© Virginie MAYET
Mémoire de maîtrise de philosophie
Saint Augustin
et
la superstition
dans les livres I à X de la
Cité de Dieu
consacrés à la critique du paganisme.
Par Virginie Mayet
sous la direction de Monsieur Bruno Pinchard.
"Tout ce qui repose sur une opinion fausse est superstitieux et défendu.
Il faut donc examiner ce qu'il y a de vrai en tout cela."
Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique.
Remerciements
à Pascal pour sa confiance, son soutien et ses multiples encouragements
à l'Abbé Maurice Cagne, d'avoir eu la gentillesse d'être disponible à tout moment pour répondre à mes interrogations théologiques.
Sommaire
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INTRODUCTION.
PREMIERE PARTIE : La notion de superstition chez les auteurs païens ; la crise du paganisme vue par les païens.
I) La religion romaine.
II) La théorie stoïcienne, défendue par Quintus Cicéron.
1) les deux sortes de divination : la divination naturelle et la divination artificielle.
2) l'existence de la capapcité de prévoir.
3) primauté de la divination naturelle.
III) Thèse de Marcus Cicéron.
1) religion et superstition chez Cicéron
2) l'incompatibilité entre le hasard et la divination.
2 critique de la divination artificielle.
3) critique de la divination naturelle.
IV) Les répercussions des théories antiques :
1) article "superstition"
2) article "idolâtrie"
DEUXIEME PARTIE : Réélaboration de la notion par saint Augustin ; pour une notion chrétienne du paganisme et de la superstition.
1ere section : des superstitions classiques : la divination et la magie.
I) L'oppostion entre prescience divine et libre-arbitre humain : lequel est un leurre?
1) La fatalité astrale
2) Cicéron et la prescience divine.
3) Critique augustinienne de la divination.
II) Magie et théurgie.
1) Le recours à la magie à Rome.
2) La théurgie.
III) Les miracles.
1) Les "miracles" païens.
2) Les miracles véritables.
2 eme section : l'innovation augustinienne : le paganisme est superstition
I) Incapacité des dieux à assumer leur rang.
1) Une lourde tâche
2) Des fidèles abandonnés
3) Des hommes meilleurs que leurs dieux
4) Les dieux, exemples d'immoralité
5) Une multitude de dieux
II) La nature des dieux.
1) L'évhémérisme
2) La déification des abstractions
3) Des dieux crées par les hommes
4) Les dieux sont des démons
5) Le dialogue avec platon
III) Le monothéisme, une solution possible pour les païens ?
1) Paganisme et monothéisme
2) La théorie de "Dieu âme du monde"
3) Varron a entrevu le Dieu unique
IV) La réponse augustinienne
1) L'erreur des païens
2) Le chemin de Vérité
CONCLUSION.
TABLE DES MATIERES.
Introduction
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Lorsque les idées fausses et les préjugés se mêlent à la religion, c'est toute la vie spirituelle d'un individu qui est menacée. Paradoxalement, alors que l'homme moderne recherche une vie spirituelle au milieu de ses préoccupations quotidiennes qui ne sont que trop souvent matérielles, les sciences occultes et autres méthodes divinatoires connaissent un engouement sans pareil. Cela semble aller à l'encontre du prétendu rationnalisme dans lequel serait sensé baigner notre siècle, car ces pratiques ont été autrefois qualifiées de superstition. Est-ce à dire que les penseurs des siècles passés étaient plus rationnels que nous ? Il semble surtout qu'en tâchant de définir la superstition et de lui donner un sens, ils aient voulu qu'on cesse de la confondre avec la religion. Il devient nécessaire de procéder à notre tour à une démarche d'analyse et de compréhension à la lumière de ce que les anciens nous ont laissé.
Les civilisations antiques du bassin méditerranéen pratiquaient assidûment la superstition : les Chaldéens qui recouraient à divers arts divinatoires furent, selon Philon, "les premiers à penser que c'était du soleil et des étoiles que dépendaient le bien et le mal de chacun". Les Egyptiens recouraient à une multitude de rites superstitieux : Hermès Trismégiste disait d'eux qu'ils "savaient faire des dieux". Les Grecs et les Romains avec leur cortège de divinités, créatures surnaturelles, flore et faune sacrée, professaient le dogme de la métamorphose de l'homme en animal ou en plante. Tout ce que le pays comptait de prêtres, devins, oracles ou sibylles exerçaient leur art publiquement : la superstition faisait partie de la vie des plus grands comme des plus humbles : "Une parole de devin, l'inspection d'une victime, un mot que l'on entend, un oiseau qui passe, un chaldéen ou un haruspice qu'on rencontre, l'éclair qui brille, le tonnerre qui gronde, même le fait le plus insignifiant, tout enfin sert à nous épouvanter et il ne nous est pas possible de goûter un moment de calme". Shakespeare reprend fidèlement cela dans Jules César , acte II, scène 1 :
"On ne sait pas encore
Si César aujourd'hui voudra sortir ou non ;
Car il donne depuis peu dans la superstition,
A l'opposé de ses anciennes convictions
Sur l'imagination, les rêves, les présages.
Il se pourrait que ces prodiges manifestes,
L'exceptionnelle horreur de la présente nuit,
Et la persuasion de ses propres augures
L'empêchent aujourd'hui d'aller au Capitole."
Les Celtes, quant à eux, vénéraient les pierres, les arbres, le soleil, les eaux, laissant à leurs druides le soin de pratiquer la magie. Tout le monde garde en mémoire le gui quasi légendaire auquel on prêtait de grandes vertus.
En Inde aussi la magie joue un rôle important depuis toujours : il peut paraître étonnant pour les occidentaux que nous sommes de voir que des textes qui passent pour contenir la sagesse divine, comme les textes védiques, s'apparentent à des croyances populaires. Ainsi dans le Rig-Véda, on peut lire cette recommandation : "N'ai pas un regard qui porte malheur, qui tue ton époux et sois bienfaisante pour la vache" (Livre X, Hymne 85). La coexistence de la sagesse et de croyances superstitieuses se retrouve également en Chine : "Entre le grand nirvâna et les terreurs grossières du coolie il y avait la place pour des superstitions sans nombre "
L'universalité et la permanence de la superstition ne semblent faire aucun doute ; chaque peuple a son lot de superstitions, et ceci indépendamment de la forme de société dans laquelle il s'inscrit ou de la religion dominante. On peut comprendre ainsi que pour A. Ruffat (op. Cit.) la superstition "fait partie de l'homme : elle est dans son cerveau, dans son coeur, dans toutes les fibres de sa chair, toujours en alerte".
Peut être tout ceci n'est-il que l'expression de ce que Durkheim a appelé la "pensée magique". En effet, il est naïf de croire que la pensée magique est propre aux civilisations primitives d'Afrique ou d'Océanie. La pensée magique est au coeur de notre vie quotidienne, elle est à l'intérieur de nous mais nous ne sommes pas toujours capables de la reconnaître ou peut-être avons-nous honte de la reconnaître. La pensée magique est inscrite en nous depuis le stade du nourrisson et se développe ensuite tout au long de notre vie. Le bébé qui crie et ainsi fait venir sa mère a le sentiment d'une "toute-puissance effective sur le monde qui l'entoure". On retrouve ici le thème, développé par Freud, du For-da : un petit garçon joue avec du fil et une bobine, il enroule le fil autour de la bobine et quand il a terminé, il la jette. L'objet se déroule et la bobine qui avait été recouverte par le fil est à nouveau visible, comme par magie. L'enfant qui se sait la cause de ce phénomène jubile de pouvoir ainsi faire disparaître puis réapparaître un objet : il accomplit un acte magique à ses yeux. Il fait revenir la bobine comme il fait revenir auprès de lui sa maman quand il pleure: dans les deux cas il est le maître de la situation. Ceci est la base de la pensée magique. Une autre expression de la pensée magique chez l' enfant est le fait qu'il peuple son univers de diverses créatures telles des fées ou des monstres. Très vite, l'enfant se créer sa propre mancie afin de découvrir son destin ; tous les moyens même les plus excentriques sont bons, chaque événement qui se produit aussi minime soit-il donne lieu à une interprétation à vocation divinatoire.
Les auteurs qui ont étudié le Moyen Age considèrent la superstition comme le fruit de l'ignorance et de la peur notamment de ce que l' on ne connaît pas ou de ce que l'on ne comprend pas. Un paysan médiéval dont le bétail est atteint d'une épidémie qui le décime mettra cette tragédie sur le compte d'un sorcier maléfique ou y verra une intervention du Malin. Il est certain que la superstition est la marque d'une incompréhension de l'homme face à cetains faits et de l'inquiétude qui le ronge concernant sa destinée. La superstition s'enracine aussi dans une croyance, plus ou moins consciente en la fatalité et dans la volonté que nous avons de diriger notre destin et d'être "maîtres et possesseurs de la nature" pour reprendre l'expression de Descartes. L'homme voudrait être au centre d'un univers dont il serait capable de déchiffrer tous les signes. Le poème Correspondance de Baudelaire illustre cette idée :
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
L'homme a en lui le sentiment d'une intime communion avec le monde et en cela on peut rapprocher poésie et superstition au point que Laisnel de La Salle a surnommé cette dernière "la poésie de l'ignorance et de la peur" . On trouve ainsi légitimées des croyances en des présages aussi bien collectifs que personnels.
Si la religion renvoie l'homme à un au-delà transcendant, la superstition au contraire imprègne l'ici-bas et relève de l'infra-religieux. Il ne faut pas nier la complémentarité de la religion et de la superstition : elles ont en commun la croyance, qu'il s'agisse d'une croyance populaire pour la superstition ou de la foi pour la religion, et une tentative d'influer sur sa vie terrestre et le destin de son âme. On peut remarquer comment le profane, le superstitieux et le sacré s'unissent parfois pour répondre aux tourments de l'homme. La superstition "se distingue, cependant, de la Religion par le fait qu'elle oublie le sens mystique du symbole pour ne voir que la matérialité de l'objet ou que la tradition machinale de l'acte : c'est, d'ailleurs là sa force : elle est populaire ! La Superstition est un état fébrile dont les superstitions proposent la clef des songes."
"La superstition est à la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie : la fille très folle d'une mère très sage." Dit Voltaire. Il faut néanmoins se rappeler que la superstition est antérieure à la religion et l'on peut à juste titre affirmer que la pratique superstitieuse survit et survivra à la pratique culturelle. Nous en voulons pour preuve qu'aujourd'hui les croyants se rendent plus chez des voyants qu'à l'église. Nous pouvons reprendre les propos de La Bruyère : "la superstition n'est qu'une crainte mal réglée de la divinité", car ils semblent être proches de la réalité. Varron déjà avait dit que "l'homme superstitieux a peur des dieux, tandis que l'homme religieux les vénère comme des parents et ne les craint point comme des ennemis." La peur, point de départ de la superstition, a été renforcée par le dogme de l'existence du diable. Ce dogme, défini par l'Eglise et constamment réaffirmé par elle, a encouragé la croyance au mal, aux personnes maléfiques, aux pouvoirs maléfiques et par extension à une faune et une flore diabolique. A. S. MORIN, dans Le prêtre et le sorcier. Statistique de la superstition, Paris, Le Chevalier, 1872, p. 194, en fait le reproche à l'Eglise : "Les traditions funestes sont malheureusement entretenues par l'enseignement religieux qui ne peut abandonner aucune de ses décisions dogmatiques et qui n'a jamais cessé d'affirmer la réalité de la diablerie et de la sorcellerie." Ces accusations vont parfois beaucoup plus loin puisque le clergé a été accusé à maintes reprises "d'encourager la superstition dans un but personnel"
Même s'il est vrai que certaines croyances sont directement issues de la Bible, comme les superstitions relatives au vendredi ou au chiffre 13 par exemple, les Pères de l'Eglise assimilent la superstition au paganisme car nous sommes les héritiers d'une multitude de croyance issues des païens. Les exemples sont nombreux, nous citerons pour illustrer cela la réputation diabolique et maléfique du chat qui par ailleurs était vénéré en Egypte, le serpent qui était symbole de connaissance chez les Anciens et qui devient symbole du mal dans la Bible, la chouette et le hibou qui étaient les emblèmes d'Athéna, déesse de la sagesse, et qui devinrent des oiseaux de mauvais augure, des messagers de la mort et au regard de la Bible des animaux impurs ainsi qu'on peut le lire dans le Lévitique 11, 13-20.
Le problème se pose alors de savoir si la superstition n'est pas tout simplement la religion des autres. Dans l'Encyclopaedia Universalis, art. "Superstition", Sylvain MATTON écrit : la superstition "se charge d'une coloration fortement politique et ethnocentrique, désignant des cultes étrangers appréhendés comme globalement et foncièrement mauvais, parce que sentis comme une menace pour la société romaine traditionnelle. Le judaïsme et le christianisme, en particulier, seront qualifiés de superstitions. Religion étrangère, religion d'une minorité, la superstition est bien devenue la religion des autres." On retrouve cela dans l'histoire romaine lorsqu'en 64, après l'incendie de Rome, Suétone considéra les chrétiens comme une "race d'homme d'une superstition nouvelle et malfaisante" et que Néron, les accusant d'être des incendiaires, déclencha contre eux des persécutions "surtout à cause de leur superstition, ce nouveau culte qui menaçait d'ébranler la religion romaine".
