient dans la culture hellénique. Rien d'étonnant donc à ce que les païens et les chrétiens partagent la même conception générale de Dieu, du monde et de l'homme. Sur des thèmes comme la théologie, la spiritualité, la transcendance de Dieu et l'idéal de la ressemblance divine, le platonisme s'imposait en maître. Il était tout à fait possible pour les Pères chrétiens d'utiliser les textes platoniciens pour promouvoir leur foi ou convaincre des platoniciens qu'il n'y a qu'un pas à franchir pour passer dans le camp des chrétiens. C'est en terme de mélange culturel que doit être abordée la notion de "platonisme chrétien".

Avant de continuer cette recherche sur l'expression "platonisme chrétien", il convient de faire d'autres rappels. Tout d'abord, il faut insister sur le fait que, contrairement aux idées reçues, le rapport entre saint Thomas et Aristote est différent de celui de saint Augustin et Platon. En effet, Augustin pouvait tout au plus mettre en relief les similitudes entre la philosophie platonicienne et la doctrine chrétienne. D'autre part, platonisme et christianisme ne riment pas forcément et l'on a vu, de nombreux "platoniciens", Celse et Porphyre notamment, qui étaient de farouches adversaires du christianisme. A cela il faut ajouter que le lien entre platonisme et paganisme est extrêmement fort. Ainsi, les rapports entre christianisme et hellénisme sont fort complexes. On a accusé le christianisme d'avoir été "paganisé" : ainsi N. Souverain dans Le platonisme dévoilé ou Essai touchant le Verbe Platonicien refuse les dogmes de la trinité et de l'Incarnation du Verbe qu'il attribue à une paganisation du christianisme. Ce que l'on nomme "platonisme" des Pères serait une déformation hérétique du christianisme. On le voit déjà, le "platonisme chrétien" pose en lui-même des difficultés.

De l'avis de Goulven Madec, il serait faux de voir chez saint Augustin la synthèse entre platonisme et christianisme. La formule de "platonisme chrétien" doit être considérée avec prudence, car elle contient en elle-même beaucoup plus de problèmes et de polémiques qu'elle n'apporte de réponses et de certitudes. H. Dörrie a tenté de mettre en avant la polysémie de cette formule; il rappelle que le christianisme et le paganisme ne se sont rencontrés que dans un affrontement propre à deux religions inconciliables. De plus, "l'assimilation du platonisme par le christianisme n'a jamais été qu'un phénomène périphérique, marginal ; la substance du platonisme n'a jamais été reçue par les chrétiens et ne pouvait pas l'être". Les dogmes s'opposent sur de nombreux points : la divinité hiérarchisée, l'éternité du monde, la révélation primitive du Logos, la migration des âmes et leur retour dans la patrie céleste, sont contredits par le credo chrétien. Si l'ensemble de la dogmatique chrétienne a été conçu en fonction du néoplatonisme, c'est pour s'y opposer en tout point. On peut bien parler ici "d'anti-platonisme chrétien".

Cette théorie, développée avec force par Dörrie, a été contredite par Meijering sur le point suivant : c'est au niveau de l'interprétation théologique qu'un problème se pose, et non au niveau du credo : les pères ont "platonisé", par exemple pour concilier les déclarations du credo sur la création du monde et l'incarnation du Verbe avec l'immutabilité divine au sens où la développe Platon. Il y a une frontière entre l'Eglise et l'école platonicienne. Certes, les pères ont été longtemps marqués par le platonisme ce qui explique qu'ils aient voulu interpréter le credo en accord avec ce que le platonisme leur avait enseigné, surtout concernant l'immutabilité de Dieu. On peut parler, selon Meijering de platonisme des pères dans le sens où il représente une puissance spirituelle.

Nous l'avons expliqué, il convient de se montrer méfiant à l'égard d'expressions toutes faites comme "platonisme chrétien". Pour montrer l'ambiguïté de cette formule nous l'emploierons toujours entre guillemets, nous espérons ainsi attiré l'attention du lecteur sur la difficulté qu'elle présente.

 

 

Nécessité d'envisager le cas par cas.

Un autre point rend la compréhension du "platonisme chrétien" difficile : l'utilisation du platonisme a été fort différente selon les auteurs. Goulven Madec, dans ses Petites études augustiniennes, évoque les différents points de vue patristiques concernant le platonisme à commencer par celui de Justin. L'Apologie de Justin distingue le paganisme, qui est perçu comme une œuvre démoniaque, de la philosophie, œuvre du Verbe. C'est le platonisme qui avait conduit Justin aux portes du catholicisme. Justin considère que la doctrine de Platon, même si elle n'est pas parfaitement identique à celle du Christ, est une participation du Verbe dans la mesure où elle est vraie. Il pense également que Platon avait eu connaissance de la Bible et avance les preuves suivantes : sa théorie de la création ressemble à celle énoncée par les prophètes, et il emprunte à Moïse sa notion du Fils de Dieu imprimé en X dans l'Univers.

La dépendance des philosophes vis à vis de la Bible n'est pas reconnue par Justin seulement, Eusèbe de Césarée, par exemple, partage également cette opinion. D'une manière générale, la philosophie est partagée entre d'une part l'emprunt, et d'autre part la participation au Verbe. Dans les deux cas des thèmes platoniciens sont repris, non pas dans le but d'unir platonisme et christianisme, mais plutôt en vue de purifier la vérité ternie par le paganisme synonyme d'erreur. A Alexandrie, la figure de Philon illustre ce commerce entre platonisme et christianisme.

Pendant la période appelée "paix constantinienne", de nombreux thèmes platoniciens furent repris par les hérétiques. On peut ainsi défendre l'idée selon laquelle "l'arianisme serait dû à une radicalisation d'un schéma de pensée commun dans le platonisme de l'époque, celui du Logos, intermédiaire divin de la création. Arius rompait avec cette représentation, en professant que la doctrine chrétienne n'admet pas de degré divin intermédiaire entre la transcendance absolue de Dieu et le monde crée. Il reléguait donc le Fils résolument engendré par le père au rang de créature. " Le concile de Nicée a statué sur ce point en plaçant le Fils au niveau ontologique du Dieu transcendant.

Goulven Madec en tire les conclusions suivantes :

"Le "platonisme chrétien grec" que l'on décrit dans tel manuel d'histoire de la philosophie, n'est que le produit d'une abstraction, qui dissèque arbitrairement les doctrines patristiques selon la distinction scolastique et post-scolastique de la philosophie et de la théologie. La distinction doit être autre : entre le bien culturel que les penseurs chrétiens tiennent en commun avec tous leurs contemporains, et les emprunts qu'ils font sciemment à la littérature profane, à Platon et à la tradition platonicienne en l'occurrence, pour leurs divers besoins intellectuels, apologétiques, polémiques ou théologiques. C'est dire que ces emprunts sont à apprécier, non pas comme de simples signes de dépendance culturelle, mais comme des actes doctrinaux, fondés en raison et traités en fonction de projets intellectuels spécifiques."

Endre von Ivanka donne quant à lui la définition suivante du "platonisme chrétien" :

"J'entends par là l'utilisation de la philosophie platonicienne comme forme d'expression théologique et comme structure de l'image du monde dans laquelle les vérités révélées se replacent".

On peut donc dire que d'une certaine manière il s'agit de mettre "la philosophie platonicienne au service de la pensée chrétienne". En fait, le problème est plus compliqué et se résout de manières fort diverses selon les cas que l'on considère. Par exemple, on parle de "platonisme chrétien" concernant Origène et sa théorie selon laquelle, si on part de la "chute de l'âme" telle que la décrit Platon, on comprend que les différences entre les êtres s'expliquent par la façon dont nous nous éloignons de l'unité originaire, ce qui peut être résumé par la citation célèbre "aitia elomenou, theos anaitios" autrement dit "la responsabilité incombe à celui qui choisit, Dieu est hors de cause" . On le note, ceci s'éloigne tout de même du platonisme de l'époque qui évoquait une émanation du Tout hors de la divinité originaire et ce faisant, attribuait un rang ontologique aux choses en se basant sur ce déploiement de l'être. Origène répond à cela que les êtres spirituels sont crées égaux et, par leur faute, accèdent ensuite à des rangs ontologiques inférieurs.

De la même manière, on parle aussi de "platonisme chrétien" quand ce principe d'émanation est introduit dans la doctrine de la Trinité et que l'on conçoit les Trois personnes comme des rayonnements de l'essence divine originaire, comme "les énergies de la substance divine, lesquelles, comme actes de la puissance originelle, se constituent à leur tour comme substances possédant elles-mêmes l'énergie qui leur revient". On retrouve ici la théorie d'Eunome l'Arien et celle de Plotin qui explique, dans les Ennéades, que chaque être qui existe engendre une existence (hypostasis) à partir de leur essence et de la puissance qui y est liée.

Le "platonisme chrétien" est aussi l'expression employée à propos du combat contre l'arianisme que menèrent Basile et Grégoire de Nysse, qui refusèrent la doctrine de la subordination ainsi que l'argument selon lequel Dieu n'est pas engendré ce qui permet de préciser son essence et d'affirmer que seul Dieu le Père est véritablement Dieu. Les outils qu'ils employèrent pour leur défense furent empruntés au néo-platoniciens et en particulier à Plotin : le concept d'infini pose que l'Absolu ne peut être comparé à aucun degré d'être et est inconnaissable donc on ne peut lui attribuer aucun concept qui en comprendrait l'essence.

Le platonisme a également été largement repris quand il s'agit de l'âme. Ce qui est étonnant c'est que cette reprise a abouti à deux comportements non seulement différents mais opposés. Le premier consiste à user de son libre arbitre pour choisir de se tourner vers le domaine spirituel en sortant de soi-même, en quittant son existence temporelle pour accéder au divin. Le second au contraire est un retour à soi, ou plutôt un retour en soi puisqu'il s'agit cette fois de se séparer de tout ce qui nous entoure sans pour autant être vraiment nous ; il faut retourner dans la profondeur du centre de son propre être car là on est face à un état authentique et originel qui rend l'âme proche de Dieu et nous permet de le rencontrer.

Ce que l'on appelle "platonisme chrétien" est, nous venons de le démontrer, en grande partie une reprise d'éléments platoniciens au sein d'une pensée chrétienne. Il n'en demeure pas moins un phénomène très complexe, à tel point qu'il est impossible et peu pertinent de tenter de dresser la liste de tous les emprunts que les chrétiens ont faits aux platoniciens. Le mieux est encore d'envisager le cas par cas en observant chaque "platonicien chrétien", autrement dit chaque penseur chrétien qui a eu une formation platonicienne. Ensuite, après avoir consigné les différents éléments platoniciens qui ont été repris, il faut voir en quoi ces éléments sont aptes à exprimer un contenu chrétien et quel risque de déformation il peut y avoir. A cette fin, il faut garder à l'esprit que le platonisme ne constitue pas une unité, ni un système fermé ; c'est un courant intellectuel qui s'étend au fil des siècles et évolue sans cesse. Le platonisme qu'ont connu les penseurs chrétiens est déjà un néo-platonisme.

 

 

Le choix d'Augustin.

Comme nous venons de l'expliquer, la notion de "platonisme chrétien" est tellement ambiguë qu'elle nécessite, en plus de la prudence, de distinguer au cas par cas ceux que l'on classe, peut-être par facilité d'ailleurs, dans cette catégorie. Il nous faut donc faire à présent un choix parmi les auteurs concernés. Notre choix, qui s'est d'ailleurs profilé depuis le début de notre étude, se portera sur saint Augustin. Saint Augustin en effet occupe dans l'histoire de la philosophie la place particulière d'être une sorte "d'agent de liaison" entre l'Antiquité et le Moyen-Age ; héritier direct de la philosophie antique, il inspire profondément la période moyenâgeuse où il sera au premier plan avec Aristote.

Le choix d'Augustin se révèle particulièrement intéressant si l'on considère ce que l'on a coutume d'appeler le "platonisme à l'augustinienne", dont nous allons décrire les traits principaux. Pour cette description, nous utiliserons les travaux publiés par Goulven Madec dans les Petites études augustiniennes.

La première caractéristique du "platonisme à l'augustinienne" peut être résumée ainsi : saint Augustin reconnaît sans émettre aucun doute à ce sujet que les platoniciens ont connu Dieu. La preuve en serait dans Romains, 1, 19-20 : "car ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté...". Il est notable que seuls les platoniciens ont su dépasser l'univers sensible, à la recherche de Dieu qui est celui par qui toute chose est, car il est lui-même l'Être absolu. C'est grâce à cette libération de l'esprit que le mouvement de transcendance a été rendu possible.

En second lieu, il s'avère que les platoniciens ont connu Dieu et son Verbe. On trouve chez Porphyre une trinité : le Père, l'Intelligence paternelle et un intermédiaire qui doit être l'Esprit saint. On a noté également l'orientation trinitaire de la philosophie platonicienne qui ajoute à la contemplation pythagoricienne et à l'action socratique la dialectique. On ajoutera à cela la structure trinitaire de la philosophie de Platon, qui se répartie en philosophie naturelle, morale et rationnelle. Les successeurs de Platon ont reconnu en Dieu la cause de l'être, le principe de l'intelligence et la norme de la vie.

Dans un troisième temps, Augustin pose le problème du manque d'autorité des platoniciens. Ce défaut d'autorité les a empêchés de pouvoir propager leur doctrine. Le pouvoir de persuasion de Platon semble ne pas avoir été suffisant. L'Académie choisît donc la voie de l'ésotérisme et du scepticisme, en opposition avec le matérialisme épicurien et stoïcien qui régnaient en maître à cette époque et pendant longtemps encore puisque saint Paul a dû les affronter à l'Aréopage.

Un quatrième point concernant le "platonisme à l'augustinienne" concerne l'autorité du Christ. Quand celle-ci s'est enfin imposée, les seules sectes qui ont continué à s'exprimer furent les "hérésies chrétiennes". Le platonisme choisît quant à lui de revoir les points de sa doctrine qui étaient réfutés par l'Eglise, et de s'incliner devant le Christ. Ce fut l'heure de la reconnaissance du Verbe de Dieu incarné, celui qui révélait ce que les platoniciens n'osaient exprimer. Les platoniciens eurent alors l'opportunité de révéler à un public nombreux et attentif la philosophie de Platon, et le développement de l'école de Plotin à Rome en est un exemple illustre. Si quelques disciples se sont détournés du chemin, attirés par la magie et en particulier les pratiques théurgiques, une grande partie a pu connaître la Vérité et la Sagesse, en la personne du Christ. Le père Madec assure avec enthousiasme que si Socrate et Platon pouvaient revenir à la vie et contempler le triomphe du christianisme ils s'exclameraient sûrement : "Voici l'idéal que nous n'avons pas osé prêcher aux foules ; nous avons cédé à leur routine, au lieu de les amener à notre foi et à notre conviction". Il ose même ajouter qu'à coup sûr ils se convertiraient, à l'instar de nombreux platoniciens dont Marius Victorinus et Augustin pour ne citer qu'eux.

L'avant dernier trait caractéristique de la pensée d'Augustin est que selon l'évêque d'Hippone, le platonisme a subi une contradiction entre la bonne théologie et la mauvaise religion. C'est ce thème qui est développé dans les livres VIII à X de la Cité de Dieu. Le christianisme libère de cette contradiction en restaurant la cohérence entre la théorie et la pratique, c'est à dire entre la vraie théologie et la vraie religion.

Enfin, saint Augustin explique avec conviction que le platonisme trouve son accomplissement dans le christianisme. Dans le Timée, 29c, Platon trace un cadre ontologique et épistémologique : "La foi est à la vérité ce que le devenir est à l'éternité". C'est cela que le Christ concrétise en s'incarnant :

"Notre science, à nous, c'est le Christ ; notre sagesse aussi, c'est le même Christ. Il implante en nous la foi au sujet des réalités temporelles ; il nous révèle la vérité au sujet des vérités éternelles. C'est par lui que nous allons à lui ; nous tendons par la science à la sagesse ; mais nous ne nous écartons pas de l'unique et même Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science".

On voit déjà se profiler la particularité de la philosophie augustinienne, et on voit combien elle est proche du platonisme tout en s'en détachant à certains moments. Augustin pose en lui-même le problème du "platonisme chrétien". Son rapport au platonisme est riche d'enseignement.

Dörrie considère que dans la Cité de Dieu, on peut deviner l'intention "apologétique et missionnaire" de saint Augustin à l'égard des platoniciens. Tout en mettant l'accent sur la proximité des chrétiens et des platoniciens, Augustin les blâme sévèrement de ne pas s'être fait disciples du Christ. Goulven Madec refuse la théorie de Dörrie selon laquelle il n'y a que dans le livre VII des Confessions qu'on puisse lire les différences entre platonisme et christianisme de manière très nette. Il pense au contraire que ces différences sont évoquées à maintes reprises chez saint Augustin, et que l'exemple même de sa conversion peut être considérée, d'un point de vue intellectuel, comme un passage du platonisme au christianisme.

L'influence du platonisme sur la pensée d'Augustin est très importante. Elle a joué un rôle dans sa conversion et dans la manière dont il l'a appréhendée. Dans ses réflexions postérieures sur Dieu, l'âme, les arts libéraux, et d'une manière générale sur la philosophie, on peut deviner cette influence platonicienne. Dans sa doctrine de la création, saint Augustin semble effectuer une redistribution des fonctions de la deuxième hypostase entre le Verbe et les anges. A travers ces exemples, on comprend très bien qu'il ne s'agit pas d'une reprise fidèle des théories platoniciennes, mais bien plutôt d'une "libre utilisation des thèmes néoplatoniciens, favorisée par la conviction que le platonisme trouve sa vérité parfaite dans le christianisme ".

 

 

Chapitre II

____

 

 

LE CAS DE SAINT AUGUSTIN :

 

 

a) La formation philosophique de saint Augustin.

 

 

Qu'est-ce qu'il a connu du platonisme ?

Saint Augustin parle à plusieurs reprises de certaines lectures platoniciennes qu'il aurait eues, et de certaines rencontres qu'il aurait faites, ce qui constitue une somme d'informations qui lui permis de rencontrer le platonisme. Un problème se pose à nous, il est difficile de savoir quelles ont été ses sources.

Concernant les textes, un problème d'ordre "pratique" se pose : les doctrines des philosophes grecs se retrouvent chez les philosophes latins, du moins dans ce qu’ils en ont compris. Or, s’agissant de théories philosophiques d’origine grecque, mieux vaut selon Augustin lire directement les textes grecs, on est ainsi assuré d'avoir le texte dans son entier.

Dans la Lettre qu'il écrit à Dioscore, saint Augustin fait une démonstration de ses connaissances en philosophie en réfutant tour à tour les principaux systèmes antiques. Il s'attaque notamment à Anaximènes, Anaxagore, Pythagore, et Démocrite. Pour saint Augustin, Dieu n'est ni étendu ni répandu, il est "partout présent tout entier comme la vérité elle-même dont personne, à moins de folie, ne peut dire qu'il y en a une partie ici et une partie là, et la vérité c'est Dieu même". La génération de l'air, corps produit par une cause et donc ne pouvant être Dieu, ne peut être comparée à la génération du Verbe de Dieu, Dieu en Dieu, ce qui est un mystère inaccessible à un esprit autre que Dieu lui-même. Anaximènes se trompe donc au sujet de choses corporelles car il pense que l'air engendré est Dieu, et de plus il ne nomme pas Dieu celui par lequel l'air est engendré, or s'il est engendré s'est bien par quelqu'un. Comme tout mouvement du corps est inférieur au mouvement de l'esprit, et que le mouvement de l'esprit est lent par rapport à la sagesse divine, on ne peut prendre le mouvement constant de l'air pour preuve que celui-ci est Dieu. Nous rappellerons que pour Anaximènes l'air est le principe divin et infini. Pour lui, la forme du corps est l'achèvement de toutes les parties. Comme l'air est un corps, on a un Dieu corporel . Il conçoit que l'air est engendré et en même temps que l'air est Dieu. Augustin note que Cicéron avait dit à Anaximènes que Dieu devait avoir la beauté, une beauté corporelle. Il méconnaît par là la beauté incorporelle de la vérité, beauté qui est celle de l'âme et qui permet de juger des belles actions du sage. Il refuse l'idée qu'on puisse ajouter quelque chose à l'infini : les parties doivent finir dans les corps pour qu'il soit possible d'y ajouter. Il prétend qu'Anaxagore n'a pas vu qu'un mouvement joint au sentiment et tenant, c'est à dire perpétuellement uni à l'infini, à une chose infinie, n'est pas possible. Il s'agit ici des corps auxquels on ne peut rien joindre sauf par les bornes où les espaces s'arrêtent. Il n'y aurait pas de portions de la nature qui ne sentît l'impulsion donnée à la nature tout entière. En disant cela il se place dans l'opinion d'Anaxagore : l'intelligence qui ordonne et gouverne toutes les choses a du sentiment de la même manière que l'âme en a par le corps. L'âme sent quand elle sent quelque chose par le corps, et cette sensation est éprouvée par toute l'âme. Ceci explique pourquoi Cicéron dit que toute la nature sent : ce faisant, il renverse le système d'une intelligence infinie et en même temps corporelle. Comment, en effet, l'intelligence peut-elle sentir tout entière si elle est infinie ? La sensation commence par un endroit et parcourt le tout en allant jusqu'au bout, concernant l'infini il n'y a ni commencement ni fin ! Cicéron prend ensuite en considération la théorie d'Anaxagore qui veut que l'intelligence soit un animal : dans ce cas, il faut qu'il y ait quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner le nom d'animal. Saint Augustin note à ce sujet que Cicéron prétend que tout ce qui se présente à l'esprit sous la forme d'un corps vivant nous retrace mieux l'idée d'un animal que l'idée d'une âme, d'où ce quelque chose d'intérieur qui puisse lui faire donner ce nom. Or pour Cicéron il n'y a rien de plus intérieur que l'intelligence : l'intelligence ne peut pas avoir une âme intérieure pour devenir un animal, puisqu'elle est intérieure elle-même. Pour en faire un animal, il faut qu'elle ait extérieurement un corps dont elle soit l'âme : qu'elle soit donc revêtue d'un corps extérieur. L'intelligence pensée autrement que comme intelligence d'un animal était pour Anaxagore la suprême sagesse, qui ne saurait être propre à aucun animal, parce que la vérité est commune à tous les esprits capables d'en jouir. Cicéron conclu à ce sujet : comme on n'est pas d'avis qu'une pure et simple intelligence puisse se concevoir sans être unie à quelque chose, c'est à dire unie à un corps par lequel elle puisse sentir, cette idée paraît surpasser la force et l'étendue de notre intelligence .

Cela surpasse ce qui a été dit par les stoïciens et les épicuriens, eux qui ne pouvaient imaginer que des choses corporelles. Ainsi ne peuvent-ils ni comprendre ni admettre le sens de Notre intelligence, entendons par là l'intelligence humaine, qui paraît surpasser. Seuls quelques uns peuvent comprendre "qu'il existe une sagesse et une vérité pure et simple, qui n'est propre à aucun animal mais qui est la source commune d'où descendent dans toute âme humaine la sagesse et la vérité". Anaxagore reconnaît l'existence de ce principe souverain, sait qu'il est Dieu et l'a appelé intelligence, mais pour saint Augustin cela ne lui donne pas le droit d'être distingué pour autant. Ce qui compte est que ceci soit la vérité et l'on se moque de savoir si Anaxagore l'avait atteinte et de quelle manière.

Concernant un autre sujet, saint Augustin se dit grandement choqué par l'origine des dieux telle que la décrit Démocrite. Ce philosophe prétendait en effet que :

"les dieux étaient des images provenant de corps solides sans être solides elles-mêmes, et que ces images, en tournant ça et là de leur propre mouvement et en s'insinuant dans les esprits des hommes, leur donnaient l'idée de la force divine : il est pourtant évident que ce corps d'où coulerait l'image l'emporterait sur elle, en raison même de sa solidité ".

Démocrite était aussi remarquable d'imprécision : il appelait Dieu une certaine nature d'où coulaient les images ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes. Tout d'abord, dans ce cas, Dieu ne peut être conçu qu'à l'aide des images qu'il répand : ces images sortent, comme une émanation continuelle de vapeur, d'une nature corporelle, éternelle et divine. Ces images se meuvent et entrent dans nos esprits, plaçant alors en nous la pensée de Dieu. Penser cela, c'est donner comme origine à nos pensées le mouvement continuel d'images qui pénètrent en nous. Que dire alors des pensées qui ne se rapportent pas aux corps, ces pensées qui relèvent de la pure intelligence dont la sagesse et la vérité sont de nobles exemples ? De quels corps proviennent ces images de la vérité ou de la sagesse dont nous avons pourtant l'idée en nous ?

Concernant des problèmes relatifs à la nature, saint Augustin distingue Démocrite d'Epicure. Démocrite expose une théorie dans laquelle les atomes se voient dotés d'une force animée, force qui est le privilège des images divines qui sont les principes de l'intelligence. Pour Epicure, au contraire, les principes des choses ne renvoient qu'aux atomes, corpuscules si petits que leur division est impossible autant que de les voir ou de les toucher. Le concours fortuit de ces corpuscules explique la création du monde, des animaux, des âmes, des dieux établis sous la forme humaine hors des mondes. Il ne conçoit que les corps, et ce grâce aux images qui découlent de ces choses formées d'atomes : ces images entrent dans l'esprit et sont de fait plus subtiles que les images qui frappent nos yeux. La vision s'explique par de grandes images qui reflètent le monde entier.

Démocrite avait les moyens de démontrer la fausseté du système d'Epicure : puisque selon Epicure, notre esprit est corporel, comment peut-il tout à la fois être enfermé dans un corps restreint et petit, et contenir et faire siennes une multitude de grandes images ? De plus, il ne devrait pas être possible de concevoir toutes ces images en même temps si on ne les conçoit qu'au fur et à mesure qu'elles entrent dans notre esprit. Démocrite peut également être contré dans son raisonnement de la manière suivante : puisque l'esprit est incorporel, pourquoi subordonner ses pensées à un contact avec des images corporelles, contact dont la possibilité peut largement être remise en question. L'exemple de la vision ruine également les deux théories : comment de si petits organes peuvent-ils recevoir de si grandes images ? A la question : "pourquoi ne voit-on qu'une seule image alors qu'on en reçoit une quantité d'un objet unique ? ", les deux hommes répondent : les images coulent et passent souvent, elles se ramassent au point de n'en plus former qu'une seule à l'oeil. Cicéron refuse cela, il ne peut admettre que dans ce cas de figure Dieu puisse se concevoir comme éternel alors qu'il est conçu sous une succession d'images qui passent. Appliquant la théorie qui veut l'abondance des atomes soit à l'origine des formes éternelles des dieux, de façon que les corpuscules, s'éloignant d'un corps divin, sont remplacés par d'autres, et que ce mouvement continuel et réparateur entretient la nature divine, Cicéron conclut que toute chose doit être éternelle, car cette innombrable quantité d'atomes ne fait défaut à aucun être pour réparer de perpétuelles ruines. De plus, comment affirmer l'immortalité de dieux dont s'échappent toujours des images ?

Nous venons de le voir, Augustin était très au fait des problèmes philosophiques classiques. Il fait montre dans la Lettre à Dioscore de sa connaissance des systèmes classiques et de sa capacité à les analyser et à en montrer les insuffisances pour montrer en la mettant en vis à vis la supériorité de la doctrine catholique. On voit l'évêque mener de front une mission évangélique et une discussion philosophique.

Outre une formation philosophique assez générale, Augustin a bénéficié d'un enseignement de la philosophie platonicienne qui l'imprégna fortement. La question de l'origine de cet enseignement se pose néanmoins : on cherche toujours quelles sont ses sources.

Saint Augustin dit à propos de ses sources qu'il a lu quosdam Platonicorum libros ex graeca lingua in latinam uersos. Cette vague allusion a suscité un engouement très particulier qui a poussé des historiens et des philologues à faire des recherches sur ce sujet. Même si l'affaire est loin d'être résolue, et risque de ne jamais l'être tout à fait, une grande partie des chercheurs s'accorde tout de même sur certains points. Tout d'abord, il semble à peu près certain que ceux que saint Augustin nomme les Platonici sont les recentiores philosophi nobilissimi quibus Plato sectandus placuit, c'est à dire Plotin, Jamblique, Porphyre et Apulée. Concernant Jamblique on pense que son influence sur saint Augustin est mineure car il ne le cite quasiment jamais, de même qu'Apulée qui ne semble pas avoir fait partie des lectures d'Augustin pendant l'époque dite de sa conversion. Les auteurs qui auraient donc marqué fortement Augustin seraient donc par élimination Plotin et Porphyre. Ici débute la polémique : le Père Henry affirme que seul Plotin a eu une influence effective sur Augustin, alors que W. Theiler pense au contraire de toute son éducation néo-platonicienne, Augustin la doit à Porphyre. On trouve évidemment des opinions qui prétendent que les deux auteurs sont à prendre en compte, ce qui est le cas de P. Courcelle et de O'Meara. D'une manière générale, on admet plus communément que P. Courcelle est dans le vrai, et on prend en compte les deux auteurs. Concernant les ouvrages eux-mêmes, on sait fort peu de choses sinon qu'ils ne furent pas nombreux. Solignac dans l'introduction aux Confessions de saint Augustin dit qu'on peut affirmer de manière quasi certaine que parmi les traités de Plotin Augustin a lu : I, VI Du Beau ; I, VIII De l'origine des maux ; V, I Des trois hypostases fondamentales ; V, II De la genèse et de l'ordre des êtres qui viennent après le Premier. Il y ajoute aussi, avec un peu plus de réserve toutefois, les traités III, II et III, III De la Providence, V, III Des trois hypostases connaissantes, VI, VI Des nombres et VI, IX Du Bien et de l'Un. Il est plus difficile de répertorier de la même manière les ouvrages de Porphyre car une grande partie de ceux-ci a disparu. Il considère cependant comme lus par Augustin le De regressu animae, le De l'unité de la doctrine de Platon et de celle d'Aristote, La philosophie des Oracles et les Aphormai.

Toujours d'après Solignac, on peut d'une manière générale retrouver l'origine précise de certaines thèses augustiniennes. Ainsi ,la théorie des degrés de l'ascension de l'âme vers Dieu provient de sa lecture du traité Du Beau : Augustin défend ici l'idée selon laquelle nous nous élevons vers l'être même par paliers, ou plutôt comme il dit par degrés. Nous partons des êtres corporels vers le ciel, puis en fixant toute notre attention sur les oeuvres divines nous parvenons à nos âmes, puis plus haut encore là où il n'y a que Vérité et Sagesse, une Sagesse par qui sont faites toutes choses, une Sagesse en qui est l'être même et qui est éternelle. L'idée de l'esprit subissant une illumination de la vérité transcendante, derrière laquelle il y a Dieu, est inspirée quant à elle des Trois Hypostases. La lecture des Libri Platonicorum fournit à Augustin une preuve de Dieu par la vie de l'esprit : la réflexion sur l'activité de l'esprit qui contemple et se contemple, lui permet de se voir jugé par Dieu. Si on ne peut pas à proprement parler d'une "preuve" ici, dans le sens où on n'a affaire ni à une déduction ni à un syllogisme, on peut reconnaître tout de même qu'on accède à une idée de Dieu par la dialectique. De plus, cette idée est à la fois une connaissance intellectuelle et une saisie intuitive : l'esprit devient une preuve vivante.

Augustin, dans ses recherches sur la signification métaphysique du mal, s'est inspiré là encore d'écrits plotiniens. Il serait erroné de croire qu'il a puisé son inspiration dans le traité De l'origine des maux car Plotin y développe l'idée de la substantialisation du mal, idée que refuse vigoureusement Augustin car elle identifierait le mal à la matière. Augustin va par contre adhérer aux idées défendues par Plotin dans le traité Des Trois Hypostases où il est question de l'origine du mal dans les âmes :

"Le principe du mal, pour elles, c'est l'audace, le devenir, la différence première, la volonté d'être à elles-mêmes ; joyeuses de leur indépendance, elles usent de leur spontanéité pour courir à l'opposé de Dieu".

On voit très bien la proximité qu'il y a avec ce qu'Augustin écrit à propos du mal moral qu'il définit comme "la perversité d'une volonté qui se détourne de Dieu, Substance Suprême, pour aller vers ce qui est le plus inférieur". D'autre part, le mal physique est décrit par Augustin comme étant une inadaptation, "une non-convenance des êtres les uns par rapport aux autres", ce qui est aussi la thèse de Plotin.

L'idée selon laquelle l'influence de Plotin est prédominante dans la pensée d'Augustin est également défendue avec force par Peter Brown dans La vie de saint Augustin. Selon l'auteur anglais, la vie de saint Augustin est littéralement transformée par la lecture de Plotin, celui qui "semblait avoir honte d'être dans un corps ". Ambroise, évêque de Milan, aurait d'ailleurs lui aussi eu connaissance du néo-platonisme par la lecture de Plotin . Après avoir compris les insuffisances d'une sagesse toute faite, telle que lui avaient enseigné les Manichéens, Augustin, éclairé par Cicéron, compris que la Sagesse devait être conçue comme une recherche. C'est la difficulté à atteindre cette sagesse, voir son impossibilité, qui donne toute sa valeur à celui qui poursuit cette quête :

"Au sommet d'une haute montagne

Rocailleuse et abrupte, siège la Vérité et qui

Désire y atteindre doit marcher et marcher encore"

Quand il eut compris que la Sagesse était une recherche, Augustin voulut connaître les moyens de la mener à bien. Il pensait qu'il fallait se placer sous une "autorité" qui montrerait le chemin qui mène à la Vérité . En dépit de ses préoccupations, saint Augustin resta catéchumène. Il fut particulièrement impressionné par les sermons d'Ambroise : l'évêque de Milan était d'une grande érudition, il parlait le grec couramment et connaissait les philosophes classiques. Son opinion à leur sujet était particulièrement sévère : il prétendait avec assurance qu'aucun d'entre eux ne pouvait rivaliser en sagesse avec celui qui avait conversé avec Dieu, Moïse, et que les plus savants d'entre-eux étaient ceux qui plagiaient les prophètes d'Israël, les seuls qui soient à ses yeux "d'authentiques philosophes dont chacun symbolisait l'état d'une âme purifiée par la Sagesse ".

On sait que quand saint Augustin se retira avec quelques uns de ses amis, il emporta avec lui un grand nombre d'ouvrages qu'il désirait étudier, il est toutefois difficile de déterminer avec précision de quels ouvrages il s'agissait. Il semble, de l'avis de P. Brown, qu'il ait emporté des traités de Plotin traduits par Victorinus, et au moins une oeuvre perdue de Porphyre. Bien que Plotin soit l'un des auteurs les plus difficiles de l'Antiquité, Augustin en fit une lecture si attentive qu'il parvint à l'assimiler. On peut percevoir dans les oeuvres de saint Augustin la base que constituent Plotin et Porphyre, sans toutefois que cela porte atteinte à son indépendance d'esprit. Peter Brown explique que Saint Augustin avait lu le traité Sur la beauté de Plotin, avec un intérêt tout particulier puisqu'il avait lui-même écrit sur ce sujet sept ans auparavant dans le De pulchro et apto et qu'au début de son traité, Plotin réfute la théorie défendue par saint Augustin. Ceci ne décourageât pas Augustin qui poursuivit ses lectures au point d'être précipité au coeur même du système platonicien. Plotin commençait par une question assez banale : qu'est-ce qui attire les regards de ceux à qui on montre quelque chose de beau ? ce qui lui donnait l'occasion de développer :

"Tout le monde pour ainsi dire affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l'ensemble... la beauté dans les êtres, comme d'ailleurs dans tout le reste c'est leur symétrie et leur mesure... De plus, des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront dans cette opinion, en dehors de la beauté puisqu'elles sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l'or? Comment est-il beau? ... Et lorsqu'on voit le même visage avec des proportions qui restent identiques, tantôt laid et tantôt beau, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu'elles et que c'est par autre chose que le visage bien proportionné est beau ? "

Cette nouvelle manière de voir les choses fit grande impression sur Augustin, qui reprenait à son compte, et à sa manière, ce qu'il avait lu et comprit :

"En cherchant... pourquoi j'appréciais la beauté des corps aussi bien célestes que terrestres et quels principes j'avais à ma portée pour émettre un jugement intègre sur les choses muables quand je disais : 'ceci doit être ainsi, cela non', en cherchant donc d'après quoi je portais un jugement quand je portais ce jugement, j'avais trouvé l'immuable et véritable éternité de la vérité au-dessus de mon intelligence muable...Cette puissance se découvrant elle aussi muable en moi s'est dressée jusqu'à l'intelligence d'elle-même et a dégagé de l'habitude la pensée... afin de découvrir de quelle lumière elle était inondée, quand elle proclamait sans aucune hésitation qu'il faut préférer l'immuable au muable, et d'où lui venait la connaissance de l'immuable lui-même ; car si elle ne le connaissait de quelque manière, elle ne l'eût d'aucune manière résolument préféré au muable ; et elle est parvenue à ce qui est dans l'éclat d'un coup d'oeil frémissant."