La superstition n'est pas seulement et simplement la religion des autres car même au sein de la chrétienté certaines pratiques religieuses apparaissent, pour certains, comme superstitieuses, "ainsi, aux yeux des protestants, le culte des saints ou le recours aux reliques des catholiques s'apparentent à de l'idolâtrie, teintée de paganisme." Du point de vue de l'athéisme, toute croyance ou pratique religieuse est de la superstition.
Au temps des débuts de la christianisation, les cultes païens étaient tellement enracinés dans la culture romaine que les Pères de l'Eglise virent souvent leurs efforts être vains. Ils ont dus christianiser certains rites pour avoir plus de pression, c'est notamment le cas des fêtes liturgiques. Chez les Romains, les fêtes étaient célébrées des jours impaires car les nombres impairs étaient censés plaire aux dieux. Les jours de fête sont des jours sacrés où toute activité ordinaire est proscrite : "le jour de fête, la plupart des activités font relâche, il devient par conséquent un jour de repos, mais ce n'est pas sa fonction première, qui est de mettre l'homme en contact avec le sacré, celui-ci se définissant comme une énergie surnaturelle présente à certaines dates, en certains lieux. La fête n'est pas forcément synonyme de gaieté. En effet, il y a des fêtes des morts, mais, surtout, le contact avec le sacré est ambivalent : il est aussi vécu comme redoutable, terrible, maléfique. Chaque fois que la terre tremblait, à Rome, on décrétait cette journée "jour de fête". Le jour de fête peut être un jour néfaste ". Ainsi le jour férié latin était destiné à apaiser les pouvoirs surnaturels et hostiles. L'Eglise tenta de lutter contre ces fêtes païennes mais cela ne se fit pas sans de grandes difficultés : parfois elle n'eut pas d'autre solution que de christianiser certaines de ces fêtes et de les inclure dans son calendrier liturgique.
L'Eglise cherche toujours à combattre les superstitions qu'elle juge contraires à la religion. L'abbé Thiers, vers la fin du XVIIeme siècle, écrivit dans son Traité des superstitions : "La Superstition, au contraire de la Sainte Religion, rend aux créatures l'honneur qui n'est dû qu'au créateur, ou si elle le rend au créateur, elle ne le fait pas de la façon qu'elle doit. C'est pourquoi Lactance a fort bien remarqué que la Religion appartient au vrai culte, et que la Superstition regarde le faux culte : Religio veri cultus est, Superstitio falsi. Ainsi saint Thomas assure que la Superstition est un vice opposé par excès à la Religion, non parce que la Superstition rend plus d'honneur à Dieu que la vraie religion ; mais parce qu'elle rend un honneur divin à qui elle ne le doit pas, ou de la manière qu'elle ne le doit pas... C'est par les Superstitions que le Démon rentre en possession des âmes d'où il avait été chassé par la vertu de la Croix. C'est par les Superstitions qu'il oblige les chrétiens à renoncer aux voeux solennels de leur Baptême. C'est par les Superstitions qu'il leur fait perdre l'espérance qu'ils doivent avoir en Dieu, pour la leur faire mettre dans les vanités pleines de mensonges, et qui les rendent ennemis de Dieu." On trouve chez l'Abbé Thiers plusieurs règles pour reconnaître la superstition :
"Règle I. Une chose est superstitieuse et illicite lorsqu'elle est accompagnée de certaines circonstances que l'on sait n'avoir aucune vertu naturelle, pour produire les effets que l'on en espère"(...)
"Règle II. Une chose est superstitieuse et illicite, lorsque les effets que l'on en attend, ne peuvent être raisonnablement attribués ni à Dieu, ni à la Nature"(...)
"Règle III. Une chose est superstitieuse, lorsque les effets qu'elle produit ne peuvent pas être attribués à la Nature, et qu'elle n'a pas été instituée ni de Dieu, ni immédiatement de l'Eglise pour les produire"(...)
Une chose est superstitieuse lorsqu'elle se fait en vertu d'un pacte tacite ou exprès avec les Démons (...)"
De même, on retrouve dans la Bible à maintes reprises la condamnation des superstitions : "Tu ne laisseras point vivre la magicienne ", " vous ne pratiquerez ni divination ni incantation ", "Vous n'observerez ni les serpents ni les nuages pour en tirer des pronostics. Vous ne couperez point en rond les coins de votre chevelure et tu ne raseras point les coins de ta barbe. Vous ne ferez point d'incisions dans votre chair pour un mort et vous n'imprimerez point de figures sur vous.Vous ne vous tournez point vers ceux qui évoquent les esprits ni vers les devins ; ne les recherchez point, de peur de vous souiller avec eux ", "Si un homme ou une femme ont en eux l'esprit d'un mort ou un esprit de divination, ils seront punis de mort ; on les lapidera : leur sang retombera sur eux ", "Qu'on ne trouve chez toi personne qui fasse passer son fils ou sa fille par le feu, personne qui exerce le métier de devin, d'astrologue, d'augure, de magicien, d'enchanteur, personne qui consulte ceux qui évoquent les esprits ou disent la bonne aventure, personne qui interroge les morts. Car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Eternel ".
L'Eglise n'a eu de cesse de lutter contre toutes les formes de superstitions. De nombreux conciles et synodes ont ordonné aux prêtres et aux évêques de les combattre activement, car des comportements irrationnels subsistaient. Dernièrement encore le Vatican a condamné la superstition, et on peut lire dans le Catéchisme de l'Eglise catholique, Mame/Plon, 1992 : "la superstition est la déviation du sentiment religieux et des pratiques qu'il impose. Elle peut affecter aussi le culte que nous rendons au vrai Dieu, par exemple, lorsqu'on attribue une importance en quelque sorte magique à certaines pratiques, par ailleurs illégitimes ou nécessaires. Attacher à la seule matérialité des prières ou des signes sacramentels leur efficacité, en dehors des dispositions intérieures qu'ils exigent, c'est tomber dans la superstition.(...) Dieu peut révéler l'avenir à ses prophètes ou à d'autres saints. Cependant l'attitude chrétienne juste consiste à s'en remettre avec confiance entre les mains de la providence pour ce qui concerne le futur et à abandonner toute curiosité malsaine à ce propos. L'imprévoyance peut constituer un manque de responsabilité (...) Toutes les formes de divination sont à rejeter : recours à Satan ou aux démons, évocation des morts ou autres pratiques supposées à tord "dévoiler" l'avenir. La consultation des horoscopes, l'astrologie, la chiromancie, l'interprétation des présages et des sorts, les phénomènes de voyance, le recours aux médiums recèlent une volonté de puissance sur le temps, sur l'histoire et finalement sur les hommes en même temps qu'un désir de se concilier les puissances cachées. Elles sont en contradiction avec l'honneur et le respect, mêlé de crainte aimante, que nous devons à Dieu seul. (...) Toutes les pratiques de magie ou de sorcellerie, par lesquelles on prétend domestiquer les puissances occultes pour les mettre à son service et obtenir un pouvoir surnaturel sur le prochain - fût-ce pour lui procurer la santé-, sont gravement contraires à la vertu de religion. Ces pratiques sont plus condamnables encore quand elles s'accompagnent d'une intention de nuire à autrui ou qu'elles recourent à l'intervention de démons. Le port des amulettes est lui aussi répréhensible. Le spiritisme implique souvent des pratiques divinatoires ou magiques. Aussi l'Eglise avertit-elle les fidèles de s'en garder. Le recours aux médecines dites traditionnelles ne légitime ni l'invocation des puissances mauvaises, ni l'exploitation de la crédulité d'autrui."
L"Eglise n'est plus la seule à condamner la superstition, la législation la condamne depuis la loi de 1832 qui punit "ceux qui font métier de deviner, de pronostiquer au moyen des astres".(voir autres ex. p. XV).
Dans les grandes facultés, il n'est plus rare d'entendre dès la fin du siècle dernier, des discours et des conférences dénonçant la superstition. Charles Waddington consacra une série de conférences sur le thème : "erreurs et préjugés populaires", dans lesquelles il tente au nom du progrès humain de montrer à quel point les superstitions ne sont que des "enfantillages" et même "un des fléaux de l'âme et de l'esprit humain". Son entreprise était aidée par l'avancée du scepticisme, les progrès techniques et la pensée rationaliste. Cependant, les superstitions persistaient dans les campagnes, en particulier ce qui touche à la sorcellerie. On aurait pu mettre cela sur le compte de l'ignorance des lois de la nature ou de la médecine, mais la superstition ne rencontrait aussi chez des personnes dont l'âge, la position sociale, le niveau d'instruction, aurait du les préserver. Bien sur chez ces personnes on ne trouve pas facilement l'aveu de telles croyances, qui sont en fait des faiblesses. L'influence des grands philosophes français et des encyclopédistes semble avoir marqué plus les paroles que les actes, même si l'on est superstitieux, on se garde de le dire. La définition que donne Littré à cette époque est empreinte de rationalisme : la superstition est "un sentiment de vénération religieuse fondée sur la crainte ou l'ignorance par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes."
Il faut reconnaître que le nombre de croyances et de rites superstitieux a considérablement diminué grâce aux progrès, à l'urbanisation, aux changements dans les modes de vie et de pensée. D'une manière générale, les croyances et rites liés à la nature ont quasiment disparus. Au contraire, d'autres ce sont développées, en particulier celles concernant la voyance, l'astrologie et tout ce qu'on regroupe sous le terme générique de parapsychologie. Certains mouvements comme le Nouvel Âge mêlent religion (ici le bouddhisme) et l'occultisme, l'ésotérisme, la méditation, la médecine douce...
Les nombreuses expériences et sondages réalisés montrent qu'un grand nombre de personnes croient encore à des superstitions vieilles de plusieurs siècles : ainsi on a remarqué que 70% des piétons préfèrent éviter de passer sous une échelle. Doit-on parler ici de réflexes ou bien s'agit-il de l'effet de la mémoire collective qui n'a pas oublié les croyances d'antan ? Des sondages ont révélé que 21% des personnes interrogées s'avouent superstitieuses, 60% croient à l'explication des caractères par le signes astrologiques, 41% aux envoûtements et à la sorcellerie, 39% aux extra-terrestres, 31% aux tables tournantes, 46% aux prédictions des voyantes. On comptait quarante mille voyantes pour trente trois mille prêtres au 1er mars 1995 (chiffres donnés par Le Canard enchaîné). L'occultisme est devenu un marché à part entière, et qui plus est un marché qui rapporte. Il n'est pas étonnant que les escroqueries se multiplient, mais après tout ceci n'est pas étonnant, il en a toujours été ainsi puisque la superstition fait appel à des choses qui dépassent l'homme.
Parallèlement à cela on voit se créer des associations dont le but est de lutter contre les superstitions de tout genre. Les membres du London Thirteen Club effectuent sciemment tout ce qui est sensé porter malheur, est-ce vraiment pour montrer que ces actes ne sont pas plus maléfique que n'importe quel autre ou bien est-ce une manière de conjurer le sort ? En France, le Cercle zététique a pour devise "le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance". Henri Broch, professeur à la faculté des sciences de Nice et président d'honneur de l'association enseigne la zététique du philosophe grec Pyrrhon, fondateur du scepticisme, "art du doute et de la recherche méthodique, menée sans dogme ni a priori ". L'objectif de ce club est d'appliquer les principes de la recherche méthodique à la poursuite d'investigations relatives aux phénomènes réputés paranormaux et à l'histoire dite mystérieuse. Mais la science est-elle capable de se substituer à ces croyances irrationnelles transmises depuis des générations ? Il est vrai que les progrès de la médecine ont démystifié certaines pratiques ; on sait désormais que certaines "visions" sont en réalité des hallucinations, et que les phénomènes de lycanthropie sont dus à des maladies mentales. Est-ce le rôle de la science que de décrypter les grands mystères ? il s'agit de deux domaines séparés qui n'ont peut-être pas à interférer l'un dans l'autre. Ce qui est du domaine de la vie spirituelle ne peut être remplacé par des explications scientifiques.
Du point de vue psychologique la superstition est utile, elle est parfois un remède à nos anxiétés et nos angoisses en nous donnant l'illusion que nous maîtrisons ou contrôlons des événements sur lesquels on n'a pas prise. C'est ce que signifiait Balzac quand il disait : "Un homme n'est pas tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition vaut une espérance". Sigmund Freud avouait être lui-même superstitieux : "Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en rêve votre philosophie". Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud assimile la croyance aux présages aux actes manqués : "c'est l'ignorance consciente et la connaissance inconsciente de la motivation des hasards psychiques qui forment une des racines psychiques de la superstition. C'est parce que le superstitieux ne sait rien de la motivation de ses propres actions accidentelles et parce que cette motivation cherche à s'imposer à sa reconnaissance qu'il est obligé de la déplacer en la situant dans un monde extérieur." On comprend pourquoi il dit plus loin : "le Romain superstitieux qui renonce à un projet parce qu'en sortant de chez lui pour aller le réaliser il trébuche sur le seuil se montre meilleur psychologue que l'incrédule ; car ce "présage", qui est un acte manqué, témoigne de son désir inconscient que ce projet n'aboutisse pas."
Nous l'avons vu à travers ce bref exposé sur la superstition, celle-ci a eu pour principal opposant l'Eglise catholique. Au sein de cette Eglise, un homme s'est illustré en parlant de la superstition comme jamais personne auparavant n'en avait été capable ou n'en avait eu l'audace. Est-ce parce qu'il fut à l'aube de sa vie lui-même païen qu'il fut plus à même de dénoncer cette "superstition géante" ? Sa conversion à la religion catholique, conversion d'autant plus réussie qu'il devint docteur de la foi, lui donna le droit et même le devoir de dénoncer la "religion des ancêtres".
Que dire de Aurelius Augustinus, celui qui devint saint Augustin ? Né de mère chrétienne, sainte Monique et d'un magistrat romain, païen, baptisé seulement peu avant sa mort, Patricius, il suit à Madaure et Carthage des cours de réthorique. S'il mène une vie dissipée, il ne délaisse pas pour autant ses études. En effet, jeune étudiant à Carthage, il est profondément ébranlé par la lecture de l'Hortensius de Cicéron et s'enthousiasme pour la philosophie. Il étudie alors la sagesse païenne, puis la pensée chrétienne ; il fait sienne un premier temps la doctrine manichéenne, et ce pendant neuf ans. Cette doctrine prêchée par Mani, dont le fondement se trouve dans le dualisme de l'ancienne religion de Perse, le mazdéisme, voit deux principes qui s'affrontent : le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres, le Dieu bon et le démon. Le Dieu du mal, Ahriman, est aussi puissant que Dieu. Ce Dieu mauvais serait le véritable créateur de notre monde. Ainsi, alors que le Bien, c'est l'Esprit, la matière c'est le Mal. A les en croire, il fallait donc ne plus avoir d'enfants pour que l'humanité s'éteignît plus vite ; ainsi la fin du monde viendrait délivrer l'Esprit ! Le manichéisme fit de nombreux adeptes à travers l'empire romain, et plus particulièrement dans les provinces orientales. Par la suite, il se répandit en Asie centrale, et jusqu'en Chine. En Occident, il emprunta au christianisme certains aspects du Nouveau Testament, tout en refusant l'Ancien Testament. A l'époque d'Augustin les fidèles étaient divisés en deux classes : les Auditeurs, sorte de catéchumènes et les Elus, adhérant complètement à la doctrine. Ces derniers pratiquaient un ascétisme de la chair, refusaient le mariage, s'abstenaient de manger de la chair animale. Ils s'étaient donnés une Eglise dirigée par une assemblée de douze maîtres, et constituée par soixante douze évêques, des prêtres et des diacres. Ils pratiquaient le baptême et célébraient l'eucharistie sous la seule espèce du pain. Le manichéisme disparaît sous ce nom en Occident au VIIe siècle. Mais il connaîtra des résurgences au Moyen Age sous la forme des johannites, des bogomiles et des cathares. Lorsque Augustin rencontre Fauste, l'évêque manichéen, mais ce n'est que pour découvrir l'ignorance et la mauvaise foi de celui-ci. Déçu, il part pour Rome, et se laisse séduire par le scepticisme. Il gagne ensuite Milan, et poursuit son enseignement. Il est alors influencé par la prédication de saint Amboise qui lui fait découvrir la philosophie néo-platonicienne de Plotin et de Porphyre, et la possibilité que lui donne celle-ci d'interpréter l'Ecriture sainte. Il est ébranlé par les propos de Simplicien, le prêtre qui a converti Ambroise, lorsque celui-ci déclare lors d'un baptème : "oui, Platon mène à Jésus". Un autre élément viendra troubler l'esprit de Augustin : les miracles autour des reliques de Gervais et Protais, deux martyrs chrétiens. La lecture de la vie de saint Antoine par saint Athanase lui fait sentir l'attrait de la vie monastique. Sa conversion, pour laquelle sa mère ne cessait de prier, survient dans le jardin de sa maison, en 387, à Milan. C'est la célèbre scène du jardin : il méditait en compagnie de son fidèle ami Alypius lorsqu'il entendit soudain comme la voix d'un enfant chanter : "Tolle, lege" (Prends et lis) ; il ouvrit le livre de saint Paul et, à la lecture de l'Epire aux Romains (XIII, 12-14), se laissa gagner par la grâce. Ses ouvrages, Contre les philosophes de l'Académie (386), Les Soliloques (387), consignent ses méditations, ses extases et l'approfondissement de sa reflexion. Il reçoit le baptême des mains de saint Amboise en même temps qu'Adéodat, son fils qu'il aura la douleur de perdre quelques années plus tard. De retour en Afrique, il forme une petite communauté religieuse à Thagaste.
Mais, un jour qu'il entrait pour prier dans la basilique d'Hippone, il est choisit par la foule des fidèles pour être leur pasteur, et, poussé par l'évêque Valère il consent à se faire prêtre. Un an plus tard, il triomphe publiquement des manichéens en affrontant Fortunat et en prouvant sa mauvaise foi. Cette victoire l'incite à poursuivre sa lutte pour l'unité de l'Eglise, et il s'attaque ensuite au donatisme. Ce mouvement schismatique de l'évêque Donat divisa l'église d'Afrique au IVe siècle en relançant le débat entre rigoristes (soucieux de fidélité aux principes) et réalistes (plus sensibles aux aspects pastoraux et humains). Donat contesta la validité de l'accession de Cécilien au siège épiscopal de Carthage en 312 : il accusait l'un des évêques consécrateur d'être un traditeur (il aurait livré les livres saints selon les ordres de l'empereur Dioclétien durant la persécution commencée en 303). Il fit élire un autre évêque de Carthage, auquel il succéda rapidement. Donat fut condamné par le concile d'Arles mais il entraîna une grande partie de l'Eglise de Numidie dans le schisme. Saint Augustin en tant qu'évêque d'Hippone, un des diocèses de Numidie, se trouva aux prises avec le schisme et combattit activement le donatisme. Nommé ensuite coadjuteur de Valère, il lui succédera en 395, lorsque Mégalius, primat de Numidie, le sacre évêque. Il mourra au cours du siège d'Hippone par les Vandales.
Saint Augustin nous a légué un nombre considérable d'ouvrages ; prêtre, il a reçu mission de prêcher et ses Sermons, recueillis souvent par des sténographes et des fidèles, soutiennent une lutte ardente contre les nombreuses hérésies qui mettent en péril l'unité de l'Eglise ; ayant déjà rédigé à Rome un traité contre les manichéens, il poursuit contre eux sa polémique et s'attaque aux donatistes - son influence est vive aux concils antidonatistes de Carthage (403-411) - aux pélagiens, aux ariens et aux païens. Sa lutte contre le pélégianisme sera menée au nom de la grâce divine. Il reproche en effet au moine Pélage de minimiser le rôle de la grâce et d'exalter la primauté et l'efficacité de l'effort personnel dans la pratique de la vertu. Il s'agit de déterminer la part qui revient à la libre volonté de l'homme et à la grâce de Dieu lors de la recherche du bien et la réalisation du salut. S'opposant au pessimisme du manichéisme, Pélage met l'accent sur le rôle fondamental et prédominant de la liberté et de la volonté humaine, minimisant du même coup le rôle de la grâce divine qu'il ne juge pas indispensable. Se souvenant des durs combats intérieurs qu'il avait connu avant sa conversion, saint Augustin réfuta avec force cette négation du rôle de la grâce et dès lors de la Rédemption : depuis le péché originel, l'homme seul est impuissant sans la grâce ; c'est elle qui nous permet d'accéder au bien et au salut. Saint Augustin est allé jusqu'à parler de la prédestination des âmes à leur salut ou à leur perte. Orose nous confirme que sans refuser explicitement l'existence du péché originel, Pélage estimait que ce dogme était trop lié au traducianisme pour être acceptable ; il pensait donc que le baptême n'était pas la condition nécessaire au salut. Parallèlement, il développait la "théorie de l'impeccabilité" (qui vient de peccatum, péché) : crée libre, l'homme peut éviter le péché et observer les commandements de Dieu par le seul exercice de sa volonté, sans nier la grâce divine, Pélage ne la considérait que comme une aide externe, offerte par la religion, en particulier par l'exemple du Christ. Une telle doctrine est incompatible avec la pensée de saint Augustin sur la grâce : suite au péché originel dont nous avons hérité, l'homme naît avec une liberté blessée ; livré à lui-même, il est impuissant concernant son salut qui est dépendant de la grâce de Dieu, qui agit de manière libre et miséricordieuse. Bien sûr, l'homme peut jouir de sa liberté, de sa volonté et de sa raison qui ont un rôle à jouer tout en restant sous la dépendance de la grâce. La foi qui justifie l'homme aux yeux de Dieu est l'oeuvre de Dieu lui-même. L'homme qui se soumet à la grâce sera de plus en plus libre : certains recevront cette grâce, d'autres non, selon une prédestination mystérieuse qui échappe à l'homme. La seule certitude, c'est que Dieu n'agit que par pur amour, même là où nous ne le comprenons pas. La doctrine catholique de la grâce s'est élaborée sous l'influence de la pensée augustinienne mais en la tempérant : elle n'affirme plus que la grâce du salut n'est pas offerte à tous. La doctrine de Pélage fait s'écrouler toute la foi chétienne. En effet, si l'homme peut faire le bien sans l'aide de Dieu, il n'a pas besoin d'un rédempteur pour racheter ses péchés. Les Lettres, que saint Augustin adresse à ses amis et adversaires, sont autant de réponses à des questions parfois venues de loin. Il rédige vers 400 un traité de théologie, De la Trinité, et publie en 401 les treize livres de ses Confessions qui se proposent d'exalter la grâce divine. Il compose entre 419 et 426 sa célèbre apologie de la religion chrétienne, la Cité de Dieu, après le sac de Rome par Alaric en 410. Il écrit dans les dernières années de sa vie ses Rétractions, sorte de revue critique de ses divers ouvrages.
L'oeuvre de saint Augustin, nourrie de philosophie platonicienne, s'ordonne autour d'une quête unique : "la connaissance de Dieu et de l'âme" ; si Dieu a imprimé sa ressemblance dans l'âme, il faut pour parvenir à Dieu, découvrir la véritable essence de notre être. Apprendre n'est pas accueillir des données extérieures, mais prendre conscience des vérités présentes en l'âme. La vérité est une : par elle les hommes se comprennent et communiquent. Saint Augustin accepte que le devenir de l'humanité soit dirigé par la recherche du bonheur ; mais l'homme ne peut poursuivre un bonheur égoïste qui le laisserait sur sa soif ; il doit réaliser sa perfection en participant à l'amour de Dieu, l"agape", l'amour charité. La pensée chrétienne n'a cessé de venir puiser dans ses écrits force, reviviscence et inspiration ; nombreuses sont les écoles philosophiques et religieuses qui se sont retranchées derrière son autorité pour défendre leurs doctrines.
Nous avons choisi d'étudier la notion de superstition telle que saint Augustin l'a développée en nous appuyant sur la Cité de Dieu. C'est le contexte dans lequel elle fut écrit ainsi que le but qu'elle poursuit qui nous ont mené à faire le choix de cette oeuvre.
Lors de sa chute, Rome était chrétienne depuis un siècle ; les Romains n'ont pu s'empêcher de mettre au compte de cette nouvelle religion les drames qui les frappaient. Ainsi, dans une lettre de Marcellin à Augustin, on peut lire que "c'est sous des principes chrétiens, pratiquant de leur mieux la religion chrétienne que de si grands malheurs sont arrivés à Rome". Les païens romains proclamaient : "tant que nous avons pu offrir des sacrifices à nos dieux, Rome se tenait debout, Rome était florissante. Aujourd'hui que ce sont vos sacrifices à vous qui ont pris le dessus et que, partout, ils sont offerts à votre Dieu, alors qu'il ne nous est plus permis de sacrifier à nos dieux, voilà ce qui arrive à Rome " . Dans le Livre II, Augustin cite une phrase devenue presque un proverbe pour les Romains: "Il ne pleut pas, les chrétiens en sont cause". Ceci est la preuve de l'ignorance des Romains qui accusent les chrétiens d'être responsables de catastrophes qui peuvent toucher n'importe qui sans que cela ait un quelconque rapport avec la situation dans laquelle se trouve Rome. De plus les Romains semblent avoir oublié leur propre histoire qui a eu son lot de désastres alors même que les chrétiens n'avaient pas posé un pied dans la cité romaine. Les Romains, peuple superstitieux, virent sans doute dans le déclin de leur cité un signe de la colère des dieux auxquels on substituait peu à peu un dieu unique qui ne figurait pas dans leur panthéon. Après le désastre de la chute de Rome, ils pensaient que leurs dieux les avaient abandonnés. Ceci est légitime quand on sait qu'ils lisaient un message divin dans des événements aussi minimes qu'un orage ou le vol d'oiseaux : quoi de plus significatif pour eux que le massacre de leurs semblables et la chute de tout un empire ? Saint Augustin leur fera tout de même remarquer qu'alors que leurs ennemis étaient maîtres de Rome, ils ont épargné hommes et femmes, aussi bien parmi les chrétiens que parmi les païens : si l'on doit lire un signe dans la prise de Rome, c'est surtout celui de la protection chrétienne. Et, citant Virgile, Augustin rappelle que les dieux romains n'ont pas toujours protégé la cité, pas plus qu'ils n'ont protégé Enée puisque au contraire ils lui ont été confiés.