Plotin était obsédé par le contraste entre ce qui change et ce qui ne change pas, le muable et l'immuable. Se sachant plongé dans un "ici" qui est le monde qu'il connaît par ses sens, il est hanté par le caractère extra-temporel d'un "là-bas", ce monde que son esprit peut saisir avec certitude lorsqu'il juge des qualités comme la bonté ou la beauté, monde qui est la base du monde sensible. Plotin comme saint Augustin à sa suite, conférait à la vision mouvante du monde matériel une intensité et une permanence qu'il ne possédait pas en propre ; les choses connues par les sens peuvent aussi être jugées bonnes et belles, et en percevant en elles ces qualités, ils les voyaient avec des yeux platoniciens, dépendre pour leur existence même de principes éternels. Plotin était très préoccupé par ce que l'on pourrait appeler le "processus de dégradation" : la beauté du monde physique est superficielle, éphémère, elle est une émanation de quelque chose de plus profond qui est la Beauté même perceptible par l'esprit seulement. Il en est de même pour l'âme : il y a une "chute" de l'âme qui perd contact avec son activité la plus profonde et cherche dans le monde extérieur la beauté qu'elle n'est plus capable de trouver en elle-même. Une fois sa chute accomplie, l'âme charge le monde dans lequel elle a échoué d'une apparence, au détriment de ce qui se trouve de plus profond en elle. Ce qui aurait pu être saisi par un acte unique dans sa totalité est perdu et on le recherche à travers tous les niveaux d'activité de la pensée, en particulier dans le raisonnement discursif.

L' univers de Plotin a un centre que l'esprit ne peut atteindre :

"C'est comme un courant venu d'une source unique : il n'est pas comparable à un souffle ou à une chaleur mais plutôt à une qualité unique qui possède et conserve en elle toutes les autres, à une douceur qui serait en même temps odeur, en qui la saveur du vin s'unirait à toutes les autres saveurs, et toutes les couleurs ; elle a toutes les qualités perçues par le tact, et aussi toutes celles qui sont perçues par l'oreille, parce qu'elle est toute harmonie et tout rythme".

Nous n'avons qu'une perception "à l'état désintégré" de ce qui est concentré dans le tout. La vision initiale est perdue mais c'est bien elle que l'on s'efforce de retrouver. Il y a bien dégradation de la conscience, dégradation qui se fait par étape, ou plus précisément par degré. Le lien est très étroit entre ces différents degrés : chacun dépend de celui qui lui est "supérieur" en tant qu'il est la source de sa conscience. Ainsi, chaque degré tend vers la perfection en côtoyant celui qui le précède :

"La diffusion vers l'extérieur de l'Un coïncide avec une tension continuelle de chaque partie pour revenir à la source de sa conscience. Cet effort d'accomplissement est ce qui relie directement l'Un à chaque manifestation de Son intensité, et en particulier pour Plotin et pour son disciple Augustin, à l'esprit humain qui aspire ardemment à s'accomplir".

Cette doctrine néoplatonicienne de la "procession" vers l'extérieur, accompagnée du "retour" vers l'intérieur a beaucoup marqué la pensée de saint Augustin, elle était le reflet d'une préoccupation majeure de cette époque. L'un des points fondamentaux de cette doctrine est que, selon Plotin, l'Intellect est un Principe médiateur car il est en contact non seulement avec l'Un mais il est en même temps tourné vers l'extérieur, comme source du "Multiple".

L'une des lectures possibles de ce Principe médiateur serait de le rapporter au "Verbe", tel que le décrit saint Jean :

"J'ai lu, non pas sans doute en ces termes, mais le sens était absolument le même, et des raisons nombreuses et complexes l'appuyaient -qu'au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu...

Les livres nous disent aussi qu'avant tous les temps et au-dessus de tous les temps existe de façon permanente et immuable ton Fils unique co-éternel à toi et que les âmes reçoivent de sa plénitude pour être heureuses et que, en participant à la Sagesse permanente en soi, elles se renouvellent pour être sages"

Il convient de se souvenir ici que lorsque saint Augustin eut accès à ces oeuvres, il quittait juste la pensée manichéenne, qu'il avait fait sienne pendant plus de dix ans. Ainsi, il avait longtemps considéré comme impossible le fait que Dieu soit à la fois présent à lui-même et distinct de lui. Le manichéisme proposait la réponse suivante : l'individu est dissous entièrement dans la "substance" d'un Dieu bon, et ce qui ne peut appartenir à ce fragment de perfection est irrémédiablement mauvais. Plotin propose une autre réponse à saint Augustin : le monde spirituel est le fondement de l'univers de l'espace et du temps mais demeure cependant distinct de lui. Il explique aussi que la puissance du Bien possède toujours l'initiative : "L'Un s'écoulait au-dehors au contact de toute réalité, modelant la matière passive et lui donnant un sens sans être lui-même en aucune manière souillé ni diminué". Les effets d'une telle doctrine sur le manichéisme sont dévastateurs : elle ruine la théorie manichéiste qui prétendait que le Bien était doté d'une puissance passive, et qu'il ne faisait par conséquent que recevoir le choc d'un heurt avec le Mal, doté lui d'une force active.

"Le Mal n'existe pas isolément grâce au pouvoir et à la nature du Bien ; il se montre nécessairement pris dans les liens de la Beauté, comme un captif couvert de chaînes d'or ; ces liens le cachent afin que sa réalité soit invisible aux dieux, afin qu'il ne soit pas toujours devant le regard des hommes et afin que ceux-ci, même quand ils le voient, puissent, grâce aux images qui le recouvrent, se souvenir de la Beauté et s'unir à elle".

L'univers pour Plotin est un tout actif et continu, il trouve donc irrecevables les théories manichéennes qui pensent en termes de chocs brutaux. L'univers est composé d'êtres tirant leur force et leur sens de leur dépendance avec ce "continuum vivant". Le Mal consiste alors en une rupture avec cet ordre établi. Cette conception plotinienne du mal rejoint en partie celle qu'en donne Augustin qui semble avoir bien assimilé cette partie du néoplatonisme. Le pas franchi est d'autant plus décisif que désormais saint Augustin ne s'identifie plus avec Dieu mais sait qu'il est transcendant. La séparation est comprise et acceptée :

"J'ai découvert que j'étais loin de Toi dans la région de la dissemblance comme si j'entendais Ta voix me dire des hauteurs : 'Je suis l'aliment des grands, grandis et tu me mangeras, et tu ne me changeras pas en toi... mais c'est toi qui seras changé en moi' ".

Le rapport au Bien, et du même coup au Mal, change dans l'esprit de saint Augustin : il ne peut plus s'identifier au Bien, et il prend par conséquent des distances par rapport au Mal qui n'est plus qu'un aspect mineur de l'univers :

"Dès lors je ne désirais plus les choses meilleures parce que je les embrassais toutes dans ma pensée. Les choses supérieures sont sans doute meilleures que les inférieures mais toutes ensembles sont meilleures que les supérieures seules, un jugement sain me le faisait penser.".

 

Lorsqu'il écrit les Confessions, Augustin a fini par renoncer à chercher la vérité dans le monde inaccessible des idées. Il pense que la première étape de cette recherche est de se trouver soi-même; et que cela passe par la confession :

"Toi tu étais devant moi mais moi j'étais parti loin de moi, je ne pouvais plus me trouver moi-même : combien moins encore pouvais-je te trouver toi-même".

Lorsque Augustin parle de la chute de l'âme, de la perte de son identité, du fait de devenir un fragment qui s'épuise au fur et à mesure qu'il s'éloigne du Tout, il s'inspire directement des Ennéades de Plotin, à la différence qu'il décrit l'histoire humaine comme une lutte acharnée dans laquelle l'âme se retrouve "pantelante et ensanglantée".

La quête de la vérité menée par Plotin et Porphyre, montrait la puissance de l'âme humaine et rendait l'extase accessible à un philosophe de talent. Ils se distinguaient en cela de Philon d'Alexandrie qui promettait l'échec à celui qui ne prendrait pas Dieu pour seul guide. Mais s'il y eut une personne dont l'expérience inspira profondément saint Augustin, c'est Justin : passionné de philosophie, il fut sous l'influence d'un stoïcien, puis d'un péripatéticien, d'un pythagoricien, et enfin d'un platonicien qui fut le seul capable de l'initier à l'intelligence des réalités incorporelles et à la contemplation des idées. Il se croyait alors capable de voir Dieu, et cette certitude ne le quitta que lorsqu'un vieillard lui affirma que ceci était impossible tant que l'âme était liée au corps, et lui proposa de l'initier à la prière de Dieu et du Christ. Alors seulement Justin compris qu'il tenait la seule voie sûre.

Le parcours d'Augustin est très proche de celui de Justin, à la différence qu'au lieu de se méfier des philosophes, saint Augustin reconnaît que certains d'entre eux avaient reconnu le Verbe pour Dieu, pour créateur, pour Fils unique de Dieu, et en ce sens il considéra toujours que la pensée de Plotin était en consonance avec le prologue johannique.

D'une certaine manière, on peut reconnaître avec Henry Chadwick que la formation philosophique d'Augustin commence avec Cicéron, se poursuit avec Platon et se termine avec le Christ. C'est sans doute pour cela qu'on considère d'ordinaire saint Augustin comme le plus illustre des "platoniciens chrétiens". Son oeuvre est souvent perçue comme la synthèse entre le christianisme et le théisme classique issu de Platon et d'Aristote.

Si Augustin avait une grande connaissance d'Aristote et des stoïciens, le philosophe antique qui le marqua le plus fut indéniablement Platon. On dit souvent qu'Augustin ne lisait pas les ouvrages écrits en Grec, ce qui n'a d'ailleurs jamais été prouvé, on pense par conséquent qu'il n'eut accès qu'à un petit nombre des dialogues platoniciens traduits en latin, comme par exemple une moitié du Timée traduite par Cicéron. Augustin eu surtout connaissance du platonisme dans sa forme moderne : le néoplatonisme, qui était enseigné par Plotin puis Porphyre. Bien que ces deux auteurs aient écrit en grec, leur influence dans le monde latin fut telle qu'ils furent traduits par Marius Victorinus. Sa connaissance des auteurs néoplatoniciens, Augustin la doit sans doute à Simplicien, un intellectuel chrétien qui avait pour habitude de se réunir avec des laïcs pour lire Plotin et Porphyre. C'est au sein de ce cercle notamment que saint Augustin découvre Marius Victorinus : sa lutte pour la défense de la doctrine orthodoxe de la Trinité grâce au néoplatonisme fait l'admiration de tous, et ses traductions se révèlent très utiles à ces esprits curieux.

Ce que révèlent ces traductions est fort surprenant. On y lit un Porphyre qui décrit son ascension vers l'union mystique avec l'Un, expérience qui lui sera donné de vivre, comme avant lui son maître Plotin. La personnalité de Plotin est minutieusement décrite : on découvre un homme de génie, constamment en tension vers les sphères les plus hautes de la pensée, menant une vie d'ascète et qui "semblait toujours avoir honte d'être dans son corps". Le système philosophique de Plotin tente de décrire par le langage la totalité des structures des choses ; il suppose une correspondance intime entre la réalité et le processus de la pensée humaine. Plotin s'intéresse de près à la dialectique platonicienne, et particulièrement celle mise en oeuvre dans le Parménide et le Sophiste. L'analyse que Platon y fait de l'identité et de la différence attire l'attention de Plotin : dire que x et y sont "les mêmes" implique qu'il y ait entre eux une distinction nécessaire à l'assertion de leur identité, et de même, dire que x et y sont différents implique qu'il y ait un lien sous-jacent d'identité entre eux. Il y a donc au-delà de la multiplicité et des différences que l'on perçoit , une unité et une permanence fondamentales. De même, le monde d'apparences est en perpétuel changement, mais le changement présuppose un substrat permanent.

"Platon attribue l'immutabilité au monde supérieur de l'Etre appréhendé par l'esprit, par opposition au flux en perpétuel changement de Devenir perçu par les sens du corps. D'où la théorie des Formes (ou Idées) de Platon, absolus éternels : ce que dans ce monde nous appelons juste, beau ou vrai, l'est dans la mesure où chacun de ces attributs est issu de l'absolu correspondant. Les Formes sont la réalité objective, constante et universellement valide. De plus, ces universaux ne sont pas perçus par les cinq sens du corps, mais par un austère processus mathématique de pure abstraction mentale. Même s'ils peuvent paraître désincarnés, ces universaux sont, pour le platonisme, hautement causatifs : tout ce qui existe ne peut être pris en compte isolément, mais comme faisant partie d'une catégorie première. Ainsi, pour un platonicien, l'universel est plus réel que tout cas particulier ; à cette doctrine s'oppose Aristote, pour qui les universaux ne sont que des classifications de l'esprit et n'ont de réalité que dans la mesure où ils prennent corps en des existants particuliers. Dans son Introduction, Porphyre a tenté de réconcilier Platon et Aristote en juxtaposant ces deux opinions, et en prenant garde de ne pas se prononcer en faveur de l'une ou de l'autre".

Le thème , développé par Aristote, selon lequel la conscience de soi de celui qui connaît et l'objet connu sont identiques, est repris par Plotin qui en tire une théologie, dont de nombreux thèmes seront des évidences pour Augustin. Ainsi, le futur évêque d'Hippone place l'Un au sommet de la hiérarchie de l'être, cet Un est Dieu, qui est inconnaissable et absolu, mais que l'âme peut appréhender comme une présence qui transcende toute connaissance.

Plotin développe également une théorie de la causalité qui peut être résumée ainsi : au sein du continuum de l'être qui est la structure des choses, un niveau est cause de tous ceux qui lui sont immédiatement inférieurs. Concernant l'évolution de la hiérarchie de l'être, Plotin parle "d'émanation": il y a une perte graduelle dans ce phénomène d'émanation car chaque effet est inférieur à sa cause, ainsi ce qui est inférieur est plus imparfait que sa cause, sauf si l'effet retourne vers sa cause. La pensée de la causalité en terme d'émanation entraîne les conséquences suivantes: tout d'abord, on a l'explication de la permanence des liens entre l'Un transcendant et le monde, sans que l'Absolu cesse d'être absolu et donc sans que le monde sombre dans l'inexistant. Ensuite, elle rend plus facile la compréhension de l'apparition du mal dans un continuum émanant du bien suprême ; on sait combien ce point est important aux yeux d'un ancien manichéen.

Le problème de l'origine de l'influence platonicienne a parfois été résolu, de manière assez pertinente d'ailleurs, mais il semble impossible de donner une réponse qui satisfasse tout le monde. Comme saint Augustin ne cite pas précisément ses sources et que certaines oeuvres importantes ont disparu, on ne peut se contenter que d'hypothèses. Ce problème n'est sans doute pas aussi important qu'on l'a cru, car si saint Augustin n'a pas jugé utile de préciser ses sources, ce qu'il fait toujours d'habitude, c'est peut-être parce que ce ne sont pas les sources elles-mêmes qui sont importantes mais plutôt ce que saint Augustin en a retenu, ce qu'il en a fait. Les platoniciens bien que très proches des chrétiens s'en éloignent pourtant en méconnaissant l'Incarnation. Saint Augustin a peut-être délibérément choisi de ne pas nous indiquer ses sources pour que l'on ne se perde pas en des lectures qu'il juge insuffisantes : cette attitude a été la sienne dans la Lettre à Dioscore où il blâme son jeune ami parce qu'il s'intéresse à Cicéron et non pas aux écrits chrétiens. Dans cette recherche sur les origines du platonisme d'Augustin, nous prenons le parti de faire confiance à notre auteur.

 

 

Comment Augustin a t-il connu le platonisme ?

Les sources qui ont permis à saint Augustin de découvrir le platonisme sont donc, nous l'avons vu, inconnaissables avec certitude. Il reste néanmoins une autre possibilité pour savoir comment il a connu le platonisme : s'intéresser aux personnes qu'il a rencontrées durant la période pendant laquelle il s'est consacré au platonisme. Les Confessions exposent de manière précise comment saint Augustin connut la philosophie antique, c'est donc ce parcours que nous allons tenter de retracer ici.

La première période que nous allons décrire se déroule avant son arrivée en Italie, saint Augustin a alors dix-neuf ans. La lecture que saint Augustin fit alors de l'Hortensius de Cicéron fut à l'origine de son attrait pour la philosophie. Cette lecture fut d'autant plus profitable pour ses successeurs que, l'ouvrage de Cicéron ayant disparu, les fragments que nous a transmis saint Augustin sont les plus exploitables et les plus intéressants que nous ayons. Saint Augustin y découvre que la sagesse doit être placée au-dessus de tout, surtout des biens temporels de ce monde, et que la seule vie digne de l'homme est celle de l'esprit. Il eut également des renseignements précieux sur les principaux philosophes et leurs doctrines.

Suit ensuite la lecture d'un ouvrage réputé particulièrement difficile d'Aristote, les Catégories qui, ajouté à ses affinités avec les théories manichéistes, lui fera croire que : puisque les dix catégories embrassent tout le réel on peut les appliquer à Dieu qui est ainsi conçu sur le mode des corps et donc est un sujet distinct de ses attributs de grandeur et de beauté. Les Catégories auront eu au moins le mérite de procurer à Augustin un langage technique et des concepts précis, ce qui lui sera bien utile quand il sera parvenu à la véritable idée de Dieu.

Toujours avide de savoir, Augustin étudie divers traités sur les disciplines libéralesqui comprendraient entre autres les Novem disciplinarum libri de Varron. Les disciplines auxquelles il se serait particulièrement attaché seraient la grammaire et la rhétorique, les ars loquendi, la dialectique, ars disserendi, la musique et l'arithmétique.

Sa soif de connaissance le conduisit ensuite à devenir un grand connaisseur en matière d'arithmétique, mais également en astronomie. Comme on appelait alors les adeptes de cette dernière science des mathematici, saint Augustin différencia dans la science des astres deux domaines : les véritables astronomes qui se basent sur des connaissances purement scientifiques et "qui étudient les mesures des temps du ciel et des astres", et ceux que l'on nomme vulgairement les astrologues ou "faiseurs d'horoscopes" et qui sont définis comme "ceux qui veulent soumettre nos actes aux corps célestes". Sa grande érudition dans ce domaine lui permit de confondre les manichéens quand l'heure fut venue.

Nous l'avons dit saint Augustin était fasciné également par la science des nombres. Il connaît les principes de l'arithmétique de l'époque : la théorie de la construction des nombres, les propriétés particulières des nombres (les nombres parfaits par exemple) et toutes sortes d'opérations numériques que l'on peut considérer comme les prémisses de l'algèbre. Il attache en outre beaucoup d'importance à la valeur mystique des nombres comme le montreront plus tard nombre de sermons dans lesquels il s'appliquera à expliquer l'Evangile, usant au besoin de théories pythagoriciennes. On pense qu'à la source de ce savoir il y a la lecture du De principiis numenorum et du De arithmetica de Varron, mais également de l'Introductio arithmetica de Nicomaque de Gérasa qui est un ouvrage plus philosophique, l'auteur étant considéré comme un "pythagoricien platonisant" pour reprendre l'expression de Solignac.

Une seconde période commence alors avec son arrivée à Rome à l'automne 383. Sa rupture avec le manichéisme et une grave maladie le plonge dans une mélancolie intellectuelle dont il trouvera une issue en adhérant au scepticisme de la Nouvelle Académie dont il avait retenu "qu'il faut douter de tout,...l'homme ne peut rien saisir du vrai". Il reviendra rapidement sur ses positions et réfutera le scepticisme néo-académicien.

Une grande partie de ce qu'Augustin apprit sur les thèses de la Nouvelle Académie lui vient des Academica de Cicéron dans lesquelles étaient recueillis les principaux arguments de l'école et son évolution en fonction des membres qui la composèrent tour à tour. Le Liber de Philosophia de Varron vient fournir à Augustin des informations complémentaires qu'il reprend dans la Cité de Dieu à propos du Souverain Bien. De plus, la préférence de Varron pour l'Ancienne Académie servit à saint Augustin dans le Contra Academicos. La théorie que saint Augustin émit vis à vis de la Nouvelle Académie était la suivante : le scepticisme qui la caractérisait était seulement une apparence, "un paravent pour soustraire les thèses spiritualistes de l'école platonicienne aux attaques matérialistes de Zénon ou Epicure". L'auteur principal de ce stratagème était Arcésilas qui est d'ailleurs soupçonné de pratiquer un enseignement à deux visages : l'un critique qui protège l'autre, dogmatique. On raconte également que les Académiciens cachaient leur véritable doctrine et ne la révélait qu'aux "anciens". Augustin réfuta le scepticisme académicien d'une manière qui dévoilait déjà sa nouvelle manière de raisonner ; il surmonte le doute radical et la suspension de jugement en faisant intervenir le caractère formel et intentionnel de l'esprit. La démonstration est la suivante :

"Il est vrai, dit-il en substance, que la saisie du réel est difficile, que la vérité sur un sujet donné n'est pas atteinte sans un secours divin. Mais il existe dans l'esprit une certitude préalable à toute certitude particulière, une vérité formelle et a priori antérieure à toute vérité matérielle : avant toute vérité, il est vrai que nous devons adhérer à la vérité. Il est malaisé de choisir entre les thèses des différentes écoles en matière de physique, mais, pourvu que leur ensemble épuise la totalité des hypothèses possibles, il s'ensuit que leur disjonction est vraie ; cette argumentation est reprise à propos des deux autres parties traditionnelles de la philosophie : éthique et logique".

Concernant la réalité du monde extérieur et l'objectivité des perceptions sensibles, Augustin procède la projection existentielle de la vérité formelle : "pour moi, ce tout, quel qu'il soit, qui nous contient et nous nourrit, ce tout, dis-je, qui apparaît à mes yeux, et que je perçois comprendre un ciel et une terre, ou un quasi-ciel et une quasi-terre, c'est cela que j'appelle le monde ."Augustin ne cherche pas à résoudre le problème du passage du phénomène à l'être : il confère au phénomène la valeur de l'être au nom de l'activité de l'esprit qui perçoit. Certain verront ici les prémisses de la philosophie réflexive qui fait jaillir l'objectivité de l'esprit de son intentionnalité. Ce sens de l'esprit comme acte qui rend possible la notion de réflexivité vient de la lecture des Libri Platonicorum.

La touche finale à la formation philosophique d'Augustin est sa découverte du néo-platonisme, qu'il décrit dans les livres VI et VII des Confessions. Encore imprégné par le manichéisme avec lequel il vient de rompre, il a du mal à concevoir Dieu comme une réalité vraiment spirituelle : le "spirituel" consiste pour lui en une sorte d'espace mathématique, un lieu vide de toute substance corporelle. Cette vision inadéquate lui rendait incompréhensible l'origine du mal, il avait besoin d'une vue métaphysique de Dieu. Le néo-platonisme permit à Augustin de se débarrasser de son matérialisme en lui faisant découvrir l'intentio de son esprit, autrement dit en lui faisant prendre conscience de l'activité spirituelle qui transcende toutes les images et les notions qu'elle forme.

C'est surtout lors de son séjour à Milan que saint Augustin progresse considérablement tant sur le plan philosophique que sur le plan spirituel. On pense que cela est dû en grande partie à un certain entourage qu'il aurait eu là-bas. Recherchant quelles personnalités auraient pu influencer saint Augustin, P. Courcelle a mis en évidence la présence d'un cercle néo-platonisant à Milan qui regroupait des personnes parmi les plus cultivées de la ville. Ces hommes se livraient à des études sur des textes néo-platoniciens et confrontaient leurs travaux, échangeaient leurs points de vue.

L'une des figures les plus illustres de ce cercle serait Ambroise, l'évêque de Milan. Cet homme avait reçu une brillante éducation philosophique et connaissait fort bien Platon, Epicure, et surtout Plotin qu'il utilisait souvent dans ses sermons. On pense qu'il aurait joué un rôle fondamental auprès d'Augustin.

Un autre homme d'Eglise aurait appartenu à ce cercle : Simplicianus. Cet homme n'était pas seulement cultivé, il menait une vie de réflexion et d'étude guidée par une curiosité intellectuelle qui le laissait toujours insatisfait. On se souvient de lui comme d'un grand "questionneur". Simplicianus s'entretenait souvent avec Augustin, heureux de voir le jeune homme se tourner vers les seuls philosophes dignes d'intérêt à son goût : les platoniciens, qui "insinuaient de toutes manières Dieu et son Verbe". Simplicianus était également l'ami de Victorinus, traducteur des écrits platoniciens, qui se convertit également à la religion catholique. On attribue de plus à Victorinus les analogies trouvées entre les Ennéades de Plotin et le Prologue de saint Jean. Marius Victorinus était l'un des plus grands néo-platoniciens de son temps, on sait également qu'il a été initié aux mystères d'Osiris. Dès qu'il se reconnut comme chrétien, il rédigea des ouvrages théologiques, dont un sur la Trinité, qui étaient encore fort imprégnés des idées de Plotin.

Le cercle milanais comptait aussi dans ses rangs des hommes d'état dont nous retiendrons surtout Flavius Mallius Théodorus. La fin de sa carrière politique lui permit de se lancer dans la philosophie et c'est dans ces circonstances qu'il fait la rencontre d'Augustin. Théodorus était chrétien, et comme Ambroise d'ailleurs, avait une soeur qui était une vierge consacrée. Cela ne l'empêcha pas d'avoir un penchant très net pour le néo-platonisme comme on peut le voir dans les oeuvres qu'il écrivit. Les travaux de Théodorus furent utiles à Augustin qui nous dit lui devoir beaucoup au sujet de la venue de l'âme en ce monde ; la réponse qui est faite au problème de la venue de l'âme dans le monde sensible se rapproche de ce qui est exposé dans les Ennéades, IV.

Quatre grandes figures du néo-platonisme étaient donc présente à Milan pendant qu'Augustin y séjournait : Ambroise, Simplicianus, Victorinus et Théodorus. Nous allons les étudier tour à tour pour voir s'il est possible qu'ils aient eu une influence sur la pensée augustinienne.

Nous allons commencer par étudier le rôle qu'a joué l'évêque de Milan, Ambroise. La religion enseignée par Ambroise était complètement détachée du matérialisme qui caractérisait la plupart des philosophies existantes. Saint Augustin avait dit à ce sujet :

"je notais à plusieurs reprises dans les sermons de notre évêque... que la notion de Dieu exclut absolument toute idée de corps, comme aussi la nature de l'âme qui est de tous les êtres celui qui se rapproche le plus de Dieu ".

La religion d'Amboise se détournait du monde sensible : le corps n'avait aucune valeur en lui-même, il n'est que l'instrument passif de l'âme. On voit déjà ici que les seuls philosophes rejoignant cette idée étaient les platoniciens. Les autres en effet, même s'ils considéraient Dieu comme le plus beau, le plus noble et le moins changeant, le reléguaient tout de même au rang d'élément.

Les manichéens avaient fait de saint Augustin un véritable métaphysicien, aussi les réponses apportées par Ambroise ne le satisfaisaient pas complètement, il posait constamment la question "pourquoi ?".

La doctrine authentique de Platon, "la plus pure et lumineuse" philosophie, était accessible depuis un siècle. Elle s'épanouissait d'une manière très fidèle à travers les oeuvres de Plotin qui avait enseigné à Rome avant d'y mourir en 270. Le petit groupe auquel saint Augustin appartenait comportait grand nombre de personnes qui prétendaient que dans leur sommeil, des néo-platoniciens venaient leur exposer leurs maximes . Il convient à ce sujet de rappeler que si nous les appelons néo-platoniciens, il faut se souvenir cependant qu'ils se disaient quant à eux platoniciens, autrement dit les héritiers directs de Platon.

Nous savons qu'Ambroise de Milan a paraphrasé certaines pages des Ennéades dans ses "sermons plotiniens" . On peut ainsi déduire qu'Ambroise était "l'adepte d'un néoplatonisme chrétien déjà fortement élaboré". Milan devient un milieu néoplatonisant, à la fois intellectuel et spirituel, ce qui explique, entre autres, l'évolution d'Augustin qui s'est inscrit dans cette lignée.

Penchons-nous sur ces sermons qui seraient inspirés par Plotin. Cherchant à étudier le rôle qu'a pu jouer saint Ambroise dans la conversion d'Augustin, P. Courcelle dans ses Recherches sur les Confessions de saint Augustin rappelle que l'évêque de Milan n'était pas un philosophe et qu'il n'avait d'ailleurs pour ce genre de personnes qu'un respect bien limité. Le De philosophia d'Ambroise, aujourd'hui perdu, ferait montre de son hostilité à l'égard des philosophes : il y dénoncerait notamment les théories platoniciennes de la métempsycose et de la création des corps par les dieux inférieurs, et s'insurge contre les néo-platoniciens "qui prétendent que le Seigneur a tiré profit des livres de Platon".

Est-ce à dire que Ambroise était farouchement anti-néoplatonicien et qu'il n'a pu avoir aucune influence sur Augustin ? Ce serait aller à l'encontre de ce que notre auteur dit lui-même sur ce sujet dans ses Confessions. Nous savons par Augustin en personne qu'il a écouté de nombreux sermons d'Ambroise ; s'il y a eu une influence elle peut très bien être passée par ces sermons.

En effet, plusieurs des thèses d'Augustin semblent empruntées à Ambroise, qui parait reprendre lui-même certains thèmes plotiniens. Parmi ces thèses, on distingue celle de l'origine du mal ; c'est moi et non un autre qui est cause de vouloir ou ne vouloir pas le péché. Ceci peut tout à fait être une reprise de Plotin qui, faisant usage de la formule de Platon "nul n'est méchant volontairement", prônait la responsabilité personnelle.

Convaincu par les paroles d'Ambroise au sujet du libre-arbitre et de la spiritualité de Dieu, Augustin se tourne tout naturellement vers un système qui affirme cela. Ce qu'il recherche dans un premier temps, ce sont des éclaircissements sur la nature de l'âme. Il se met alors à étudier divers cas qu'on lui présente , tentant d'en tirer des conclusions qui le feraient progresser dans son étude.

D'autre part, les sermons De Isaac vel anima et De bono mortis nous montrent

qu'il faut reconsidérer notre position afin de voir en Ambroise autre chose qu'un ennemi de la philosophie. D'ailleurs, une étude précise de ses textes montre qu'il a eu connaissance des écrits de Plotin et aussi probablement de Porphyre.

Au sujet du mal par exemple, on retrouve dans le De Isaac d'Ambroise une reprise très fidèle du traité De l'origine des maux de Plotin. Mettons les deux textes en vis à vis :

 

Plotin, Ennéades, I, 8, I, 14 :

Ambroise, De Isaac, VII, 61 :

"Discerner la nature du bien est donc nécessaire à qui veut apprendre à connaître ce qu'est le mal... Disons maintenant quelle est la nature du bien, autant au moins qu'il est utile pour notre discussion actuelle. C'est la réalité à laquelle tous les êtres sont suspendus, vers laquelle ils tendent tous qui est leur principe et dont ils ont tous besoin. Mais lui, échappant à tout besoin et se suffisant à lui-même, est la mesure et la limite de toute chose ; de lui viennent l'Intelligence et l'Etre, l'Ame et la Vie, l'activité intellectuelle qu'il donne aux choses."

"Qu'est-ce que la malice sinon le manque de bien ? ...Des biens sont donc issus des maux ; car les maux n'existent que s'il y a privation des biens... Le manque de bien est la racine de la malice et c'est par la définition du bien que l'on découvre ce qu'est le mal. Le Bien échappe à tout besoin, se suffit à lui-même, donne à toute chose la mesure et la perfection, la fin aussi. En lui sont tous les êtres ; à lui tous les êtres sont suspendus. Telle est la nature du Bien qui emplit l'intelligence."

 

Dans les deux cas, on voit que le mal est défini par son contraire, le Bien , qui est l'unique réalité. La reprise du texte plotinien est flagrante même si Ambroise use de tout son talent littéraire pour changer quelques termes. De ses lectures plotiniennes, Ambroise conserve l'idée de l'ascension de l'âme liée à sa purification de tout vêtement corporel, ascension qui progresse vers le Bien "dont tout dépend". Cet Etre suprême que Plotin décrit comme cause de la vie, de l'intelligence et de l'être, est conservé intact par Ambroise qui admet jusqu'à l'idée selon laquelle cet Etre suprême nous inspire un amour et un désir jamais égalés, sentiments d'autant plus forts qu'ils précèdent toute rencontre. Les bienfaits que nous procure cet Etre, le désir de vision qu'il suscite en nous, sont illustrés chez Ambroise par les deux psaumes suivants :

Psaume 15

"Garde-moi, ô Dieu, mon refuge est en toi.

J'ai dit à Yahvé : c'est toi mon Seigneur,

mon bonheur n'est en aucun de ces démons de la terre.

Ceux-là en imposent à tous ceux qui les aiment,

leurs idoles foisonnent, on court à leur suite.

Verser leurs libations de sang ? jamais !

Yahvé, ma part d'héritage et ma coupe,

c'est toi qui garantit mon lot ;

le cordeau me marque un enclos de délices,

et l'héritage est pour loi magnifique.

Je bénis Yahvé qui s'est fait mon conseil,

et même la nuit, mon coeur m'instruit.

J'ai mis Yahvé devant moi sans relâche ;

puisqu'il est à ma droite, je ne bronche pas.

Aussi mon coeur exulte, mes entrailles jubilent,

et ma chair reposera en sûreté ;

car tu ne peux abandonner mon âme au shéol,

tu ne peux laisser ton ami voir la fosse.

Tu m'apprendras le chemin de vie,

devant ta face, plénitude de joie,

en ta droite, délices éternelles. "

 

Psaume 26

"Yahvé est ma lumière et mon salut,

de qui aurais-je crainte ?

Yahvé est le rempart de ma vie,

devant qui tremblerais-je ?

Quand s'avancent contre moi les méchants

pour dévorer ma chair,

ce sont eux, mes ennemis, mes adversaires,

qui chancellent et succombent.

Qu'une armée vienne camper contre moi ,

mon coeur est sans crainte ;

qu'une guerre éclate contre moi,

j'ai là ma confiance.

Une chose qu'à Yahvé je demande,

la chose que je cherche,

c'est d'habiter la maison de Yahvé

tous les jours de ma vie,

de savourer la douceur de Yahvé,

de rechercher son palais.

Car il me réserve en sa hutte un abri

au jour du malheur ;

il me cache au secret de sa tente,

il m'élève sur le roc.

Maintenant ma tête s'élève

sur mes rivaux qui m'entourent,

et je viens sacrifier en sa tente

des sacrifices d'acclamation.

Je veux chanter, je veux jouer pour Yahvé.

Ecoute, Yahvé, mon cri d'appel,

pitié, réponds-moi !

De toi mon coeur a dit :

"Cherche sa face."

C'est ta face, Yahvé, que je cherche,

ne me cache point ta face.

N'écarte pas ton serviteur avec colère ;

c'est toi mon secours.

Ne me laisse pas, ne m'abandonne pas,

Dieu de mon salut.

Si mon père et ma mère m'abandonnent,

Yahvé m'accueillera.

Enseigne-moi, Yahvé, ta voie,

conduis-moi sur un chemin de droiture

à cause de ceux qui me guettent ;

ne me livre pas à l'appétit de mes adversaires :

contre moi ce sont levés de faux témoins

qui soufflent la violence.

Je le crois, je verrai la bonté de Yahvé

sur la terre des vivants.

Espère en Yahvé, prend coeur et prends courage,

espère en Yahvé."

Cette vision nous plonge dans un état de béatitude qui n'a rien à voir avec les faux bonheur que procurent le pouvoir, la richesse ou la gloire par exemple. D'ailleurs, seul le mépris de ces faux biens matériels peut permettre de se tourner vers le Bien. Pour connaître la méthode à employer si on veut se tourner vers le Bien, Ambroise puise là encore chez Plotin. Il commence par faire une mise en garde contre les beautés corporelles dont la vision peut nous détourner facilement de la vision intérieure, puis prône le retour à la vraie patrie, "la Jérusalem céleste qui est notre mère commune". Viennent ensuite quelques recommandations de vie dans la tempérance et la vertu, qui doivent pouvoir nous permettre de supporter la lumineuse vision lorsqu'on y parviendra, et qui sont communes à nos deux auteurs. En outre, si Ambroise s'accorde avec Plotin pour montrer la nécessité de regarder en soi-même et de chercher une harmonie entre celui qui voit et ce qui est vu, il ne partage pas la théorie de "l'homme devenu lumière" qui affirme que l'homme pourra se passer de guide. Ambroise rejoint cependant Plotin sur le fait que l'oeil doit être de même race que l'objet vu, il s'appuie pour cela sur un passage de l'Epître aux Romains qui explique que par la volonté de Dieu, nous sommes conformes à l'image de son Fils. Saint Paul dira encore que nous sommes apparentés à Dieu, que nous sommes de sa race.