Ces objections, ces critiques païennes, Augustin les recevait d'un haut fonctionnaire impérial chrétien, Marcellin, qui se faisait le porte-parole de ceux qui étaient restés fidèles à leur antique religion et de ceux qui avaient été convertis mais dont la Foi demeurait fragile. Parmi ces hauts fonctionnaires romains qui montraient du doigt le christianisme figurait Volusien qui affirmait que : "La prédication et la doctrine chrétienne ne conviennent nullement à la conduite de l'Etat, car voici, dit-on, ses préceptes : Ne rends à personne le mal pour le mal ; si quelqu'un te frappe sur la joue, présente-lui l'autre ; à celui qui veut t'enlever ta tunique, abandonne aussi ton manteau. Il semble clair que de telles moeurs ne sauraient être pratiquées dans un pays sans le conduire à la ruine ".
Saint Augustin devait répondre à toutes ces objections, à tous ces reproches, de manière définitive, en dévoilant grâce à la sagesse chrétienne le sens de l'histoire du monde. Il devait par là-même lutter contre toutes les superstitions inscrites au plus intime de chacun et relevant d'une tradition ancestrale. Il oppose "cité terrestre", qui correspond en fait au mode de vie de ceux qui "vivent selon l'homme pour posséder et dominer" , et la "cité de Dieu" qui regroupe "ceux qui vivent selon Dieu dans la dilection" . Ces deux cités doivent être considérées comme deux Idées directrices au sens platonicien. A l' empire qui s'effondre, Augustin propose de substituer une cité encore plus grandiose qui restera marquée par Rome : Augustin est romain et le demeure. La présence latente de Varron, Platon et Cicéron comme base philosophique et anthropologique, et de Virgile tout au long de La Cité de Dieu en est la preuve. Augustin manifestera toujours un profond respect et une grande admiration pour Rome ainsi que l'on peut le voir dans le Livre IV qui est consacré à sa grandeur.
Notre étude sera menée de la façon suivante.
En premier lieu et afin de situer le contexte philosophique dans lequel évolue saint Augustin, nous étudierons la notion de superstition chez les auteurs païens, en nous appuyant sur le De divinatione de Cicéron : nous verrons donc tour à tour la position des stoïciens puis celle de Cicéron lui-même, avant de conclure cette partie avec un extrait du Dictionnaire philosophique de Voltaire qui reprend les auteurs antiques pour donner sa propre définition de la superstition.
Dans notre seconde partie, nous nous pencherons sur la doctrine augustinienne en montrant, tout d'abord en quoi elle rejoind les auteurs païens sur le thème de la superstition, nous aborderons successivement les notions de fatalité astrale, de prescience divine, de divination, magie, théurgie, miracles. Nous pourrons ensuite examiner en quoi saint Augustin est novateur grâce à sa théorie selon laquelle le paganisme est superstition. Cette démonstration se fera en plusieurs temps : saint Augustin montre tout d'abord que les dieux des païens sont incapables d'assumer le rang qui leur est attribué. Vient ensuite un chapitre qui tente d'élucider le mystère de la nature des dieux qui nous conduira à réfléchir sur l'évhémérisme, la déification des abstractions, les démons et qui nous proposera un dialogue avec Platon. Nous verrons ensuite si le monothéisme peut se révéler etre une solution possible pour les païens en voyant le rapport qui existe entre paganisme et monothéisme. Enfin nous verrons quelle est la réponse qu'apporte saint Augustin au problème de la superstition, réponse qui est tournée vers l'espérance d'un salut enfin possible à condition de vénérer Dieu correctement, c'est à dire après s'être débarrassé de toute superstition.
PREMIERE PARTIE :
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La notion de superstition chez les auteurs païens ; la crise du paganisme vue par les païens.
Chapitre premier
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La religion romaine
A Rome, personne n'était obligé d'avoir sur les questions religieuses une opinion et une croyance personnelle définitives et irrévocables. La religion traditionnelle romaine est une religion d'actes rituels et une religion sans foi explicite car on prescrivait non pas la foi mais un calendrier festif et un corpus de rites complexes et obligatoires. Ainsi, on peut dire que la religion romaine est une orthopraxie et non une orthodoxie. Les rites religieux possédaient un sens implicite ; ils énonçaient grâce au geste et la parole des "théologèmes" auxquels tous les Romains adhéraient. Par exemple, le fait de célébrer un culte implique que l'on croit en l'existence du dieu auquel celui-ci en rendu, ou du moins aux effets bénéfiques pour la société de ces pratiques. Or, aucun Romain n'était obligé, ni même invité à exprimer cette croyance autrement que par le geste cultuel. De plus, ils pouvaient penser en même temps plusieurs doctrines contradictoires car chacune leur offrait une approche particulière des pratiques religieuses.
La religion est, pour un Romain, l'ensemble des comportements réglant les relations "sociales" avec les dieux. Elle est régie de la même manière que ce qui concerne la vie sociale et politique. Chaque acte de la vie publique fait intervenir les dieux ; les dieux pouvant être tour à tour protecteurs ou ennemis, on n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils soient favorables à ce que l'on allait entreprendre. Le poids de la religion sur la vie politique était tel que le peuple ne se réunissait en assemblée que les jours où la religion le permettait. A Rome, avant d'entrer en séances, il fallait attendre que les augures soient en mesure d'affirmer que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Le lieu de réunion du sénat était toujours un temple ; si une séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions prises auraient été considérées comme nulles car les dieux n'étaient pas présents. De la même manière, les déclarations de guerres se faisaient pendant une cérémonie religieuse lors de laquelle on ouvrait les portes du temple de Janus. Une armée qui partait en expédition se réunissait d'abord autour du général qui prononçait des prières et offrait un sacrifice, et partait en emportant avec elle un foyer où l'on entretenait nuit et jour le feu sacré. Nous pourrions encore multiplier les exemples qui montrent combien, aussi bien en temps de guerre que de paix, la religion intervenait dans tous les actes.
Les rois avaient la charge des cérémonies sacrées car ils étaient avant tout des prêtres ; ils étaient d'ailleurs intronisés par une cérémonie religieuse. Lors de ce cérémonial, le nouveau roi était conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un siège de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche se trouvait assis un augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. On distingue les augures, prêtres romains qui lisent dans le vol des oiseaux, des haruspices qui sont des prêtres étrusques spécialisés dans l'examen des fressures des victimes sacrificielles, et auxquels on a recours quand il s'agit de délibérer, d'obtenir des succès, d'interpréter les prodiges ou d'en détourner les effets. Enfin, un autre genre de divination est celui lié aux délires prophétiques et aux songes, dans lequel interviennent les livres sibyllins, livres qui contiendraient le secret de la science divinatoire du délire.
Les rites divinatoires romains instituaient l'approbation divine par une sorte de prière solennelle, il n'y avait pas véritablement comme on l'a souvent cru de dialogue direct avec les dieux. On a pu constaté qu'il y avait un interdit dans les rapports entre les dieux et les hommes portant sur le rapport direct entre un homme et les dieux. Toute transgression de cet interdit rend le romain coupable de superstitio c'est à dire de "religiosité anarchique". D'ailleurs, l'interprétation des présages par les augures est une activité exclusivement régie par la collectivité. Le De superstito de Sénèque dénonce les excès de certains cultes romains et surtout les cultes orientaux. Le recours individuel direct à la divinité comporte deux dangers : tout d'abord le détournement illicite du pouvoir des dieux tutélaires, c'est à dire de l'esprit même d'une cité, par un individu. Il existe un risque de tyrannie de la part d'un homme qui se déclarerait investi par la divinité des pouvoirs suprêmes. Ainsi, tout citoyen qui a été témoin d'un spectacle surnaturel doit en référer à l'autorité religieuse de son groupe, qui est seule habilitée à en débattre. Le second danger est le risque de dissolution des lois de la cité fondées sur la primauté de la collectivité : dès lors qu'un individu peut se prétendre investi de pouvoirs par les dieux, d'autres peuvent en faire autant. On peut en conclure que cette interdiction serait un facteur de l'impossibilité du mysticisme dans la religion romaine.
Chapitre II
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La théorie stoïcienne défendue par
Quintus Cicéron
Cette partie expose le point de vue positif défendu par Quintus qui puise dans les exemples et les syllogismes des stoïciens pour prouver que la divination existe. Il s'inspire du traité Sur la mantique du stoïcien Posidonios d'Apamée. Quintus distingue deux types de divination : la divination "artificielle, exercée par les aruspices, les devins, les observateurs de la foudre et les astrologues dont le savoir-faire est fondé sur l'accumulation d'observations et d'expériences, ou sur la conjecture et la divination "naturelle", directement inspirée par les dieux dans les oracles et les songes. L'existence de la capacité de prévoir l'avenir est démontrée à l'aide de témoignages ou par des syllogismes. La divination artificielle peut donner lieu à des interprétations mauvaises ou à des erreurs, tandis que la divination naturelle ne peut pas induire en erreur celui qui en bénéficie car il possède la même vision que les dieux et ainsi accède à l'enchaînement générale des causes qui définissent le destin.
1) les deux sortes de divination : la divination naturelle et la divination artificielle.
Avant d'aller plus avant dans l'étude de la divination, de ses liens avec les dieux et de la condamnation qui en est faite, il convient d'exposer les deux sortes de divination qui régnaient à Rome. Cette distinction est fondamentale car elle pose les limites de la superstition ; elle est reprise également par Marcus Cicéron.
La première forme de divination présentée par Quintus est la divination artificielle. On la distingue de l'autre forme de divination, la divination naturelle, car elle relève d'une technique : "Il y a de la technique chez ceux qui par la conjecture s'attachent à des faits nouveaux et connaissent les anciens pour les avoir observés". Elle regroupe par exemple : les prédictions des haruspices, ou celles des interprètes des prodiges et des foudres, celles des augures ou encore des astrologues. Cette sorte de divination ne fait pas l'unanimité : si les stoïciens la soutiennent, les péripatéticiens quant à eux refusent de lui accorder crédit.
L'art de l'aruspicine est divisé en trois parties pour chacune desquelles il existe des livres avec un exposé systématique. Les livres d'aruspicine traitent des fressures animales, les livres fulguraux ont pour sujet l'interprétation des foudres, et les livres rituels exposent les modalités des cérémonies concernant la vie communautaire et traitent des prodiges. Les livres des augures sont l'ensemble des comptes rendus annuels des activités du collège, de ses décisions et des réponses qu'il a donné aux magistrats ou au sénat. Les prédictions fournies par les fressures animales, les foudres, les prodiges, les astres etc. , sont le résultat d'une longue observation, qui si elle a été correctement menée finit toujours par procurer le savoir. Ce savoir est indépendant de l'action et de l'inspiration divine. Tous les signes qui nous sont donnés sont le fait de la puissance que les dieux répandent sur Terre. Ils se manifestent soit à travers la nature, soit par la bouche de mortels.
L'autre forme de divination relève de la nature, ceux qui la pratiquent "pressentent l'avenir non pas à la suite d'un raisonnement ou d'une conjecture, après avoir observé et noté des signes, mais à la suite d'un certain ébranlement de leur âme ou d'un mouvement libre et sans entrave, ce qui arrive aussi souvent à ceux qui rêvent et parfois à ceux qui vaticinent dans un délire furieux...". la divination naturelle comprend donc les prédictions venant des songes ou des vaticinations. Ce type de divination doit être mis en rapport avec la nature des dieux dont nos âmes sont tirées ainsi que nous allons le voir dans le paragraphe consacré aux songes où Cicéron reprend la théorie platonicienne de l'âme figurant dans la République. Les devins qui prophétisent éveillés sont inspirés par les dieux, ou "pneuma" divin qui émane de la terre ainsi qu'on l'a dit du temple de Delphes.