Plotin faisait du Beau, confondu avec l'Intelligence, une hypostase inférieure au Bien ; Ambroise reprendra cela en disant : "Le Bien, c'est ce qui est au-dessus de toute opération, au-dessus de toute pensée et de toute intelligence". Il ne fait pas de l'Intelligence une hypostase mais reconnaît que l'intelligence humaine est ce qui est le plus proche de la divinité.

On ne peut plus douter à présent que saint Ambroise ait lu et étudié en détail le traité Du Beau de Plotin : sa vision de Dieu est entièrement fondée sur celle de Plotin. Les différences notables sont dues à la volonté d'Ambroise de faire disparaître toute trace des anciens cultes païens ou des doctrines platoniciennes comme la préexistence, la descente des âmes, la réminiscence. Il évite aussi soigneusement tout ce qui renvoie à une divinisation de l'âme humaine. D'une manière générale, Ambroise est très proche de Plotin, suffisamment en tous cas pour qu'on puisse faire de lui un bon intermédiaire.

Le De bono mortis d'Ambroise fait aussi de nombreux emprunts à Plotin : tous deux parlent du bien que constitue la mort. Tous les deux partent de la même objection : si la vie est un bien, comment la mort n'est-elle pas un mal ? Plotin se montre très épicurien quand il propose la réponse : "Un mal pour qui ? Car le mal doit arriver à un être ; mais le mort n'est plus ou, s'il existe il est privé de vie et ressent moins de mal qu'une pierre". Ambroise reprend cela en y ajoutant la survie de l'âme conçue comme une vie béatifique auprès du Christ. Les deux penseurs affirment que la mort est un bien pour l'âme car elle la délivre de son enveloppe corporelle et la laisse s'élever. Ils ajoutent de plus que celui qui n'a pas eu une vie vertueuse sera puni après sa mort, mais que même dans ce cas ce n'est pas la mort qui est un mal mais la vie que l'on a menée. Si notre vie n'est un bien que quand elle est menée dans la vertu, la mort, elle, est toujours un bien car elle est toujours délivrance pour l'âme qu'elle sépare du corps. Les pensées néo-platoniciennes et catholiques s'accordent très bien sur ce sujet, aussi Ambroise n'a aucun mal à employer Plotin et même à le citer.

Nous avons encore de nombreuses preuves de la lecture de Plotin par Ambroise, ainsi quand ce dernier compare le jardin du Cantique des cantiques au jardin de Poros décrit dans le Banquet de Platon, il reprend en détail des informations données par Plotin dans son traité De l'amour, qui n'est autre qu'une sorte d'exégèse du Banquet platonicien. Plotin avait fait de Zeus une allégorie de l'Intelligence universelle, de même qu'Aphrodite était l'Ame universelle et Poros le Logos, Ambroise reprend cela en lui donnant une interprétation chrétienne : Poros est un intermédiaire entre l'Intelligence et l'Ame. Nous ajouterons à ce sujet que Ambroise a vu dans la ressemblance entre le jardin de Poros et celui du Cantique un signe que Platon avait eu connaissance des Ecritures.

Augustin qui a entendu les sermons d'Ambroise, sermons qui empruntaient beaucoup au néo-platonisme, a donc subi indirectement l'influence de cette école philosophique ? Cela est fort probable si on en juge certaines théories augustiniennes qui semblent directement inspirées de Ambroise, et par conséquent de Plotin. Reprenons par exemple l'idée selon laquelle le Mal est une privation de Bien, Augustin s'en est servi dans sa lutte contre les Manichéens. Il est amusant de noter que quand Augustin reprend des textes néo-platoniciens qu'Ambroise a également utilisés, il les emploie de la même manière, en omet les mêmes passages. Un dernier élément permet de résoudre définitivement notre problème : l'interprétation du discours de Paul à L'Aréopage. Paul dit en parlant de Dieu : "En lui nous avons la vie, l'être et le mouvement ; comme l'ont dit quelques-uns de vos poètes : de sa race nous sommes". Augustin, à la lecture de cette phrase, attribue la partie "de sa race nous sommes" aux platoniciens. Il ne s'agit sûrement pas ici d'une "inadvertance" de la part d'Augustin, mais bien plutôt de quelque chose dit sciemment, et qui reprend d'ailleurs ce qui avait été écrit par Ambroise lui-même qui espérait ainsi montrer qu'il y avait véritablement une harmonie entre la doctrine paulinienne et celle de Plotin.

Il semble indéniable donc que Augustin ait été influencé par les théories néo-platoniciennes par l'intermédiaire d'Ambroise. La lecture du De regressu animae de Porphyre doit être ajoutée aux traités de Plotin. On lui doit notamment la doctrine développée par Ambroise sur la nécessité pour l'homme de se séparer de son corps, obéissant par là à la formule de Porphyre : "Il faut fuir tout corps".

Il ne faut donc pas se fier aux "bougonnades" d'Ambroise concernant les philosophes car il ne leur est pas aussi hostile qu'il veut bien le faire croire. Son De philosophia n'est pas une critique générale des philosophes mais une lutte contre certaines de leurs théories. D'ailleurs, la lutte entre catholiques et néo-platoniciens est bien moins sérieuse qu'on le prétend souvent : n'y a t-il pas des ressemblances frappantes sur des thèmes fondamentaux comme le Logos de Platon et le Verbe de saint Jean ? La querelle se situe surtout à un niveau "chronologique" : les néo-platoniciens affirment que l'Evangile emprunte à Platon alors que les chrétiens affirment le contraire en prétextant que Platon a lu de nombreux textes bibliques (notamment ceux de Moïse et des Prophètes) alors qu'il se trouvait en Egypte. Augustin se rangea à l'opinion d'Ambroise qui affirmait l'antériorité des écrits bibliques et assurait que Platon avait lu les Ecritures et en avait conservé une grande part, part qui ne correspondrait pas moins qu'à tout ce qu'il a pu écrire de bon et de vrai.

Ambroise ne fut pas le seul homme d'Eglise inspiré par le platonisme qui influença Augustin. Un certain Simplicianus joua un rôle non négligeable dans notre affaire car il montra à Augustin l'intérêt que l'on pouvait trouver à confronter les Ennéades avec le Prologue johannique, ce qui fit faire à Augustin de grands progrès au niveau de la doctrine.

Ses tentatives d'extase s'étant révélées vaines, Augustin poursuit dans le Contra Academicos :

"Je courais pour rentrer tout entier en moi-même. Je retournai pourtant mon attention comme sans faire de pause, je l'avouerai, vers la religion qui avait été entrée en moi dès mon enfance, et insinuée dans mes moelles : en réalité, d'elle-même, elle m'attirait vers elle à mon insu. Ainsi, titubant, plein de hâte et d'entraves, je saisis le texte de l'apôtre Paul : vraiment, me dis-je, ces hommes n'eussent eu un tel pouvoir et n'eussent vécu comme il est de fait qu'ils ont vécu, si leurs écrits et leurs arguments étaient opposés à un si grand bien. Je le lus d'un bout à l'autre, attentivement, religieusement."

Avide de guérir son âme ternie par le poids du corps, Augustin rencontra Simplicien, un ascète réputé. Ils eurent alors un entretien sur la conversion de Marius Victorinus, le fondateur du néo-platonisme chrétien. Il fut aussi question d'un philosophe néo-platonicien, peut-être Marius Victorinus d'ailleurs, qui voulait que l'on grave en lettres d'or dans chaque église les premiers versets de l'Evangile de Jean. Ceci attira inévitablement Augustin qui se pencha sur le Prologue avec un vif intérêt. Leurs conversations tournèrent alors autour de la comparaison entre la philosophie néo-platonicienne et le Prologue johannique. Amelius, disciple de Plotin, s'était déjà essayé à cet exercice dans le but de démontrer que l'Incarnation chrétienne provenait de la théorie platonicienne sur la chute de l'âme dans le corps. Le projet d'Augustin fut plutôt de dresser un bilan des concordances et des dissemblances entre le néo-platonisme et les écrits de Jean. Ce bilan est dressé dans les Confessions, VII, 9, 13. Même si ce bilan n'est pas celui qui fut fait à cette époque, la culture théologique d'Augustin était alors trop maigre, il reflète tout de même ce qui a pu être échangé entre les deux hommes.

Simplicianus apprit à saint Augustin que "le Prologue johannique, condensé de la doctrine chrétienne, est du fait même le critère de jugement des philosophes, notamment du platonisme. Il n'y avait pas, dans son esprit, de neutralité philosophique ; il y avait, pour lui, des platoniciens qui s'obstinaient orgueilleusement dans le refus de l'Incarnation du Verbe et d'autres, au contraire, qui se faisaient chrétiens en reconnaissant humblement le mystère de l'humilité du verbe. Pour lui, selon P. Hadot, "ou bien l'on est platonicus, ou bien l'on est christianus, mais le platonisme chrétien n'existe pas''" (Goulven Madec, p. 38).

Simplicianus avait un ami qui était un des grands néo-platoniciens de cette époque, Marius Victorinus. Les discussions que saint Augustin eut avec Simplicianus l'ont certainement conduit à rencontrer un jour ce brillant philosophe.

Marius Victorinus imposa l'influence du néoplatonisme dans le monde latin chrétien. Ses idées sur Dieu (conçu comme "non étant au-dessus de l'étant"), sur l'Un et la triade intelligible (être, vie, pensée, sur l'agir et la forme), proviennent certainement du Commentaire du Parménide de Porphyre .

Les connaissances auxquelles saint Augustin eut accès provenaient d'une génération postérieure à Plotin et Porphyre : le platonisme était désormais christianisé. L'un des principaux acteurs de cette métamorphose, était Marius Victorinus ; soudainement converti, il a traduit en latin les oeuvres de Plotin et de nombreux écrits néo-platoniciens. Détail troublant, Victorinus a connu Simplicianus, le père spirituel d'Ambroise, qui tenait le rôle d' "éminence grise" dans une tentative audacieuse pour faire fusionner platonisme et christianisme. Saint Augustin fut donc en contact direct avec un certain "platonisme chrétien". Emplis de ferveur et de confiance en eux-mêmes, les "platoniciens chrétiens" se firent du passé une représentation personnelle contestable certes, mais qui ouvrit à Augustin des horizons particuliers. La période d'ésotérisme dans laquelle avait baigné le platonisme était révolue, faisant place à une réconciliation avec Aristote, ce qui lui permit de devenir "la seule culture philosophique parfaitement vraie". Pour un "platonicien chrétien", l'histoire du platonisme convergeait naturellement vers le christianisme : les deux visaient un même but, tendaient vers l'au-delà de l'univers empirique. On peut citer pour illustrer cela la parole du Christ : "Mon royaume n'est pas de ce monde" et la rapprocher de la théorie platonicienne du monde des idées, duquel il est dit la même chose.

Enfin, saint Augustin eut un autre "maître" en la personne de Mallius Theodorus. Nous avons vu que saint Augustin a abordé le néo-platonisme à travers les sermons d'Ambroise, puis qu'il en a approfondi la philosophie en lisant leurs écrits, qui lui seraient parvenus "par hasard". Ce hasard, Augustin en fait une volonté divine : "Vous m'avez procuré, par l'intermédiaire d'un individu gonflé d'un monstrueux orgueil, certains livres des Platoniciens, traduits du grec en latin". On peut expliquer cela aisément, comme l'a fait d'ailleurs M. Alfaric, par le fait que disant cela, Augustin faisait de sa conversion le fruit de la Grâce de Dieu. Il y a néanmoins une autre explication. Un lien très proche unissait Ambroise et le philosophe Theodorus. Augustin connaissait Theodorus qu'il considérait d'ailleurs comme un philosophe catholique. Ce Theodorus était considéré comme un grand néo-platoniciens qui faisait passer avant tout les problèmes de morale et de physique. Augustin a donc eu la chance de pouvoir discuter avec lui des grandes idées néo-platoniciennes, et c'est certainement par lui également qu'il a obtenu les oeuvres traduites de Plotin. C'est donc un enseignement "vivant" que saint Augustin a reçu avant de se lancer dans la lecture des oeuvres.

Quatre hommes ont donc joué un rôle important dans la conversion d'Augustin : Ambroise, Simplicien, Victorinus et Theodorus. Ambroise, par ses sermons lui a fait découvrir "l'existence d'un plotinisme chrétien dont le spiritualisme s'oppose aux croyances manichéennes mais s'accorde avec la foi catholique". Theodorus en tant que philosophe lui procure un enseignement plus précis sur le néo-platonisme et lui fournit les Libri platonicorum. Enfin Simplicien, le prêtre, met face à face ces données néo-platoniciennes avec les enseignements des Ecritures et précisément les écrits de saint Jean.

Bien que la pensée philosophique contemporaine de saint Augustin était dominée par le néoplatonisme, l'opinion religieuse finit par s'imposer : Ambroise lui-même se retourne contre les platoniciens qui prétendaient que le Christ était redevable à Platon de toute sa doctrine . A ce moment de notre étude, il convient d'opérer une mise en garde : "on n'est pas chrétien quand on se contente de reconnaître les principes platoniciens dans certains aspects intellectuels du christianisme, en négligeant tout l'aspect institutionnel et sacramentel".

Si l'influence de ces hommes sur saint Augustin semble être bien réelle, il faut toutefois ne pas leur accorder une importance démesurée. Il faut par exemple rester prudent quant à l'influence d'Ambroise sur saint Augustin : on ne sait pas exactement quel rôle il a joué en tant qu'intermédiaire entre néoplatonisme et christianisme. De plus, le néoplatonisme de Victorinus ("hardiment métaphysique") est aussi différent de celui d'Ambroise ("platement moralisant") que de celui d'Augustin. On comprend mieux combien l'expression de "platonisme chrétien" doit être employée avec prudence tant elle vague et polémique.

Concernant le fameux "cercle milanais" dont il fait mention dans ce chapitre, il convient là aussi d'être prudent. N'est ce pas en effet aller vite en besogne que de parler de "cercle" ? Il est vrai qu'une certaine élite intellectuelle se passionnait pour le néo-platonisme, mais il faut rappeler également qu'à cette époque, à Milan, le néo-platonisme était le courant de pensée en vogue. Les intellectuels n'avaient pas grand chose d'autre qui puisse satisfaire leur soif de savoir et de culture. Parler de cercle est peut être alors exagéré ; si les intellectuels évoquaient des thèses néo-platoniciennes quand ils avaient l'occasion de se rencontrer, ceci ne veut pas dire qu'ils se réunissaient dans le but exprès de disserter sur des sujets néo-platoniciens. En outre, si l'on y regarde de près, c'est saint Augustin qui est au centre du cercle milanais ; c'est lui qui est le centre dont partent les rayons que sont les rapports néoplatoniciens d'Augustin avec Simplicianus, Theodorus... etc. Saint Augustin est le lien entre ces personnages, exception faite de certains, peu nombreux d'ailleurs, qui se connaissaient avant l'arrivée d'Augustin. Quand on sait qu'Ambroise était un homme très occupé qui passait ses journées à travailler dans son cabinet, on comprend qu'il ne devait guère avoir le temps de se rendre au lieu de réunion du "cercle" pour y philosopher. Le "cercle milanais" ne semble être rien de plus qu'une invention destinée à regrouper de manière artificielle des personnes se réclamant du néo-platonisme.

 

 

Attitude de saint Augustin face au platonisme.

Si l'on ne sait pas exactement d'où saint Augustin tire ses connaissances du platonisme, on sait en revanche quels effets cela a eu sur lui car il l'expose clairement dans plusieurs de ses oeuvres.

La lecture des ouvrages de Plotin et Porphyre dont a vu brièvement le contenu, ont un grand effet sur Augustin : il s'intéresse tout particulièrement au problème du mal et à l'expérience mystique du royaume transcendant et immatériel. L'enseignement des néoplatoniciens lui a permis d'apprendre que l'âme a le pouvoir immédiat et inhérent de se connaître elle-même, à condition qu'elle ne fasse pas usage des sens corporels et qu'elle se purifie par la dialectique. Alors seulement elle sera élevée suffisamment pour être capable d'avoir cette vision de béatitude dont parle Platon. Il explique cela en détail dans le Contra Academicos : détaché du matérialisme, il a pu lors d'un retour sur lui-même pénétrer son être intime si profondément qu'il en a découvert le fondement, Dieu, l'Etre absolu : "Ego sum qui sum". C'est véritablement une nouvelle ontologie, et non une hénologie, qu'a découvert saint Augustin : on peut en déduire alors que c'est bien Porphyre qui joue un rôle fondamental, et non pas Plotin, car c'est lui qui a identifié le premier Un à l'acte d'être. Augustin n'a rien conservé concernant la hiérarchie des hypostases ou la mystique de l'Un au-delà de l'être.

Une fois cet enseignement fait sien, Augustin a voulu mettre en application ce qu'il avait apprit et s'est donc essayé à la méditation proposée par les néoplatoniciens. Persuadé de pouvoir accéder à la vision de Dieu, Augustin décide de suivre les méthodes dialectiques de Plotin. L'expérience que va mener saint Augustin est décrite comme suit par P. Courcelle :

"I Le point de départ est la lecture des "livres platoniciens" (inde admonitus).

II Cette lecture provoque la recherche et la découverte de la vérité immuable, incorporelle, transcendante à l'intelligence humaine (supra mentem meam).

III Le processus de la recherche est la dialectique des degrés.

IV Le dépassement de l'intelligence est dû à l'action divine, et se justifie, du point de vue chrétien, par la parole de saint Paul : "Ses perfections invisibles... sont rendues visibles à l'intelligence à travers les choses créées" (Rom, I, 20).

V Cette vision consiste dans l'absolue certitude que l'objet non spatial existe (neque ullo modo dubitabam ; certus), mais que le sujet ne peut l'atteindre (nondum me esse).

VI Celui-ci, à cause de sa faiblesse, est écarté de la jouissance du spectacle (infirmus ad fruendum te). L'expérience a donc commencé par une réussite ; elle se termine sur un douloureux échec".

Nous l'avons dit, cette recherche implique de considérer le monde sensible selon différents degrés qui sont en rapport avec l'échelle des êtres. Le point de départ est la beauté qui est dans les corps ; l'âme doit porter un jugement sur cette beauté d'après "l'idée qui est en elle". On part de ce qui est inférieur, les végétaux et les animaux, jusqu'à la raison humaine. A ce stade, la raison doit se rendre au-dessus d'elle-même "en se soustrayant aux phantasmes de la vision sensible". Alors, elle parvient à l'Etre suprême pour un instant sublime, fugitif mais inoubliable.

Cette expérience a permit à Augustin d'avoir pendant un court instant une vision de la vérité éternelle et de la beauté immuable : enfin, il a eu une vision de l'Être éternel et immuable. Cela renforce sa conviction que la créature finie qu'est l'homme aspire à un accomplissement qu'elle ne peut trouver que dans ce qui est au-delà de ses limites et qui dépasse ses capacités intellectuelles. On comprend pourquoi la pureté de l'âme est essentielle dans cette quête, et on se souvient ici des mises en garde de Cicéron contre les plaisirs du sexe qui obscurcissent l'esprit, et de l'exigence de végétarisme prôné par Porphyre. Ces mises en garde retiennent toute l'attention d'Augustin qui se sent tiré vers le bas à cause du poids que représente sa vie charnelle : la méditation philosophique à laquelle il aspire exige qu'il change ses habitudes de vie.

Curieusement, les lectures de Porphyre conduisirent Augustin vers ce que le néoplatonicien haïssait plus que tout : l'Eglise. Ceux-là même qui étudiaient Plotin et Porphyre étaient fascinés par certains écrits bibliques dont le Prologue de l'Evangile selon saint Jean et la deuxième Epître aux Corinthiens, 3-4, qui peuvent être considérés comme les fondements du christianisme platonicien. Ceux du groupe qui étaient chrétiens interprétaient plutôt l'Epître de saint Paul aux Romains en vue de contrer les manichéens. Les études d'Augustin le conduisirent à croire qu'il y avait une grande proximité entre Platon et le Christ, et que l'Eglise enseignait un "platonisme vulgarisé" puisqu'elle visait à toucher un public qui n'avait pas reçu de formation philosophique. Même si plus tard Augustin émis quelques réserves sur certains points de la doctrine platonicienne, il reconnut toujours sa dette envers le néoplatonisme : les dernières paroles de l'évêque mourant ne furent-elles pas une citation de Plotin ?

 

 

Le rôle du platonisme dans la conversion d'Augustin et dans sa pensée.

Nous nous sommes attachés avec force à commencer de montrer que le platonisme a joué un rôle important dans la philosophie augustinienne. Il est un autre plan, tout à fait fondamental lui aussi qu'il nous faut considérer dans le cadre d'une étude sur le platonisme augustinien : la conversion d'Augustin. En effet, la conversion d'Augustin se compose de découvertes et d'études aussi bien théologiques que philosophique ; aussi ne faut-il pas chercher à séparer les deux sous peine de ne pas saisir l'intégralité de qu'il a vécu et de ce qui s'est joué au profond de lui.

Nous allons donc nous intéresser à ce grand événement de la vie d'Augustin que fut sa conversion. On peut la faire commencer ainsi :

"En suivant le cours normal des études, j'en étais arrivé au livre d'un certain Cicéron dont on admire plus généralement la langue que le coeur. Ce livre contient une exhortation à la philosophie : il est intitulé l'Hortensius. Cette lecture transforma ma sensibilité et vers toi, Seigneur, tourna mes prières et rendit tout autres mes voeux et mes désirs. Je ne vis plus soudain que bassesse dans mes vaines espérances et je convoitai l'immortelle sagesse avec un incroyable élan du coeur. Déjà je commençais à me lever pour revenir à toi...Ce n'était plus à aiguiser ma langue que j'appliquais la lecture de ce livre ; ce qui m'y passionnait, c'étaient les choses dites, et non pas la manière dont elles étaient dites".

Augustin était âgé de dix-huit ans quand il fut pris par l'amour de la sagesse. La sagesse dont il était question n'était pas seulement quelque chose de rassurant, elle impliquait le sacrifice de soi et le redressement moral. Le sage occupe une place particulière comme le rappelle Cicéron :

"Si nous avons l'âme éternelle et divine, nous devrons penser que plus un homme aura agi sans se détourner de sa voie, c'est à dire conformément à la raison et au désir d'approfondir ses recherches, et moins il se sera mêlé et aura pris part aux vices et aux égarements des hommes, plus l'ascension et le retour au ciel lui seront faciles ."

On considère la lecture de l'Hortensius comme le point de départ de la conversion de saint Augustin. Certes, Augustin n'a jamais été totalement étranger au christianisme qu'il savait être une forme de sagesse véritable mais la lecture de la Bible l'avait déçu. Il s'était tourné alors tout naturellement vers Mani qui proposait de conduire les hommes à la vraie connaissance d'eux-mêmes et de leur nature divine. Après avoir pris conscience des limites du manichéisme, Augustin se rendit à Milan où il rencontra l'un des plus grands personnages de cette époque Ambroise. Comme on situe à la même époque l'intérêt de saint Augustin pour le platonisme, on établit un lien entre cette philosophie et l'évêque de Milan. Il est certain que pendant cette époque, Augustin fréquentait des platoniciens, mais peut-on ranger au nombre de ceux-ci Ambroise ? Pierre Courcelle affirme qu'il y a dans les ouvrages d'Ambroise un enseignement néoplatonicien, ce qui lui permet d'affirmer que pour ces auteurs milanais, néoplatonisme et christianisme sont liés. Si Ambroise cite effectivement Plotin dans ses sermons, et ce à de nombreuses reprises, il convient de nuancer l'exposé de Pierre Courcelle, à la lumière notamment de ce qu'ont dit sur ce sujet Peter Brown et Goulven Madec. Dans La vie de saint Augustin, Peter Brown insiste sur le fait que quand saint Augustin parle des sources de ses idées platoniciennes, il ne cite pas les sermons d'Ambroise. Il semble bien que si Ambroise citait Plotin dans ses sermons, cela n'avait d'autre fonction que stylistique : "Dans ses sermons, Ambroise s'était servi des oeuvres des philosophes païens comme il aurait fait dans une anthologie spirituelle, adaptant leurs conclusions aux besoins de sa cause dans le domaine de l'éloquence comme dans celui de la morale". Le platonisme d'Ambroise était donc seulement rhétorique.

Les lectures qu'Augustin fit de Plotin et Porphyre lui permirent de concevoir Dieu comme à la fois présent à lui-même et distinct de lui. Il se détacha définitivement du scepticisme. Puis Augustin repris de manière plus approfondie cette fois, l'étude des textes de saint Paul.

La conversion à la religion catholique que saint Augustin vécu alors peut être décomposée en trois parties qui correspondent successivement aux livres VI, VII et VIII des Confessions. Dans un premier temps, et c'est ce que décrit le livre VI, Augustin se livre à une écoute attentive des prédications d'Ambroise et se prend de sympathie pour la religion catholique à tel point qu'il décide de rester catéchumène dans l'Eglise. Vient ensuite ce qui est davantage une conversion intellectuelle et qui correspond à la lecture de certaines oeuvres néo-platoniciennes, lectures qui permettent à Augustin de comprendre les sermons d'Ambroise. Enfin, l'ultime étape qui est décrite dans le livre VIII est la conversion définitive d'Augustin qui a su éviter le piège proposé par une certaine interprétation du néo-platonisme et qui aurait consisté en une religion mystico-spéculative.

Saint Augustin est passé tout d'abord par une longue et pénible période d'incertitude ; il avait une grande admiration pour la religion catholique sans toutefois y adhérer encore totalement, et il aspirait à une vie plus haute que la plupart de ses concitoyens qui avaient des préoccupations trop matérielles à son goût. Des peurs intérieures ne cessaient de le hanter. Arrivé à l'âge de trente-deux ans, il fait une sorte de bilan intérieur : deux problèmes le préoccupent toujours, la spiritualité de l'être divin et l'origine du mal. Mais cela ne l'empêche pas de croire en l'existence de Dieu, à son incorruptibilité et à sa providence, et plus encore, il croit désormais que le Christ et les Saintes Ecritures sont la voie que Dieu a ouverte lui-même aux hommes pour qu'ils acquièrent le salut et accèdent à la vie éternelle. Les sermons de saint Ambroise peuvent avoir constitué la première approche qu'il aura du néo-platonisme car l'évêque de Milan a utilise Plotin dans quelques unes de ses prédications. Ambroise aurait donc été une sorte d'intermédiaire entre le néo-platonisme et le christianisme pour saint Augustin. D'autres personnes proches d'Augustin étaient également fascinées par la pensée néo-platonicienne ; on distingue parmi elles le prêtre Simplicianus et Mallius Theodorus, dont nous avons déjà parlé. On peut conclure de cela qu'il ne semblait pas y avoir incompatibilité entre ce qu'enseignait l'Eglise catholique et l'héritage platonicien.

A la lumière des lectures néo-platoniciennes, Augustin commence à saisir de manière intellectuelle certaines doctrines chrétiennes qui lui posaient des problèmes de compréhension (la spiritualité divine et l'origine du mal en particulier). Il manque encore à Augustin la certitude.

Augustin parvient finalement à conceptualiser l'idée de Dieu mais il sait qu'il ne doit pas en rester là et que "connaître Dieu, c'est jouir de lui". Augustin va se mettre en quête de cette jouissance et pour cela il va mettre en pratique ce qui lui semble être tout à fait approprié : la dialectique néo-platonicienne. Suivant cette méthode, il parvient à saisir l'Etre même, dans ce que certains appelleront une tentative d'extase plotinienne. Prisonnier de son enveloppe charnelle, saint Augustin cherche la force auprès du Christ, le Médiateur. A cette époque, saint Augustin est encore très sceptique concernant l'humanité du Christ et sa naissance virginale, il reconnaît tout de même le Christ comme le Sauveur et finira par admettre les points qui lui posaient problème. On ne peut pas encore considérer que saint Augustin ait, à ce moment précis, la foi. Sa conception du Christ est encore très éloignée de ce qu'enseigne la christologie catholique.

C'est à cette période que saint Augustin commence à lire les Saintes Ecritures ainsi que les épîtres de saint Paul ; est-ce pour y faire la rencontre du Christ ou faire une comparaison avec les écrits néo-platoniciens ? Dans les Confessions, XX, 26 ; XXI, 27 il semble opter pour une rencontre du Christ et de son enseignement salutaire à travers les écrits bibliques, alors que dans le De beata vita il envisage une étude comparative entre les doctrines bibliques et les théories néo-platoniciennes. L'un n'excluant pas l'autre, il est possible de fournir l'explication suivante : saint Augustin se considérait comme très érudit en matière de philosophie et il est très probable qu'il ait voulu chercher dans la Bible quelque chose qui lui permettrait d'élever ce qu'il avait reçu de la métaphysique néo-platonicienne. Lors de cette recherche, il découvrit l'humilité en prenant conscience de sa véritable condition et de son éloignement par rapport à Dieu, ce qui le conduisit tout naturellement à s'attacher au Christ.

La lecture des Ecritures eut les conséquences suivantes : tout d'abord saint Augustin saisit l'unité entre les deux testaments, ensuite il eut la révélation du Christ comme puissance et sagesse de Dieu, puis il appréhenda de manière plus exacte la Trinité et l'Incarnation, enfin, il prit conscience du péché et de la nécessité de la grâce. Tout ce qui suivit ne fit qu'affiner les connaissances qu'il avait réussies à acquérir par ses lectures ; le stade ultime fut sa décision d'entrer dans l'Eglise, restait à savoir de quelle manière cela devait se concrétiser. Deux choix s'offraient à lui : soit il prenait femme lors d'un sacrement, soit il vivait dans la plus stricte continence.

Si l'on veut tenter de dresser un bilan de la conversion d'Augustin, on doit en envisager les aspects psychologiques, moraux et spirituels. Sur le plan psychologique, la conversion de saint Augustin s'est fait sentir comme un revirement total et de sa manière de penser et de sa manière de vivre, ce fut un retournement de l'esprit et du coeur. Ce retournement est le fruit de nombreux éléments parmi lesquels l'enfance passée auprès de Monique, la lecture de l'Hortensius puis des écrits néoplatoniciens et enfin du Nouveau Testament. Sa conversion résulte d'un acte décisif qui va changer sa personnalité.

Prise au sens moral, sa conversion se laisse à voir comme une rupture qui s'effectue avec le passé. Cela engendre une réflexion sur ce passé, réflexion qui prend la forme d'un jugement qui se révèle douloureux. Pendant que son intelligence accueille la lumière venue d'en haut, sa volonté lui impose un nouvel ordre moral. C'est désormais une nouvelle vie qui commence, une vie qui implique de suivre un chemin dont le terme semble inaccessible et qui nécessite une conversion continuelle. Ce pas franchi définitivement sera consigné dans les Confessions.

Sa conversion, au sens théologique et spirituel peut être comprise ainsi : si le platonisme a joué un rôle important dans la part "rationnelle" de la conversion d'Augustin, la foi reste l'élément actif majeur. Quand il s'agit de conversion, la foi saisit la raison et l'emporte vers des hauteurs auxquelles elle n'aurait jamais pu parvenir seule. De plus, saint Augustin ne se convertit pas seulement à une Eglise spirituelle mais à une Eglise hiérarchique et sacramentelle puisqu'il considère son baptême comme le sceau de son adhésion à la catéchèse légale milanaise.

Cependant, pour bien comprendre cet "événement majeur de notre histoire doctrinale et spirituelle" qu'est la conversion d'Augustin, il convient de prendre garde à son enracinement dans l'Antiquité. On peut distinguer, à l'instar de Goulven Madec, trois aspects de cette conversion : philosophique, chrétien et métaphorique. Nous nous attacherons surtout au premier aspect.

Si l'on doit trouver un point de départ à la conversion d'Augustin c'est sûrement à l'Hortensius de Cicéron que l'on doit se référer. En plus d'une exhortation à la philosophie, saint Augustin y trouva quelques indications pour mener une vie vraiment heureuse : vivre dans l'ascétisme et la contemplation et se dégager des biens matériels :

"Ce livre changea mes sentiments et, m'orientant vers Toi, Seigneur, il changea mes prières et rendit tout autres mes voeux et mes désirs. Vile devint pour moi soudain toute vaine espérance ; c'est l'immortalité de la Sagesse que je convoitais dans un bouillonnement de coeur incroyable, et j'avais commencé à me relever pour revenir vers Toi."

Augustin était attiré non seulement par sa soif de rationalisme mais également par le devoir qu'il se faisait de mettre sa vie en conformité avec la Vérité quand il l'aurait trouvée.

Les Libri platonicorum dont Augustin parle tant sans leur donner d'autres noms plus précis, lui permirent de faire un retour à soi : il découvrit le mouvement d'intériorité qui rend possible la découverte de la spiritualité de l'âme et de Dieu. Enfin, il avait acquis l'évidence de la Vérité. Une fois cette conversion intellectuelle accomplie, l'expérience du jardin de Milan se chargea de la conversion de sa volonté puisqu'il décida de mettre sa vie en conformité avec sa nouvelle certitude.

La question de l'influence du platonisme sur Augustin et en particulier le rôle qu'elle a pu jouer dans sa conversion a été longuement étudiée en 1888 par Harnack et Boissier. Cette étude peut être résumée par les mots du père Madec :"Est-ce au christianisme ou au platonisme qu'Augustin s'est converti en 386 ?". Si l'on s'en tient aux faits, la réponse semble évidente : non seulement Augustin s'est fait baptiser l'année suivante, mais lorsqu'il parle du platonisme c'est comme d'un "moment", autrement dit d'une étape, d'un passage peut-être nécessaire mais d'une durée limitée. Mais le problème ne peut être résolu aussi simplement, aussi convient-il de faire une étude attentive des Confessions puisque c'est là que saint Augustin évoque en détail sa conversion.

Au sujet des Confessions, Courcelle constate une divergence d'opinion entre les "critiques" et les "traditionalistes" :

"Deux familles d'esprits s'opposent au sujet des Confessions : d'une part, une tendance critique, toujours plus hardie, d'autre part une tendance conservatrice, renaissante depuis 1920. Je n'ai point l'intention d'opter a priori pour l'une des deux attitudes, mais de faire quelques observations de méthode. Les études ont été menées, d'ordinaire, selon une méthode d'histoire doctrinale, plutôt que selon une méthode d'analyse philologique des textes. Les traditionalistes ont insisté sur les éléments chrétiens, même à l'intérieur des Dialogues ; les critiques, sur les éléments néo-platoniciens, même à l'intérieur des Confessions. La controverse porte tantôt sur la priorité chronologique du christianisme ou du néo-platonisme dans l'esprit d'Augustin, tantôt sur leur importance relative : faut-il voir, dans telle oeuvre, "non point un néo-platonisme teinté de christianisme, mais au contraire un christianisme teinté de néo-platonisme" (formules de Gilson) ? Le problème ainsi posé, il est fatal que la part d'appréciation subjective reste considérable dans la réponse que l'on fournit. A supposer même que les modernes fussent d'accord, le critère à quoi ils reconnaîtraient le principal et l'accessoire serait-il forcément valable pour un homme de la fin du IVème siècle ?

Une autre cause de mésentente concerne la notion même de conversion : les uns sont tout disposés à admettre la possibilité d'un acte subit ; les autres ne voient qu'évolution lente et progressive ; ainsi, la scène du jardin de Milan apparaît aux premiers plausible, aux seconds factice. Il s'agit encore de savoir, étant donné deux séries de documents qui ne se recouvrent pas entièrement : Dialogues et Confessions, quelle série offre la plus grande crédibilité : les uns optent a priori pour la série la plus proche des événements, les autres pour les Confessions, genre plus sincère et plus intime. Enfin et surtout, le débat tient à ce que les deux partis considèrent comme pôles distinctifs d'une part la sagesse hellénique, néoplatonicienne, d'autre part la sagesse évangélique judéo-chrétienne ; on s'efforce, dès lors, de déterminer à quel pôle se rattache l'Augustin de 386. Mais l'opposition entre hellénisme et christianisme n'est-elle pas surtout une vue des modernes ? A supposer que, dans le milieu où fréquentait Augustin à cette date, cette opposition ne fût pas ressentie, la discussion même ne perdrait-elle pas tout base ? "

La division au sein des lecteurs et commentateurs de saint Augustin, entre traditionalistes et critiques pose des difficultés de compréhension quant à l'historicité des Confessions. Voici en quelques mots l'histoire de cette querelle.

En 1888, Adolf Harnack nous présente un Augustin qui profite du récit de sa conversion pour y projeter sa soumission à l'Eglise et sa conception du péché. La conversion d'Augustin apparaît alors comme une rupture au sein de son existence, surtout si on considère les écrits de Cassiciacum qui sont empreints seulement de préoccupations métaphysiques et non d'un quelconque dogmatisme. Cette même année, Gaston Boissier distingue le saint Augustin des Dialogues qui est avant tout philosophe (il nomme à peine le Christ), du saint Augustin des Confessions qui se présente comme un chrétien pénitent. En 1892 les dialogues débutent, Lejay répond à Boissier et Fr. Wörter à Harnack. En 1897, R. Schmid tente de faire une approche psychologique de la conversion d'Augustin qu'il conçoit comme une évolution progressive, afin de concilier Wörter et Harnack. Toujours cette même année F. Loofs se range au côté d'Harnack : il pense l'historicité des dialogues et des écrits antérieurs à l'ordination sacerdotale de saint Augustin, et affirme donc que jusqu'à cette ordination saint Augustin serait resté néoplatonicien. En 1900, Louis Gourdon se pose en faveur des dialogues : il pense que les Confessions faussent l'événement de 386 puisqu'elles sont écrites alors que la conversion est totalement achevée et qu'en 386, saint Augustin s'est converti seulement aux bonnes moeurs et à la philosophie néoplatonicienne. En 1903, P. L. Portalié montre que dans les dialogues

"ce n'est pas un platonicien qui parle, mais un chrétien, ou plus exactement, l'un et l'autre... pour Augustin, il n'y a pas deux vérités, il n'y en a qu'une, qu'il a trouvé dans l'Evangile, dont il cherche la raison dans la philosophie. L'illusion de Gourdon et de Loofs a été de transporter dans l'esprit d'Augustin nos distinctions modernes".

En 1908, Wilhelm Thimme reconstruit l'évolution d'Augustin selon un subjectivisme radical et en fonction d'idées "protestantico-libérales": ainsi à Cassiciacum Augustin ne devient pas autre chose qu'un platonicien, s'il parle du Christ, c'est en tant que maître de sagesse seulement. Thimme insiste sur le fait que saint Augustin entend parfaitement le langage des mystères païens, et assure que la prière augustinienne n'est pas une prière chrétienne mais est bien la prière d'un disciple de Plotin. On ne s'étonne point alors que Thimme finisse par trouver le terme de "conversion" illégitime pour qualifier cette période de la vie d'Augustin. Toujours en 1908, H. Becker est frappé par l'optimisme, la sérénité que dégagent les dialogues, comparés au pessimisme et à la prise de conscience d'un bouleversement radical qui s'affichent dans les Confessions ; il en conclut que "c'est toujours la philosophie qui donne le ton fondamental", autrement dit, saint Augustin s'est converti d'abord à la philosophie, le christianisme garde une place importante tant qu'il ne s'oppose pas à la vraie philosophie. En France, la thèse traditionaliste est reprise par le Père. de Mondadon, alors qu'en Allemagne est explorée par J. Mausbach (1909),puis L. Bertrand (1913), W. Montgomery (1914), J. Hessen (1916). L'année 1918 marque un retour des vues critiques grâce au Père Prosper Alaric, dont le livre L'évolution intellectuelle de saint Augustin, fait autorité. On y lit notamment la thèse critique formulée ainsi :

"Décidément le néophyte qui s'offre ici à nous est bien différent de celui que nous dépeignent les Confessions... En réalité, nulle part il ne se montre avec autant de franchise et de naturel qu'au cours de ces premiers écrits. C'est dire que, pour connaître l'état d'âme dans lequel il se trouvait quand il les a rédigés, nous devons faire appel à eux bien plus qu'au Confessions. Ainsi nous sommes amenés à le considérer bien moins comme un catéchumène presque uniquement occupé de l'idéal chrétien que comme un disciple de Plotin avant tout soucieux de conformer sa vie à la doctrine du Maître. Moralement comme intellectuellement c'est au néo-platonisme qu'il s'est converti plutôt qu'à l'Evangile".

E. Gilson propose un point de vue médiateur dans un article de la Revue Philosophique de 1919 :

"Mais la vérité, que les textes rapprochés par M. Alfaric lui-même suggèrent, semblent être qu'en sortant du scepticisme il devient immédiatement catholique parce qu'il croit indivisément que le néo-platonisme est le catholicisme et que le catholicisme est le néo-platonisme. Il est vrai que ce néo-platonisme passera et que le catholicisme restera, mais on ne peut en conclure qu'il ait été d'abord néo-platonicien et ensuite catholique. M. Alfaric n'a peut-être pas vu à quel point les altérations imposées au néo-platonisme d'Augustin par son catholicisme sont essentielles et s'il les a loyalement signalées il ne les a pas exactement pesées. Le seul fait qu'Augustin ait admis dès le début la création et l'égalité des personnes suffirait à établir qu'il fut immédiatement catholique et non plotinien. Dans cet échange des deux doctrines, le catholicisme imposa sa forme beaucoup plus qu'il ne reçut celle du plotinisme... nous retiendrons donc que pendant quelque temps, Augustin crut avoir trouvé une seule et même vérité dans le plotinisme et le christianisme, mais cette confusion féconde ne fut possible que parce que, dès le début, il lut les Ennéades en chrétien".

Une nouvelle thèse est ensuite défendue par le Père Charles Boyer qui pose l'historicité des Confessions et des dialogues, et tente de prouver que des idées chrétiennes subsistaient chez saint Augustin depuis son enfance, grâce à la foi de sa mère, Monique :

"L'opinion si répandue, qui veut que saint Augustin soit devenu néo-platonicien, sans aucune intervention du christianisme, et qu'il ait été ensuite conduit à la foi par le néo-platonisme, nous paraît être une erreur. Il n'est pas vrai qu'il se soit fait chrétien parce qu'il était néo-platonicien. Il serait plus vrai de dire qu'il est devenu néo-platonicien parce qu'il était chrétien. Mais ces formules sont simplistes. La vérité est que le fils de Monique est redevenu chrétien parce que certaines évidences, groupées autour du fait de l'Eglise, se sont imposées à son esprit, et qu'il a ensuite accepté beaucoup d'idées néo- platoniciennes parce que ces idées lui ont paru à la fois justes et lumineuses en elles-mêmes, et en accord, dans leurs suites, avec sa foi. Il y a peut-être quelque complexité dans son cas, mais aucune rareté. Le croyant qui s'attache à une philosophie ne peut guère procéder d'autre sorte".

Les ouvrages d'Alfaric et Boyer sont d'une grande importance dans l'histoire de cette controverse, ils ne marquent cependant pas la fin de l'opposition. Ainsi, Nörregaard (1920), Wundt (1922), Dörries (1922), Zepf (1926) sont les héritiers directs de ce conflit. Etudiant l'évolution intérieure d'Augustin, Zepf déclare avec certitude :

"C'est dans un joyeux optimisme que le jeune philosophe avait renoncé au monde pour se consacrer sa vie durant à la recherche de la vérité, dont il espérait l'apaisement de son désir de bonheur ; l'image que donnent de lui les Confessions est tout autre ; ... sa soi-disant conversion n'est pas autre chose qu'une conversion à la vita contemplativa ; (elle est) un retour au christianisme dans la mesure seulement où le christianisme lui paraissait être la vie philosophique".

Le sujet prend un nouveau tournant avec les Recherches sur les Confessions de Pierre Courcelle, en 1950. La grande nouveauté de cet ouvrage tient d'abord à sa méthode : Courcelle choisit de faire une analyse philologique des textes afin de démontrer le caractère historique des Confessions. Une étude minutieuse permet à Courcelle d'affirmer :

"Nous avons bien affaire à une oeuvre historique de valeur et pas seulement au développement d'une thèse théologique... (Pourtant) Augustin nous avertit lui-même qu'il ne fournit pas un récit exhaustif de sa vie... On peut discerner dans le récit des omissions involontaires, d'autres qui tiennent à la nécessité d'opérer un tri parmi les souvenirs, enfin des silences volontaires".

Courcelle se distingue de Boyer en ce qu'il ne croit pas que saint Augustin adhérait déjà à la foi chrétienne quand il a lu les textes platoniciens. Pour lui, si saint Augustin a demandé le baptême c'est sous l'influence non seulement d'Ambroise mais aussi de Mallius Theodorus et Simplicianus, et cela n'est pas étranger non plus aux échecs qu'il a rencontrés dans sa recherche sur l'extase plotinienne. A la suite de Courcelle, John J. O'Meara prône lui aussi l'historicité des dialogues et des Confessions. Il reconnaît que dans les Confessions il y une réinterprétation des périodes dites "de jeunesse" qui empêche l'oeuvre d'être réellement une autobiographie. Concernant la conversion d'Augustin, O'Meara la décrira comme "complète et sincère au christianisme", même si le néo-platonisme a joué un rôle important :

"Augustin était à cette époque convaincu que néo-platonisme et christianisme étaient deux voies d'approche de la même vérité. En quoi il se trompait, mais il ne le réalisa que plus tard".

Si l'on veut tirer un bilan de cette controverse, on pourrait en dire ceci : la position des critiques tend à être de plus en plus contestée au fur et à mesure que les études se tournent vers une méthode "historique". Le point de vue traditionnel, soutenu par les remarquables travaux de Boyer, Courcelle et O'Meara revient à l'honneur. On peut dépasser cette querelle en examinant le problème d'une manière plus novatrice.

Même si, comme on vient de le souligner, les "critiques" ont perdu de leur influence, il ne faut pas omettre qu'on leur doit ce nouveau regard qui a été opéré sur les textes de saint Augustin qui étaient regardés jusque là de manière aussi crédule que superficielle d'un point de vue philosophique. L'historicité des dialogues étant admise, ils ont eu l'idée de les comparer avec les Confessions afin de déterminer l'historicité de celles-ci. Cette mise en parallèle de ces différents textes a été très riche d'enseignements sur la conversion de saint Augustin et sa signification.

Dans l'introduction du De beata vita ainsi que dans le livre II du Contra Academicos saint Augustin indique son itinéraire spirituel. Ces indications seront reprises et développées dans les Confessions. Examinons ces deux premiers textes, en commençant tout d'abord par celui du De beata vita, I, 4 :

"Depuis l'âge de dix-neuf ans, après avoir étudié à l'école du rhéteur cet ouvrage de Cicéron que l'on appelle Hortensius, je fus enflammé d'un tel amour de la philosophie que je méditai de m'y adonner sans délai. Mais les brouillards ne firent pas défaut pour égarer ma course et mon longtemps, je l'avoue, je me suis guidé sur les astres qui glissaient dans l'océan et m'induisaient en erreur. En effet, une sorte de scrupule puéril me rendait craintif devant une recherche personnelle ; lorsque, devenu plus hardi, je dissipai ces ténèbres et me persuadai que je devais donner plus de créance à ceux qui enseignent qu'à ceux qui imposent, je tombai sur des hommes qui tenaient cette lumière que l'on voit avec les yeux dignes du culte dû aux réalités suprêmes et divines. Je ne donnais pas mon assentiment, mais je pensais qu'ils cachaient sous des voiles quelque chose de grand qu'ils révéleraient un jour. Mais lorsque, les ayant percés à jour, je les quittai, surtout après avoir traversé la mer, ce furent les Académiciens qui retinrent longtemps en pleins flots ma barque ballottée à tout vent. Ensuite je vins en ces régions : ici j'ai appris à connaître le pôle d'après lequel je pouvais me diriger. J'ai pris garde en effet, souvent à l'occasion des entretiens de notre évêque et quelquefois à l'occasion des tiens, que pour concevoir Dieu il fallait éliminer tout ce qui est du corps ; de même pour concevoir l'âme, car elle seule est parmi les êtres toute proche de Dieu. Mais les attraits de la femme et des honneurs me retenaient alors, je l'avoue, de m'envoler rapidement dans le sein de la philosophie ; et je me proposais, après avoir satisfait ces attraits, de m'y élancer enfin à pleines voiles et à toutes rames, et de m'y reposer, ce qui n'est donné qu'à une élite d'hommes.

Or, après avoir lu un tout petit nombre d'ouvrages de Plotin - pour qui je le sais tu as beaucoup de goût - et les avoir confrontés, autant que je pû, avec l'autorité de ceux qui nous ont transmis les saints mystères, je fus si embrasé que j'aurais voulu rompre toutes ces amarres, si je n'avais dû ménager certaines personnes."

De même on lit dans le Contra Academicos, II, II, 5 :

"Mais voici que certains livres bien remplis, comme dit Celsinus, répandirent sur nous des parfums d'Arabie et distillèrent sur cette flamme quelques gouttes de leur précieuse essence ; incroyable Romanianus, incroyable et bien au-delà de tout ce que tu peux penser de moi ; que dirai-je encore ? incroyable pour moi-même à mon propre sujet fut l'incendie qu'ils allumèrent. Désormais quels honneurs, quelle célébrité humaine, quel appétit de vaine gloire, quel attrait et quelle attache enfin dans cette vie mortelle, pouvaient me toucher ? Assurément, je rentrais tout entier en hâte en moi-même. Je regardai seulement comme en passant, je l'avoue, vers cette religion qui m'avait été enseignée dès l'enfance et comme enfoncée jusqu'aux moelles, mais c'est elle qui, à mon insu, m'attirait. Aussi, titubant, plein de hâte, d'hésitation, je prends l'apôtre Paul. Ces hommes en effet, me disais-je, n'auraient vraiment pu accomplir de si grandes choses, n'auraient pu vivre comme il est certain qu'ils ont vécu, si leurs Ecritures et leurs doctrines avaient été contraires à un si grand bien. Je le lu donc tout entier avec la plus grande attention et la plus grande pureté."

A l'aide des textes ci-dessus et tout ce que nous pouvons savoir par ailleurs de la conversion de saint Augustin, on peut maintenant diviser celle-ci en onze moments parfaitement décrits dans les Confessions :

  1. Lecture de l'Hortensius : il en résulte un amour de la Sagesse et un grand intérêt pour la philosophie et l'attrait pour la vie de l'esprit. On retrouve cela dans les Confessions, III, IV, 7.
  2. Hésitation craintive et puérile, ce qui a été traduit de l'expression superstitio quaedam puerilis, où l'on trouve l'interdiction de la recherche personnelle (Confessions, III, V, 9) où Augustin déclare combien il s'est trouvé dérouté suite à un contact prématuré avec l'Ecriture : "Et moi je n'étais pas en état de pénétrer en elle, ou d'incliner la nuque pour progresser avec elle".
  3. Adhésion au Manichéisme : Confessions, III, VI, 10 ss. La fin du livre III intercale le songe de la règle (XI, 19) et la réponse consolatrice d'un évêque à Monique (XII, 21). Dans le livre IV, Augustin mentionne d'autres aspects de ses errements ou de son évolution intellectuelle : goût pour le théâtre et les concours littéraires (I, 1), recherche d'une concubine (II, 2), rejet des haruspices ( II, 3) mais engouement pour les astrologues (III, 4-6) ; il raconte la mort d'un ami et disserte sur la douleur et ses dérivatifs (IV, 7 - VIII, 13), sur l'amitié et sur l'amour (IX, 14 - XIII, 20), ce qui l'amène à parler de la composition du De pulchro et apto (XIV, 21 - XV, 27), puis à revenir en arrière pour mentionner, vers la vingtième année, la lecture des Catégories d'Aristote et des manuels d'arts libéraux (XVI, 28-31).
  4. Désaffection du Manichéisme : ce moment est décrit dans les Confessions, V, III, 3 : Augustin précise que cela eut pour cause la confrontation de cette doctrine avec les enseignements des philosophes et l'impression décevante de ses entretiens avec Faustus (V, III, 3 - VII, 12).
  5. Adhésion au scepticisme après la traversée de la mer et le séjour à Rome (Confessions, V, VIII, 14ss et X, 19). Augustin raconte sa grave maladie dans la ville et revient en arrière pour raconter l'impression que fit sur lui, dès Carthage, la lecture d'un ouvrage antimanichéen du catholique Helpidius.
  6. Influence des sermons d'Ambroise après l'arrivée à Milan, décrite dans les Confessions, V, XIII, 23 - XIV, 25. Sous cette influence, Augustin voit tomber plusieurs de ses préventions contre le catholicisme ; il se détache entièrement du Manichéisme, mais ne dépasse pas encore positivement l'attitude sceptique ; il se décide toutefois à "rester catéchumène dans l'Eglise catholique qui se recommandait de ses parents". Le début du livre VI précisera l'influence d'Ambroise sur le plan intellectuel (VI, III, 4 - IV, 5-6).
  7. Persistance des attaches d'ordre moral : ceci est exposé dans les Confessions, VI, XI, 18 - XV, 25. Il raconte ses discussions avec Alypius, partisan de la continence, les instances faites pour lui trouver un honnête parti (XIII, 23), le départ pour l'Afrique de la mère d'Adéodat et le choix qu'il fait d'une nouvelle concubine (XV, 25). Le début du livre VII opère un retour en arrière sur le passage de l'adolescentia à la iuventus et revient sur le renoncement aux prédictions astrologiques des mathematici (VI, 8). Entre temps est posé le problème du libre-arbitre et de l'origine du mal (III, 4 - V, 7) : cette difficulté n'intervient pas dans le résumé du De beata vita, mais on la voit nettement exprimée dans le De Ordine, I, VII, 17-20.
  8. Lecture des écrits platoniciens : il en est question dans les Confessions, VII, IX, 13ss. L'effet que produisit cette lecture n'est pas décrit de la même manière dans les dialogues et dans les Confessions ; les dialogues mettent au premier plan l'effet moral (détachement des honneurs humains) alors que les Confessions décrivent un effet d'ordre intellectuel : Augustin y découvre à la fois une idée toute spirituelle de Dieu (X, 16) et une nouvelle conception du rapport des créatures à lui selon le schème de la participation (XI, 27 - XVII, 23). Mais le point de vue particulier du Contra Academicos s'explique par le destinataire : Romanianus est un homme qu'il faut arracher à l'esprit du monde pour qu'il devienne ensuite capable d'admettre le Dieu des chrétiens (Contra Academicos, I, I, 1-4 ; II, I, 2 ; II, III, 7) ; quant à l'idée spirituelle de Dieu, il en est parlé dans les Soliloques (I, I, 1ss ; III, 18 ; VIII, 15).
  9. Confrontation avec l'Ecriture des doctrines néo-platoniciennes : dans les Confessions, VII, XXI, 27, on perçoit le même mouvement pathétique déjà décrit en Contra Academicos, II, II, 5. Les premiers écrits laissent voir les traces, peu nombreuses mais bien nettes, de ces lectures néo-testamentaires. L'évangile de saint Jean tient une place importante dans cette évolution, peut-être, comme le veut M. Courcelle, à la suite des entretiens avec Simplicianus. Il semble que ces lectures aient permis une exacte conception de la divinité du Christ comme Fils et Verbe de Dieu, aidant Augustin à surmonter le "photinisme" auquel il avait un moment donné son adhésion (Confessions, VII, XIX, 25 et note complémentaire p. 693 ; Contra Academicos, II, I, 1 ; De beata vita, IV, 34 ; De ordine, I, X, 29).
  10. Désir de rompre toutes les amarres, mais décision de le faire progressivement en raison de certaines opinions à ménager : Confessions, IX, II, 2. Augustin ne dit rien dans les dialogues de la lutte morale décrite dans le livre VIII ; il est cependant possible d'en discerner le retentissement en maints endroits.
  11. Démission des fonctions de professeur et retraite à Cassiciacum : Confessions, IX, II, 4.

Cette querelle entre traditionalistes et critiques n'a pas lieu d'être aux yeux de certaines personnes. Pour Henry Chadwick, par exemple, cela n'a pas de sens de dire que les écrits de Cassiciacum sont plus platoniciens que les Confessions. Dans ces dernières en effet, on trouve l'influence de Plotin et de Porphyre de manière très nette. La différence véritable entre ces écrits réside dans le ton qui y est employé : sobre et serein dans les Dialogues, passionné dans les Confessions. Cette différence de style s'explique aisément non seulement par les treize années qui les séparent mais surtout par le fait que celui qui écrit les Confessions est avant tout un évêque qui a une charge d'apôtre et des responsabilités vis à vis de ses fidèles. Les Confessions témoignent aussi de l'attention toute particulière de saint Augustin pour saint Paul.

En outre, cette opposition entre les deux camps a des enjeux, des implications que l'on se doit de connaître. Le père Goulven Madec a poursuivit ses réflexions au sujet de cette polémique en en dégageant les implications méthodologiques selon les points de vue de l'évolution, de la synthèse et du discernement. Du point de vue de l'évolution tout d'abord, on peut voir la rivalité entre Harnack et Boissier comme l'expression de "deux Augustins", celui des Dialogues et celui des Confessions. Si en 386, Augustin s'est converti au néoplatonisme "moralement comme intellectuellement", alors il a dû subir entre 386 et 400 une nouvelle évolution qui expliquerait qu'il décrive sa conversion comme il le fait dans les Confessions. Ensuite, du point de vue de la synthèse on peut reprendre P. Courcelle :

"Néoplatonisme et christianisme sont intimement liés, pour les têtes pensantes de l'Eglise milanaise, et non opposées comme ont cru les modernes. Cette formule de synthèse, élaborée déjà, est celle à laquelle Augustin a donné son entière adhésion. L'origine de cette synthèse remarquable paraît bien remonter à Marius Victorinus, dont Simplicien, catéchiste d'Ambroise, avait été le familier".

La pensée augustinienne doit être comprise au sein de cette synthèse entre les deux doctrines. Enfin, on peut étudier le point de vue du discernement toujours grâce à Courcelle ; il rappelle à ce sujet que Simplicianus a défendu la thèse selon laquelle le Prologue johannique permet "d'établir un bilan des concordances et des discordances entre les textes néoplatoniciens et les textes chrétiens". Il ajoute encore : "c'est (Simplicianus) qui a préservé Augustin de s'égarer vers le plotinisme et qui l'a conquis à l'humilité du Christ incarné". On peut en conclure avec lui que Simplicianus fut "le principal artisan de la conversion catholique d'Augustin".

L'évolution est difficile à suivre car elle est marquée par l'opposition entre deux Augustin ; d'un côté le philosophe qui s'exprime dans les Dialogues, d'autre part le "pénitent" qui rédige ses Confessions. Louis Gourdon ira jusqu'à assurer qu'il y a "deux conversions et deux hommes différents". On peut penser légitimement, avec Wilhelm Thimme, qu'en tant que catéchumène aspirant à être baptisé, saint Augustin avait fait sien tout l'ensemble du dogme de l'Eglise. On ne peut omettre de signaler alors que mis à part dans le De Trinitate, saint Augustin ne base pas sa réflexion sur le dogme qui semble rester hors de son "intérêt théorétique". La dissociation qu'Augustin fait entre foi et pensée permet au lecteur d'avoir affaire à des textes réellement philosophiques, qui peuvent même subir un classement thématique (c'est ce qu'a réalisé Thimme).

Alfaric entreprend quant à lui de décrire l'évolution de saint Augustin en distinguant trois grandes périodes : la première qui va de 373 à 388 marque le passage du manichéisme au platonisme, la seconde qui s'étend de 388 à 400 est celle de la transition entre le platonisme et le catholicisme, et enfin la dernière qui va de 400 à 430 reflète le tournant qui le fait passer du catholicisme à l'augustinisme. En dépit des noms qui sont donnés aux différentes étapes de l'évolution augustinienne, il faut tenir compte du fait qu'il s'agit plus d'une histoire spirituelle que d'une évolution intellectuelle. De plus, il faut se garder de croire que lors de ces différentes périodes saint Augustin n'a été qu'une seule chose à la fois. Alfaric se montre méfiant concernant les passages des Confessions relatifs à la conversion d'Augustin, alors qu'il n'émet aucune critique sur les Dialogues, sans doute parce qu'il considère qu'ils sont le reflet de toute la doctrine augustinienne et qu'ils sont des écrits marqués par le néoplatonisme. Alfaric en conclura plus ou moins habilement que même si saint Augustin fait subir des modifications profondes à sa pensée plotinienne et interprète les conceptions néoplatoniciennes conformément à l'enseignement officiel de l'Eglise, il n'en reste pas moins un chrétien qui parle en tant que tel mais en pensant en néoplatonicien.

Gilson réfute la théorie d'Alfaric : saint Augustin réfute de nombreux points chez Plotin, et ces points figurent parmi les plus importants de la pensée plotinienne. Gilson dira même que "ce sont exactement ceux qu'il fallait admettre pour être catholique et qu'il suffit d'admettre pour ne pas être plotinien ... La doctrine de Plotin ainsi baptisée en devient méconnaissable... On ne se trompe donc pas lorsqu'on voit dans les Soliloques non point un néoplatonisme teinté de christianisme, mais au contraire un christianisme teinté de néoplatonisme". Gilson rejoint avec de tels propos l'opinion des traditionalistes : le néoplatonisme est la doctrine de Plotin et de Porphyre qu'Augustin utilise pour comprendre la foi chrétienne.

Un autre moyen de réfuter la thèse d'Alfaric se trouve développé par Alfred Loisy :

"Le fait est pourtant qu'à cette date Augustin a reçu le baptême et qu'on le considère comme chrétien depuis ce temps là... Les écrits de Cassiciacum et de la période néoplatonicienne ne représentent pas toute la vie intérieure d'Augustin et ils ne sont pas destinés à la représenter... Ils ne touchent qu'incidemment le fait de la conversion et ils ne permettent pas de contrôler, supposé qu'un tel contrôle soit indispensable, le récit des Confessions".

Toujours dans cet ordre d'idées, John J. O'Meara énonce :

"On ne saurait pas plus demander à Augustin de parler dans les Dialogues de tout ce qui l'intéresse qu'à l'auteur d'un manuel de philosophie d'y raconter son mariage et la naissance de ses enfants".

Masai répond à Alfaric de la manière suivante :

"Si, en 386, Augustin ne s'est pas converti à l'Evangile, ce n'est point du tout parce que cette conversion religieuse serait, comme le pensait Alfaric, après Harnack, Gourdon et Thimme, postérieure à cette date, c'est tout simplement parce que le fils de Monique n'eût jamais à se convertir ni même, intellectuellement du moins, à revenir à l'Evangile. Toujours il y restât fidèle. Mais à cette réserve près, réserve à vrai dire considérable, il demeure exact de déclarer que la conversion de 386 présente un caractère philosophique : elle signifie essentiellement le rejet du matérialisme manichéen et l'adoption du spiritualisme néoplatonicien.

La conversion de saint Augustin ne doit pas être retirée du champ chrétien dans lequel elle trouve place (saint Augustin a toujours été attaché au Christ), ni de la tradition philosophique dans laquelle il s'inscrit.

Augustin distingue en effet deux voies, deux écoles : celle de l'autorité et celle de la raison autrement dit, le christianisme et la philosophie. Cette bipartition ne signifie en aucun cas pour saint Augustin qu'il y ait deux vérités, le De ordine explique d'ailleurs que la philosophie doit assurer l'intelligence des mystères chrétiens. Le christianisme dit à tous les hommes ce qu'ils doivent croire, la philosophie le fait comprendre à une élite.

S'il est un point sur lequel Loisy s'oppose farouchement à Alfaric, c'est bien le baptême de saint Augustin. Cette décision qu'Augustin avait prise est bien réelle, et même s'il n'en fait pas mention dans les ouvrages écrits à cette époque, cela ne prouve pas que cet événement n'ait pas revêtu pour lui une importance particulière.

Il est à ce sujet un point qui reste intéressant à étudier : pourquoi saint Augustin le catéchumène a-t-il fait de la philosophie ? Il en donne la réponse lui-même dans le Contra Academicos :

"Mais voici que certains livres bien remplis, comme dit Celsinus, répandirent sur nous les parfums de l'Arabie et distillèrent sur cette petite flamme quelques gouttes de leur précieuse essence : ce fut une chose incroyable, Romanianus, incroyable que l'incendie qui en résulta, et bien au-dessus de tout ce que tu peux penser, -que dire de plus ? incroyable pour moi-même quand j'y songe".

Les Libri platonicorum ont permis non seulement la conversion intellectuelle de saint Augustin, mais aussi, et c'est peut-être le plus étonnant, sa conversion spirituelle :

"Aussi, titubant, plein de hâte et d'hésitation, je saisis l'apôtre Paul : ces hommes me disais-je, eussent-ils vraiment pu accomplir de si grandes choses, eussent-ils vécu comme il est certain qu'ils l'ont fait, si leurs écrits et leurs arguments eussent été contraires à un si grand bien ? Je le lus donc tout entier avec la plus grande attention et la plus grande piété".

L'intérêt des traditionalistes pour les Confessions est l'un de leurs points forts ; c'est en effet une oeuvre majeure qu'il convient d'étudier en profondeur. Un reproche qu'on pourrait leur faire cependant c'est de ne pas avoir tiré les conséquences du recours au Christ qui est fait constamment par saint Augustin, notamment quand il traite de philosophie, et à propos de ses lectures aussi bien de l'Hortensius que des Libri platonicorum. Saint Augustin s'exprime pourtant clairement sur ce sujet : décrivant les effets sensationnels que lui procura la lecture de l'Hortensius il ajoute cependant :

"Et une seule chose venait briser l'élan d'une telle flamme : le nom du Christ n'était pas là ; or ce nom, de par ta miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur, ton Fils, déjà dans le lait même d'une mère, mon coeur d'enfant l'avait pieusement bu, et il le gardait au fond, et sans ce nom nulle oeuvre, fût-elle littéraire et bien soignée et pleine de vérité, ne me ravissait entièrement".

De même, il énonce un peu plus loin :

"à ces philosophes pourtant, parce qu'ils ignoraient le nom salutaire du Christ, je refusais absolument de confier le traitement des langueurs de mon âme".

L'étude de ceci permet également de ne plus se préoccuper de questions secondaires comme : "Quand faut-il placer le retour d'Augustin à la foi catholique ? " Il y a toujours un grand attachement au Christ de la part d'Augustin comme nous l'avons vu dans les citations ci-dessus, et la lecture de l'Hortensius a permis à Augustin d'associer le Christ à la Sagesse. Ce que certains ont considéré comme un abandon du Christ était plutôt la quête d'une exigence de rationalité concernant les réalités spirituelles.

Envisageons à présent ce problème du point de vue de la synthèse. Paul Henry se méfie des rapprochements doctrinaux abusifs qui conduisent à exagérer le nombre de textes plotiniens qu'Augustin aurait étudié. Il dénonce à cet égard Grandgeorge et Alfaric. Ce même "défaut" peut conduire à amplifier le rôle qu'a joué Plotin dans la formation d'Augustin, mais il a également permis à Willy Theiler d'attribuer cette importance à Porphyre, qu'il juge seul inspirateur de saint Augustin. Un nouveau problème naît alors : qui est le véritable auteur des Libri platonicorum ? Les avis divergent encore à ce sujet : Henry les attribue à Plotin, Theiler à Porphyre évidemment, et Courcelle considère qu'ils sont écrits de la main des deux hommes. L'état actuel des recherches donne un léger avantage à Porphyre, mais il n'y encore rien de définitif.

Les travaux de Courcelle se sont révélés d'un grand intérêt parce qu'ils mettent fin à ce qui n'est peut-être qu'un faux problème, à savoir "est-ce que saint Augustin s'est converti au néoplatonisme ou au christianisme ? " La réponse de Courcelle a prit une tournure fort différente des précédentes car il a établi qu'il était possible de faire la synthèse entre le néoplatonisme et le christianisme, ce que l'on nomme le néoplatonisme chrétien. Il a été assez aisé à Courcelle de montrer que saint Augustin s'était converti dans un milieu chrétien fort imprégné de néoplatonisme, de plus, le fait que Simplicianus avait été l'ami de Marius Victorinus avant d'être le maître d'Ambroise permettait à Courcelle de déduire qu'il existait une tradition de synthèse de néoplatonisme chrétien :

"Néoplatonisme et christianisme sont intimement liés, pour les têtes pensantes de l'Eglise milanaise, et non opposés comme ont cru les modernes. Cette formule de synthèse, élaborée déjà, est celle à laquelle Augustin a donné son entière adhésion. L'origine de cette synthèse remarquable paraît bien remonter à Marius Victorinus, dont Simplicien, catéchiste d'Ambroise avait été le familier".

Ainsi, ce que l'on a coutume d'appeler le "cercle milanais" devait être un milieu chrétien quoique platonisant, ce qui ne paraissait pas être incompatible. Ce cercle était réuni autour d'une grande figure : Plotin.

Masai propose une approche différente de cette synthèse. Considérant que la conversion d'Augustin n'est rien de moins que "l'adoption du spiritualisme néoplatonicien", il reconnaît tout de même un certain sens critique de la part de saint Augustin à l'égard des Libri platonicorum. Masai poursuit en disant que saint Augustin a découvert "le platonisme dans le néo-catholicisme de Milan" qui n'est autre qu'un "catholicisme philosophiquement grandi par l'incorporation du spiritualisme néoplatonicien". Saint Augustin se serait donc converti à un "catholicisme nouveau, dans lequel le christianisme a été profondément repensé et réorganisé sur des bases et dans des cadres philosophiques inédits, ceux de l'idéalisme platonicien". Si l'on peut bien parler de spiritualisme néoplatonicien, il convient de préciser cependant qu'il a été très largement dilué par le spiritualisme chrétien d'Ambroise. Ceci n'empêche en rien les Libri platonicorum d'être "responsables" de l'engouement de saint Augustin pour la "spiritualité de Dieu et de l'âme" ainsi que le montre cet extrait des Confessions :

"Et, averti par ces livres de revenir à moi-même, j'entrais dans l'intimité de mon être sous ta conduite".

La lecture du De immortalitate animae montre combien Augustin avait en lui ce besoin de travailler sur des textes néoplatoniciens, et combien son spiritualisme était plus néoplatonicien que celui d'Ambroise.

Un troisième point de vue est possible, celui du discernement. Nombreux sont les auteurs qui ont remarqué, notamment à la lecture du De vera religione, que saint Augustin assimilait facilement platonisme et christianisme, à tel point qu'il ne voyait en eux qu'une seule et même vérité. On retrouve cette idée clairement exprimée dans ce passage des Confessions où il fait un compte rendu de ses lectures platoniciennes :

"Et là j'ai lu, non pas sans doute en ces termes, mais le sens était absolument le même et des raisons nombreuses et complexes l'appuyaient, j'ai lu qu'au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; il était au commencement en Dieu ; tout par lui a été fait, et sans lui rien n'a été fait ; ce qui a été fait est vie en lui, et la vie était la lumière des hommes ; et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas saisie. Et que : l'âme de l'homme, bien qu'elle rende témoignage à la lumière, n'est cependant pas elle-même la lumière ; mais le Verbe Dieu, lui, est la lumière vraie qui illumine tout homme venant en ce monde. Et que : il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas reconnu.".

Il semble ainsi que saint Augustin ait trouvé dans les Libri platonicorum une doctrine identique à celle énoncée dan le prologue de l'Evangile de saint Jean.

Ce qu'il est particulièrement intéressant d'étudier, c'est moins la distinction entre un néoplatonisme élitiste et un néoplatonisme de masse que les rapports entre platonisme et christianisme. Simplicianus a joué un rôle prépondérant dans la pensée d'Augustin en lui montrant comment le Prologue johannique permettait de dresser le "bilan des concordances et des discordances" entre platonisme et christianisme. Le Prologue permet notamment de mettre en avant les contradictions du platonisme qui refuse le dogme de l'incarnation et lui préfère une compromission avec le polythéisme par les pratiques théurgiques, ce qui a pour effet de placer un mur entre la théorie philosophique et la pratique religieuse, ce qui est un frein à l'accomplissement du platonisme. Augustin a donc pu trouver une réponse dans sa quête de Vérité : il retrouvait dans la personne du Christ la sapientia de l'Hortensius, l'Intellectus des Libri platonicorum, et le Verbum du Prologue de Jean. S'il est certain que saint Augustin a lu et retenu beaucoup de choses des écrits néoplatoniciens, il semble également indéniable qu'il ait fait preuve de sens critique lors de ses lectures, voyant ce qu'il y avait de bon du point de vue philosophique, et de mauvais du point de vue de la religion. On peut aller jusqu'à affirmer que c'est en chrétien que saint Augustin a lu les néoplatoniciens.

On peut donc envisager avec sérieux ce que dit Augustin dans les Confessions : les Libri platonicorum ont participé à son élan intellectuel et lui ont permit d'élever son âme vers Dieu. Il ne faut cependant pas s'en tenir là : Augustin ne se contente pas du platonisme, il a toujours été chrétien et son sentiment se renforce quand Simplicianus lui montre que le platonisme trouve son accomplissement dans le christianisme.