C'est l'expérience qui une fois de plus sert aux stoïciens à prouver que les songes peuvent avoir un rôle divinatoire, même si souvent leur interprétation est délicate et qu'il faut l'aide de ceux qui interprètent les présages pour les déchiffrer ; ainsi, si les songes relèvent de la divination naturelle, leur interprétation est du domaine de la divination artificielle. On suppose que si les dieux ont permis à l'homme d'avoir des songes prophétiques, c'est qu'ils lui ont également donné les moyens de les comprendre, sinon à quoi bon donner quelque chose d'inutile à quelqu'un qui ne sait pas s'en servir. Si certains rêves ont une signification obscure, d'autres, en revanche, parlent eux-mêmes et il n'est pas besoin d'être un mage pour comprendre ce qu'ils annoncent ; ainsi, lorsque la mère de Phalaris rêve que les statues des dieux qu'elle avait consacrées dans sa maison déversent des flots de sang bouillonnant qui inondent le palais tout entier, il est facile de retirer de ce songe que Phalaris sera un tyran d'une rare cruauté. L'histoire et la vie courante sont emplis d'exemples attestant du pouvoir divinatoire des songes. On peut y ajouter les témoignages des philosophes, dont celui de Socrate qui sait qu'il va mourir dans trois jours suite à un songe où une femme magnifique l'appelant par son nom lui récite un vers d'Homère : "Le troisième jour, jour de joie, t'établira à Phthie." Aristote rapporte que son ami Eudème de Chypre vît en rêve sa guérison alors qu'il était considéré comme perdu par les médecins, ainsi que la mort du tyran Alexandre qui fut effectivement tué par les frères de sa femme peu de temps après. Outre les philosophes, des hommes très savants comme Sophocle firent des rêves qui annonçaient des événements à venir. Les stoïciens citent souvent comme preuve irréfutable le songe de Simonide, qui fut avertit en rêve par l'homme dont il avait trouvé et enterré le corps le jour-même qu'il ne devait pas prendre la mer comme prévu sous peine de faire naufrage (naufrage qui eu lieu mais auquel il échappa puisqu'il n'avait pas pris la mer), et l'histoire de deux Arcadiens arrivés ensembles à Mégare, dont l'un rêva que son ami qui dormait à l'auberge fut tué par l'aubergiste, crime qui eu effectivement lieu, et qui vengea le crime de son ami sur les indications fournies par celui-ci en rêve en retrouvant son cadavre qui allait être emporté hors de la ville et en faisant arrêter le coupable. Enfin, Quintus Cicéron a rêvé lui aussi à un événement qui s'est produit peu après et son frère, Marius Cicéron, l'auteur, confirme avoir lui aussi fait un rêve annonciateur de ce qui allait se passer. Les témoignages de personnes de bonne foi ne manquent pas, cependant, si quelques uns des songes se révèlent vrais, beaucoup sont faux. Quelle importance devons-nous attribuer aux rêves puisqu'il y en a plus de faux que de vrais ? Les rêves que nous disons faux ne sont-ils pas plutôt obscurs pour nous ? Et si certains rêves sont effectivement faux, cela ne remet pas en cause la véracité des autres. Nous n'avons aucun moyens de savoir par avance lequel de nos rêve est annonciateur d'un événement à venir, et lequel est purement anodin. Il faut garder à l'esprit que si l'on veut espérer avoir des visions claires il convient de se coucher dans de saines dispositions propices à un sommeil emplit de songes. Cet argument est emprunté à Platon, dans la République, IX, 571 c-572 a : notre âme est divisée en trois partie et pour que les visions de nos songes ne soient pas déréglées, il faut que ce soit la partie de l'âme raisonnable qui soit la seule éveillée. Pour cela il ne faut pas exciter la partie de l'âme qui contient les désirs car elle est excessive et sans retenue, ni celle qui est le siège de la colère car c'est également une partie irréfléchie et nuisible à des visions "calmes et véridiques". L'âme peut prévoir l'avenir, mais aussi se souvenir du passé et comprendre le présent seulement si elle s'affranchit par le sommeil de son contact avec le corps. On peut ainsi faire les suppositions suivantes : si l'âme prophétise d'autant mieux qu'elle est séparée du corps, elle devrait être à son point maximum lorsque le corps est mort. Ainsi, quelqu'un qui est proche de la mort est meilleur devin. Ces hypothèses sont confirmées par Posidonios d'Apamée qui donne le témoignage d'un Rhodien mourant qui a su prédire parmi six hommes du même âge dans quel ordre ils allaient mourir. Toujours selon Posidonios, les hommes rêvent sous l'action des dieux de trois manières : soit l'âme prophétise d'elle-même du fait de ses affinités avec les dieux, soit parce que l'air est empli d'âmes immortelles portant des empreintes de la vérité, soit enfin car les dieux s'entretiennent avec le dormeur. Il y a dans l'âme une "faculté de présager" qui est introduite en nous par les dieux, parfois elle prend une ampleur telle qu'on l'appelle "fureur prophétique", dans ce cas c'est le dieu qui entre dans le corps et parle par lui.
Parmi les méthodes divinatoires "naturelles", on reconnait la fureur comme un don divin. Dans ce genre de divination, les dieux placent en notre âme une force que l'on nomme fureur, et qui permet de grandes choses. On retrouve cela dans le Phèdre de Platon : "le délire est pour nous la source des plus grands biens, quand il est l'effet d'une faveur divine." Comme ce qui nous vient des dieux est plus grand que ce qui vient de l'homme, les actes guidés par la fureur sont supérieurs même à ceux dictés par notre intelligence. La prophétesse de Delphes, la sibylle et tous les devins inspirés par les dieux non jamais été aussi clairvoyants que lorsqu'ils étaient en proie à la fureur. Ceux qui cherchent à connaître l'avenir en étudiant de sang froid, les oiseaux par exemple, ont un art basé sur le raisonnement, sur l'intelligence humaine et par conséquent l'art augural est moins parfait et moins noble que la divination inspirée par la fureur.
2) L'existence de la capacité de prévoir.
S'il n'ont pas toujours d'explications à fournir, les nombreux exemples qu'ils peuvent donner suffisent aux stoïciens à montrer que certains phénomènes naturels sont annonciateurs d'événements futurs. Lorsqu'on leur parle de hasard et de coïncidence, les stoïciens répondent que le hasard ne peut imiter parfaitement la réalité. Le hasard peut expliquer certaines choses mais ses possibilités sont limitées. On ne peut expliquer tout par le hasard.
Ces mises en garde nous conduisent à nous interroger sur la cause des phénomènes permettant la divination. On remarque immédiatemement que celle-ci est entourée d'un mystère, que les stoïciens affirment voulu par les dieux. Ils justifient cela par le fait que ce n'est pas parce que les dieux nous permettent de faire usage de la divination qu'ils nous en livrent tous les secrets et que ce n'est pas parce que l'on ne peut pas expliquer la cause de la divination qu'il faut nier son existence. Même si l'on ne sait pas pourquoi tel phénomène permet de tirer tel présage, il n'en demeure pas moins que le phénomène existe et que, comme nous l'avons vu, les événements rapportés par les philosophes, les poètes, les sages et autres personnalités dignes de confiance en sont autant de preuves.
Cicéron considère que les témoignages et les exemples ne constituent pas des preuves dignes d'un philosophe, et qu'il n'accepte de prendre en considération que des raisonnements qui sont des preuves dignes de ce nom. Aux reproches de Cicéron les stoïcicens répondent par le syllogisme prouvant l'existence de la capacité de prévoir. Il est cité par Cicéron qui l'emprunte à Cratippe : "S'il est vrai que sans les yeux il ne peut y avoir d'office ni de fonction de la vue mais que les yeux peuvent parfois ne pas exercer leur fonction, celui qui s'est servi ne serait-ce qu'une fois de ses yeux pour voir le réel possède le sens de la perception des choses réelles. De la même manière donc, s'il est vrai que sans la divination il ne peut y avoir d'office ni de fonction divinatoire mais que celui qui possède cet art peut se tromper quelques fois et ne pas voir le vrai, il suffit cependant, pour prouver l'existence de la divination, qu'une seule chose ait été prédite dans des conditions telles que le hasard paraisse exclu. Or il y a des exemples innombrables de ce genre ; donc il faut admettre que la divination existe." Le syllogisme stoïcien contient dans son énoncé les moyens de le critiquer : la divination existe si l'on peut prouver que, ne serait-ce qu'une fois, quelque chose a été prédit qui s'est réalisé sans que l'on puisse attribuer ce résultat au hasard. La critique est double : tout d'abord les stoïciens acceptent comme l'un des termes de leur syllogisme le fruit d'une observation, donc quelque chose qui n'est pas indubitable ni universellement reconnu, ensuite ils prétendent qu'il existe des cas où le hasard ne peut pas être une explication, mais ont-ils des preuves de cela ? Puisque le hasard est quelque chose que l'homme ne maîtrise pas, qu'il lui échappe totalement, comment les stoïciens peuvent-ils prétendre quand quelque chose est ou n'est pas le fruit du hasard ?
Le syllogisme que nous venons de voir n'est pas la seule preuve, hormis les témoignages, de l'existence de la divination. Comme nous allons le voir, l'existence des dieux et la possibilité de la divination sont liées pour les stoïciens et ce lien permet de déduire l'existence de la divination. Le principe est le suivant : si les dieux existent, la divination est possible et inversement si la divination telle qu'elle est pratiquée est vraie, cela prouve que les dieux existent. "Si les dieux existent et qu'ils ne fassent pas connaître à l'avance l'avenir aux hommes, soit ils n'aiment pas l'humanité, soit ils ignorent l'avenir, soit ils estiment qu'il ne sert à rien aux hommes d'en être instruits, soit ils considèrent qu'il est indigne de leur majesté de le leur faire connaître, soit, enfin, les dieux eux-mêmes sont incapables de l'annoncer. Or il n'est pas vrai que les dieux ne nous aiment pas (car ils sont bienfaiteurs et amis du genre humain). Ils n'ignorent pas ce qu'ils ont eux-mêmes établi et ordonné. Il est également inexacte qu'il ne nous importe pas de connaître l'avenir (car nous serons plus prudents si nous le connaissons). Ils ne considèrent pas non plus cette annonce comme indigne de leur majesté (rien en effet n'est supérieur à la bienfaisance). Enfin il est impossible qu'ils soient incapables de connaître par avance l'avenir; il n'y a donc pas de dieux sans qu'ils nous l'indiquent ; or il y a des dieux ; donc ils nous l'indiquent. Et s'ils indiquent l'avenir, ils ne sont pas sans nous donner des moyens pour comprendre leurs signes (sinon ils les enverraient en vain) ; et s'ils nous offrent des moyens, il est impossible que la divination n'existe pas. Par conséquent la divination existe." Selon les stoïciens, les dieux n'interviennent pas dans chacun des petits événements particuliers et ponctuels qui servent à la divination comme par exemple tel vol d'oiseau ou telle fressure animale, mais ils ont au départ constitué le monde de telle manière que certains événements soient précédés de certains signes qui apparaissent aux moments et lieux opportuns. Une preuve que ces signes sont bien issus des dieux : dans un boeuf immolé par César, on n'a pas trouvé de coeur, or il est évident que puisque cet animal n'a pu vivre sans coeur, c'est par une volonté divine que cet organe a disparu du corps de l'animal qui allait être immolé. L'action des dieux sur toute chose est prouvée entre autre par Socrate qui sent une présence divine, un daimonion, ("génie"), qui le retient et auquel il obéit toujours, et nombreuses sont les occasions où Socrate a prophétisé grâce à son génie des choses justes. Ainsi la faute ne peut provenir des signes qui sont d'origine divine mais des interprétations qui en sont données par les hommes.
L'une des objections qui nous vient immédiatement à l'esprit est que l'avenir peut être annoncé naturellement, sans l'intervention des dieux, et que s'il y a des dieux ils peuvent ne pas avoir accordé la divination aux hommes. Le lien étroit que les stoïciens mettent entre l'existence des dieux et celle de la divination ne fait pas l'unanimité des philosophes : ainsi, Xénophane de Colophon nie la divination tout en admettant l'existence des dieux et Epicure considère que les dieux ne peuvent ni intervenir dans le monde, ni être atteints par les hommes, ce qui lui permet de prôner qu' "il ne faut pas craindre les dieux".
3) Primauté de la divination naturelle.
Concernant le fait que les prédictions ne sont pas toujours exactes et ne se réalisent pas toujours, il convient de se souvenir que la divination artificielle est une technique et qu'en tant que telle, elle peut être sujette à l'erreur. L'art de la divination s'est constitué au fil des siècles ; il est issu d'une technique basée sur l'observation et l'enregistrement fréquent de faits authentiques. Cependant, les techniques qui se fondent sur la conjecture et l'opinion peuvent être source d'erreurs. Des arts très respectables comme la médecine, la navigation, la stratégie militaire, la politique, ont déjà commis des erreurs sans pour autant que l'art en question perde toute sa crédibilité. L'art de la divination est soumis à la conjecture et ceci lui impose des limites. Il n'en demeure pas moins que si l'erreur est possible, elle n'est pas générale car la plupart de temps la divination mène à la vérité. Cela est surtout vrai de la divination naturelle qui, n'étant pas une technique mais une inspiration divine ne peut être erronnée. Les stoïciens en veulent pour preuve la fréquentation et la renommée spectaculaire des oracles, et ce pendant de nombreuses années, du fait de la vérité de leurs prophéties. D'ailleurs, la fin du prestige des oracles serait dûe à l'épuisement, ou plutôt au tarissement de ceux-ci. Une superstition s'est développée tout naturellement autour de la divination et de ses prévisions, on a ainsi coutume de dire que ceux qui négligent les présages encourent de grands malheurs. La tradition veut que tous les généraux romains prennent les auspices avant chaque décision importante. L'expérience tend à prouver que ceux qui négligent de s'enquérir des présages favorables "encourent malheurs et erreurs".