Le concept de "synthèse" qui a été décrit plus haut n'est pas nouveau, il est le fruit d'un dualisme d'origine scolastique opposant d'une part la philosophie et d'autre part la théologie. On peut attribuer à saint Thomas d'Aquin le mérite d'avoir découvert le premier qu'il y avait une composante platonicienne dans la doctrine d'Augustin, et d'avoir posé l'idée d'un platonisme chrétien, non sans en faire la critique. Le travail de saint Thomas a été davantage une tentative de discerner la dépendance de saint Augustin à l'égard du christianisme qu'une condamnation. Gilson écrit à ce sujet :

"A ses yeux l'augustinisme est essentiellement un platonisme chrétien. Tout chrétien a le droit et le devoir de prendre son bien où il le trouve ; saint Augustin a trouvé le sien dans Platon et il l'a toujours suivi jusqu'à l'extrême limite où les exigences de la foi lui permettaient d'aller."

Il semble qu'Augustin n'est pas tout à fait perçu les choses de cette manière : pour lui il y a, de manière partielle, identité entre platonisme et christianisme sur le plan de la théologie, mais différence profonde sur le plan de la religion.

Nous l'avons vu, saint Augustin a pu être imprégné de platonisme de diverses manières : il a lu certains libri platonicorum, a eu quelques entretiens avec de grands "platonisants" de Milan. Si ses sources n'ont pas toujours été directes, elles renvoyaient en revanche toujours à la même doctrine. Ainsi, saint Augustin a pu récolter ça et là de quoi connaître les grands thèmes platoniciens :

"Le mal conçu comme privation du bien et la mort conçue comme un bien pour l'âme libérée du corps, la nature incorporelle de l'âme, la nécessité de se détacher du corps et la purification indispensable pour transcender le monde sensible et parvenir par l'intelligence à la contemplation de l'Etre, la question d'un médiateur, question non point résolue mais du moins posée par l'insuffisance de la dialectique des degrés, et peut-être enfin l'intuition d'une possible trinité spirituelle".

Concernant la Trinité par exemple, du Roy tire des Confessions, VII, le fil de l'évolution d'Augustin :

"Augustin a découvert Dieu et plus précisément la Trinité grâce à la lecture de livres néo-platoniciens et ensuite seulement le Christ incarné grâce à la lecture des Epîtres pauliniennes : cette succession des événements est à l'origine d'une structure fondamentale de la théologie augustinienne : l'antériorité de la connaissance de la Trinité sur celle de l'Incarnation".

Ce sont ces différents thèmes empruntés au platonisme que nous allons étudier de plus près maintenant.

 

 

b) Eléments platoniciens repris.

 

 

Le spiritualisme platonicien, source de grandes doctrines.

Malgré une solide formation philosophique, saint Augustin rencontre toujours des difficultés concernant l'idée de Dieu : il a du mal à concevoir une substance sans lui donner la forme d'un corps qu'il connaît par ses sens. Or, ce qu'il sait de la sagesse divine lui interdit de concevoir Dieu sous la forme humaine :

"Je ne te concevais pas, ô Dieu, sous la forme d'un corps humain".

Le texte latin dit "Non te cogitabam": il convient de définir ce en quoi consiste la cogitatio augustinienne. Selon Gilson, c'est "le mouvement par lequel notre âme collige, rassemble et recueille, pour pouvoir fixer sur elles son regard, toutes les connaissances latentes qu'elle possède sans les avoir encore discernées". Il n'est donc pas question ici d'une conceptualisation par abstraction, il s'agit de se faire une idée de Dieu, cette idée étant à mi-chemin entre le concept et l'image. Saint Augustin a une certitude : Dieu est incorruptible, inviolable et immuable, et ces qualités supérieures attestent de sa supériorité absolue.

Lorsqu'il s'agit de se faire une idée de Dieu, l'imagination se met spontanément à l'oeuvre et ainsi, des "images impures" s'imposent à l'esprit. Malgré tout, saint Augustin parvient à une idée de Dieu qui rejoint ce qu'on appelle "l'espace mathématique", un espace conçu indépendamment de tout corps ayant une fonction de remplissage. Quand il pense Dieu, saint Augustin pense un "être corporel, situé dans l'espace local et, soit infus dans le monde, soit aussi, hors du monde, diffus dans l'infini". Ce qui est privé de cet espace est du pur néant, il se distingue du vide que l'on obtient en enlevant un corps du lieu où il se trouvait.

Saint Augustin est tourmenté dans son coeur, c'est à dire là où siègent les pensées justes et où l'homme perçoit la vérité. On remarque que Pascal reprendra cela dans les Pensées (n° 277-278-282, traduction de Brunschvicg) : le coeur est au-dessus de l'entendement et de la raison, il perçoit les principes et saisit leur vérité au-delà de toutes les objections de la raison. Son coeur est baigné de confusion, il ne parvient même pas à avoir une vision claire de lui-même. Il nomme pur néant ce qui n'a pas un espace d'une taille déterminée à l'intérieur duquel il peut s'étendre, c'est à dire ce qui n'est pas l'étendue.

Les restes de matérialisme que saint Augustin a conservé de sa période manichéenne l'empêchent de concevoir Dieu comme une réalité vraiment spirituelle. Il réduit donc le spirituel à l'idée d'un espace mathématique, c'est à dire un lieu vidé de toute substance corporelle qui le remplisse : un "néant spatieux". Saint Augustin a cependant en lui les moyens de dominer son matérialisme : l'intentio de son esprit. L'intentio c'est la prise de conscience de l'activité spirituelle qui transcende toutes les images et les notions qu'elle forme. "Son mérite est d'avoir donné à l'intention, qui désigne primitivement l'acte de la volonté libre, une portée universelle, signifiant l'acte par excellence que l'âme exerce dans toutes nos connaissances et avant tout dans nos sensations".

La conversion d'Augustin intervient alors de manière décisive, elle peut être appelée "délivrance de l'esprit" en ce sens qu'elle lui permet de concevoir autre chose qu'une réalité matérielle, ce qui lui aurait été impossible avant :

"En voulant me faire une conception de mon Dieu, je ne savais concevoir qu'une masse corporelle, car il n'existait rien, me semblait-il, qui ne fut ainsi ; là se trouvait la cause principale et presque unique d'une erreur inévitable pour moi... Je ne savais concevoir un esprit que sous la forme d'un corps subtil".

La lecture des Libri platonicorum permis à saint Augustin de découvrir une nouvelle méthode de connaissance de soi, par la réflexion de l'esprit sur lui-même et la prise de conscience d'une intériorité spirituelle. Dès lors, Augustin rejettera définitivement le matérialisme que lui avaient enseigné les manichéens pour adopter le spiritualisme néoplatonicien.

La source exacte qui a permis cette découverte reste un sujet de polémiques. Selon Masai, Augustin aurait découvert "le platonisme dans l'église de Milan". Même si quelques uns des sermons d'Ambroise sont teintés de néoplatonisme, ceci ne parait guère suffisant pour en déduire que l'évêque ait initié Augustin à cette philosophie. Par contre, Augustin dit lui-même dans les Confessions que ce sont les Libri platonicorum qui l'on conduit à faire ce retour sur lui-même et à découvrir Dieu dans l'intimité de son être. La découverte du spiritualisme par saint Augustin doit être attribuée à ces livres ainsi qu'en témoignent les Soliloquia, le De immortalitate animae et le De animae quantitate. Nous donnerons au terme "spiritualisme" la définition proposée par Pierre Hadot :

"Si l'on entend par spiritualisme une philosophie centrée sur la réalité substancielle et les caractéristiques propres de l'esprit, on pourra dire que Porphyre a donné au plotinisme la forme d'un spiritualisme. Par exemple, les Sentences introduisant aux intelligibles (petit recueil dans lequel Porphyre expose ses conceptions métaphysiques fondamentales) insistent fortement sur l'opposition radicale entre la substance intelligible (ou spirituelle), dont les parties sont intérieures les unes aux autres. Il définit ainsi ces deux types de réalité d'une manière que Bergson, en éliminant tout substantialisme, retrouvera dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Le spiritualisme porphyrien est particulièrement manifeste dans la pensée du jeune Augustin, telle qu'elle s'exprime dans ses Dialogues de Cassiciacum".

 

Un autre élément platonicien viendra prendre place au sein du spiritualisme : le monde intelligible. Augustin a en effet retenu ce que le platonisme enseignait sur l'au-delà : il sait désormais qu'il existe un autre monde que le monde sensible, et comme "aucun corps n'est Dieu" il faut "s'élever au-dessus de tous les corps à la recherche du Dieu souverain". Cet au-delà métaphysique prend souvent dans l'esprit humain la forme d'un au-delà eschatologique.

Une fois découvert, le spiritualisme devient ce que saint Augustin veut appliquer pour lui, ce dont il veut vivre. Or, un problème se pose d'emblée à celui qui veut parvenir à ce qui se trouve dans l'Intelligible : il doit purifier son âme.

La philosophie de Porphyre rejoint sur ce point celle de son maître. Son traité le Retour de l'âme est longuement étudié par Augustin qui apprécie le compromis qui y est proposé concernant la participation humaine à des sacrifices en vue de s'attirer la bienveillance des dieux : Porphyre reconnaît la possible valeur des oracles, mais refuse toute idée d'une purification de l'âme grâce à des rites ou des sacrifices. La notion de purification de l'âme est liée pour Porphyre à sa fuite hors du corps ; l'âme doit avant tout chercher à se libérer des entraves du corps. Il n'y a de bonheur que pour celui qui, obéissant à la maxime de Delphes "Connais-toi toi-même", s'adonne à la contemplation intellectuelle. Les phrases suivantes qui reprennent la pensée de Porphyre sur ce sujet seront reprises dans les Confessions :

"Exerce-toi à retourner à toi-même ; assemble de ton corps tous les éléments spirituels dispersés et réduits à un ensemble de fragments séparés."

"L'âme dépérit d'autant plus qu'elle est plus fortement liée à la chair. Mais elle peut devenir véritablement riche quand elle découvre son moi authentique, qui est l'intellect."

"Notre but est de parvenir à la contemplation de l'Etre."

"Celui qui connaît Dieu, a Dieu présent en lui-même. Celui qui ne le connaît pas est privé de Dieu qui est partout présent."

Ce que Porphyre nous enseigne sur Dieu est décrit ainsi par Henry Chadwick :

"Dieu contient tout mais n'est contenu par rien. L'Un est présent dans tout ce qui participe de l'existence qui découle de sa source en Dieu. Le Bien doit se propager. Mais toute pluralité dépend d'une unité première supérieure vers laquelle elle cherche à retourner. La hiérarchie de l'être implique l'axiome suivant : il est bon d'exister, et les degrés de l'existence sont également les degrés du bien".

Ainsi comme l'écrit Porphyre : "tout ce qui possède de l'être est bon, dans la mesure où il possède de l'être ; même le corps possède sa beauté et son unité propre". Ceci sera redit par Augustin dans le De vera religione, 40. Concernant l'âme, Porphyre nous apprend encore qu'elle occupe une position intermédiaire entre les choses matérielles et les hautes sphères de l'intelligible : elle peut sombrer sous l'effet de sentiments comme la jalousie ou l'orgueil ou encore céder à l'appel de la chair, mais elle peut à l'inverse s'élever grâce à l'ascèse ou à une introspection contemplative, ce qui lui permet alors de remplir sa véritable fonction : la "jouissance de Dieu".

Porphyre développe également une théorie trinitaire empruntée à Plotin : au sommet de la chaîne des êtres se trouve une triade divine qui est être, vie et intelligence, et qui tout en constituant une unité peut être distinguée entre plusieurs parties différentes. Chadwick écrit :

"La structure des choses est celle d'une procession rythmique issue du principe ultime de l'être, et qui va de la puissance à l'acte, de l'abstrait au concret, de l'identité à l'altérité qui est également une déperdition dans le niveau de l'être. La destinée des âmes éternelles est de retourner là d'où elles sont venues. L'immortalité est inhérente aux âmes. La doctrine du retour, ou de la conversion, est le sens de la doctrine platonicienne de la réminiscence, à savoir que toute connaissance n'est pour l'esprit que le rappel de ce qu'il a jadis su dans une existence antérieure et oubliée. Les néoplatoniciens et Augustin à leur suite, ont remplacé cette doctrine par la notion d'illumination directe de l'âme par la divinité."

 

La philosophie plotinienne décrit ainsi la composition trinitaire du sommet de la hiérarchie ontologique qui distingue l'Un, l'Esprit et l'Ame. Par Un, on entend le Bien suprême, c'est à dire que tout ce qui est dessous de l'Un est distinct du Bien, étant entendu que l'Esprit et l'Ame sont à des degrés légèrement inférieurs à l'Un. L'Ame est ce qui produit la matière, et par conséquent la matière est distincte du Bien, on peut donc y trouver le Mal. Il ne faut toutefois pas croire que l'on peut ici sombrer dans le manichéisme, ce que les néo-platoniciens détestent comme on peut le voir dans le traité de Plotin Contre les Gnostiques. Plotin considère le cosmos comme une chaîne de l'être, et ainsi, le mal n'est rien d'autre qu'un défaut de l'être appartenant à un degré inférieur. Ceci n'est pas la seule explication que Plotin donne de la présence du mal : il met en avant un mauvais usage du libre arbitre qui serait le résultat de la faiblesse inhérente à la nature de l'âme et à sa position au sein de la hiérarchie, et d'autre part il trouve une explication dans la matière même qui absorbe les faiblesses inhérentes à l'âme : "sans matière, il ne peut y avoir de mal moral". On peut résumer ainsi avec Henry Chadwick :

"le mal cosmique amoral, attaché au manque d'être inhérent à la matière, devient la racine du mal moral dans l'âme... La présence de la matière dans l'âme accentue sa faiblesse et provoque sa chute. En même temps, Plotin veut dire que la sortie de l'âme et sa chute sont nécessaires à l'actualisation de ses forces potentielles et au service que l'âme doit rendre au monde inférieur des sens".

La position de Plotin n'est pas tout à fait satisfaisante et saint Augustin y reviendra quelque temps après sa conversion pour la corriger.

D'autre part, même si Augustin admet qu'il y a plusieurs voies d'accès pour parvenir à la vision de Dieu, il affirme que le passage par un détachement des biens matériels est indispensable. L'esprit doit être entraîné aux réalités invisibles sur le modèle de l'abstraction géométrique. C'est à cette condition seulement qu'il est possible de comprendre la transcendance de Dieu. On comprend ainsi pourquoi Augustin, qui de surcroît était fortement influencé par les doctrines néoplatoniciennes, s'est intéressé aux arts libéraux, surtout la dialectique, la géométrie et la musique, qu'il considérait comme un bon exercice à la réflexion abstraite.

La lecture des écrits néo-platoniciens a donné à saint Augustin une "méthode" particulièrement sûre pour accéder à Dieu : le retour à soi. C'est en découvrant l'intimité de son être que saint Augustin peut progresser, guidé par Dieu, jusqu'à la contemplation de la lumière divine. Ce retour sur soi permet une rencontre avec Dieu qui nous rend son existence certaine, tellement sûre que saint Augustin dit qu'il aurait plus facilement douté de sa vie. Découvrant Dieu, créateur de toute chose et au-dessus de toute chose, Augustin a aussi découvert ce qu'il avait crée. De ces choses créées de la main de Dieu, Augustin nous dit qu' "elles sont, à vrai dire, puisqu'elles sont par toi ; cependant , elles ne sont pas, puisqu'elles ne sont pas ce que tu es".

Si le retour à soi permet non seulement de connaître Dieu mais de l'aimer aussi, il est victime d'une sérieuse entrave : le poids de notre corps nous fait retomber bien vite dans des contemplations plus matérielles. Le poids du corps alourdit l'âme, mais heureusement pas suffisamment pour qu'elle oublie Dieu. Ainsi, elle en garde en elle le souvenir et la certitude.

L'élévation vers Dieu se fait par gradation : on passe par différents degrés, différentes étapes.

"Ainsi, par degrés, des corps je suis monté à 'âme qui sent par le corps ; et de là, à sa puissance intérieure, à laquelle les sens du corps portent le message des objets extérieurs, limite que peuvent atteindre les bêtes ; et de là encore, à la puissance rationnelle qui recueille pour le juger ce que saisissent et apportent les sens du corps. Cette puissance, se découvrant elle aussi muable en moi, s'est dressée jusqu'à l'intelligence d'elle -même et a dégagé de l'habitude la pensée, en se soustrayant aux contradictions de la cohue des phantasmes, afin de découvrir de quelle lumière elle était inondée, quand elle proclamait sans aucune hésitation qu'il faut préférer l'immuable au muable, et d'où lui venait la connaissance de l'immuable lui-même ; car si elle ne le connaissait de quelque manière, elle ne l'eût d'aucune manière résolument préféré au muable ; et elle est parvenue à ce qui est, dans l'éclair d'un coup d'oeil frémissant ".

On voit que quand il traite à la nature de l'âme, saint Augustin reste très attaché au néo-platonisme ; on pense avec beaucoup de certitude qu'il y a puisé l'idée de l'âme comme agent et intermédiaire de la montée anagogique du monde à Dieu.

Nous l'avons vu en effet, saint Augustin a été confronté à l'influence du néo-platonisme latin qui était marqué par la "construction ontologique" et la "déduction". Il entreprit donc de "christianiser" les grands thèmes platoniciens d'une manière distincte des Pères grecs. Il puise chez Plotin une description de la connaissance de Dieu dans les âmes qu'il gardera presque intacte :

"Tu étais au-dedans de moi, et j'étais, moi, en dehors de moi-même, et c'est au-dehors que je te cherchais... ; tu étais avec moi, et je n'étais pas avec toi ".

Ou encore :

"ils tendent à sortir d'eux-mêmes en abandonnant leur être intime, alors que Dieu est plus intérieur à eux-mêmes qu'eux-mêmes ".

Ceci se retrouve chez Plotin qui affirme dans les Ennéades, VI, 9, 7 :

"Dieu n'est extérieur à aucun être ; il est en tous les êtres ,mais ils ne le savent pas. Ils fuient loin de lui, ou plutôt loin d'eux-mêmes".

Pour parvenir à cette connaissance de soi qui contient la connaissance de Dieu, il faut passer par un stade de purification qui est décrit de la même manière chez les deux auteurs :

"à condition que tu te voies toi-même, que tu aies un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans mélange de rien d'autre ".

"Lorsqu'on lui fait un devoir de se connaître, qu'elle (l'âme) n'aille donc pas se chercher comme si elle était soustraite à elle-même, mais qu'elle s'arrache à ce qu'elle s'est ajouté ; elle est en effet plus intérieure à elle-même que les objets sensibles... et même que les images de ces objets ".

Il ne faut toutefois pas prendre cette similitude dans les termes pour une similitude de sens : l'arrière-plan ontologique qui veut que l'âme connaisse Dieu dans sa propre intériorité en se retournant sur elle-même n'est pas le même chez les deux auteurs. Pour Plotin, ceci est possible parce que le noyau intime de l'âme est Dieu, l'âme au plus profond d'elle-même est identique au divin exception faite des choses qu'elle ôte en se retournant sur elle-même. Selon Augustin, quand l'âme fait retour sur elle-même elle devient "semblable" à Dieu, le "dedans" est le lieu où Dieu se rend visible à l'âme. L'âme n'est donc pas d'essence divine mais elle peut, en se tournant vers lui, devenir semblable à lui : ce n'est pas la connaissance de Dieu qui la fait devenir semblable à lui mais plutôt le fait de se tourner volontairement vers lui, par amour.

Nous voyons combien le platonisme chrétien qui tente d'échapper à l'identification avec Dieu est un "volontarisme". Le fait de diriger sa volonté vers Dieu est primordiale, non seulement pour parvenir à la connaissance de Dieu, mais surtout elle est au fondement de la ressemblance de l'âme avec Dieu. La connaissance de l'âme par elle-même dépend de l'orientation de la volonté vers Dieu : "on conçoit en effet qu'un être dont la destination est de se tourner vers l'être le plus élevé, et dont on décrit la nature comme puissance de participation à la vie divine par amour pour Dieu, ne parvienne à la compréhension de son être véritable et de son moi profond que quand cette puissance en lui est réellement devenue un acte, et quand, dirigeant sa volonté vers Dieu, ce qu'il est lui même devient visible ". Obéissant à un acte d'amour, l'âme connaît Dieu à l'intérieur de soi en même temps qu'elle connaît son être propre.

La doctrine platonicienne de la connaissance a été reprise par le christianisme qui en fait une théorie de la mystique : il ne s'agit plus d'une métaphysique de l'être mais de la connaissance accessible par la grâce et l'amour de Dieu.

Dieu est connu au-delà de la raison, on l'éprouve de façon existentielle par un acte d'amour. Augustin parle de cette connaissance "dans l'éclair d'un regard frémissant", que l'on peut "atteindre pendant un moment dans un suprême élan du coeur", elle est "le coup par lequel tu es ébloui comme par un éclair lorsqu'on dit : 'Vérité' ". Ces expressions traduisent une vie mystique dans laquelle il n'y a pas de souvenir d'un concept clair issu de la "vision" de Dieu mais plutôt un souvenir emplit d'amour et une certitude que c'est bien Dieu que l'on a vu. Sainte Thérèse expose cela avec beaucoup de force dans Le château intérieur, et Dante avoue :

"Tel est celui qui voit quelque chose en rêve, et chez qui, au réveil, il ne demeure plus que le souvenir de son émotion, alors que du reste rien ne s'offre à son esprit, // tel je suis... (après le dernier instant suprême de sa vision) car presque toute ma vision s'est évanouie, et je sens encore couler lentement dans mon coeur la douceur qu'elle y fait naître ".

La connaissance de l'âme par elle -même est également perçue par Augustin comme "une propriété constante", un "attribut de sa nature" : mieux, c'est là l'essence même de l'âme. Parce qu'elle garde en mémoire des connaissances acquises, l'âme peut les rappeler à sa conscience sans qu'il soit besoin de nouvelles impressions venues de l'extérieur ; de même, l'âme pour se connaître elle-même a besoin de la présence spirituelle de son être : "Qu'y a-t-il de plus présent à l'âme que l'âme elle-même ? ". Augustin rappelle que l'âme "depuis le début de son existence n'a jamais cessé de se souvenir d'elle-même, jamais cessé de se comprendre, jamais cessé de s'aimer ". En cela, il est plus proche de Platon que n'importe lequel des platoniciens chrétiens : il accepte la conception platonicienne d'une connaissance de Dieu pleinement naturelle, conception qui conduit à la doctrine néo-platonicienne de la divinité naturelle de l'âme. Il faut donc analyser soigneusement le sens de ces thèses chez Augustin.

Si la connaissance de l'âme par elle-même est naturelle et inaliénable, l'âme n'en reste pas moins susceptible d'erreur, elle peut se tromper sur ce qu'elle est : "en aimant en même temps que soi autre chose que soi, elle s'y est mêlée et agrégée en quelque sorte ". Il est ainsi possible pour l'âme de perdre la connaissance qu'elle a d'elle-même car :

"la force de l'amour est telle que ces objets que l'âme a longtemps contemplés par la pensée et auxquels elle s'est agglutinée à force de souci, elle les emporte avec elle, lors même qu'elle rentre en soi, en quelque façon, pour se penser", "l'erreur de l'âme sur elle-même vient de ce qu'elle s'identifie à ces images avec un si grand amour qu'elle en vient à se juger elle -même comme quelque chose de tel ".

Il ne faut pas se méprendre et voir là une privation de la connaissance d'elle-même pour l'âme ; cette connaissance est seulement dissimulée par les éléments inférieurs étrangers qui se sont mêlés à elle. Nous pouvons en conclure avec saint Augustin :

"lorsqu'on lui fait un devoir de se penser, qu'elle n'aille donc pas se chercher comme si elle était soustraite à elle-même, mais qu'elle s'arrache à ce qu'elle s'est ajouté ".

Il faut que l'âme se purifie de ce qui lui est hétérogène si elle veut se connaître elle-même ; il faut passer par une conversion de la volonté pour rendre cette connaissance présente à l'âme. L'âme qui fixe sa volonté sur elle la fixe du même coup sur Dieu car la partie essentielle de l'âme, le "principale mentis" est "ce par quoi elle connaît Dieu ou par quoi elle peut la connaître ". La volonté que l'âme a de se tourner vers Dieu est au fondement de la connaissance d'elle-même.

Augustin va cependant affirmer :

"Pourtant, malgré de si grands maux dus à sa faiblesse et à ses égarements (à savoir l'enténèbrement et la méconnaissance de son être propre) (l'âme) n'a pu perdre la mémoire, l'intelligence, l'amour d'elle-même qui sont inscrits dans sa nature ".

Est-il encore possible de sauvegarder la doctrine d'une connaissance de soi naturelle à l'âme et inaliénable ? Augustin y parvient en distinguant nosse et cogitare, c'est à dire il dissocie la présence virtuelle de ce qui est pensé de l'être pensé actuel : quelque chose peut être placé dans notre mémoire sans qu'on y pense, mais on ne peut y penser si on ne l'a pas déjà en mémoire, autrement dit si on ne le savait déjà. Si cela s'applique aisément aux connaissances qui nous sont parvenues sous forme d'images ou d'impressions d'objets extérieurs, qu'en est-il de l'âme qui doit être présente spirituellement au lieu d'être simplement contenue dans la mémoire ? Ou comme s'interroge Augustin :

"Comment il se fait que, lorsqu'elle ne se pense pas, l'âme ne tombe pas sous son propre regard, alors qu'elle ne peut jamais être séparée d'elle-même comme si elle-même et la vie qu'elle a étaient choses différentes, voilà ce que je ne puis comprendre ".

La connaissance de soi est une propriété de l'âme qui lui est inhérente, il est dans sa nature de se voir, mais comment peut-elle rester constamment en possession de la connaissance de soi et par conséquent, en possession de la connaissance de Dieu ? Augustin envisage ce problème sous l'angle de la connaissance terrestre que nous possédons, connaissance qui se produit per speculum in aenigmate : "Et voici la plus grande énigme : que nous ne voyons pas ce que nous ne pouvons pas ne pas voir ". S'il est "naturel" pour l'âme de se connaître, ce qui pose problème c'est la connaissance " normale" ou comme dit von Ivanka "l'état d'âme tel qu'il nous est seul donné dans l'expérience".

La solution apportée par Augustin n'a rien de nouveau puisqu'elle s'inscrit dans la lignée de Platon : l'état naturel de l'âme c'est l'intuition pleine de Dieu, la béatitude éternelle, ne pas être dans cet état, c'est perdre sa propre nature car l'essence de l'âme subit une privation. Il ne faut surtout pas voir ici l'affirmation implicite d'une possibilité pour l'âme humaine d'atteindre cet état, cela veut seulement dire, et nous insistons sur ce point, que l'âme ne trouve sa réalisation parfaite que lorsqu'elle parvient à la pleine connaissance de Dieu :

"Tu montres l'excellence où tu as relevé la créature raisonnable, puisqu'il ne lui faut rien de moins que Toi pour qu'elle goûte sa béatitude et son repos, preuve qu'elle ne saurait se suffire ".

Ainsi, lorsqu'elle mène son existence terrestre, l'âme subit un manque qui touche à sa nature propre ; notre vie sur terre vient contrarier l'essence de notre âme. Platon reconnaissait à l'âme la pleine connaissance de Dieu à titre de connaissance naturelle. Les platoniciens chrétiens relient cela à l'amour de Dieu qui rend semblable à lui l'âme des hommes et lui permet de le connaître. La foi qui résulte de la grâce de Dieu permet de purifier les coeurs et les âmes.

Nous venons de le voir, la connaissance intime de Dieu fait partie de l'essence de l'âme, et c'est l'amour de Dieu qui rend l'âme semblable à Dieu. La connaissance de Dieu à l'intérieur de l'âme est donc possible puisque c'est dans l'amour de Dieu que l'âme réalise son être propre. Reste à savoir comment il est possible, puisque l'âme est enténébrée, que la connaissance de l'âme par elle-même et la connaissance de Dieu demeurent dans l'essence de l'âme. N'y a -t-il pas là contradiction ? En fait, c'est la foi qui rend cela possible, car la foi est un "acte de la volonté mue par la grâce". La foi, en tant qu'amour qu'on porte à Dieu obéit au principe selon lequel "il est parfaitement impossible d'aimer ce qu'on ignore totalement". Ainsi, si l'âme peut aimer Dieu, si la foi existe, c'est parce que l'âme a déjà connaissance de Dieu ; on dit de manière imagée qu'elle a le "souvenir" de Dieu :

"l'esprit ne se souvient absolument plus de sa béatitude..., mais il croit en elle à cause des Ecritures de son Dieu, bien dignes de foi... et il se souvient du Seigneur son Dieu ".

La foi doit donc être conçue comme un renouvellement de quelque chose qui n'avait jamais vraiment disparu hors de nous mais qui au contraire était bien présent, à l'intérieur de notre âme. C'est ce "souvenir" qui rend possible cet effort de volonté qui se tourne vers Dieu. Dire que l'âme est enténébrée, c'est vouloir signifier son refus de se tourner vers la lumière divine : "les ténèbres... signifient bien, dans la pensée de l'Evangéliste, que les coeurs des mortels s'étaient détournés de cette lumière ". Cette situation n'est bien sûr pas définitive puisqu'il est dit clairement que :

"on peut la faire (l'âme) se ressouvenir du Seigneur pour qu'elle se tourne vers lui, comme vers la lumière qui la touchait en quelque manière, lors même qu'elle se détournait de lui ".

 

L'essence de l'âme est la capacité de celle-ci à se tourner vers Dieu mais ce n'est pas seulement cela, elle est ce qui fait que l'âme est toujours, actuellement, orientée vers Dieu. Cette direction primordiale est indispensable à l'âme : sans cela, l'âme perdrait son essence propre. L'effort vers Dieu est possible parce que nous avons une certaine connaissance de Dieu, connaissance qui n'est transmise ni par l'expérience ni par des concepts généraux, mais par la présence dans l'âme de l'amour de Dieu qui est constitutif de l'âme dans son essence. Ainsi Augustin énonce :

"c'est pourquoi amour et connaissance ne sont pas inhérents à l'âme comme en un substrat, mais ils y sont eux aussi, comme l'âme elle-même, à titre de substance ".

L'amour et la connaissance ne sont pas des facultés de l'âme, ils sont sa propre substance ; cette conception n'est acceptable que si l'on considère l'âme comme un "acte subsistant d'amour pour Dieu" et que l'on admet que la connaissance de Dieu soit fondée sur l'amour et contenue en lui.

Nous avons dit que la connaissance de soi par l'âme et la connaissance de Dieu qui lui est liée sont pour l'âme "naturelles", cela signifie deux choses :

"d'une part que l'état de pleine connaissance de Dieu dans la béatitude éternelle est l'état dans lequel seul l'âme réalise entièrement sa nature véritable, son être profond -tout éloignement de cet état est en même temps un manque dans le développement complet de la nature de l'âme ; d'autre part, qu'une étincelle de cette connaissance de Dieu, de cet amour de lui, reste contenue dans l'essence de l'âme sans jamais pouvoir être perdue et que c'est elle qui fait la nature immuable de l'âme, car sinon la possibilité de tendre vers Dieu, tension qui fait tout son être, n'existerait pas du tout (même si l'élévation réelle à Dieu, l'effort actif vers lui, qui est pourtant celui par lequel l'âme revient à sa propre et véritable nature, est impossible sans son aide).

En cela , Augustin se distingue de tous les platoniciens chrétiens : il est le seul en effet qui affirme que la façon dont l'âme est ordonnée à la connaissance de Dieu est pour elle une certaine façon de la posséder déjà. Alors que les platoniciens chrétiens parlent d'une capacité pour l'âme à atteindre Dieu, Augustin énonce une participation en acte et par essence. Il n'y a plus de séparation conceptuelle entre la capacité et l'obtention : il y a passage continu et ininterrompu de la participation à la possession.

Certains ont voulu voir dans l'augustinisme un simple ontologisme, ce qui est faux : la connaissance de Dieu ne peut être considérée comme le milieu où sont toutes les choses que dans le cas de la vision béatifique, ce dont Augustin ne parle pas.

Il n'est pas juste non plus de croire que la connaissance naturelle, la connaissance mystique ou la connaissance pleine dans la béatitude de Dieu soient différentes formes successives de la connaissance de Dieu fondée respectivement sur la nature intellectuelle de l'homme, sur la grâce, et enfin sur la lumière de la gloire. Pour Augustin, il ne s'agit que d'une seule et même ascension vers une même fin, ce qui diffère est le degré de participation car il dépend de la proximité ou de l'éloignement par rapport au but final. On notera d'ailleurs que le concept de "participation" employé ici est une reprise d'un thème platonicien mais utilisé d'une manière particulière par Augustin. Les néo-platoniciens assuraient que l'âme était Dieu par nature et que pour retrouver sa divinité elle devait se débarrasser de ce qui lui était étranger ; les platoniciens avaient exposé que la connaissance de Dieu et du monde Intelligible est naturelle à l'âme ; Augustin se démarque en expliquant que la connaissance par la grâce est naturelle à l'âme "dans la mesure où elle trouve en lui sa destination ultime, et où cette destination fixe l'ordre qui définit l'âme comme un pur effort vers Dieu". Chez Augustin, la participation à Dieu est fondée dans la nature de l'âme mais elle ne peut l'atteindre qu'avec l'aide et pour l'amour de Dieu.

La doctrine de la connaissance augustinienne de l'âme se base sur une dynamique, une tension entre deux mondes : celui de la nature et celui de la surnature. Elle est proprement augustinienne quand elle consiste en la connaissance de l'absolu à l'intérieur de l'âme. Pour ce qui est des autres objets de connaissance, elle reste marquée du sceau du platonisme. Endre von Ivanka dira au sujet de saint Augustin :

"On surestime la doctrine augustinienne de l'illumination, quand on l'oppose à l' "empirisme" aristotélicien ou quand on la modernise comme si elle ne voulait rien affirmer de plus que le caractère a priori des concepts suprêmes ou des formes fondamentales de la pensée -et on la banalise en comprenant la connaissance"in rationibus aeternis" (comme l'a fait saint Thomas dans la Somme théologique, Ia, q. 84 a 5) en ce sens que notre capacité de penser, telle qu'elle s'exerce dans la connaissance rationnelle, fondée sur l'expérience, serait une participation, adaptée à notre sphère ontologique temporelle et changeante, à la lumière divine dans laquelle Dieu lui-même connaît de toute éternité la réalité temporelle et prend connaissance dans une présence immuable et purement spirituelle de ce dont nous faisons seulement l'expérience".

Pour Augustin, il s'agit d'une vision et donc d'une connaissance immédiate de ce qu'il y a de plus essentiel et de plus universel dans l'être. Les formes immuables des choses doivent être connues de manière immédiate et spirituelle :

"Il faut plutôt croire que l'âme intellectuelle, par sa nature même, voit les réalités qui relèvent naturellement... de l'ordre intelligible : elle les voit dans une lumière immatérielle qui a sa nature propre, comme l'oeil de chair voit dans la lumière corporelle les objets qui l'entourent ".

Le texte qui est sans doute le plus célèbre de saint Augustin sur ce thème est certainement celui des Confessions, XII, 25 :

"Quand nous voyons l'un et l'autre que ce que tu dis est vrai... où levoyons-nous, je te le demande ? Assurément, ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons tous deux en l'immuable vérité qui est au-dessus de nos intelligences".

On voit combien celui qui connaît Dieu a accès à la connaissance des concepts et des "plus hautes vérités" car Dieu est la "vérité même" ; on est là encore très proche de Platon qui voit en la connaissance de Dieu le fondement de la connaissance.

A la base du platonisme, il y a la recherche et la découverte du "concept universel" qui permet d'accéder aux connaissances universelles. Ce "concept universel" défini comme éternel et immuable, est placé par conséquent à l'écart des objets changeants du monde. Le concept des choses ne peut donc pas être connu par l'observation des objets extérieurs, mais par la relation que l'âme entretient avec "l'existence spirituelle supérieure de leur être immuable". La hiérarchie des concepts impose qu'il n'y ait pas de connaissance isolée mais que tout est déduit à partir du tout, c'est à dire du concept englobant de l'être qui est présent dans l'âme à chacune de ses connaissances. Cet "être suprême" est la condition de toute connaissance par concepts : toute connaissance rationnelle inclut par conséquent la connaissance de Dieu.

Chez les néo-platoniciens au contraire, on trouve une distinction entre la connaissance par concepts et la connaissance de Dieu : la connaissance par concept est une "connaissance rationnelle des formes d'être provenant de l'action immédiate du noûs", alors que la connaissance de Dieu est d'ordre mystique et est "acquise par le mouvement dans lequel l'âme elle-même entre en soi-même et devient une. La connaissance de Dieu a pour objet quelque chose d' "informe", d'inaccessible aux concepts puisqu'il s'agit de l'être originaire, du seul étant véritablement "Un". Les néo-platoniciens considèrent le monde des Idées comme une émanation de cet être originaire seulement dans le sens d'un fait métaphysique qui constitue une sorte d'arrière-plan pour toute chose connaissable. Si la connaissance rationnelle admet le système des Idées, elle ne parvient pas à en rejoindre l'origine, il faut pour cela que l'esprit commence par dépasser tout le visible, puis tout le pensable et tout ce qui est conceptualisable, ensuite il doit se tourner vers lui-même en se débarrassant de tout ce qui lui est étranger, alors il trouvera ce qu'il cherche et verra la lumière divine. On l'a compris, connaître Dieu implique de changer sa manière de voir, de "changer sa vision". Connaître Dieu ne dépend pas seulement de la manière dont l'âme va se connaître, cela est lié également à une certaine disposition morale : "seul celui qui est semblable à Dieu par sa bonté peut devenir semblable à lui en le connaissant". Pour être bon, encore faut-il se défaire de ce qui nous est étranger et qui ne ressemble pas à Dieu : alors l'essence divine de l'âme peut apparaître dans toute sa pureté.

La disposition morale dont nous parlons ne doit pas être confondue avec celle dont parle Platon et qui consiste dans le fait que la faute est le résultat d'une mauvaise connaissance, autrement dit de l'ignorance. Il faut donc faire la distinction suivante : Platon situe la connaissance de Dieu dans le prolongement de la connaissance conceptuelle et analytique ; Plotin la distingue de la pensée conceptuelle en en faisant une "illumination intérieure" fortement liée à une disposition morale. Cette illumination procure une connaissance qui est indicible et ne peut être conceptualisée.

Dans l'esprit de saint Augustin, le noûs n'est rien d'autre que le Logos c'est à dire le Verbe "en qui sont les raisons immuables de toutes les créatures", ou encore la sagesse "dans laquelle... sont les trésors des choses intelligibles". Il faut toutefois rappeler que pour les néo-platoniciens, le noûs est la sphère des concepts connaissable par la pensée, et que cette structure spirituelle qu'elle constitue est inférieure à la connaissance existentielle de l'absolu au-delà des concepts. L'assimilation qu'Augustin fait avec le Verbe, sagesse divine, reviendrait donc à dire que la seconde personne de la Trinité serait inférieure à Dieu ! On tomberait alors dans l'arianisme pourtant longuement combattu par Augustin. Il faut donc éviter cet écueil et Augustin y parvient en mettant au même rang le "monde des Idées" et Dieu qui sont par conséquent alors de même essence.

Malgré tous ses efforts, Augustin ne parviendra pas cependant à séparer la connaissance intellectuelle des Idées, la vision mystique de Dieu et la vision béatifique. Ceci était d'ailleurs impossible à partir du moment où, reprenant les fondements du platonisme, il identifiait la connaissance des Idées à la vision béatifique. Pour sortir de cette situation, il aurait fallu copier Plotin en hypostasiant les Idées intermédiaires entre Dieu et l'âme en en faisant des sphères d'être autonomes ; cela aurait fatalement introduit une subordination au coeur même de la Trinité ce qui était irrecevable pour Augustin.

Augustin se sépare de Platon en refusant de voir dans la connaissance de Dieu un acte de connaissance rationnelle qui serait antérieur à la connaissance des Idées. Pour l'évêque d'Hippone en effet, la connaissance intérieure de Dieu dans sa nature mystique est liée à la connaissance par concept. Quand il parle de la connaissance de Dieu il dit :

"Dieu est vérité... Ne cherche pas à savoir ce qu'est la vérité ; aussitôt viendraient à l'encontre les brumes obscures des images corporelles et le nuage des phantasmes... Oui, du premier coup tu es ébloui comme par un éclair quand on dit : Vérité ; mais restes-y, si tu le peux. Non, tu ne le peux pas ; tu retombes dans l'accoutumé et le terrestre ".

Ce qui est décrit ici ne permet-il pas de distinguer une opposition entre la connaissance de Dieu et la connaissance par concepts ? Notre attention est attirée par le caractère "fulgurant" de cette connaissance, caractéristique qui peut être également rapportée à la connaissance des Idées ou "raisons éternelles" :

"Non seulement, à la différence des objets sensibles situés dans l'espace, les raisons intelligibles et incorporelles subsistent indépendamment de toute étendue, mais encore, à la différence des mouvements qui s'écoulent dans le temps, elles demeurent indépendantes de tout écoulement temporel, toujours inchangées, étant intelligibles, non sensibles. Parvenir à les saisir par le regard de l'esprit est le privilège d'un petit nombre ; et, quand on y parvient, dans la mesure du possible, on n'y peut demeurer, une fois parvenu, mais on en est comme repoussé par l'éblouissement même du regard et l'on a ainsi la pensée passagère d'une chose qui ne passe pas ".

On perd le sens originaire du syndesmos ou "entrelacement des Idées" qui est ce mouvement dialectique de la pensée ascendante et descendante propre à la théorie platonicienne de la connaissance. Ceci en effet ne peut avoir cours chez Augustin car comme il y a identification de la connaissance par concepts et de la connaissance mystique, on attribuerait à la connaissance par concepts une qualité qui n'appartient qu'à la connaissance mystique. Pour Augustin, l'amour de Dieu par l'âme humaine correspond au besoin de le connaître qui est en nous et ceci est la condition de toute connaissance des "raisons éternelles", concepts et Idées suprêmes :

"C'est en participant (aux Idées) qu'existe tout ce qui existe, quel qu'en soit le mode d'être. Or, parmi ces réalités qui furent établies par Dieu, l'âme raisonnable l'emporte sur tout et elle est très proche de Dieu quand elle est pure ; et dans la mesure où elle lui est unie par la charité, dans cette mesure-là elle contemple, pénétrée en quelque sorte et illuminée par lui de cette lumière idéale... ces concepts ".

La connaissance intérieure de Dieu est le milieu de toutes les autres connaissances ; même la connaissance par concept est une illumination et une élévation, provisoire certes, au-delà du mode habituel de connaissance.

Augustin a commencé par reprendre beaucoup de choses à la doctrine platonicienne de la connaissance des Idées en Dieu, puis il sépara cette doctrine de la sphère rationnelle dans laquelle elle était ancrée pour l'amener à la sphère de la connaissance mystique. Le but était pour Augustin de montrer le germe de connaissance contenu dans l'âme et qui se développe en reconnaissant Dieu et en l'aimant. Puisque la connaissance est liée à l'amour que l'on porte à Dieu il ne s'agit pas d'une connaissance permanente et naturelle pour la conscience, mais d'une connaissance qui doit être réalisée sans cesse et qui nécessite de la persévérance dans l'amour de Dieu.

Cela peut sembler une "faute" philosophique, mais il faut bien comprendre que saint Augustin ne cherche pas à fonder la connaissance ordinaire dans une connaissance rationnelle de Dieu qui serait la base de la connaissance conceptuelle ; non, il s'agit seulement d'une théorie de la connaissance religieuse qui veut mettre l'accent sur l'effort que l'on doit porter dans l'amour vers Dieu.

La doctrine de l'illumination comme théorie de la connaissance de l'être extra-divin et des formes essentielles est assez imparfaite et se contredit parfois. Grégoire de Nysse trouva une nouvelle solution en mettant de côté la doctrine platonicienne de la connaissance concernant les choses que l'on connaît normalement. Il expose que nous ne pouvons pas posséder une connaissance adéquate des choses extérieures car l'expérience reste à l'extérieur ou pour mieux dire à la surface des choses. Augustin qui affirmait que tout était connaissable "dans les raisons éternelles" reconnaissait tout de même une certaine valeur à la connaissance empirique ; l'expérience était conçue comme un mode de connaissance permettant de saisir les faits et même les formes essentielles des "classes singulières d'êtres vivants".

Ce qui fait la particularité d'Augustin, par rapport au platonisme, concernant sa théorie sur l'âme, c'est la dynamique qui marque sa participation au divin. Contrairement aux Pères grecs, il n'est pas question chez lui d'une réception passive de l'âme qui serait comme un miroir recevant la lumière. Ceci est remplacé par un effort, un acte de la volonté qui est l'essence de l'âme. Ainsi, par son acte de volonté, l'âme se réalise en accomplissant son essence propre. L'idée augustinienne selon laquelle "le plus haut déploiement de la communauté divine surnaturelle n'est que la réalisation de l'effort fondamental constituant l'essence de l'esprit ordonné à Dieu" renvoie à la métaphysique platonicienne de l'identité, même si le moment où l'âme se tourne vers Dieu est la réalisation de soi et le seul retour possible à son essence véritable. D'autre part, la transcendance de Dieu est préservée : "monte au-dedans de toi au-dessus de toi" signifie que même si la connaissance de Dieu se fait à l'intérieur de soi, Dieu n'est pas, d'un point de vue ontologique "dans" celui qui le cherche, il est à une "distance infinie au-dessus de lui". L'utilisation des concepts de "dedans" et "au-dessus" ne signifie pas qu'il y ait une "ontologisation des rapports entre l'âme et Dieu", pour reprendre une expression de Endre von Ivanka. On a quitté définitivement une représentation de l'âme comme possédant une sorte de noyau divin, ce qui impliquait de penser des étapes et des degrés d'être différents. Les termes "dedans" et "au-dessus" sont utilisés par Augustin comme de purs concepts uniquement : "nous nous éloignons et nous nous rapprochons et entre nous point d'espace".

Se détourner de Dieu, ce n'est pas seulement se fermer à lui, c'est se mettre en contradiction avec soi-même : l'âme qui refuse Dieu nie sa propre destination et l'ordre dans lequel elle s'inscrit. Seul l'orgueil peut conduire à une telle chose ; c'est de l'orgueil que de vouloir se rendre l'égal de Dieu par soi-même car seule la grâce donnée par Dieu nous permet de devenir semblable à lui. Affirmant cela, Augustin confirme le caractère personnel de l'Absolu, c'est à dire de Dieu, car on ne peut être orgueilleux que face à une personne : celui qui veut se réaliser en allant vers Dieu entre dans un rapport personnel avec le divin.

Augustin reste quand même très proche de Platon auquel il reprend ces idées sur la "prescience" et la "connaissance par le manque". Pour lui, il s'agit d'éveiller la puissance de vision qui est en nous, et ce grâce à une technique : "Il reste qu'il est de la nature de l'âme de voir Dieu... Qu'elle se tourne vers le Seigneur comme vers la lumière qui la touchait en quelque manière lors même qu'elle se détournait de lui ". La notion de "prescience" signifie dans le Banquet de Platon cette force motrice qui fait monter l'esprit jusqu'à l'inconditionné qui est le but de la recherche, elle est identique au "savoir venant du manque", c'est à dire à la certitude que l'esprit tire de son effort à aller vers Dieu, certitude possible quand l'esprit sait ce qu'il lui manque.

 

 

Le temps.

Les grands thèmes augustiniens sont comme nous sommes en train de le constater parfois très proches des théories platoniciennes. Outre ce que nous venons de voir, saint Augustin a fait quelques emprunts au platonisme. Concernant notamment la notion du temps, Augustin a trouvé dans la philosophie antique des références pour guider sa réflexion : à travers le Timée de Platon où il est question de l'éternité et dans le quatrième livre de la Physique d'Aristote sur l'irréalité du temps, saint Augustin a pu prendre conscience de la complexité du problème au point d'en dire : "Je ne sais ce qu'est le temps, tant qu'on ne me le demande pas".

On peut rapprocher l'attitude augustinienne de celle de Plotin : chez les deux hommes, le moi n'est pas considéré comme atemporel ; dès le départ, l'âme est impliquée dans un processus de successivité. Le problème du salut se pose alors : est-il délivrance du temps ? Il s'agit de concilier d'une part la conception d'un Dieu immuable transcendant le temps et l'espace qui agit dans le temps pour la rédemption de l'humanité, et d'autre part les paradoxes d'Aristote principalement la théorie selon laquelle le passé n'existe plus, le futur n'existe pas encore et le présent est un instrument dépourvu de la durée. L'enseignement laissé par Platon au sujet du temps est celui-ci : passé, présent et futur sont des formes du temps qui cherchent à reproduire la simultanéité de l'éternité. Alors que la plupart des platoniciens rapportent le temps au mouvement des corps célestes, Plotin en a une approche plus psychologique : le temps est l'expérience de l'âme qui passe d'un état de vie à un autre.

Augustin va élaborer sa propre théorie à la lumière de ce qu'on écrit ses prédécesseurs. Il reconnaît tout d'abord que nous comptabilisons le temps selon les mouvements du soleil et de la lune, rejoignant par là les platoniciens. Il ajoute cependant que le temps, s'il est perçu dans le contexte du mysticisme, est une conscience atemporelle de l'éternel, ce qui exclu définitivement la possibilité de définir le temps d'un point de vue strictement astronomique ou mécanique (par le mouvement d'objets physiques). Les notions de successivité ou de multiplicité sont du domaine de l'expérience de l'âme dans le flux de l'histoire. Rejoignant Platon dans sa conception de la multiplicité comme marque d'infériorité, saint Augustin voit dans la nature transitoire et mortelle de notre condition quelque chose de nécessairement douloureux. Le temps tel que le conçoit Augustin implique à son fondement le changement qui est "une sorte de mort". Néanmoins, le temps, de par sa nature, doit être aussi élevé à une dimension de l'esprit liée à l'aspect psychologique de la créature humaine. Concernant le rapport que Dieu entretient avec le temps ,le problème est tout autre ; si les anges, créatures divines sont à mi-chemin entre le temps et l'éternité, Dieu est totalement hors du temps, immuable.

Le rapport de Dieu au temps pose le problème de ce que l'on nomme la "pré-science divine" : Dieu est hors du temps et en même temps il connaît le passé et le futur. Cette connaissance est totalement étrangère à l'esprit humain puisqu'elle n'est pas le fruit d'une expérience psychologique de la successivité. Cette extériorité de Dieu au temps pose le délicat et ancien problème de ce que faisait Dieu avant la création : peut-on dire que Dieu a crée à un moment donné ? Qui avait-il ou que faisait-il avant ? C'est en fait le "avant" la création qui pose problème. Augustin pense qu'avant la création, il n'y avait pas de temps, autrement dit le temps est apparu avec la création, les deux ont été crées simultanément.

Cette conception chrétienne du temps pose problème dans l'esprit de penseurs païens : comment concilier les interventions de Dieu sur terre qui introduisent de la nouveauté avec le cycle éternel dans lequel Dieu évolue ? En effet, si on considère que la rationalité de Dieu implique qu'il se trouve dans un cycle cosmique éternel dans lequel ne peut survenir aucun événement particulier, exceptionnel ou nouveau, comment rendre compte de la création, de l'Incarnation ou des miracles de Dieu ? Augustin s'insurge contre cette conception qui a pour conséquence d'enfermer le monde dans un système fini qui n'accepte que le limité et le relatif ; on retrouve ceci particulièrement bien développé dans le livre XII de la Cité de Dieu dans lequel saint Augustin explique qu'une telle conception interdit toute créativité, mais aussi toute unicité. Saint Augustin en profite pour rappeler que si Dieu peut souhaiter le changement, sa volonté ne s'en trouve pas changée pour autant.

 

 

La création du monde.

Il est encore un autre thème que saint Augustin a repris au platonisme pour en faire une théorie personnelle, celui de la Création. Parallèlement au mouvement ascendant de l'homme qui cherche Dieu, nous voyons à l'oeuvre un mouvement descendant effectué par Dieu lui-même. On voit tout de suite combien ce thème est important aussi bien dans la philosophie platonicienne qu'au sein du dogme catholique.

Lorsqu'on évoque la création, deux possibilités s'offrent à nous : tout d'abord, la création peut être le résultat de l'immense bonté divine, elle serait née d'une sorte de "jaillissement spontané" comparable à une émanation presque physique de cette bonté qui constituerait une sorte de force capable d'engendrer de la vie ; d'autre part, la création peut tout aussi bien être envisagée comme le fruit de la volonté toute-puissante de Dieu, cause première suffisante à elle-même et qui n'a pas besoin de l'ordre qu'il crée. Cette dernière hypothèse rend gloire à l'arbitraire autocratique qui est un caractère propre à Dieu. Un choix se présente donc : la création résulte-t-elle d'un trop plein de bonté ou d'une décision divine dont les motivations sont inconnaissables ? Est-ce la nature ou la volonté de Dieu qui est à l'origine de la création ? Curieusement, saint Augustin trouvera sa réponse chez Plotin : en Dieu, la substance et la volonté sont inséparables.

On peut affirmer que la création est participation à l'être, et que les attributs sont distincts de l'être. Ainsi, pour les créatures, une chose est d'exister, une autre d'être juste et sage, c'est chez Dieu seul qu'exister et être juste, bon et sage sont la même chose : Dieu est ce qu'il a. Plotin avait exprimé cela en des termes aristotéliciens : dans la substance divine , il ne peut y avoir d'accidents. Les deux auteurs reconnaissent que seule la première des dix catégories, la substance, est applicable à l'être de Dieu .

Le problème de la création va être traité par Augustin à l'occasion de l'exégèse qu'il va faire des trois premier chapitre de la Genèse. Ces chapitres ne sont pas seulement essentiels dans la vie d'un chrétien, ils sont d'un grand intérêt philosophique comme le prouvent les réactions qu'ils suscitèrent chez de nombreux auteurs païens.

Lorsqu'on lit ce récit biblique, et particulièrement le premier chapitre, la création apparaît comme quelque chose d'achevé et d'instantané. On a donc considéré bien souvent que Dieu avait de son mieux, à partir cependant d'une matière informe. Les platoniciens, qui utilisaient le terme de "création" pour évoquer la relation de Dieu au cosmos, y voyaient une manière figurée pour exposer une relation de dépendance située hors du temps : le cosmos est en fait éternel, il n'a ni commencement ni fin.

L'étude que saint Augustin mène sur ce sujet commence par un postulat : les trois premiers chapitres de la Genèse sont une allégorie de l'Eglise, des sacrements, du péché et de la grâce. Sans ce postulat, il est impossible de considérer le début de la Genèse comme un "traité de la Création". Il ne faut pas négliger en effet que la Bible propose une explication du monde différente, et contradictoire parfois, de celle des scientifiques. Augustin qui s'intéresse de près à ces questions scientifiques ne prendra pas le parti de dire que la Bible peut être lu comme un traité des sciences de la nature : il ne prend pas le récit au premier degré, au pied de la lettre pourrait-on dire, mais il en retire pour enseignement indubitable que le monde a bel et bien été crée, et que notre existence dépend de la volonté et de la bonté de Dieu. Contrairement aux platoniciens qui pensent que le créateur est un "démiurge", une sorte d'artisan (ou d'artiste ? ) qui a oeuvré de son mieux à partir du "limon rebelle de la matière" pour reprendre l'expression d'Henry Chadwick, saint Augustin à l'instar des autres théologiens chrétiens, croit que le créateur est aussi celui qui a fait la matière et que le monde a été crée "du néant". Le commentaire du Timée par Porphyre rejoint cette idée : pour Porphyre, dans l'ordre de l'être, la matière précède la forme, cependant, dans le temps, le moment où la matière était informe n'a jamais existé.

Le monde crée n'est pas figé, il est en constante évolution et ce qui se trouve maintenant dans le monde ne l'était pas forcement aux débuts de celui-ci. Ce qui peut sembler une évidence ne va pas ici de soi : on pourrait penser que Dieu a crée un monde parfait dans lequel tout principe de changement, de modification serait exclu. Au contraire, Dieu a doté le monde de "principes séminaux", des raisons causales pour tout ce qui vient ensuite à l'être : l'apparition de choses nouvelles est non seulement permis mais voulu par Dieu. On retrouve dans cette conception des réminiscences de la théorie plotinienne de "l'émanation" qui pose l'axiome selon lequel tous les effets sont contenus potentiellement dans leurs causes. Augustin tire de tout cela des conséquences à propos de ce que l'on nomme le hasard : pour lui, le hasard ne peut coexister dans l'ordre établi par Dieu, donc il n'existe pas. Ce que l'on nomme hasard est ce dont on ne connaît pas la cause, il n'est pas question de remettre en cause la rationalité de l'univers sous prétexte que certaines explications nous échappent.

 

 

La Trinité.

Lorsque saint Augustin tente d'approcher le mystère de la Trinité, on retrouve là encore dans ses discours quelques traces de ses lectures platoniciennes.

Il expose que le Fils est Sagesse du Père, c'est à dire Vérité ; or comme le décèle Solignac, "la Vérité suppose une Mesure Suprême dont elle procède et vers quoi elle se convertit quand elle atteint sa perfection. Cette Suprême Mesure n'est elle-même mesurée par rien, mais, en tant que mesure vraie, elle est connue par la Vérité : il n'y a donc pas de Vérité sans Mesure, ni de Mesure sans Vérité ; il n'y a pas de Fils sans Père, ni de Père sans Fils". Là encore, on retrouve le vocabulaire et les idées développées par Plotin dans les Ennéades, V, où il traite de la Vérité et de l'Un qui est "mesure et non mesuré". Cette Source Suprême de Vérité nous procure une Admonitio, une instruction, qui est comme une lumière qu'un soleil mystique infuserait à nos yeux intérieurs : cette lumière c'est ce qui peut être une manière de désigner le Saint-Esprit. Celui qui atteint la connaissance de "l'Introducteur à la Vérité", le Saint-Esprit, la Vérité, c'est à dire le Verbe ou Christ, et la Suprême Mesure qui est le Père, comprend du même coup qu'il s'agit "d'un seul Dieu et une seule Substance", et se retrouve dans un véritable état de béatitude, état dont saint Augustin se rendra compte très vite qu'il est inaccessible pendant notre vie sur terre. Cette reconnaissance de l'unité substantielle des Trois Personnes constitue un dépassement du plotinisme, et s'accompagne d'une révision de la théorie platonicienne concernant les opinions : la règle de vérité n'est plus la raison mais l'autorité du Christ.

Le débat avec les néo-platoniciens est particulièrement riche concernant le thème de la Trinité car la manière dont les chrétiens la concevaient leur semblait aussi irrationnel qu'inintelligible. La réflexion d'Augustin sur ce sujet a été particulièrement éclairée par les écrits de Hilaire de Poitiers ; un point qui les préoccupaient tous deux concernait la controverse soulevée par Arius : celui-ci avait énoncé qu'on ne pouvait concilier l'idée de la Triade divine avec le monothéisme qu'en reconnaissant la subordination métaphysique et morale du Fils au Père. Les objections que lui firent ses détracteurs de tous bords n'étaient pas satisfaisantes au goût d'Augustin qui jugeait qu'ils lui faisaient trop de concessions. L'évêque d'Hippone se chargeât donc de revoir la possibilité de penser trois personnes en une d'une manière nouvelle et irrévocable. Il le fit par une série d'analogies inspirées de la psychologie humaine.

Arius ne fut pas le seul à cette époque à déclamer des théories hérétiques sur la Trinité : un certain Sabellius répandait l'idée selon laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont que des termes qui ont valeur d'adjectif pour désigner différents attributs de Dieu.

Augustin entreprit donc de montrer qu'il était rationnellement possible de penser un être à la fois un et trois, il prit pour cela l'exemple de la nature humaine. L'introspection, méthode chère à Augustin comme on le sait, met en valeur une "triade" chez l'homme : être, savoir, vouloir, qui sont trois opérations mutuellement liées entre elles et d'importance égale. Il cite encore des triades comme mémoire, intelligence, volonté ; esprit, connaissance, amour ; l'amant, la bien-aimée et l'amour qui les unit... Si ces exemples de triades ne permettent en aucun cas de parvenir à Dieu, ils montrent en tout cas qu'il est possible de penser un "trois en un". Parmi cette multitude d'analogies possibles, il en est une que privilégie saint Augustin : l'unité de la pensée, de la parole et de la volonté. Pour Augustin, l'unité de l'esprit humain et de ses opérations est une évidence, il ne saurait être question de concevoir un esprit cloisonné ou possédant des facultés indépendantes les unes des autres. Ce mystère théologique est toutefois loin d'être parfaitement résolu, et saint Augustin lui-même a des difficultés à trouver des termes précis pour évoquer la distinction entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Depuis la fin du IIe siècle et particulièrement sous l'influence de Tertullien, on parlait au sujet de la Trinité de "trois personae en une seule substance". L'utilisation du terme persona est due à un commentaire du Psaume 2 par Tertullien qui en faisait un dialogue entre des personnages de théâtre. La notion de "trois personnes" déplaisait fortement à saint Augustin pour qui, Dieu transcendant tous les nombres, il ne saurait être question de le compter. De plus le nombre de "trois" soulèverait des questions supplémentaires et légitimes : "pourquoi trois ? ". Comme la formule était ancrée dans la tradition de l'Eglise, saint Augustin s'y plia donc et l'utilisa à son tour.

Le terme de "substance" quant à lui est d'origine beaucoup plus ancienne ; saint Augustin l'a repris car il le trouvait adéquat pour qualifier l'Etre métaphysique transcendant, en y mettant toutefois une réserve : il ne devait pas impliquer qu'il y ait en Dieu à la fois substance et accidents.

Saint Augustin, voyant dans le Père et le Fils avant tout des mots exprimant une relation, donne une théorie de la Trinité que l'on peut résumer ainsi :

"la Trinité est trinité de relations, et non de substances. Le Père est la source ou le principe de la divinité ; le Fils est "engendré", sa relation au Père restant interne à l'unité divine et ne comportant aucune analogie avec la dépendance de l'ordre crée contingent. Le Saint-Esprit "procède" -le mot a été emprunté à l'Evangile selon saint Jean. ".

Le traité d'Augustin sur la Trinité eu une grande influence sur les concepts de personnalités qui furent pensés après lui. Augustin qui avait été très inspiré par la théorie de Porphyre selon laquelle toutes les âmes participaient à "l'âme du monde", source de toute énergie et de toute vie dans l'univers, revisita cette idée à la fin de sa vie. Même s'il n'alla jamais jusqu'à dire qu'elle n'existait pas, il n'affirma pas non plus son existence :

"Pour nous, Dieu ne s'identifie pas avec ce monde, qu'il y ait ,ou non, une âme du monde. S'il en existe une, Dieu l'a crée. Sinon, le monde ne peut être le Dieu de personne, et a fortiori pas le nôtre. Mais, même s'il n'existe pas une âme du monde, il y a une force vitale qui obéit à Dieu et qui opère par l'intermédiaire des anges".

L'individuation, selon Porphyre, était située dans la différenciation physique et non dans les âmes, ce à quoi s'opposait Augustin pour lequel chaque âme est différente et possède une destinée personnelle. Augustin s'opposait également au concept platonicien de Dieu en mettant l'accent sur la volonté, sur ce qui est créateur, original, unique. La notion de personnalité prend alors un sens particulier puisqu'il signifie "le caractère immatériel et intérieur des êtres humains, mais également ce qui en chacun d'eux est distinct et sans partage". On peut lire à travers cette définition ce que Boèce exprimera plus tard quand il définit la personne comme "substance individuelle de l'être rationnel".

La notion de Trinité comme sommet de la hiérarchie de l'être ne pouvait plus être désormais un sujet de moquerie pour les néoplatoniciens. Plotin et Porphyre avaient déjà tenté de leur ouvrir les yeux en utilisant un schéma semblable (l'Un, l'Esprit et l'Ame du monde), et saint Augustin mettait un terme au débat en expliquant dans le De vera religione que la doctrine d'un Dieu Trinité était accessible à tout philosophe digne de ce nom, réservant le mystère de l'Incarnation à ceux vivant dans la foi.

 

 

Chapitre III

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REPERCUSSIONS SUR LA THEOLOGIE.

 

 

a) Aptitude du platonisme à exprimer des contenus chrétiens :

 

 

Augustin a-t-il trouvé dans le platonisme le moyen d'exprimer des vérités religieuses philosophiquement ?

Après son baptême, Augustin accorda foi aux fondements de la foi chrétienne, affirmant ainsi les points suivants.

Tout d'abord, il reconnaît que le monde tel que nous le connaissons c'est à dire le monde ordonné est issu du Bien suprême. Or, ce Bien suprême est aussi Puissance suprême, et en ce sens il est non seulement supérieur à tout ce qui existe, mais également doué d'une perfection telle que nos esprits ne peuvent même pas concevoir l'idée de cet être supérieur. On comprend ainsi qu'il ait été l'objet de crainte ou d'adoration. Ceci nous interdit en revanche de nous représenter Dieu comme impliqué dans un conflit entre les sphères inférieures et supérieures, comme le sont les hommes (et la Lumière des manichéens) ; il faut plutôt le concevoir comme un être possédant un dessein cohérent de création et de rédemption concernant l'univers en général et les créatures rationnelles en particulier. Le degré suprême, dans l'échelle des valeurs, est l'amour, qui est la nature véritable de Dieu.

D'autre part, il faut cesser de croire que la nature humaine, telle que nous en avons à présent l'expérience, corresponde aux intentions du Créateur. La misère humaine n'est perpétrée que par les égoïsmes collectifs et individuels, "si bien que l'ignorance, la mortalité, la brièveté de la vie, la faiblesse de la volonté, et par-dessus tout, le rejet arrogant et délibéré de ce qui est véritablement bon pour lui sont le propre de l'homme. Bref, l'humanité a besoin du remède de la vie éternelle et du pardon de ses péchés, ou de sa réhabilitation sous l'effet de l'amour de Dieu.".

Enfin, "Le Dieu suprême a agi dans le temps et dans l'histoire où nous vivons et qu'"il" transcende, en nous donnant la connaissance, la vie, la force, et -don suprême- l'humilité sans laquelle personne ne peut rien apprendre". Cette action de Dieu parmi les hommes trouve son point culminant en la personne de Jésus Christ, dont la vie, l'enseignement de sagesse et la relation filiale unique au "Père" suprême offrent un modèle à l'humanité. "Par l'humilité de son incarnation et de sa mort, Jésus personnifie le don de l'amour de Dieu. L'assentiment de la foi et l'adhésion à la communauté des disciples de Jésus, communauté organisée à laquelle il confie l'évangile et les signes sacramentels de l'alliance constitués par l'eau, le pain et le vin, permettent d'accéder à ce geste de Dieu destiné à sauver l'homme déchu. Ainsi, l'Esprit de sainteté unit l'homme à Dieu, pour lui donner l'espoir d'une vie à venir, dont la résurrection de Jésus est le gage ultime, et pour transformer la vie personnelle et morale de l'individu en vue d'entrer dans la société des saints, en la présence de Dieu.".

Ces thèmes chrétiens, Augustin les a transcrits en des termes métaphysiques, ce qui les rendit plus proches de la morale et de la métaphysique platonicienne. Augustin voulait faire concilier le discours de Plotin sur l'Un et l'Absolu avec la conception biblique de Dieu qui est amour, force, justice et pardon.

 

 

Quelle différence y a t-il alors avec l'aristotélisme

tel qu'il a été employé par saint Thomas ?

Les premiers Pères chrétiens se sont servis du platonisme qui était la philosophie répandue à cette époque. Une autre méthode philosophique existait, qu'ils ont complètement négligé : l'aristotélisme. Ce système n'a pas été utilisé dans un premier temps car il n'avait pas de place dans la vie intellectuelle de l'époque. Il fut employé bien plus tard, par la scolastique ; on vit alors une nouvelle tentative se mettre en place qui vise à bâtir une nouvelle forme de pensée philosophique chrétienne. Ce sera en quelque sorte une relève du "platonisme chrétien" qui avait été conçu à partir de la pensée platonicienne.

Pour comprendre en quoi le platonisme est vraiment le fondement de la philosophie chrétienne, il faut une confrontation entre le platonisme et l'aristotélisme. Des points importants à étudier seraient comme le suggère von Ivanka :

"de quelle façon le concept de Dieu, la question du rapport du monde réel de l'expérience avec l'Absolu, et le concept d'esprit c'est à dire la question de l'essence de l'âme spirituelle de l'homme, du moi personnel, et de son rapport avec la divinité, entrent-ils dans le champ visuel de l'une et de l'autre de ces deux philosophies ? "

Ces deux philosophies sont les deux formes fondamentales de la philosophie, si on veut étudier les problèmes fondamentaux de la philosophie on doit passer au moins par l'une d'elles.

Il faut commencer par envisager le thème de l'absolu chez les platoniciens et les aristotéliciens puisque leur point de vue est différent. Pour Aristote, l'absolu est le but ultime de toute connaissance, il est impliqué dans toute question sur le fondement de l'être car il donne l'idéal d'un être dont l'essence inclut l'existence. L'absolu chez Aristote ne peut être l'objet d'une expérience ou d'une connaissance immédiate, il est induit. Au contraire, pour Platon, la connaissance de l'absolu est le point de départ et la condition de toute connaissance véritable : elle donne une "vision globale de tout être dans l'unité indivise de son origine, à partir de laquelle il est possible, par l'analyse conceptuelle, de descendre pas à pas vers le singulier et le particulier".

Cette façon de penser semble correspondre à ce que le christianisme a besoin d'expliquer de manière philosophique et de nombreux concepts lui paraissent appropriés : ainsi le concept de la "participation" finie à l'être infini convient à la doctrine selon laquelle tout être fini est crée ; le concept de la "parenté" divine de l'âme avec Dieu permet de justifier qu'elle soit "créée à l'image de Dieu" ; le concept "d'intuition supra-rationnelle, saisissant le tout des êtres en un seul acte immédiat de connaissance, à la source originaire de leur être même" renvoie à la doctrine de la visio beatifica ; les extases provoquées par la connaissance lors de l'existence temporelle expliquent la mystique ; la "prescience" de l'absolu intervient dans la certitude de la foi ; enfin, la chute de l'âme vers une existence terrestre qui l'enferme dans la temporalité renvoie à la doctrine de la faiblesse de la nature humaine frappée par le péché originel ainsi qu'à l'espérance d'un salut dans l'au-delà.

Le platonisme, parce qu'il veut fournir une explication totale du monde et de l'être, en vient souvent à refuser ou à rendre impossible le concept de création, or, ce concept est primordial aux yeux des chrétiens. Est-ce à dire que le platonisme est totalement incompatible avec les doctrines et la pensée chrétienne et qu'il faut chercher ailleurs, dans l'aristotélisme par exemple, une base à la pensée chrétienne ? Dans l'aristotélisme, le problème de la dépendance ontologique du fini à l'égard de l'Absolu ne se pose pas, le "moteur immobile" et l' "énergie pure" ne sont pas à l'origine ontologique des autres êtres. Mieux encore, il "édifie... de façon immanente une ontologie du fini qui puise la connaissance de "l'essence" des choses dans la saisie immédiate de leur eidos individuel", ce qui va parfaitement dans le sens d'une ontologie de la création. De plus, la méthode d'Aristote qui consiste à comprendre l'ordre de l'univers à partir de la réalité telle qu'elle nous apparaît grâce à nos sens est en accord avec la théorie de la création car elles partagent l'idée selon laquelle l'ordre n'est pas nécessaire et peut provenir de la "libre décision créatrice de Dieu" qui aurait pu tout aussi bien créer un autre ordre du monde. La connaissance empirique étant la seule connaissance accessible à l'homme, il refuse de croire que l'on puisse percevoir les mouvements par lesquels l'esprit s'élève : ceci est du domaine d'une réalité qui nous est étrangère et qui est totalement distincte du monde rationnel des concepts et de l'expérience.

Parce qu'il n'écarte pas mais au contraire préserve le concept de création, l'aristotélisme va jouer un grand rôle dans la pensée chrétienne, surtout à partir du XIIe siècle.

On s'accorde en général pour donner à la théologie deux tâches principales. La première consiste à comprendre le contenu de la foi à partir de l'analyse de l'être : c'est ce qui se passe quand on veut accéder à la foi à partir d'une position rationnelle pour lui donner une "assise apologétique rationnelle". Dans ce cas, il s'agit d'utiliser des concepts accessibles à la raison à partir de la création et de la Révélation et qui subissent le travail logique de la pensée, afin de les intégrer à un tout cohérent et rationnel. Nous le voyons, la foi est comprise ici de manière rationnelle. La seconde tâche consiste plutôt à saisir le contenu de la foi dans son unité interne, celle de l'histoire du salut. L'unité de la foi doit servir alors à expliquer les expériences immédiates, morales et psychologiques qui vont être déterminantes pour l'existence.