Celui qui pratique la divination naturelle est donc exempt de l'erreur et du mensonge puisque les dieux parlent à travers lui et lui communiquent leur propre vision de la réalité. Le devin qui a accès à l'enchaînement général des causes se retrouve par conséquent intimement lié avec le destin. En effet, le destin est l'ordre et la série des causes, ce que les Grecs appelaient hermarménè, c'est l'enchaînement des causes et des effets qu'elles produisent. Ainsi tout ce qui arrive devait nécessairement se produire car la nature contient les causes efficientes. "Le destin n'est pas ce qu'entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver." Ainsi, ceux qui ont le don de la divination naturelle voient la lente succession des choses. Au contraire, ceux qui ne distinguent pas les causes elles-mêmes, mais en distinguent seulement les signes le font par l'usage de leur mémoire, de leur attention et de l'observation et font donc de la divination artificielle, cette divination qui justement est peu fiable car susceptible d'erreur. On comprend alors que Quintus accorde son total crédit à la divination naturelle mais reste très méfiant quant à la divination artificielle.
Chapitre III
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Thèse de Marcus Cicéron
Ce chapitre, qui correspond au livre II du De Divinatione, expose le point de vue académicien de Marcus qui rejette la possibilité de prévoir l'avenir et considère comme superstitieuse toute théorie contraire. Il reprend tous les arguments de son interlocuteur et démontre qu'ils sont absurdes, ruinant ainsi tous les fondements de la divination. Le premier problème qu'il soulève est celui du hasard : s'il existe, il est impossible de prédire l'avenir, dans le cas contraire il ne sert à rien de pratiquer la divination puisque tout est déterminé d'avance. Puis, Marcus (Cicéron) critique la divination artificielle au nom de la raison ou en montrant ce qu'elle a d'absurde. Ensuite, c'est la divination naturelle qu'il remet en cause grâce à la logique, avant de démontrer que la technique habile des grands oracles trahit la main des prêtres. Concernant les rêves, il montre qu'ils ne suscitent que des illusions, que leur obscurité est suspecte et que rien ne permet ne prouver l'existence de la divination par les songes. Marcus conclut en revenant à son objectif principal : combattre la superstition.
1) Religion et superstition chez Cicéron.
Il convient avant de commencer notre étude de rappeler que dans la thèse qu'il développe et que nous allons étudier, Cicéron ne confond pas religion et superstition et qu'il se dit lui-même plus attaché à la religion de ses ancêtres que ses adversaires. La religion qui est la sienne est ennoblie car "dégagée des fioritures qui ne s'accordent absolument pas avec la majesté des dieux". Il ne s'attarde pas avec les "à côte" de la religion mais s'attache seulement à ce qui en est l'essence. Son objectif n'est pas de combattre la vraie religion mais les croyances religieuses condamnables, la superstition et le fanatisme. On peut penser qu'il est incompatible de combattre la superstition et la divination tout en étant soi-même augure et ferme partisan des traditions religieuses, mais dans le cas de Cicéron il n'y a ni incohérence ni mauvaise foi. En effet, les pratiques publiques romaines de la prise des auspices (consultation de Jupiter par un magistrat) ou la consultation des oracles sibyllins n'ont pas pour objet la connaissance ou la prévision de l'avenir, mais demandent l'une l'assentiment de Jupiter avant une décision importante, l'autre les moyens d'apaiser un conflit avec les dieux. Il est évident que dans les faits, l'assentiment de Jupiter présage en général de la réussite de ce qui est entrepris, mais comme ce n'est pas ce qui est recherché, Cicéron peut rejeter la pratique et l'existence de la divination. Il avoue d'emblée qu'il nie la possibilité de la divination entre autre par qu'elle est une science sans objet : concernant l'objet sur lequel pourrait porter la divination, il ne peut s'agir d'un objet perceptible par les sens car on a des exemples de devins renommés qui étaient privés de l'un de leurs sens, par exemple Tirésias qui était aveugle. De même, tout ce qui relève d'une connaissance pratique, la médecine, l'art etc. , n'est pas du domaine de la divination, pas plus que la science, la philosophie ou la politique. A quoi s'applique donc la divination ? Nous venons de le voir, la divination ne s'applique pas à tout, mais il ne semble y avoir aucun champ qu'on puisse lui attribuer.
Cicéron met en garde contre la superstition tout en préservant la religion de ses ancêtres : "A dire vrai la superstition, répandue dans toutes les nations a opprimé presque tous les esprits et s'est imposée à la faiblesse humaine... Il me semble que, si nous détruisons radicalement la superstition, nous aurons rendu un grand service à nous-mêmes et à nos concitoyens. Et en supprimant la superstition, on ne détruit pas la religion : je veux que cela soit bien compris. Car le sage doit protéger les traditions des ancêtres en conservant les rites et le culte. D'autre part, la beauté de l'univers et l'ordre des phénomènes célestes contraignent le genre humain à reconnaître l'existence d'une nature toute-puissante et éternelle, qui doit être regardée avec respect et admiration. C'est pourquoi il faut à la fois propager la religion, qui est combinée avec la connaissance de l'ordre naturel, et arracher toutes les racines de la superstition. Celle-ci, en effet, est obsédante et pressante, et de quelque côté que tu te tournes, elle te poursuit : que tu aies écouté un prophète ou un présage, que tu aies immolé ou que tu aies observé un oiseau, que tu aies consulté un Chaldéen ou un Haruspice, s'il y a eu un éclair, s'il a tonné, si la foudre a frappé quelque chose, si un être ou un phénomène comparable à un prodige sont nés ou apparus. Et comme n'importe lequel de ces phénomènes se produit nécessairement souvent, il n'est plus possible de vivre l'esprit en paix ". La superstition c'est l'anxiété religieuse excessive, qui pousse à des actes inconsidérés, à des croyances ridicules et à l'asservissement spirituel. La superstition peut aussi bien régir la pratique de la religion nationale qu'induire des expériences religieuses exotiques. Cicéron rejette la crédulité qui pousse, d'un côté, à accepter passivement le destin préétabli et de l'autre, à scruter anxieusement le futur par des pratiques indignes d'un homme cultivé, plutôt que de construire activement l'avenir sous la conduite de la raison et de l'éthique. Il considère qu'en aucun cas la crainte des dieux ne doit entraver l'initiative et la liberté d'action. Cette conception de la relation entre les hommes et les dieux est celle des Romains des deux derniers siècles de la République ; dans leur vie "sociale", les dieux sont traités avec tous les égards, cependant les rites aussi bien que les mythes sont là pour attester qu'il ne faut pas en avoir peur.
2) L'incompatibilité entre le hasard et la divination.
Cicéron reprend la définition que Quintus a donné de la divination comme prédiction et pressentiment des choses dues au hasard. Or, ceci n'est pas le propre du devin : tous ceux qui font des prévisions, médecins, timoniers ou généraux, sont confrontés à des événements ou des phénomènes soumis au hasard, et leurs prédictions n'en sont pas moins souvent justes. Ce qui peut être prévu grâce à une technique n'est pas du domaine propre des devins, donc ce qui peut être l'objet de la divination ce serait des "événements fortuits qui ne peuvent être prévus par aucune technique et par aucun savoir." Cicéron cite comme exemple que celui qui aurait annoncé plusieurs années à l'avance le naufrage au cours duquel périt Marcus Marcellus, celui là peut être dit prophète. La divination est donc "le pressentiment des événements qui dépendent du hasard". Or il y a une contradiction évidente à vouloir prédire ce qui peut très bien, en raison de sa nature, ne pas se produire ou se produire différemment de la manière attendue. Il est raisonnablement impossible de prévoir un événement dépourvu de cause ou d'indice qui explique ou indique qu'il se produira. De surcroît admettre qu'on puisse prédire ce qui relève du hasard conduit à dire que le hasard n'existe pas, car si un dieu prévoit que telle chose doit arriver, elle arrivera nécessairement, or ce qui arrive nécessairement n'arrive pas par hasard. Comme le hasard existe, la prévision d'événements fortuits est impossible. Si l'on nie l'existence du hasard en affirmant que tout ce qui se produit est "établi de toute éternité par le destin", alors ce qui arrive devait inexorablement arriver et la divination ne sert plus à rien. La divination ne peut même pas nous inciter à la prudence car nous sommes soumis au destin et il n'est pas possible pour l'homme de s'y soustraire. Non seulement la divination ne sert à rien car on ne peut changer sa destinée, mais connaître par avance ce qui va nous arriver peut ôter à certains le goût de vivre ou du moins gâcher certains moments pourtant heureux de leur vie. Puisque l'on est impuissant à lutter contre, mieux vaut ignorer les malheurs qui vont nous advenir. Les stoïciens se retrouvent piégés par leur propre théorie : si l'avenir n'est pas déterminé à l'avance, c'est la fortune qui règne et dans ce cas rien n'est sûr concernant ce qui va se produire, la divination est donc impossible. Au contraire, si chaque événement est prévus à l'avance, la divination ne sert à rien, rien ni personne ne peut aller contre, pas même les dieux : ce qui doit se produire dépasse même Jupiter le très grand .
Nous pouvons résumer la pensée de Cicéron sur ce point ainsi : "S'il est impossible de prévoir aucun des événements qui se produisent par hasard, puisqu'ils ne peuvent être certains, la divination n'existe pas. Si, au contraire, on peut les prédire parce qu'ils sont certains et prédestinés, la divination, dans ce cas encore, n'existe pas, car tu l'as définie comme la prévisions des événements fortuits."
3) Critique de la divination artificielle.
Son combat contre l'autorité de la divination artificielle conduit Cicéron à critiquer les haruspices mais également les augures. L'origine même de l'haruspicine est pour lui le signe qu'il faut s'en méfier ; elle est à rapprocher du mythe de Tagès, enfant à la sagesse d'un vieillard, qui émergea du champ d'un laboureur pour dicter aux hommes les fondements de l'haruspicine. Ce mythe suffit à ruiner l'haruspicine car Tagès ne pouvait être ni un dieu, ni un homme. L'origine de l'haruspicine elle-même est obscure et douteuse puisqu'elle repose sur un conte.
Cicéron entreprend de montrer la fausseté de l'haruspicine en étudiant tour à tour l'extispicine, les foudres et les prodiges, même s'il reconnaît que la pratique de l'haruspicine est bénéfique à la République et à la religion communautaire.
Cicéron s'interroge donc en premier lieu au sujet de l'extispicine : elle se base sur l'observation assidue des fressures animales, mais que sait-on du sérieux avec lequel auraient été menées ces observations ? Pour que cette technique puisse être considérée comme exacte, il faut que les observations soient sérieuses et correctement menées, et qu'il y ait communication et transmission du savoir entre les haruspices. Or, on sait que la fressure est interprétée différemment selon les groupes d'haruspices et qu'il n'existe pas de doctrine commune aux haruspices. D'autre part, si la fressure possède le pouvoir de dévoiler l'avenir, elle est nécessairement liée à l'ordre des choses ou à la volonté divine, or on voit difficilement ce qu'il y a de commun entre l'ordre des choses qui est présent jusque dans les plus infimes parties de l'univers, et les organes d'un animal. Même si l'on admet que l'ordre des choses soit un "tissu harmonieux et continu", et qu'il y a des relations naturelles entre des choses pourtant éloignées, on voit mal "en vertu de quelle liaison naturelle, et pour ainsi dire de quelle harmonie et de quel accord (la sumpatheia des Grecs) peut-il exister une relation entre la fissure d'un foie et mon petit bénéfice, ou bien entre le ciel, la terre, le système de la nature et mes modestes gains".
Le simple bon sens montre que la théorie stoïcienne est dans l'erreur ; Quintus a donné comme preuve de l'action directe des dieux lors de la pratique de la divination, l'exemple de ce boeuf immolé devant César et à l'intérieur duquel on n'a pas retrouvé de coeur. Admettre que ce coeur a disparu tandis qu'on immolait l'animal revient à dire qu'une force l'a détruit, que par conséquent la nature n'est pas la seule à régir les décès et les disparitions, et qu'il y a des choses qui proviennent du néant et peuvent y retourner instantanément. Aucun philosophe de la nature n'a jamais soutenu une telle chose et il faut être haruspice pour oser affirmer cela. La divination par l'inspection des fressures est donc tout simplement supprimée par Cicéron qui ne lui accorde absolument aucun crédit.
Cicéron s'arrête ensuite sur la divination par l'observation de la foudre qui est par conséquent basée sur l'expérience. Il semble que l'intérêt que les hommes ont porté très tôt à la foudre et l'origine divine qu'ils lui attribuaient soient nés de leur peur. Il est bien connu que quand les hommes sont confrontés à des phénomènes dont ils ne peuvent fournir la cause, ils leur attribuent une origine divine. Mais la peur ne doit pas dominer la raison, et l'on doit cesser de croire, sous prétexte qu'on est apeuré, que les Cyclopes ont fabriqué la foudre de Jupiter dans l'Etna. Les éclairs ne peuvent être des avertissements divins, car Jupiter en enverrait bon nombre en vain quand ils se produisent en pleine mer, dans les hautes montagnes (ce qui arrive très souvent), au coeur des régions désertiques, ou dans des pays où ce genre de divination n'est pas pratiqué. Les éclairs et les foudres sont trop irréguliers et trop indéterminés temporellement pour qu'on puisse leur reconnaître une valeur prophétique. On sait par l'observation et le partage du ciel en plusieurs zones, d'où viennent les éclairs et où tombe la foudre, mais on ne sait pas ce qu'elle annonce.