Lorsque l'aspect rationnel domine dans la compréhension de la foi, on doit se pencher sur les fondements rationnels de la vérité révélée : on nomme cela la "théologie naturelle". La vérité révélée est saisie du point de vue des concepts naturels qui sont donnés surnaturellement à partir des principes acquis par l'analyse de l'être naturel et de l'être surnaturel. L'autre procédé théologique se fixe un but différent : "interpréter la situation de l'homme et du monde, tels que nous les connaissons, à partir des thèmes centraux de la vérité révélée". Ce qui compte alors, c'est plus la vérification dans l'expérience que la déduction conceptuelle qui est considérée comme inapte dans ce domaine. Dans ce mode de pensée, le terme-clé est celui de "l'être-Un", "dans le sens particulier où l'on dit que Dieu et l'âme, les hommes entre eux et avec Dieu dans l'Eglise, corps mystique du Christ, la présence concrète du sacrement et son rapport à un fondement supra-temporel de l'être, eux-aussi "ne sont qu'Un" ". Des thèmes aussi important que la mort, la Croix, sont introduits dans une explication de l'existence.

Il n'y a pas, comme on pourrait le croire de prime abord contradiction entre ces deux "méthodes" mais bien plutôt une complémentarité. La Révélation, nom donné à la Parole de Dieu, contient l'être et le don,or le don ne peut être saisi qu'à partir de l'être. Il est possible de choisir l'une ou l'autre "méthode" selon que l'on veut expliquer sa foi à l'aide de concepts rationnels ou plutôt donner un sens plus grand à l'existence en rangeant dans la foi le monde humain, la pensée, la vie et l'être.

Après cette brève exposition des deux modes de penser la théologie, on devine quelle base philosophique se trouve derrière chacune. La première provient de l'aristotélisme, alors que la seconde est ancrée dans le platonisme.

La "méthode aristotélicienne" dégage les moments universels de l'être d'après les choses singulières telles qu'elles nous sont données dans leur immanence concrète. L'objet est ainsi perçu comme une synthèse de matière et de forme et le mouvement est conçu comme une succession de formes au sein d'un même substrat. Cette méthode peut parfaitement convenir au projet de "traduire" les réalités surnaturelles de la foi en pensées rationnelles : les contenus de la foi sont rangés selon des catégories de forme et de matière, de cause et d'effet, d'instrument et d'agent, de puissance, d'habitus, d'acte... Il s'agit de donner des preuves philosophiques aux doctrines de la foi accessibles à l'entendement, ce qui correspond bien à la "théologie naturelle" dont nous avons parlé plus haut. L'étude de l'expérience morale permet également de fonder la grâce sur une assise rationnelle.

L'utilisation de la méthode aristotélicienne ne va pas sans poser quelques problèmes. Tout d'abord, il est facile de ranger le contenu de la foi dans les schémas rationnels aristotéliciens en appliquant strictement ses principes ; le divin "se dissout alors dans une simple rationalité suprême" : on aboutit alors à des théories comme celle de Théodore de Mopsueste qui affirme que l'homme-Dieu est l'accomplissement parfait de l'homme qui a mérité que le divin habite en lui. Tout ce qu'il y avait de dogmes devient des affirmations philosophiques sur Dieu, affirmations admises conceptuellement. La stricte application de la méthode aristotélicienne conduit droit à l'hérésie.

Le second danger "consiste en un repli craintif à l'égard d'une telle rationalisation intégrale du contenu de la foi". Cet état d'esprit s'assortit cependant d'une croyance dans le fait que ce qui obéit aux nécessités de la raison et comporte une ontologie rationnelle est la marque d'une compréhension théologique. Le domaine du surnaturel est un "surcroît extérieur à l'analyse philosophique de l'être humain", c'est une finalité nouvelle qui est proposée à l'homme, et cette finalité est supérieure à celle qui était fixée par sa nature. L'entrée dans le surnaturel n'est pas inscrite dans l'homme naturel, d'où la nécessité de "platoniser" certains concepts aristotéliciens.

Si l'on s'en tient à un strict aristotélisme, la mystique, ou "intervention perceptible du principe surnaturel de la vie dans l'existence d'ici-bas", est réduite à une intuition intellectuelle. Elle n'est plus que le prolongement supérieur de la connaissance rationnelle, ce qui n'a plus rien à voir avec la proposition de salut offerte par le Christ. La mystique cesse d'être une connaissance réelle du divin.

la seconde méthode dont nous avons fait mention a pour fondement le platonisme. Les deux points fondamentaux du platonisme qui entrent en jeu ici sont la théorie selon laquelle tout être matériel (qui est par conséquent changeant et périssable) possède une forme spirituelle immuable, forme qui est saisie par la pensée quand elle recompose cet être en partant de ses éléments simples. Le second point est celui qui affirme que la connaissance, c'est à dire la saisie intellectuelle de ces "formes", se produit lorsque le fondement spirituel originaire dont sont issues ces formes est atteint et que la pensée peut déduire à nouveau. Il n'est pas question ici d'un contact de type intellectuel immédiat avec les formes singulières. Le platonisme ne part pas du monde visible mais de l'idéal d'un être parfait, immuable et éternel. Il veut comprendre le monde à partir de son origine spirituelle. Le monde des choses données et la connaissance humaine sont un intermédiaire entre l'Etre suprême et le non-être. Une chose n'a de la valeur et d'existence que parce qu'elle participe au vrai et à l'étant véritable. L'imperfection de notre connaissance s'explique par son enracinement dans le monde chaotique de la matière, et si notre âme a le désir de rejoindre l'éternel, c'est bien parce qu'elle en est exclue. L'âme trouve néanmoins en elle la "force pour projeter de la lumière sur tout l'univers en un seul acte d'intelligence spirituelle". La véritable place de l'âme n'est pas dans le monde changeant mais dans le monde des Idées. Sa chute dans le monde matériel est aussi sa séparation d'avec Dieu ; elle oublie ainsi qu'elle est elle-même Dieu, jusqu'à ce qu'enfin, au terme de longs efforts, elle se retrouve à nouveau absorbée en Dieu. Une telle description rentre dans le cadre de la deuxième "méthode" théologique : on a affaire à une interprétation de la vie humaine au moyen de termes proprement théologiques. C'est l'expérience qui rend cela possible.

Le platonisme peut être perçu également comme une anticipation du christianisme, notamment quand il est question de la position intermédiaire de l'homme ou de l'effort humain pour parvenir à l'élévation qui correspond à l'achèvement de sa destinée. Dès que l'homme a succombé à cette tension de son âme vers le monde supérieur et qu'il accède au souvenir de l'être véritable, il comprend l'inutilité de chercher des preuves dans la science ou dans l'expérience concrète : il sait que seule l'expérience de cet état supérieur au coeur même de son âme lui permet de connaître cet être ultime et le pousse à chercher à l'atteindre davantage. Plotin traduira cela en ces mots :

"A l'occasion d'une imperceptible lueur, l'amour de l'immense lumière ".

Ce que la philosophie platonicienne avait réussi à pénétrer correspond aux conceptions du deuxième style de théologie : la mystique trouve dans le platonisme son expression philosophique, elle se situe entre l'expérience de l'au-delà dans la vie quotidienne et l'élévation jusqu'à, et même dans l'au-delà.

Il demeure cependant un problème au niveau du contenu surnaturel exprimé selon cette philosophie, et ce problème s'enracine dans les bases même du platonisme. A la base du platonisme, on trouve une expérience religieuse qui refuse que la connaissance véritable soit accessible rationnellement et lui préfère une connaissance par une "vision béatifique", mais on trouve aussi une expression de cette expérience "sous la forme d'une doctrine de l'être". Ainsi les différents moments religieux, comme par exemple l'effort pour accéder à l'immortalité, l'idéal d'un être parfait..., ne sont rien de moins que des "constituants de l'être en général" et donc les principes d'une explication du monde. Ainsi, si on applique le platonisme au christianisme on prend le risque de réduire le surnaturel à n'être plus qu'une détermination immanente de l'existence humaine ; de même, le salut devient une cosmologie religieuse, la vérité révélée n'est plus qu'un principe d'explication du monde... Il ne s'agit pas bien sur d'une rationalisation de la foi, mais nature et surnature se trouvent mélangés et indissociables. Les conséquences ne sont pas sans gravité : le péché originel est perçu comme un conflit ontologique entre la nature corporelle et spirituelle de l'homme, la Parole divine est réduite à être un principe cosmique, l'Esprit saint devient une lumière spirituelle qui se confond avec la connaissance rationnelle, l'âme humaine est une étincelle de divin en nous et sa substance se confond avec celle de Dieu.

 

 

Pourquoi a-t-il préféré le platonisme ?

L'aristotélisme, s'il permet de conserver la théorie de la création, souffre toutefois de certaines carences : on peut lui reprocher par exemple de ne pas contenir des idées comme l'existence d'un monde au-delà de la finitude qui permet de concevoir une pensée supérieure ce qui fait de la destinée humaine un mode supérieur de l'être. Ces idées purement platoniciennes sont tout à fait adaptées à la pensée chrétienne, tant et si bien que l'aristotélisme chrétien doit se tourner vers le platonisme christianisé pour compléter ses manques.

Si la pensée chrétienne a beaucoup emprunté au platonisme, ce n'est certes pas pour confirmer sa théorie selon laquelle la totalité peut être embrassée par la pensée car cela, nous l'avons vu, ruine la théorie de la création ce qui nous fait sortir d'une pensée chrétienne. Le platonisme reste néanmoins le système de pensée qui peut envisager l'infini en dépassant la finitude et introduit ce faisant l'idée du surnaturel ; il contient en lui l'idée d'un effort à fournir pour aller vers l'infini, effort qui suggère l'inachèvement qui laisse des frontières entre le fini et l'infini, entre la créature et son créateur.

Si l'on étudie la différence entre l'utilisation de la philosophie platonicienne ou aristotélicienne dans le christianisme, on découvre deux mondes au sein de la pensée chrétienne : le monde oriental, qui a su garder la théologie des Pères inspirés par le platonisme, et le monde occidental qui s'est davantage inspiré d'Aristote. Deux fondements philosophiques différents ont ainsi donné naissance à deux courants théologiques :

"examiner comment la conceptualité platonicienne imprime inévitablement sa marque sur la singularité de l'exposé théologique de la foi chrétienne... c'est donc aussi contribuer à la rencontre spirituelle - si actuelle de nos jours - -avec le monde des Eglises d'Orient et leurs traditions enracinées dans la pensée des Pères grecs".

L'influence des écrits platoniciens sur la pensée de saint Augustin comme sur sa propre vie sont à l'origine d'une polémique fort ancienne basée sur le fait que saint Augustin lui-même décrit différemment cette influence selon qu'on lit les premiers dialogues ou les Confessions. Non seulement la conversion qui s'opéra en lui entre les deux formes d'écrits peut expliquer ces différences, mais la confrontation qu'il était capable de faire lors de l'écriture des Confessions entre les doctrines chrétiennes qu'il connaissait fort bien à présent, et les théories platoniciennes est un autre élément d'explication. On pense ici particulièrement au rapprochement que saint Augustin a pu faire entre les trois hypostases néo-platoniciennes et le dogme de la Trinité. Une chose est cependant certaine, saint Augustin a appris des écrits platoniciens une méthode de connaissance de soi qui lui permet en faisant retour sur lui-même de prendre conscience de cette nouvelle dimension qu'est l'intériorité spirituelle. A partir de là, il va faire la découverte de toute une métaphysique qui le conduira à l'idée même de Dieu. C'est bien le platonisme qui a semblé à Augustin fournir la meilleure méthode philosophique.

On va le voir cependant, le platonisme n'est pas sans présenter quelques risques, sans annoncer quelques dangers aux chrétiens qui voudraient se l'approprier.

 

 

b) Les dangers du platonisme

 

 

L'intérêt et l'admiration que saint Augustin porte aux platoniciens ne l'empêchent pas de faire preuve d'un certain sens critique à leur égard et de déceler les pièges qui se présentent.

Ainsi, à la fin du livre VII des Confessions, il leur reproche de ne pas avoir eu conscience de la misère morale de l'homme dont seule libère la grâce du Christ par la croix ; il leur reproche également de ne pas admettre le péché et d'ignorer le repentir :

"Ce sont des choses que ces livres-là ne contiennent point ; elles ne contiennent pas, ces pages-là, le visage de cette piété, les larmes de la confession, ton sacrifice, le coeur contrit et humilié"

De même, dans la Cité de Dieu les éloges que saint Augustin fait à Platon sont très significatifs : il lui rend hommage pour avoir identifié l'objet de la philosophie avec la finalité de la religion catholique : "Non dubitat (Plato) hoc esse philosophari amare Deum", mais il fait cependant une mise en garde contre les erreurs qu'ont commis certains philosophes héritiers de Platon qui ont plongé dans le paganisme. Il veut que la philosophie de Platon reste celle "qui consiste à aimer Dieu", et est d'autant plus décidé qu'il sait la philosophie platonicienne compatible avec la religion catholique.

Les nombreuses influences que saint Augustin eu à subir furent un obstacle à son bon équilibre ; il faillit ainsi retomber dans le manichéisme, ce qui heureusement ne se produisit pas, et il se retrouva face au risque de "faire du Christ une hypostase philosophique". La question de Jésus Christ était en effet problématique pour Augustin qui avait vécu le manichéisme et était encore marqué par le néo-platonisme : comment pouvait-il comprendre que le Christ soit "Médiateur entre Dieu et les hommes" ? Comme ceci impliquait le mélange de deux substances étrangères l'une à l'autre, Augustin en philosophe rationaliste ne pouvait admettre cette doctrine. Si on imagine un salut pour l'homme, on serait porté naturellement à croire qu'il lui permettrait d'échapper à sa dualité naturelle.

Mani avait envisagé, pour libérer l'homme, une séparation radicale entre deux substances hétérogènes : ainsi on opposait l'Esprit et la Matière, le Bien et le Mal, la lumière et les ténèbres, opposition qui correspond à une situation originelle. Pour s'affranchir du corps, Plotin proposait une méthode dialectique et intellectuelle ; cette méthode comme toutes celles qui visaient à nous faire fuir notre corps interdit l'Incarnation : comment Dieu pourrait-il vouloir se souiller à ce point ? Le manichéisme comme le néo-platonisme interdisent au Christ l'Incarnation telle que la conçoit le dogme catholique. Le Christ doit soit ne pas être tout à fait Dieu, soit ne pas être tout à fait homme. On lui concède d'être un "homme d'une éminente piété" ou "d'une éminente sagesse", on veut bien lui octroyer de participer à la sagesse divine, mais on ne peut accepter qu'il soit par essence la Sagesse.

Lorsque Augustin se rangera à l'avis de l'Eglise catholique, il montrera un grand mépris pour les philosophes qui refusent de se plonger dans le Prologue de saint Jean :

"La honte, voilà bien évidemment ce qui empêche de doctes personnages, disciples de Platon, de devenir disciples du Christ, lequel a inspiré à un simple pécheur la sagesse de dire : 'Au Commencement était le Verbe...' ".

Plus de doutes dans l'esprit d'Augustin, c'est l'honneur, un honneur mal placé, qui empêche ces philosophes de se soumettre au Christ.

On peut résumer le parcours d'Augustin ainsi : le paganisme (y compris le paganisme néo-platonicien) interdit que dans la personne du Christ la divinité puisse se mêler à l'humanité. Cependant, on sait d'expérience qu'en l'homme l'âme et le corps se mêlent ; il y bien ici mélange de deux substances différentes, alors que pour Dieu et l'âme on avait deux choses de nature spirituelle. Le néo-platonisme reconnaît qu'il peut y avoir "union sans confusion" dans le cas de substances spirituelles qui s'unissent entre elles ou se joignant à des corps. Augustin se sert des arguments de ses adversaires pour les retourner contre eux : il démontre que le dogme de l'Incarnation est l'union de deux substances incorporelles "selon le mode préconisé avec une insistance particulière par les néo-platoniciens eux-mêmes".

Utiliser des concepts platoniciens pour exprimer des vérités chrétiennes n'est pas sans danger. Dire que la connaissance supra-rationnelle est une action de l'âme déployant sa nature spirituelle, et que la prescience qui intervient dans cette connaissance est une "force fondamentale de la faculté de connaître", détruit la frontière entre le monde naturel et surnaturel. Ainsi, la mystique n'est plus qu'une étape indispensable dans la progression depuis la connaissance terrestre vers le déploiement de l'âme, déploiement qui se fait sans la grâce. C'est la nature spirituelle de l'âme humaine qui la rend proche de Dieu et non une grâce offerte. L'état de grâce est confondu avec le rang ontologique, le salut est confondu avec le degré d'être atteint par les âmes.

Endre von Ivanka expose que le platonisme possède à son fondement trois intuitions qui sont les suivantes. Pour commencer, tous les êtres, c'est à dire aussi bien les êtres réels que les êtres possibles, sont contenus dans un ensemble ordonné. Ensuite, cet ensemble ne peut provenir que d'une source suprême de l'être qui seule serait capable de contenir toute la réalité, tous les êtres dans une unité originaire ; l'existence isolée de ces êtres s'explique par leur éparpillement dans la multiplicité du tout. Enfin, on peut connaître l'existence de cet Un originaire par l'expérience et une certitude immédiate car il est non seulement la source de tout être mais aussi le but ultime de l'homme : cette connaissance ne peut être atteinte à l'aide du seul effort humain qui s'il est indispensable ne peut cependant pas se passer de la grâce divine.

Ces éléments platoniciens ont été repris par la pensée chrétienne dans laquelle ils s'insérèrent facilement : le premier point manifestait le désir chrétien de fonder une intelligence du monde, le second pouvait être perçu comme une expression philosophique du concept de création tel que le pensaient les chrétiens, le dernier enfin introduisait une ouverture vers le surnaturel et témoignait du rôle de la grâce.

Le platonisme va cependant plus loin que ce qui a été décrit ci-dessus avec les postulats dont nous allons parler. Tout d'abord, cet ordre de l'être dont nous avons parlé est nécessaire : il ne peut être pensé autrement. La pensée le comprend en outre de manière immédiate. D'autre part, la pensée peut également saisir le processus de diversification du tout hors de l'être originaire : l'Un peut donc être compris par un acte de pensée suprême, qui n'est plus la pensée opérant avec des concepts déterminés, qui produit à partir d'elle-même les éléments de la pensée conceptuelle, opération qui peut être reproduite dans une expérience au-delà de tout concept. Pour finir, revenons sur la connaissance immédiate de l'Un par l'esprit aidé par la grâce : cette connaissance n'est pas seulement le fruit d'une attirance de l'homme vers son but, ni d'une expérience de la chose désirée dans le désir même, elle est en fait le mode naturel, ou normal, de connaissance de l'esprit, et ce de par sa nature spirituelle. Comme l'esprit est souillé, il doit se purifier afin de retrouver sa véritable nature et cette opération inclut la connaissance de l'ordre du Tout qui constitue un ensemble nécessaire à la compréhension de la manière dont le Tout procède de l'Un originaire.

En quoi ces "transgressions" influent-elles sur la reprise chrétienne du platonisme ? Plus qu'une influence, von Ivanka assure qu'elles "mettent en cause la possibilité de faire usage du platonisme dans la pensée chrétienne, parce que toutes, chacune d'un point de vue différent, enveloppent une négation du concept de création". La prétention à la totalité nie le caractère de créature du monde à connaître et celui du moi spirituel connaissant.

On a eu tort de résumer le platonisme à une volonté d'apercevoir les Idées rassemblées en un ensemble ordonné dans lequel chaque partie est saisissable selon le lieu où elle se trouve et la fonction qu'elle occupe, car le platonisme c'est aussi la question de savoir "en quels éléments derniers le Tout se décompose", c'est la volonté de "pouvoir déduire par la pensée ces éléments d'ordre, qui édifient par leur interaction le monde existant lui-même, à partir de l'être originaire transcendant, dont ils surgissent ontologiquement". On dépasse la simple déduction à partir de l'être en général selon une dialectique descendante, on va au-delà de la construction du nombre comme pluralité que l'on peut augmenter à l'infini, on ne s'attarde plus seulement à la recherche d'un principe unique qui ferait le lien entre les différentes formes d'être ou qui marquerait l'articulation du multiple nombrable. Il s'agit de comprendre comment "l'autre" peut surgir de "l'Un" avant de construire ensuite "le multiple".

La tâche de Platon a été de concilier deux "écoles" : les Eléates et les héraclitéens. On voit en République V comment il y parvient : le monde des Idées, qui est le monde de l'être, s'oppose au monde réel dont l'existence oscille entre l'être et le non-être et dont la facticité se donne à comprendre à partir des modèles (les Idées) qui produisent des copies imparfaites à l'origine de la doxa. Platon fera ensuite se mêler l'être et le non-être non seulement dans le monde réel mais aussi dans le monde des Idées : tout être autre que l'Un a pour première détermination une limitation de l' "être" par le "non-être", de l' "Un" par l' "Autre". Ainsi, tout être peut être déduit de l'Un par la pensée et l'Etre idéal peut être déduit d'éléments fondamentaux.

Platon, comme plus tard Descartes et Hegel, ambitionne que l'esprit humain puisse être capable de tout comprendre et ailles au-delà de ses propres limites en pensant de manière précise l'infini.

Le néo-platonisme va tirer les conséquences des doctrines platoniciennes : il met en avant un "processus nécessaire de démembrement" qui permet à l'Un de produire ses effets, et une "procession" qui correspond à une chute du supérieur vers l'inférieur, de l'un au multiple. Plotin exprimera cela en utilisant l'image du "rayonnement" de lumière qui "sort" de la source lumineuse pour agir sur quelque chose qui est autre, mais qui reste tout de même fixé à sa source sans y être enfermé sans quoi il ne pourrait rayonner.

Pousser cette théorie jusqu'au bout conduit à reconnaître que "l'être rayonné" et "celui qui rayonne" sont de même essence, il y a donc identité d'essence entre le créateur et la créature ; le concept de création est philosophiquement réduit à néant.

Dès lors qu'on considère des thèmes platoniciens qui peuvent être communs avec la pensée chrétienne, il convient d'observer en premier lieu si ces thèmes sont compatibles avec le concept de création ou si au contraire ils font partie de ceux qui ne l'acceptent pas et cherchent à reproduire par la pensée le surgissement de tout étant hors de l'être originaire. L'un des concepts qui illustre bien cela est celui de la "participation". On entend par là

"l'idée que chaque être, à sa manière et en son lieu, est un mode et une forme particulière de participation (déterminée et restreinte) à l'être infini de Dieu, et que cette détermination et cette restriction dans une limite finie constituent justement son essence particulière ".

Cette idée peut parfaitement être compatible avec la théorie de la création si on affirme dans le même temps que toute forme d'être est un mode particulier de participation à l'être infini de Dieu et que l'on renvoie cette particularité à la diversité et à l'ordre de fait qui sont dans la création et "qui n'est complètement connue dans sa particularité que dans l'expérience". Mais, si cette pluralité est perçue comme issue de la totalité de l'ordre et de la source de l'être, et que son essence ne peut être connue que si on fixe méthodiquement "les degrés par lesquels l'universel se détermine en tel être particulier", alors le plan divin de la création ne pouvant être saisi dans un seul et même regard, "doit pouvoir être percé à jour par notre connaissance et reproduit en pensée". Or, ceci n'est possible que si cet ordre et cet enchaînement de degrés peuvent être refaits par la pensée pour elle-même ce qui implique que cet ordre ne soit pas d'origine divine. Par conséquent, si le plan qui nous permet d'accéder à la connaissance des choses particulières ne peut pas être le plan de la création de Dieu, alors on assiste à la négation du concept de création qui n'est plus que "l'émanation inséparable de Dieu, nécessairement constitutive de son être".

Le christianisme accorde également une grande importance à la "ressemblance à Dieu" de l'âme, d'autant plus que dans les Saintes Ecritures on peut lire : "à notre image et ressemblance". Ce concept se trouvait déjà dans le platonisme, et de nombreux commentateurs de la Bible ne manquent pas d'y faire référence. Par "ressemblance à Dieu", il faut entendre "l'état de l'esprit ouvert à la grâce et à l'illumination de Dieu", et ceci est tellement présent dans l'esprit que ce dernier ne peut s'accomplir sans vivre de cette destination : l'être de l'esprit c'est cette orientation. Ce serait une erreur que de penser que sous le terme de "ressemblance à Dieu" se cache l'idée que l'esprit aurait une connaissance pleine, et que cette connaissance serait le moyen pour l'esprit de retrouver sa véritable nature. Croire une telle chose implique que l'âme n'est pas une créature car elle est déjà d'essence divine ; son état actuel marqué par la finitude est le résultat d'une déchéance hors de son être véritable. Un problème se pose alors :

"si l'âme est déjà divine dans son noyau le plus intime, si, quand elle parvient à se défaire de ce qui n'est pas "elle-même", elle peut s'unir à la divinité jusqu'à se confondre avec elle ,ou plutôt si elle peut s'apercevoir que son être propre n'a jamais cessé de faire qu'un avec la divinité - comment son dynamisme fondamental peut-il être une tendance vers Dieu, un effort pour se surpasser "elle-même", surpasser sa situation effective de "déchéance" dans la finitude ? Qu'est-ce qui fait effort en elle pour surmonter l'état de créature et quel est le but auquel elle tend ? Si ce qui fait effort en elle est son "moi le plus profond" - alors il n'y a plus nulle déchéance ! Mais si c'est l'esprit dans son "être altéré" qui fait effort - ce n'est donc pas vers son "état originaire" qu'il tend à retourner, il ne cherche qu'à supprimer l'altérité, donc à se supprimer lui-même, à se dissoudre ".

La résolution de ce problème, Endre von Ivanka la trouve chez Plotin, dans sa théorie sur l'ontologie de l'émanation : on peut concevoir en même temps la déchéance de l'âme et la présence en elle de son noyau divin qui reste uni à la divinité si on reconnaît que l'être "issu de l'émanation" n'est pas une créature mais est un autre aspect, une sorte de déploiement, de l'être de Dieu. Le concept de création est ruiné car Dieu et la créature ne font qu'un, ils sont "des modes différents d'une seule et même réalité". Cette conception de la "ressemblance à Dieu" n'est donc pas recevable aux yeux des chrétiens.

 

 

c) Le platonisme a-t-il enrichi le dogme chrétien?

 

 

Les apports du platonisme :

quelques observations sur l'Eglise d'Orient.

Nous avons évoqué brièvement le fait que la théologie orientale provienne du platonisme, alors que la théologie occidentale s'enracine dans l'aristotélisme. Cette bipartition trouve quelques exceptions dont la plus illustre est sans doute la personne de saint Augustin. Il faut toutefois nuancer nos propos, car si Augustin est très proche du platonisme, il sait parfois s'en éloigner quand il le pense nécessaire. Il renonce par exemple à la continuité entre la spiritualité naturelle de l'âme et la connaissance surnaturelle de Dieu ; de même, il relie la connaissance des concepts suprêmes à la connaissance des concepts en Dieu qui peut être comparée à la vision béatifique.

La théologie occidentale, rattachée à la philosophie d'Aristote, a vu planer au-dessus d'elle le danger d'une rationalisation du contenu de la foi. Ce danger ne fut pas le seul qu'elle eut à encourir : l'unité même de la théologie était en péril car en partant de l'analyse de l'être immanent, il y avait un risque de considérer la sphère des choses immanentes comme fermée sur elle-même, ce qui aurait pour effet de placer à l'extérieur le surnaturel. Ainsi, tous les contenus de la foi exprimés par des concepts ou des catégories immanentes perdraient leur liaison interne. Pire encore, les sacrements et la mystique seraient renvoyés au rang de phénomènes marginaux d'une révélation qui serait d'abord une "doctrine".

Ce problème ne se pose pas avec une théologie basée sur le platonisme car cette philosophie, en situant la totalité de l'être dans l'histoire du salut humain, permet de conserver cette unité. La doctrine des sacrements est dans ce cas fonction de cette histoire et elle se lie à la théorie de la grâce, et la mystique retrouve sa position entre la foi et la vision. On peut dire aux vues de tout cela que la théologie platonicienne est plus "traditionnelle". Le platonisme, s'il convient très bien à l'expression d la théologie n'est cependant pas suffisant : il ne doit être qu'un "shéma". Il reste à la théologie à "articuler le contenu de la foi à partir de ses éléments fondamentaux, en faisant comprendre comment ils peuvent être objets d'expérience et le sont effectivement ". Le platonisme doit être utilisé seulement concernant le domaine de l'expérience religieuse, faute de quoi on risque d'en faire un mauvais usage en voulant expliquer le monde par une construction ontologique en partant des éléments donnés par la foi. La théologie orientale est parfois tombée dans le piège, la gnose en est le parfait exemple.

Le platonisme, si on sait en éviter les écueils, est la philosophie la mieux adaptée à la théologie : il rend compte du lien qui existe entre la doctrine de la foi et l'expérience vécue de son contenu, et il sait comment passer de la connaissance mystique à l'aspect plus intellectuel de la foi qui en tant que "communication du surnaturel par concepts" doit s'adresser à l'intelligence.

D'un autre côté, il faut reconnaître à l'aristotélisme sa grande valeur lorsqu'il s'agit "d'effectuer l'analogie que la révélation de Dieu offre à la pensée, et d'approcher de cette manière la vérité éternelle" : on voit cela très bien exprimé dans la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin. L'aristotélisme permet à celui qui veut bien le suivre de passer de l'analyse de l'existence concrète à l'analyse de la vie spirituelle jusqu'à Dieu. Il faut pour cela partir des fondements de la théorie de la connaissance aristotélicienne qui veut que les actes de connaissance reposent sur la réalité des choses. Aristote se distingue en cela de Platon qui exige une confiance en un "acte de foi potentiel", ce qui ne peut être accepté que par quelqu'un qui a déjà éprouvé en lui cet élan vers l'au-delà, et qui comprend du même coup que sa vie n'est qu'un intermédiaire entre deux mondes. L'ontologie qu'en déduit le platonisme est le fruit de cette expérience, il ne s'agit donc pas de fonder rationnellement la foi ni même d'en faire l'apologie ou d'approfondir de manière analytique ou religieuse la Révélation. Le but recherché est plutôt de "servir au déploiement méditatif des liens et rapports qui habitent la foi ". Ainsi, la théologie issue du platonisme est plus liée à la mystique et elle est plus que tout autre capable de montrer les liens entre les grands moments de l'histoire du salut. Plus méfiante à l'égard de la science dont elle ne peut contrer les attaques, la théologie orientale s'enferme parfois dans une attitude où elle se ferme à toute connaissance rationnelle ou naturelle, n'accordant d'intérêt qu'à la connaissance éclairée par la foi qu'elle appelle la "gnose". Saint Augustin aura une attitude plus modérée face à la connaissance naturelle par la raison : il pense que le principe qui est l'oeuvre dans la connaissance rationnelle est le même, à un niveau inférieur cependant, que celui qui permet la connaissance surnaturelle.

Les temps présents sont marqués par le désir de retrouver une certaine "unité de la théologie". On voit également se développer et se répandre le désir de voir dans les contenus de la foi des forces et des motifs qui déterminent notre existence concrète. On reconnaît d'ailleurs que la foi baigne dans une sphère surnaturelle à laquelle on ne peut accéder qu'avec le secours de la grâce divine. A cela s'ajoute une nouvelle manière de penser : la philosophie cherche moins à ramener l'être et la connaissance à des concepts a priori, elle s'attache à des moments de la vie qui sont donnés comme des phénomènes originaires. Il semble donc qu'on se dirige tout naturellement vers une théologie fortement imprégnée de platonisme : ainsi, la "réalité d'image" des sacrements est expliquée en terme de "participation" ou de "communion essentielle par relation d'image à copie". En se tournant vers une théologie platonicienne, on va aussi vers une théologie orientale : de nouveaux textes commencent à être étudiés comme ceux de Théodore de Mopsueste.

L'Orient actuel doit également être considéré avec beaucoup d'attention car il a su conserver dans sa liturgie cette compréhension de la foi à partir de l'expérience de son unité. Cette "préférence" pour la théologie d'inspiration platonicienne doit-elle effacer la théologie liée à la philosophie aristotélicienne ? Il semble que la position à adopter soit d'accepter les deux philosophies car chacune a un rôle à jouer au sein de la théologie, même s'il est vrai que l'aristotélisme sera toujours incapable de bien saisir ce qui relève de la croyance car il se base sur la raison naturelle. De même le platonisme doit être considéré et utilisé avec circonspection car si on emploie en théologie sa doctrine de l'être, on tombe dans la gnose voir le dualisme ou le panthéisme dualiste. Aristotélisme et platonisme se complètent car

"Il sera toujours nécessaire de posséder une philosophie chrétienne qui apprenne à connaître l'existence de Dieu par l'analyse de l'être, qui fasse comprendre les signes que la nature adresse au-delà d'elle-même en direction du surnaturel, qui traduise le surnaturel dans le langage conceptuel acquis dans l'étude de la nature (avec une précision que la fluidité des concepts de copie et de participation ne pourra jamais donner), tout comme il est nécessaire d'avoir une philosophie s'efforçant de comprendre la Révélation de l'intérieur et de l'exprimer dans une langue forgée dans la Révélation elle-même ".

 

 

Nécessité de dépasser le platonisme.

Au fur et à mesure de son existence, saint Augustin semble prendre du recul par rapport au platonisme. Il agit comme quelqu'un qui aurait trouvé autre chose dont il se satisfait mieux. Désormais, il ne réfléchit plus seul mais devant Dieu.

Les méditations silencieuses dont saint Augustin témoigne à d'innombrables reprises, sont les premières manifestations de cette tendance à réfléchir devant Dieu, avec Dieu, ce qui sera pratiqué de manière plus complète dans les Confessions. Entre ces premières méditations et les Confessions, saint Augustin ne change pas mais progresse : sa réflexion s'approfondit, s'élargit, se précise au contact des Ecritures, pendant que l'exercice de ses nouvelles fonctions sacerdotales puis épiscopales le soumet à la mouvance de l'Esprit Saint. Il reste cependant le même homme : il veille à sa solitude et au silence qui lui sont nécessaires pour que sa pensée vive au rythme de la vérité divine.

Cette atmosphère de prière, est, on le voit, présente dès les premiers écrits ; elle constitue le premier trait du christianisme d'Augustin. Cette présence et pratique de la prière est bien de source chrétienne puisqu'elle vient de l'enseignement que lui a donné Monique dans son enfance. On ne peut lui attribuer une origine plotinienne car pour Plotin, la prière est soit une méditation pour agir sur l'ordre universel à la manière d'une incantation magique mettant en jeu la "sympathie du Tout", soit un recueillement par lequel l'âme se met en rapport avec l'Intelligence et l'Un, sans qu'il y ait demande de grâce. Ainsi, chez Plotin, la prière veut être un moyen de retrouver le divin immanent au sujet spirituel ; il ne s'agit pas de recourir au secours d'une Transcendance. Si Augustin a bien lu le traité dans lequel Plotin expose sa théorie sur la prière, il semble qu'il ne s'y soit pas arrêté. De même, quand on dit d'Augustin qu'il "parle le langage des mystères", il s'agit bel et bien des mystères chrétiens.

D'autre part, si le platonisme avait beaucoup impressionné saint Augustin, il lui reproche maintenant de ne pas avoir découvert l'Incarnation salvatrice. Ce reproche est d'autant plus important que l'incarnation prend dans le coeur d'Augustin une dimension considérable : il s'agit pour lui d'un "acte de condescendance par lequel Dieu se met au niveau de son peuple pour permettre à l'Intelligence divine, ainsi descendue jusqu'au corps humain, de ramener au monde intelligible les âmes aveuglées par l'erreur et souillées par le corps". On reconnaîtra ici le problème longuement évoqué par Plotin "comment les âmes ont-elles oublié Dieu leur Père ? " Afin de rendre la mémoire à l'âme quant à ses origines, Plotin suggère deux possibilités, deux "discours" : l'un cathartique et l'autre protreptique qui a pour objet "d'instruire l'âme et de lui rappeler en quelque sorte sa race et sa dignité". Augustin se dénote cependant de son prédécesseur en affirmant d'une part l'autorité du Christ en la matière, et en énonçant d'autre part que l'Incarnation ne constitue pas une dégénérescence de l'être divin, ce qui constitue une reconnaissance implicite de la divinité du Christ. Le dialogue au sujet de l'Incarnation est particulièrement délicat car de nombreux philosophes ne peuvent s'expliquer pourquoi Dieu a voulu assumer un corps et une condition d'homme. Pour Augustin, nous l'avons vu, c'est l'orgueil des hommes qui les aveugle sur ce sujet.