Restent les prodiges : on appelle traditionnellement prodiges tous les événements qui n'auraient pas dû arriver et qui sont étonnants et remarquables en ce qu'ils sont advenus, en dépit de toute logique et de toute explication rationnelle. Cependant, on a tord de s'étonner de telles choses car si elles ne pouvaient pas se produire, elles n'arriveraient pas, or si elles arrivent c'est qu'elles pouvaient se produire et il n'y a pas lieu de s'étonner de se qui peut se produire. L'étonnement naît de la nouveauté du fait, pas de l'impossibilité de son apparition. On s'étonne souvent de ce qui n'est que le fruit du hasard ou de la nature simplement parce que les circonstances sont telles que l'on est sur ses gardes et que l'on fait attention à des choses que l'on considère d'ordinaire comme anodines. Concernant les naissances d'hommes ou d'animaux monstrueux, il faut garder à l'esprit que ceux-ci ont une cause naturelle et que si ils choquent par leur nouveauté, leur particularité, ils ne sont pourtant pas contraires à la nature. Quand un événement nouveau et inattendu se produit il faut en rechercher la cause, car cette cause existe nécessairement, et ne pas céder à la peur : "rien ne peut se produire sans cause, et il n'arrive rien qui n'ait pu arriver ". Ce qui arrive est ce qui était possible, donc ce n'est pas un prodige, d'ailleurs les prodiges n'existes pas : "comme le prodige n'est ni ce qui n'a jamais pu arriver, ni ce qui a pu se produire, il ne peut exister ". C'est rétroactivement qu'on donne à certains événements un peu exceptionnels ou simplement dus au hasard le nom de prodiges.
Revenons un moment sur le thème des naissances d'êtres monstreux. Les monstres, du latin monstrum, sont des signes au même titre que les ostensum, portentum, prodigium, miraculum. Cependant, la part divinatrice du monstre a été délaissée à cause de la condamnation qu'a opéré le christiannisme sur elle, la renvoyant au rang de superstition ridicule. Le miracle en revanche est un élément fondamental de la pensée augustinienne ; sous le terme miraculum saint Augustin désigne aussi les prodiges, merveilles et autres curiosités car étymologiquement le terme "miracle" traduit le mieux l'admiration ou l'étonnement. Saint Augustin n'aura de cesse de célébrer cette vertu inestimable qu'est la curiosité. Dans La Cité de Dieu, saint Augustin dresse une liste des merveilles dont les principaux exemples sont issus de Pline comme le sel d'Agrigente qui se liquéfie au contact du feu comme il le ferait dans de l'eau et inversement crépite dans l'eau comme si on le brûlait ; une source froide le jour et chaude la nuit etc. Saint Augustin aborde la question des monstres à propos du problème de la descendance de Noé : avec le déluge, le peuplement de la terre a été renouvelé: les hommes monstrueux sont donc issus de Noé ! Si ces hommes existent, sont-ils réellement des hommes ? Comment en rendre compte dans l'ordre de la création ? En vue de quoi Dieu les a-t-il créés ? Leur existence n'est pas absurde : ils concourent par la diversité qu'ils apportent à la beauté harmonieuse. La cause suprême de leur existence c'est la volonté divine. Il existe une autre explication sur l'apparition des monstres qui semble d'ailleurs peu conciliable avec la première : le péché originel aurait vicié la nature. Le monstre est donc formé par les lois qui président à cette nature déchue. Une monstruosité n'a plus d'autre but que de "manifester le caractère pénal de notre condition mortelle." Le monstre de l'ère chrétienne dénonce les péchés humains qui vont être châtiés ; c'est avec cette idée en tête que le monstre de Ravenne a été interprété dès 1512 par Joannes Multivallis. Avant la bataille qui se déroula à Ravenne, apparut un monstre qui avait une corne sur la tête, des ailes, mais aucun bras, un pied de rapace, un oeil au genou, deux sexes et, sur la poitrine, un Y et le signe de la croix. On considéra la corne comme le symbole de l'orgueil, les ailes celui de la légèreté et de l'inconstance, l'absence de bras comme signe du manque de bonnes oeuvres, le pied de rapace comme esprit de rapine et d'avidité, l'oeil au genou comme orientation de l'âme vers les seules choses de la terre, et l'on lu dans la présence de deux sexes la sodomie. L'Y et la croix quant à eux indiquent la voie du salut et sont le moyen de retrouver la paix et la tranquillité. Le monstre est lié au malheur des hommes. Il y a donc une responsabilité humaine dans la production de monstres. Par exemple, certains monstres sont dus au non respect des lois qui régissent l'accouplement : Albert le Grand dans Les Secrets des femmes , dénonce les géniteurs de monstres et les accuse de ne pas s'en tenir à la position "naturelle" ou de s'être accouplés avec des animaux. Les principales interdictions sexuelles sont énoncées dans le Lévitique XVIII : le monstre est alors châtiment d'un acte passé répréhensible aux yeux de Dieu.
Il est plus facile pour l'homme de considérer que dans ce genre de prodige qu'est la naissance d'un monstre, c'est plutôt le diable qui joue un rôle ; la génération est le plus beau don que Dieu ait fait à l'homme, les victimes de ce prodige ne peuvent être que des personnes disposées à cela par les méfaits qu'ils ont commis. C'est bien un Dieu juste et bon qui a créé les monstres ; il faut les rapporter au "joug pesant qui accable les fils d'Adam"(Ecclésiastique, XL, 1).
Il ne faut pas s'étonner que des choses rares, Dieu est créateur de toute chose, nous devrions nous étonner de tout et " regarder son oeuvre, c'est elle qui toute entière nous apparaîtrait comme un seul et très grand miracle." Puisque Dieu est l'auteur et le maître de la nature, rien ne peut se produire qui soit contre nature sinon il serait produit contre Dieu ce qui ne se peut faire. Ainsi, ce qui nous semble et que nous appelons contre nature est seulement "contre la nature connue" ou "contre le cours habituel des choses" car Dieu a doté la nature de quelques lois immuables. On lit encore dans la Cité de Dieu, L. XVI, chap. VIII : "La raison qu'on donne des naissances humaines monstrueuses parmi nous, peut aussi expliquer la monstruosité de certains peuples. Dieu, en effet, créateur de tous les êtres, connaît le lieu et le temps où il faut ou a fallu qu'un être fût crée, parce qu'il sait de quelles parties semblables ou diverses tisser la beauté de l'univers. Mais qui ne peut en considérer le tout est choqué par ce qui lui semble la difformité d'une partie du moment qu'il ignore à quoi elle s'accorde et se rapporte." Dieu est maître de la nature, il ne peut y laisser régner l'anarchie : le monstre obéit à une règle, il est ordonné en vue d'une fin. C'est comme si Dieu avait inscrit un secret dans la structure du monstre. Les monstres sont soustraits à la divination : ils ne sont plus des désordres qui signifient une perturbation et exigent une expiation. Ils sont des signes de la présence de Dieu et de sa puissance. Le monstre est un fait qui se produit en marge du cours habituel des choses : il révèle en cela la chaîne des causes et des effets. La cause première, Dieu, dont la volonté est toute puissante produit des "effets de la nature" (la nature devient témoin des actions des hommes). Les monstres attestent de la solidarité du Tout : ils sont contre la "nature particulière" mais sont explicables si on les rapportent à la "nature universelle" (Saint Thomas, De potentia, q6, art2, ad 8).
Isidore de Séville reprend la théorie de saint Augustin sauf que pour lui les monstres sont des signes envoyés par Dieu au même titre que les songes ou les prophéties. Le monstre est là pour nous avertir d'un malheur futur. Il y a une analogie entre la constitution du monstre et le malheur qu'il annonce: les monstres racontent la fable des événements à venir.
Nous concluerons au sujet des monstres en appellant ce que saint Augustin dit des "races monstrueuses" : "c'est pourquoi il ne doit pas nous paraître absurde que, de même qu'il y a dans chaque peuple des hommes monstrueux, le genre humain dans son ensemble comporte aussi des peuples monstrueux. " . Le critère d'humanité des races monstrueuses, c'est leur participation à la raison. Pour saint Augustin, les monstres méritent peut-être plus que nous le nom d'homme car ils vivent véritablement selon les enseignements de la parole divine On trouve d'ailleurs louée la piété de ces êtres dans un sermon apocryphe de saint Augustin qui dénonce par là même l'indignité des chrétiens : "J'étais déjà évêque d'Hippone quand je me rendis avec quelques serviteurs du Christ en Ethiopie pour y prêcher le saint Evangile ; nous y vîmes beaucoup d'hommes et de femmes sans tête, qui avaient de gros yeux sur la poitrine, mais pour le reste nous ressemblaient. Leurs prêtres étaient mariés, mais ils étaient d'une si grande abstinence que, bien que les prêtre eussent tous des femmes, jamais ils ne voulaient s'approcher d'elles plus d'une fois par an, et ce jour-là ils s'abstenaient d'officier. Nous vîmes aussi dans le sud de l'Ethiopie des hommes qui avaient un seul oeil au front, dont les prêtres fuyaient tout commerce humain, et s'abstenaient de tout désir charnel (...) O immense misère des Chrétiens ! voici que des païens sont devenu les docteurs des fidèles, que des pécheurs et des prostituées ont devancé les fidèles dans le royaume du Christ ! " Les monstres ont droit à la révélation de la vérité chrétienne comme l'atteste le tympan du grand portail de Vézelay où l'on voit le Christ envoyer l'Esprit-Saint sur les apôtres ; parmi la série des petites scènes montrant la guérison des lépreux par exemple, on trouve représentées quelques-unes de races monstrueuses que la tradition antique nous a transmise. Les races monstrueuses affirment leur humanité par leur aptitude à recevoir l'Evangile et à être rachetées.
Cicéron passe ensuite à la critique des augures, ce qu'il peut faire tout en étant lui-même membre du collège des augures car c'est la conception romaine de l'auspicine qu'il développe et non la conception marse, qui croit que l'art augural consiste à prévoir l'avenir. Selon lui, la prise d'auspices n'est pas un rite permettant d'entrer en communication directe avec les dieux, mais plutôt une sorte de prière confiante. Pour Cicéron, les auspices étrangers relèvent de la superstition et diffèrent beaucoup des auspices romains : tout d'abord ils se servent souvent des oiseaux, contrairement aux Romains qui ne les observent que très peu, et considèrent certains de ces volatiles comme néfastes tandis que ce sont d'autres espèces d'oiseaux qui le sont pour les Romains, Cicéron dit d'ailleurs à ce sujet que si l'on suit les cris ou les vols des oiseaux, ou bien encore n'importe quel présage, on cesse de se fier à la raison or la raison est bien meilleure conseillère que la superstition. Ensuite, les règles régissant les auspices sont différentes voir même opposées, entre les auspices romains et les étrangers. Enfin, les augures étrangers recourent souvent à leur art de manière privée alors que les augures romains se voient conférer le droit de prendre les auspices publiques en même temps que leur est conféré l'imperium ou la potestas, pouvoirs des magistrats romains (ainsi seul quelqu'un qui gère une magistrature peut prendre les auspices).
La critique cicéronienne de l'auspicine passe par l'étude des sorts et de l'astrologie. Un sort est "à peu près la même chose que le jeu de la "mourre", le lancer des osselets ou des dés : jeux régis par le hasard, non par la réflexion et le calcul ". Cicéron juge sévèrement les sorts qui ne sont qu'une "technique inventée par tromperie, pour faire du profit, pour promouvoir la superstition ou induire en erreur ". Les stoïciens qui croient tout avec inquiétude et anxiété sont des superstitieux auxquels il manque la sagesse ; même l'opinion commune a fini par rejeter ce mode de divination. Cicéron critique également, en s'appuyant sur Eudoxe, l'astrologie pratiquée par les Chaldéens qui étaient consultés très souvent par une grande partie de la population, et ce en dépit de leur réputation de charlatans. Ils prétendent prouver la véracité de leurs prédictions de la manière suivante : "ils affirment qu'il y a dans le cercle des constellations, appelé zodiakos, une force telle que chaque élément de ce cercle influence de manière autonome et modifie le ciel selon que les étoiles se trouvent à un moment donné dans telle zone ou dans les zones voisines. Cette force est d'après eux diversement déterminée par les astres dits errants (planètes) ; lorsqu'ils entrent dans le secteur du zodiaque correspondant à la naissance du nouveau-né, ou bien dans celui qui est en quelque façon en relation ou en harmonie avec lui ; ils forment des figures que les astrologues appellent trigones ou quadratures. Et de fait, le rapprochement et ensuite l'éloignement des étoiles font bouger et changer les saisons et le climat de façon considérable au cours de l'année. D'autre part les phénomènes visibles sont dus à l'action du soleil. Les défenseurs de cette théorie estiment, par conséquent, qu'il est vraisemblable et même vrai que les enfants naissants sont animés et formés d'après la composition de l'air : celle-ci préside à la formation de leur caractère, de leurs moeurs, de leur esprit et de leur corps, du cours de leur vie avec ses hasards et ses événements ". Pour Cicéron il est évident qu'on ne doit accorder aucun crédit à ce type de divination qui n'est absolument pas fiable : tout d'abord les astrologues se servent de leur vue, sens au combien trompeur, pour examiner des objets célestes qui se trouvent à des distances "presque infinies", ensuite ils prétendent que toutes les personnes nées au même moment ont un destin identique. L'exemple classique des jumeaux prouve le contraire si l'on a besoin d'autre chose que le bon sens pour réfuter cela, et cette affirmation erronée prouve que les astrologues ignoraient la nature de ce qu'ils étudiaient : en effet, les cercles divisent la voûte au milieu et délimitent l'espace visible pour nous, ils diffèrent donc suivant l'endroit où l'on se trouve et par conséquent les levers et les couchers des constellations ne se produisent pas en même temps dans toutes les parties du monde. Ainsi, différentes personnes ne peuvent avoir un caractère et un destin identiques, car elles naissent nécessairement sous un ciel différent. On notera d'ailleurs à ce propos les différences existant entre les peuples de pays aussi éloignés que l'Inde, l'Ethiopie et la Syrie, ce qui prouve que la situation géographique et climatique influe plus sur les individus que les astres.