S' il y a un domaine dans lequel les néo-platoniciens n'ont rien pu enseigner de juste à Augustin,c'est ce qui concerne la personne du Christ. En effet, s'ils ont été très pertinents concernant Dieu et le Verbe de Dieu, ils n'ont en revanche rien saisit de l'Incarnation. Ceci est d'autant plus grave que, saint Augustin le reconnaîtra lui-même rapidement, il est impossible de d'accéder à Dieu et de jouir de lui sans ce Médiateur que constitue le Christ.

Porphyre, dans La philosophie des oracles parle du Christ comme "le plus pieux des hommes". Il ajoute ensuite : "son âme est retournée dans sa demeure céleste ; mais ses disciples ont eu le tort de ... faire de leur Sauveur l'objet d'une vraie adoration". Le refus de la divinité du Christ est donc très net. Mais est-ce bien cette opinion là que saint Augustin a fait sienne pendant les années qui ont précédé sa conversion ? Ce n'est pas sûr car Augustin associe la grande sagesse du Christ à sa naissance virginale, ce qui nous éloigne de Porphyre qui n'a apparemment jamais cru que le Christ fut né d'une vierge. La réponse qu'il n'a pas trouvée chez les néo-platoniciens, saint Augustin est allé la chercher ailleurs : il a donc erré d'hérésie en hérésie, se demandant si le Christ n'avait pas seulement une âme et un corps directement unis au Verbe, ou bien si le Christ n'était pas seulement un homme qui participait à la Sagesse divine du fait de sa naissance virginale.

On sent déjà combien Augustin prend ses distances par rapport au platonisme. Il retient de ses lectures deux sortes de discours qui s'adressent à l'âme éloignée de Dieu : le premier vise à lui montrer l'indignité des choses qu'elle estimait jusqu'alors, le second veut lui rappeler sa propre dignité. Il sait qu'il doit chercher la vérité et que celle-ci est incorporelle.

En faisant retour sur lui-même il a pu saisir Dieu ; il le connaît désormais comme celui qui est, qui est infini sans être répandu dans des lieux, qui est toujours identique à lui-même, qui est un, immobile, créateur de tout ce qui est. Il lui manque cependant, s'il reste dans le néo-platonisme, la charité et l'humilité enseignées par le Christ. Les néo-platoniciens ont bien vu où il fallait aller, mais ils n'ont pas compris par où il faut y aller en méconnaissant celui qui montre la voie, celui qui est la voie. Augustin discerne donc deux dangers principaux dans le néo-platonisme : le premier consiste à "écarter de la piété, c'est à dire de la religion qui impose la foi aux Ecritures", et le second est de faire croire que le néo-platonisme peut aboutir à la même chose que les Ecritures. Si on ne prend garde, le néo-platonisme peut mener au rationalisme et à l'incroyance ou bien devenir une pseudo-religion.

Ainsi, si le néo-platonisme détourna saint Augustin de la recherche des honneurs et de la gloire, il n'en demeurait pas moins porteur d'un risque très grand. En effet, bon nombre des néo-platoniciens voulaient se "contenter" des lumières de l'intelligence et passer à côté de toute vie spirituelle. Pire encore, certains néo-platoniciens se servaient de leur philosophie pour se ranger du côté du paganisme, n'hésitant pas à pratiquer la théurgie en complément de leur savoir. Saint Augustin rejoignit les rangs de ceux que le néo-platonisme conduisit au christianisme.

L'étude des néo-platoniciens fit naître en lui de l'intérêt pour les Saintes Ecritures et saint Paul plus particulièrement : il lui semblait que les doctrines chrétiennes et la vie que menaient ses grands représentants étaient conforme à l'idée du Bien Suprême si chère aux néo-platoniciens. Mais la découverte de saint Paul s'accompagne de la prise de conscience du fait que quelque chose d'incomparable habite l'apôtre et le met au-dessus de Plotin : la foi. Intuitivement, Augustin sent qu'il touche là quelque chose qui est au-dessus de toute spéculation : la foi est une norme qui juge la raison sans la supprimer. Le christianisme ne fait pas que déborder le néo-platonisme, il l'assume et le corrige :

"nul en doute que nous soyons poussés à l'acquisition de la connaissance par le double poids de l'autorité et de la raison ; or, c'est pour moi une certitude que je ne dois en aucune matière m'écarter de l'autorité du Christ, car je n'en trouve pas de plus puissante ; quant à la vérité qui doit être cherchée à l'aide d'une raison très affinée -mon intention est telle en effet que je désire atteindre le vrai non seulement par la foi, mais encore par l'intelligence - c'est auprès des Platoniciens que j'ai confiance, pour l'instant, de trouver une doctrine qui ne répugne point à nos mystères".

On considère généralement que de 386 à 391 Augustin appartient au monde antique. Durant cette période, il fonde sa vie sur un idéal platonicien : il aspire à être un sage contemplatif et à devenir semblable à Dieu. Pour tout chrétien connaissant Cicéron et Plotin, Augustin réalisait l'idéal inspiré par ces deux philosophes :

"Ceux-là réalisent la paix en eux-mêmes qui, en apaisant et en soumettant à la raison tous les mouvements de leur âme et en étant parvenus à dompter la concupiscence de la chair, deviennent Royaume de Dieu... Ils jouissent de la paix qui est donnée sur terre aux hommes de bonne volonté...Telle est la vie du sage accomplit et parfait... Tout cela peut être réalisé dans la vie présente comme nous croyons que cela l'a été par les apôtres".

L'espérance d'Augustin s'efface au fil des années, et l'idéal antique d'un homme raisonnable et maître de lui-même s'estompe en même temps:

"Quiconque pense que, dès cette vie mortelle, un homme peut ainsi dissiper les brumes des imaginations corporelles et charnelles de façon à posséder la lumière sans nuage de la vérité immuable et y adhérer avec la ferme constance d'un esprit totalement détaché des habitudes de cette vie, celui-là ne comprend ni ce qu'il cherche ni ce qu'il lit, lui qui cherche".

Ceci est d'autant plus flagrant que selon les époques, saint Augustin parle de manière différente des expériences contemplatives de Milan et Ostie : ce qui était les prémisses de la "jouissance du suprême et éternel bien où on respire un air de sérénité et d'éternité " est décrit ainsi dans les Confessions :

"Et parfois tu me fais accéder à une profondeur de sentiments tout à fait inhabituelle et à un tel je ne sais quel degré de douceur que, s'il atteignait en loi sa plénitude, je ne sais quoi se produirait qui n'aurait rien de commun avec la vie d'ici-bas. Mais je retombe dans notre monde de pesanteurs navrantes et, à nouveau, je suis englouti dans l'ordinaire d'une existence qui me tient, et j'en pleure très fort, mais très fort elle me tient, tant le fardeau de l'habitude est pesant. Où je puis être, je ne veux ; où je veux être, je ne puis, doublement malheureux."

Il y a un point sur lequel saint Augustin se distingue des platoniciens : l'autonomie spirituelle de l'homme. Ainsi, selon Porphyre, les dernières paroles de Plotin auraient été : "Je m'efforce de faire remonter ce qu'il y a de divin en nous à ce qu'il y a de divin dans l'Univers". Ceci signifie que le moi est d'origine divine et qu'il doit prendre conscience de cette origine. A une libération est substituée une prise de conscience. Saint Augustin a appris à ne plus croire en l'autonomie spirituelle de l'homme. Conscient que l'homme est un mélange d'âme et de corps, il réalise qu'il ne pourra pas toujours faire triompher l'esprit. Il sait que la libération de l'homme passe par le sacrifice de Dieu fait homme. Plus qu'un abandon pur et simple du néoplatonisme, c'est à une nouvelle évaluation des possibilités humaines que saint Augustin se livre. La découverte du sens de la confession se heurtait à la sagesse antique qui prônait la lumière de la raison.

La lecture de saint Paul a donc permis à Augustin d'apporter une caution divine à ce qui avait été dit par les néo-platoniciens et qui est commun avec les Ecritures. Elle permit plus encore : découvrir de manière définitive le chemin à suivre. Augustin, malgré tout le respect qu'il avait pour les néo-platoniciens reconnut finalement leur insuffisance :

"Autre chose est de voir d'un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s'évertuer en vain dans des régions impraticables, au milieu des assauts et des embuscades que dressent les déserteurs fugitifs avec leur chef, lion et dragon ; autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l'abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste ; car ils l'évitent comme le supplice".

Le texte du De vera religione, III, 3, met en scène un entretien fictif et imaginaire entre saint Augustin et Platon. A cette occasion, il va manifester quelques réserves à l'égard du platonisme sans que cela remette en question l'admiration qu'il avait eue pour cette "vraie philosophie" : si cette philosophie a de nombreux mérites, elle a également une grande insuffisance quand il s'agit d'aborder la question du salut.

Le rôle du platonisme est tellement important dans la formation d'Augustin ainsi que dans sa conversion, que ce dernier ne dressera jamais de frontière radicale entre philosophie et théologie. Il refuse de considérer la raison philosophique comme l'esclave de la religion, mais reconnaît que seule elle est insuffisante pour qui veut atteindre son but suprême : la grâce de Dieu demeure nécessaire. Ainsi, l'objet premier de la philosophie devient pour lui "l'étude de Dieu et de l'âme humaine". L'ontologie néo-platonicienne subsiste dans toute l'oeuvre d'Augustin ; quand il en modifie certains points, il semble que ce soit pour les accorder à sa foi. Le platonisme est bon et juste, selon saint Augustin tant qu'il n'est pas incompatible avec la foi catholique : tout ce qui concerne le polythéisme, les cycles éternels du monde et la transmigration des âmes est une erreur qu'il faut corriger.

Le passage du platonisme au christianisme que va vivre Augustin est tout à fait intéressant. Pour envisager ce point, nous partons de ce qu'il dit lui-même dans les Confessions, VII,XX :

"Qu'imprégné tout d'abord de tes Livres saints, Seigneur, et pénétré de ta douceur à force de les avoir pratiqués, j'eusse seulement rencontré par la suite ces ouvrages (platoniciens), peut-être m'eussent-ils arraché du fondement solide de la piété ; ou, si j'étais demeuré bien ancré dans les dispositions salutaires dont j'étais imprégné, peut-être eussé-je pensé que ces livres (de philosophie) pouvaient conduire aux mêmes conceptions quelqu'un qui aurait borné son étude à eux seuls".

Il faut considérer l'histoire personnelle de saint Augustin comme le reflet de l'histoire de l'humanité : la croyance en Dieu précède la foi en Christ, le platonisme anticipe sur le christianisme. Ceci renvoie encore à la théorie augustinienne de l'identification progressive de la "philosophie vraie" à la "religion vraie". Ceci permet en outre de sortir du conflit qui oppose les "traditionnalistes" au "modernes" : le R.P. Boyer et Alfaric ont donc tort, la conversion d'Augustin exclu une opposition entre religion et philosophie.

Il convient à présent de considérer le platonisme comme ce qu'il est : une étape. Platon est "l'homme le plus sage de son temps", c'est à dire que si on considère les temps antérieurs aux temps chrétiens, il est le plus sage. A présent que ces temps sont venus il faut dépasser le platonisme qui n'est qu'une étape dans la préparation évangélique. Dès que le Christ vient sur terre, il devient la "véritable raison", la tâche de Platon est terminée. Dans le dialogue qu'Augustin imagine avec Platon, ce dernier sait bien que le temps est venu de céder sa place aussi s'incline-t-il devant la grandeur d'un tel événement. Si le platonisme doit être dépassé par le christianisme, il n'est pas question cependant de renoncer à cette philosophie dont Augustin, lui-même, a vanté les mérites sa vie durant en mettant l'accent sur la vérité et la perfection qui selon lui la caractérisent. On peut donc, pour Augustin, être chrétien tout en demeurant un authentique philosophe : Dioscore en est un exemple vivant, il a su rester fidèle à Platon et Plotin. André Mandouze parle même d'une "harmonieuse coexistence" au sein d'une même personne, entre platonisme et christianisme.

Lors de sa retraite à Cassiciacum, saint Augustin prévenait qu'il ne fallait pas croire que le sens et la valeur du platonisme étaient fonction de la conscience qu'en avaient les platoniciens ; son argument favori était le suivant : "Ce que Platon et Plotin avaient dit de Dieu pouvait être vrai sans qu'il s'en suivît nécessairement qu'ils eussent su ce qu'ils disaient". Dans sa lettre à Dioscore, Augustin décrit l'émergence du platonisme suite à la venue du Christ, et met en parallèle le développement du plotinisme avec la conversion de nombreux platoniciens. Dans le De vera religione, il pose que la religion, qui deviendra le christianisme, est antérieure à la philosophie, laquelle est constituée à l'origine du platonisme :

"En soi, la réalité qu'on appelle aujourd'hui religion chrétienne existait même chez les anciens, sans interruption depuis le début du genre humain jusqu'à l'incarnation du Christ ; mais c'est par suite de celle-ci que, déjà religion vraie, elle acquit l'appellation de chrétienne (Vera religio quae iam erat appellari Christiana)".

Si l'on veut bien comprendre cela il faut y ajouter la phrase suivante :

"Une croyance et un enseignement essentiel pour le salut de l'homme, c'est que la philosophie, c'est à dire l'amour de la sagesse, n'est pas une chose et la religion une autre chose".

Le débat est donc envisagé sous un autre angle par Augustin : il ne s'agit plus d'examiner les rapports entre la vraie religion et la vraie philosophie mais plutôt d'envisager une identification progressive, dans le sens de la religion :

"Si ceux qu'on appelle philosophes se sont trouvés avoir dit des choses vraies et correspondant à notre foi -c'est spécialement le cas des platoniciens- , non seulement il ne faut pas redouter ces choses, mais il faut même les leur réclamer pour notre usage comme à d'injustes possesseurs".

A ceux qui dénonçaient une déviation du christianisme dans le sens platonicien, voici là une réponse : l'identification dont on vient de parler était inévitable, il fallait récupérer le platonisme qui devait être converti. Le platonisme n'est pas quelque chose d'étranger au catholicisme qu'on essaye d'intégrer à tout prix, il est quelque chose de divin qui doit être pris en charge sous peine de se détourner de sa vraie voie pour sombrer dans le paganisme ou l'idolâtrie. Dans ces conditions, il n'est plus possible de ramener le christianisme à une sorte de platonisme, mais au contraire, on doit envisager le platonisme comme pouvant se ramener au christianisme : c'est ce qui se produit quand certains platoniciens deviennent chrétiens.

Une telle théorie peut effrayer, d'une part les théologiens qui craignent toujours que la religion soient envahie par la philosophie et voient dans la théorie augustinienne un manque de méfiance vis à vis de la philosophie ; d'autre part les philosophes qui ne veulent pas voir la philosophie être absorbée par la religion, ce qui aurait par exemple pour effet de voir certaines questions proprement philosophiques être résolue peut-être un peu trop rapidement et définitivement par la religion.

Augustin défend sa théorie de manière syllogistique :

Christianisme = religion vraie, et platonisme = philosophie vraie.

Or, religion vraie = philosophie vraie.

Donc, christianisme = platonisme.

Examinons ce syllogisme : tout d'abord l'identification ne conduit pas à la suppression de l'un ou l'autre terme, il n'est pas question de tomber dans un "intégrisme" religieux ou philosophique. Augustin admire ceux qui sont "philosophes dans leur pratique religieuse et religieux dans leur philosophie".

Le terme de "philosophie chrétienne" qui naît de cette thèse augustinienne pose problème. Le P. Thonnard qui a étudié ce point a prouvé que la "sagesse philosophique" d'Augustin ne se suffit pas à elle -même et nécessite une "sagesse théologique". Claude Tresmontant s'est lui aussi attaqué à ce problème dans La métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne. Problème de la création et de l'anthropologie des origines à saint Augustin ; il s'oppose au rejet de la notion de "philosophie chrétienne" fait par Bréhier :

"Dans le régime actuel de la pensée... il est permis de parler de philosophie chrétienne, quoique les vérités que cette philosophie apporte soient, de droit, universelles, et ne relèvent, en droit, que de la raison. Peut-être un jour viendra -t-il où il n'y aura plus lieu de parler de philosophies chrétiennes ou non-chrétiennes, mais tout simplement d'une seule philosophie, la philosophie tout court, la philosophie vraie ".

Cette philosophie vraie dont il est question ne doit pas être confondue avec ce qu'Augustin nomme philosophie vraie.

Tout ceci explique la position de Goulven Madec qui expose que même si "Augustin doit beaucoup à la philosophie" et "la philosophie lui doit tout autant", "Augustin n'est pas un philosophe, du fait même qu'il a vu dans le christianisme la 'seule doctrine philosophique parfaitement vraie' et qu'il a reproché aux philosophes d'avoir 'philosophé sans le Médiateur' ". Pour son étude, G. Madec s'est servi de l'exégèse faite par Augustin de Rom, I, 18-25.

Romains, I, 18-25 :

"En effet, Dieu manifeste sa colère depuis le ciel sur tout péché et tout mal commis par les hommes qui, par leurs mauvaises actions, empêchent la vérité d'agir. Dieu les punit car ce qu'on peut connaître de Dieu est clair pour eux : Dieu lui-même le leur a montré clairement. En effet, depuis que Dieu a crée le monde, ses qualités invisibles, c'est à dire sa puissance éternelle et sa nature divine, se voient dans les oeuvres qu'il a faites. C'est là que les hommes peuvent les connaître, de sorte qu'ils sont sans excuse. Ils connaissent Dieu, mais ils ne l'honorent pas et ne le remercient pas comme il convient de le faire pour Dieu. Au contraires, leurs pensées sont devenues stupides et leur coeur insensé s'est rempli d'obscurité. Ils déclarent être savants mais ils sont fous : au lieu d'adorer la gloire du Dieu immortel, ils ont adoré des images représentant l'homme mortel, des oiseaux, des animaux à quatre pattes et des reptiles. C'est pourquoi Dieu les a livrés à des actions impures, selon les désirs de leur coeur, de sorte qu'ils se conduisent d'une façon honteuse les uns avec les autres. Ils échangent la vérité concernant Dieu contre le mensonge ; ils adorent et servent ce que Dieu a crée au lieu du Créateur lui-même, qui doit être loué pour toujours ! Amen."

G. Madec tire de cette lettre, et surtout du commentaire que saint Augustin en a fait, des arguments pour montrer les limites de la philosophie et les erreurs commises par les platoniciens qui se retrouvent dans une impasse : "Tous (les) griefs (d'Augustin) contre le 'platonisme' s'expriment dans ce verset : quia cum cognovissent Deum non sicut Deum glorificaverunt aut gratias egerunt : le refus de réserver le culte au Dieu unique, la prétention de tenir la sagesse de son propre fonds, le dédain du Verbe incarné... Le platonisme païen se condamne ainsi, malgré l'excellence de sa théologie, à rester emprisonné dans la cité terrestre qui pousse l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu et où dominent l'ambition, la volonté de puissance et l'orgueil". Il ne s'agit cependant pas de montrer un bilan négatif du platonisme : "Il faut bien savoir que, s'il a pu avoir quelque temps le sentiment d'être un disciple de Platon, (Augustin) s'est vite persuadé que le chrétien, en adoptant les thèses et les thèmes néo-platoniciens, ne faisait que reprendre son bien et lui donner son achèvement, dans l'ensemble de la doctrine chrétienne, dans la reconnaissance de l'autorité du Christ 'en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science' ". Il résume le point de vue d'Augustin ainsi : "Le 'platonisme', dans la mesure où il n'a pas accepté de se dépasser lui-même en reconnaissant le christianisme, apparaît comme l'histoire d'une réussite manquée.

A. Mandouze n'en reste pas là, il veut montrer que le platonisme augustinien est lui au contraire "l'histoire d'une réussite... réussie". Cette réussite tient au fait qu'Augustin n'a jamais cessé d'avoir "le sentiment d'être un disciple de Platon" mais qu'il n'a pas accepté que le platonisme soit incapable de se dépasser lui-même. On assiste par la conversion d'Augustin à la conversion du platonisme : il fallait pour cela une certaine humilité devant le Verbe incarné, et cette humilité vient d'Augustin (elle n'aurait pas pu se déduire du platonisme). Le platonisme quant à lui apporte par sa conception de Dieu et son type spéculatif, l'ouverture nécessaire à cette conversion. La condamnation que Rom, I, 18-25 énonce contre les philosophes est aussi l'annonce d'une justification par la foi. Ce texte de l'Epître aux Romains deux sens : il est "anti-philosophique" et "pro-platoniciens".

Peu de choses sépare en fait les néo-platoniciens des chrétiens, mais ce "peu de choses" est essentiel. Tant que les platoniciens ne s'inclinerons pas devant le Christ, ils n'auront pas achevé leur conversion et resteront limités par eux-mêmes. Pire encore, s'ils refusaient d'entrer dans la religion catholique ils s'interdiraient l'accès à leur idéal philosophique. Il ne s'agit pas ici d'une menace mais d'une invitation à un dépassement, dépassement qu'ont d'ailleurs accepté la plupart des philosophes néo-platoniciens contemporains d'Augustin. Afin de ne pas tomber dans le piège et de rester renfermé sur eux-mêmes, les néo-platoniciens se voient présenter un double avertissement : il faut se méfier des deux obstacles principaux à ce dépassement qui sont la superbia et l'invidia. Il faut accepter de s'incliner devant celui qui s'est incliné pour nous :

"Il a fallu... bien des siècles et bien des discussions pour que parvienne cependant à se décanter ce que je considère comme la seule doctrine philosophique parfaitement vraie (una verissimae philosophiae disciplina). Car cette philosophie n'est pas celle de ce monde, que nos mystères abominent à juste titre, mais celle d'un autre monde, le monde intelligible, auquel les plus grandes subtilités de la raison (humaine) ne pourraient ramener les âmes aveuglées par les ténèbres multiformes de l'erreur et enfouies sous l'énorme amas des souillures corporelles, si le Dieu souverain n'avait cédé à un mouvement de clémence envers son peuple et si l'autorité prédominante de l'intelligence divine ne s'était inclinée jusqu'à se soumettre au corps humain lui-même de telle sorte que, sous l'impulsion de ses préceptes mais aussi de ses oeuvres, les âmes fussent en mesure de rentrer en elles-mêmes et qu'elles pussent, même sans débats contradictoires, retrouver le goût d la patrie".

Ce texte rassemble les thèmes essentiels du néo-platonisme de manière transfigurée : nous sommes face à l'aboutissement ; en s'incarnant le Christ assume son rôle. L'intelligence divine manifeste cette autorité supérieure que la raison humaine ne possède pas. Celui qui montre la voie est lui-même cette voie. Il met fin à l'ésotérisme philosophique qui savait des choses mais ne les dévoilait pas ; à présent le platonisme peut se répandre parmi les hommes "en paroles et en actes" :

"Si, revenant à la vie, les grands penseurs dont on se réclame, trouvaient les églises pleines et les temples déserts, le genre humain arraché à la convoitise d'une surabondance de biens temporels et attirés par l'espoir d'une vie éternelle l'appelant à courir vers les biens de l'esprit et de l'intelligence, ils diraient peut-être, s'ils étaient tels que le rapporte l'histoire : 'Voilà l'idéal que nous n'avons pas osé inculquer aux foules : nous avons cédé à leurs habitudes au lieu de les amener à notre foi et à nos sentiments' ".

L'histoire d'Augustin montre qu'il lui a été difficile de reconnaître le Christ comme Verbe de Dieu. Ceci provient sans doute du fait que, même s'il venait d'être initié au platonisme, il était encore fortement empreint de la déception que lui avait causé le manichéisme, et il refusait de compromettre l'univers spirituel que lui proposait le platonisme. Une chose est sûre cependant, Augustin ne douta jamais de Dieu le Père :

"Il est une conviction que rien n'avait pu m'arracher, une croyance qui ne me quitta pas un instant : celle de l'existence de Dieu, dont la nature de toute façon m'échappait, mais dont la providence réglait la conduite des choses humaines ".

 

Quoi qu'il en soit, si on veut conserver le platonisme comme fondement de la théologie chrétienne, il faut passer par la modification de certaines de ses conceptions, il faut le modifier.

Ce procédé passe par deux étapes. Tout d'abord, et cela concerne la ressemblance de l'âme à Dieu, il faut bien comprendre que cette ressemblance est le fruit du don de la grâce ; c'est la grâce qui crée cette ressemblance en l'âme et ceci est possible parce que l'esprit a été crée capable de recevoir ce don. Ceci met un terme à la croyance au fait qu'il existe une identité cachée entre l'âme et Dieu. En second lieu, il faut cesser de penser notre présence dans le monde visible et matériel comme le résultat d'une chute. Le monde matériel n'est pas mauvais en soi, il ne le devient que par un mauvais usage de notre volonté. Cette aptitude au péché n'est pas propre au monde matériel comme le montre l'exemple du péché originel, l'orgueil, qui est de l'ordre du spirituel.

Les Pères grecs se sont efforcés de passer par ces deux étapes afin d'exposer la théologie chrétienne à l'aide de la philosophie. La théorie platonicienne de la connaissance, débarrassée de son lien avec le système rationnel des concepts pu convenir parfaitement et trouva même son véritable sens. Le concept platonicien de la "participation" devint même un moyen parfait pour exprimer la communication surnaturelle de la vie divine par la grâce, et l'intégration dans la vie divine. Dès lors que le péché n'était plus assimilé à la matière et que la participation à la vie divine cessait d'être confondue avec l'existence spirituelle, on pouvait empêcher ces deux moments de devenir des principes cosmiques.

Pour que le platonisme puisse être un moyen d'expression parfait de la foi et de ses grandes doctrines, il faut qu'il cesse d'être une doctrine de l'être. N'est-ce pas vouloir, du même coup le faire cesser d'être une philosophie ?

 

 

Conclusion

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Nous avons vu tout au long de cette étude que s'il est indéniable que saint Augustin, comme d'autres docteurs de l'Eglise, ait subi l'influence du platonisme, il convient en revanche de garder toute prudence devant cette influence et certaines expressions qu'elle a engendrées comme celle de "platonisme des Pères" ou encore "platonisme chrétien". Le vocabulaire de ces auteurs chrétiens ainsi que certaines de leurs thèses de philosophie naturelle montrent la marque du platonisme de manière assez évidente. On peut dire en ce sens que les platoniciens, mot pris au sens large, ont participé à créer un certain état d'esprit. C'est plus à une préparation des âmes que le platonisme s'est livré en éveillant chez ces auteurs le désir de Dieu et la nécessité d'une révélation. La phrase suivante de Pascal prend alors tout son sens :

"Platon, pour disposer au christianisme.

Employer des expressions comme "platonisme des Pères" implique qu'on fasse certaines distinctions. En effet, il ne faut pas croire que le platonisme contienne en lui-même toutes les doctrines révélées, il y a même certains points où le platonisme s'oppose rigoureusement au dogme de l'Eglise. Par exemple, les platoniciens n'auraient jamais pu admettre que le Verbe se soit fait chair et que la Vérité se rende par là accessible aux yeux corporels, or ce dogme est fondamental pour le christianisme ! Les platoniciens assuraient que la recherche de la vérité passe par la séparation de l'âme et du corps, comment auraient-ils pu admettre que Dieu choisisse de se révéler aux hommes par l'intermédiaire du Verbe incarné. R. Arnou en conclut :

"Ce qu'il y a de plus chrétien est aussi ce qu'il y a de moins platonicien".

Notre tâche aura été de nous débarrasser de divers préjugés ou a priori qui entourent la question du platonisme chez saint Augustin. D'une manière générale, nous avons voulu sortir des différentes polémiques pour effectuer un véritable retour vers l'auteur, qu'il s'agisse aussi bien de sa pensée que du personnage en lui-même.

Concernant la notion de "platonisme des Pères", nous avons voulu montrer le danger qu'il y a à enfermer trop vite un auteur dans un système tout fait, sorte de tiroir dans lequel on tente de le faire entrer plus ou moins de force. Augustin n'est pas de ces hommes qu'on classifie si facilement, sa pensée est complexe car complète, variante car vivante.

De même, la querelle entre traditionalistes et modernes, si elle est intéressante d'un point de vue philologique et historique, risque de freiner la connaissance que l'on peut avoir de saint Augustin en nous embarquant à bord d'un faux problème. Cette querelle s'embarrasse en effet de questions qui semblent n'avoir jamais eu de grand intérêt pour Augustin. S'il ne cite pas ses sources, c'est sûrement parce qu'elles ne présentent pas un intérêt pour elles-mêmes. Ce sur quoi il insiste en revanche c'est sur l'effet que ces lectures ont eu sur lui, ce qu'il en a retenu. S'il est une chose que l'on doit conserver de l'influence du platonisme chez saint Augustin, c'est le spiritualisme. De là découle en effet la découverte du monde intelligible et la possibilité de découvrir Dieu en faisant un retour sur soi-même. Lorsque saint Augustin a lu les écrits platoniciens, il a été surpris d'y retrouver des choses communes avec les Ecritures : sur des points essentiels, deux sources différentes affirmaient la même chose, cela a sans doute suffi pour lui montrer qu'il y avait là une part de vérité, et que c'est dans cette direction qu'il devait creuser. Que l'on se figure un instant cet homme, catéchumène dans l'Eglise catholique, qui demande le baptême auprès de l'évêque de Milan. On voit combien il a du être surpris et comblé de voir que sa foi était compatible avec ce que professaient les philosophes les plus sages. Qu'importe alors de savoir s'il était plus platonicien que chrétien, à moins que ce ne soit l'inverse, ce qui compte c'est cette double rencontre avec d'une part le christianisme et d'autre part le platonisme. Ce qui importe c'est qu'il ait pu saisir ce que la philosophie proposait à son esprit et ce que la théologie offrait à son âme. Ce dont on doit se souvenir, c'est son oeuvre, celle de sa vie et ce qu'il a écrit.

La lecture de saint Augustin nous montre le platonisme comme une sorte d'auxiliaire de la vraie religion. Le témoignage d'Augustin montre en effet combien Platon avait compris que Dieu n'est pas un corps, et qu'il faut préférer l'intelligible au sensible. Le grand maître grec avait pris conscience que tout doit être ramené à Dieu qui est source de l'être, lumière des esprits et cause du véritable bonheur puisque la félicité parfaite consiste à jouir de Dieu, dans le sens où on l'a expliqué.

Le platonisme a été pour le christianisme comme une grande lueur, mais une lueur dans laquelle on ne peut distinguer des objets précis. Si le but de la vie, gagner Dieu, est clairement établi par les platoniciens, ils ne donnent pas la route à suivre. De même, on ne peut pas suivre le platonisme dans tous les méandres des précisions qu'il donne sous peine de s'éloigner inexorablement des dogmes catholiques. R. Arnou dit d'ailleurs dans son article sur le "platonisme des Pères" :

"Le rôle des apologistes du dehors se borne à préparer les voies au christianisme ; ils renversent quelques obstacles ;ils créent une sympathie. On peut les suivre jusqu'à la porte, mais là, il faut les abandonner ; ou, si on persiste à les écouter, une fois entré, ce doit être à condition de contrôler tout ce qu'ils disent en s'en référant au seul maître infaillible... Sinon, après avoir été un secours, ils deviennent un danger. Ce fut le sort du platonisme. "

Si le platonisme n'est qu'une étape préparatoire, c'est qu'il ne contient pas en lui-même tout ce qui est nécessaire pour qu'il puisse se réaliser complètement, en d'autres termes, il souffre d'un manque, quelque chose lui fait défaut.

Chez les platoniciens comme chez les chrétiens, ont a vu qu'il y avait nécessité à purifier son âme pour espérer pouvoir s'élever vers Dieu. Cette étape préparatoire n'est pas pour les chrétiens la seule condition requise : l'union mystique ne peut se faire sans l'accord, et qui plus est sans l'intervention de Dieu. Alors qu'un entraînement sérieux et intense était suffisant pour un platonicien, le chrétien sait qu'il ne peut parvenir à l'extase sans un secours divin. Certains néo-platoniciens reconnaissent toutefois que la contemplation est un don de Dieu ; l'intelligence qui veut contempler l'Un a besoin de lui, elle est illuminée par lui. En plus de la purification, un autre entraînement est requis : celui de la prière pour implorer la grâce de Dieu. Cette constatation est une leçon d'humilité ; l'homme ne doit pas croire qu'il peut seul s'élever jusqu'à Dieu, il doit reconnaître que sans Dieu cette entreprise lui échappe. De la même manière, l'humilité est requise pour accepter Jésus Christ, qui seul peut nous conduire au Père.

De la même manière, c'est la destruction de toute trace d'orgueil qui est au coeur de la purification proposée au sage chrétien. Celui qui veut devenir tout esprit doit accepter de passer par des étapes de désolations, une nuit de l'esprit où l'âme est abandonnée à la grâce toute puissante. L'humilité dont il est question n'est pas surhumaine, il n'est pas question de demander à l'homme plus qu'il ne peut. Ainsi, la purification de l'âme, chez les chrétiens, ne consiste pas en une négation du corps ; le corps est associé à la gloire de l'âme, ce qui est tout à fait contraire aux théories platoniciennes. S'il y a bien un abîme entre l'homme et Dieu, l'homme est respecté dans sa totalité, dans l'intégrité de sa nature jusque dans l'intimité d'une union transformante : même divinisé, l'homme demeure un homme.

Si le platonisme doit être dépassé, c'est dans le sens d'une plus grande humilité, humilité qui ne saura être en aucun cas un abaissement ou une négation de la nature de l'homme. L'humilité consiste ici à savoir qui on est, ce que l'on est, vers quoi on tend, et à reconnaître notre besoin profond de Dieu. Le platonisme avait les moyens d'accéder à la Sagesse, à la Vérité. Il s'est arrêté très près de son but. Pourtant, Augustin n'a jamais cherché à garder cette condition secrète, il a toujours clamé que les trois vertus nécessaires étaient :

"Premièrement, l'humilité, deuxièmement, l'humilité, et troisièmement, l'humilité"

La vérité était là, sous leurs yeux, sous nos yeux, peut-être justement trop voyante pour qu'on y prenne garde.

 

 

Table des matières

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INTRODUCTION.

I) LE PLATONISME CHRETIEN :

a) Que faut-il entendre par platonisme ?

b) Le "platonisme chrétien".

 

II) LE CAS DE SAINT AUGUSTIN :

a) La formation philosophique de saint Augustin.

b) Eléments platoniciens repris.

 

III) REPERCUSSIONS SUR LA THEOLOGIE.

a) Aptitude du platonisme à exprimer des contenus chrétiens :

b) Les dangers du platonisme

c) Le platonisme a-t-il enrichi le dogme chrétien ?

 

CONCLUSION.

TABLE DES MATIERES.

BIBLIOGRAPHIE.

ANNEXES.

 

 

Bibliographie

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Confessions.

Cité de Dieu (livres XIII à X).

De Trinitate(livre XIII).

De vera religione.

Epistulae : lettre à Dioscore, n°118.

Les "Confessions" de saint Augustin dans la tradition littéraire. Antécédent et postérité, Paris, 1963.

"De Platon à saint Ambroise par Apulée", Revue de Philologie, n.s., 35, 1961 (p. 15-28).

"Nouveaux aspects du platonisme chez saint Ambroise", Revue des études latines, 34, 1956 (p. 220-239).

article "Le platonisme des Pères" par René Arnou, t. XII, col. 2258-2392.

article "Augustin", par Portalié, t. I, col. 2273-2274.

"Compte rendu de P.Alfaric", Revue philosophique, 88, 1919, p 501-505.

"Le christianisme et la tradition philosophique", Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1941-1942.

Introduction à l'étude de saint Augustin, 2e édition, p. 31.

Plotin ou la simplicité du regard, 1963.

"Citations de Porphyre chez Augustin", Revue des études augustiniennes, 6, 1960 (p. 205-244).

Introduction : Marius Victorinus, traités théologiques sur la Trinité (Sources chrétiennes, 68), 1960.

Saint Augustin et le néoplatonisme chrétien, Paris, 1932.

Saint Augustin et la philosophie, Paris, 1996.

"Augustin disciple et adversaire de Porphyre", Revue des études augustiniennes, 10, 1964, p. 305-369.

"Augustin et le néoplatonisme", Revue de l'Institut catholique de Paris, n°19, 1986, p. 41-52.

"Si Plato viveret... (Augustin, De vera religione, 3, 3)", Néoplatonisme. Mélanges offerts à Jean TROUILLARD, Les Cahiers de Fontenay, 1981. (p 231-247).

Saint Augustin. L'aventure de la raison et de la grâce, Paris, 1968.

"Le cosmos du Pseudo-Denys", 3e série, 5, 1955, p. 15.

"Le Parménide de Platon et son interprétation néoplatonicienne", 23, 1973, p.83-100.

"Rencontre du néoplatonisme", 22, 1972, p. 9.

 

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