4) Critique de la divination naturelle.
Cicéron commence par examiner l'argumentation stoïcienne puis celle de Cratippe avant de donner son opinion sur la divination naturelle.
Marcus reprend mot pour mot le syllogisme stoïcien prouvant l'existence de la divination. Il dénonce l'invalidité du syllogisme en montrant que celui-ci s'appuie sur des arguments qui sont contestables, or, on ne peut prouver un fait douteux que grâce à des arguments qui ne le sont pas. Non seulement les stoïciens ne s'appuient pas sur des prémisses acceptées par tous, mais ces propositions, même si elles étaient vraies ne prouveraient rien quant à la conclusion ; c'est la méthode stoïcienne entière qui doit être remise en cause. Examinons la première prémisse : "Si les dieux existent, ils font le bien à l'égard des hommes". Rien ne prouve que les dieux s'intéressent aux hommes, Epicure a d'ailleurs soutenu le contraire d'une manière convainquante, de même qu' Ennius. Ensuite, les stoïciens affirment : "que les dieux n'ignorent rien parce que tout est fixé par eux". Là encore, on peut évoquer les épicuriens et particulièrement la critique qu'ils font de la providence : c'est ignorer les propriétés de la matière que de croire que tout est crée et régi par les dieux, pour l'homme. Il n'y a qu'à considérer combien "l'ouvrage est défectueux ". Vient ensuite l'affirmation selon laquelle : "il est dans notre intérêt de connaître l'avenir", or rien n'est moins sûr, d'ailleurs, Dicéarque soutient qu'il vaut mieux l'ignorer. On devine que ceux qui ont eu un destin tragique ont sans doute mieux vécu car ils ne savaient pas ce qui les attendaient, mais nous avons déjà évoqué ce point. Puis, les stoïciens proclament au sujet des dieux qu'il "est impossible qu'ils ne connaissent pas d'avance l'avenir", pourquoi cela serait-il impossible ? n'est-ce pas plutôt impossible de connaître par avance l'avenir si celui-ci n'est pas prédéterminé ? Une autre affirmation des stoïciens qui est contestable est qu'il y a des dieux ; les agnostiques et les athées sont là pour soutenir le contraire. Ce qui est encore plus sujet au doute est la déduction selon laquelle les dieux indiquent l'avenir : les dieux peuvent exister sans annoncer l'avenir, et dire que s'ils nous indiquent l'avenir, c'est en nous envoyant des signes qu'ils nous donnent les moyens de comprendre, c'est omettre la possibilité qu'ont les dieux de ne pas nous accorder cette faveur. La démonstration n'est pas valide car, nous venons de le constater, elle repose sur un grand nombre de prémisses fausses.
Cicéron se penche aussi sur l'argumentation de Cratippe : nous avons déjà énoncé le syllogisme de Cratippe dans notre étude sur le livre I, voyons à présent les critiques et les objections qu'en fait Cicéron. Selon lui, la démonstration n'est pas pertinente car les arguments n'ont pas de rapport entre eux ; Cratippe nous parle des yeux, qui usent d'un sens naturel, alors que l'esprit dépend de la chance et de la fortune. Un autre point sur lequel Cicéron s'oppose à Cratippe est que ce dernier pose comme mineure à son syllogisme : "Or il y a d'innombrables prévisions non fortuites", c'est justement ce que Cicéron refuse d'admettre ! Cratippe reconnaissait l'existence de la divination naturelle, Cicéron nie que cette sorte de divination puisse être prouvée de la manière dont l'a fait Cratippe car si l'on suit sa démonstration, il n'y a aucune raison que la divination artificielle n'existe pas elle aussi.
Il reste à présent à étudier les deux principaux modes de divination naturelle : le délire prophétique et les songes. En effet, Cicéron ne comprend pas comment un homme privé de raison, en proie au délire peut voir ce qui est invisible pour le sage. Il pense que l'obscurité et le flou qui caractérisent les prédictions des oracles sont suspects ; bien souvent la prédiction est tellement imprécise qu'on peut l'attribuer à n'importe quoi. Le style des oracles révèle qu'ils ont été conçus non par quelqu'un en proie à l'inspiration ou à l'émotion, mais bien plutôt par un véritable technicien. Les livres sibyllins ne sont pas l'oeuvre d'une femme inspirée ou possédée, mais le fruit du travail d'hommes réfléchis et concentrés. Ces livres doivent servir à écarter la superstition plutôt qu'à l'entretenir. L'allusion qui est faite à César dans la phrase : "Négocions avec les prêtres afin que, après avoir consulté les Livres, ils annoncent n'importe quoi plutôt qu'un roi qu'à Rome ni les dieux ni les hommes ne supporterons " nous éclaire sur l'un des points importants de l'oeuvre : Cicéron considère que dictature et superstition sont équivalentes car toutes deux asservissent l'homme libre.
Cicéron soulève un autre point concernant les oracles : comment expliquer que l'un des oracles les plus prestigieux, celui de Delphes, ait soudain cessé comme s'il s'était épuisé ? L'explication généralement donnée est qu'il se serait éventé en vieillissant, or, on comprend mal comment un souffle divin peut subir les assauts du temps et vieillir au point de s'essouffler complètement. Il est à peu près certain, de l'avis de Cicéron, que si le phénomène avait réellement existé, il aurait perduré à travers les siècles, et n'aurait pas disparu alors que la crédulité des hommes s'effritait.
Voyons à présent ce que Cicéron dit à propos des songes. De manière générale, Cicéron refuse la théorie stoïcienne de l'âme et la possibilité pour celui qui dort d'avoir des visions prophétiques. Il ne conçoit pas que les esprits puissent se mouvoir d'eux-mêmes pendant le sommeil ou être déterminés par des visions extérieures. Les songes sont une source d'erreur et de confusion : "Enfin quand le sommeil prend nos membres dans ces douces chaînes et que notre corps est étendu dans le plus profond repos, nous croyons quelquefois être éveillés et remuer ; nous croyons dans les ténèbres aveugles de la nuit voir le sommeil et la lumière du jour ; nous croyons dans notre chambre fermée changer de ciel, de mer, de fleuve, de montagne et franchir des plaines à pied, entendre des bruits, alors que règne le grave silence de la nuit sur toutes choses, et enfin parler à notre tour, nous qui n'ouvrons pas la bouche ". Les rêves ne nous donnent que des visions qui n'ont pas plus d'intérêt que celles que peut nous procurer l'ivresse et la folie, et personne ne songerait à tirer des présages de ce que voient les fous ou les ivrognes ; ce sont des visions fausses, des illusions. Si nos songes se réalisent parfois il n'y a pas lieu de s'étonner : considérons le nombre de fois où l'on dort, et par conséquent où l'on rêve : sur la quantité de rêves que nous faisons, ce qui serait étonnant au contraire ce serait qu'aucun se coïncide avec la réalité , qu'elle soit présente ou à venir. C'est le hasard qui entre en jeu, et le nombre de nuits passées à rêver augmente les chances de voir un songe se réaliser : ceci est une simple question de probabilités. De plus, si le savoir pouvait s'acquérir par les songes, alors simplement en dormant nous saurions la médecine, les arts..., or le bon sens nous interdit de croire de telles choses.
Concernant les rêves, trois solutions se présentent à nous : soit une force divine nous envoie des avertissements pendant notre sommeil, soit ce sont les interprètes qui réussissent à savoir ce qui dans le rêve s'applique à tel ou tel événement, soit c'est l'observation attentive et prolongée qui permet de savoir la conséquence habituelle d'un rêve. Pour Cicéron, il n'y a pas de force divine à l'origine de nos rêves : les dieux ne perdraient pas leur temps à envoyer des avertissements aux hommes par le biais des songes alors que la majorité de les comprend pas et ne s'en soucie guère, considérant la prétendue signification prophétique des rêves comme une "superstition qui convient à un esprit faible et de vieille femme ". De plus des visions que l'on aurait lorsque nous sommes éveillés seraient certainement plus claires que les visions obscures qui nous seraient envoyées pendant notre sommeil, car ce que l'on perçoit à l'état de veille est toujours plus net et plus clair. Il est indigne des dieux de s'exprimer en des termes obscures et incompréhensibles alors que leur volonté est d'envoyer un message à de simples mortels. On peut objecter à cela qu'il existe des rêves dont le sens est parfaitement intelligible, comme l'exemple des deux amis dont l'un a rêvé l'assassinat de l'autre au moment où celui-ci se produisait effectivement, ou le rêve avertissant Simonide de ne pas naviguer. Tout d'abord on ne sait rien de ces songes, peut-être même ont-ils été inventés de toute pièce. Nous savons par Ennius que certains seulement des songes sont vrais : comment les distinguer ? Et si les songes véridiques sont envoyés par les dieux d'où proviennent les faux, pourquoi n'y a-t-il pas une origine unique des songes ?
Cicéron propose une solution au mystère des rêves : c'est la façon naturelle qu'a l'esprit, en perpétuelle agitation, de croire voir en dormant ce qu'il a vu éveillé. En aucune façon il n'accepte de donner crédit à ce qui ne fait qu'inciter à la superstition. L'esprit humain est tel qu'il peut imaginer ce qu'il veut et se représenter les choses les plus insensées sans nécessairement qu'elles existent. Il n'y a pas d'émanation d'images provenant du dehors, nous produisons les images et lorsque nous dormons, notre esprit affaibli conserve des traces de ce qui l'a préoccupé durant la journée et se représente des images qui sont confuses et emmêlées. De plus, il n'y a aucune cohérence entre l'objet rêvé et ce à quoi il est sensé se rapporter : on a cité l'exemple d'un oeuf qui aurait annoncé un trésor, or quel rapport y a -t-il entre ces deux choses ? Le songe n'est pas en union avec la nature, il n'y a aucune cause naturelle les liant l'un à l'autre, la nécessité ne dit pas que ce qui a été rêvé doit arriver absolument. Les interprètes donnent à un rêve la signification qu'ils veulent, et pour un même rêve on a vu donner des interprétations non seulement différentes mais contraires alors qu'à chaque fois l'interprète argumentait de façon brillante ses propos.
Reste néanmoins le fait que grâce à l'observation prolongée on a pu créer une technique, et c'est ce que Quintus objecte à son frère. Devant la variété des songes et l'étendue de l'imagination humaine il est impossible de prétendre pouvoir répertorier et classer les songes grâce à l'observation. De plus, il n'y a pas d'ordre ni de système concernant le domaine des songes, ce qui rend impossible la distinction entre songes véridiques (s'ils existent) et songes faux. Les rêves ne sont pas d'origine divine, ils n'existe pas de lien entre eux et la nature, et on ne peut fonder une science du rêve basée sur l'observation. On peut donc conclure qu'il ne faut accorder aux songes aucune fonction divinatoire, et que si certains rêves se sont réalisés la cause en est uniquement le hasard.
Cicéron conclu sont discours et son ouvrage sur une accusation : la superstition est ce qui opprime l'esprit, elle s'impose à la faiblesse humaine et par conséquent on doit lutter contre elle et la détruire. Cicéron rappelle la distinction entre superstition et religion, car s'il faut détruire la première, il faut préserver la seconde : "le sage doit protéger les traditions des ancêtres en conservant les rites et le culte ", la religion permet de transmettre aux générations le respect de la "nature toute-puissante et éternelle", et de connaître l'ordre naturel. Au contraire la superstition n'apporte aucune connaissance, elle se contente de harceler l'esprit et de l'emplir d'idées fausses qui l'obsèdent. N'importe quoi peut être considéré comme un présage et si l'on s'y fiait il serait impossible de "vivre l'esprit en paix". Un raisonnement de type académicien peut venir à bout de la superstition car il n'approuve que ce qui est le plus vraisemblable et garde toute liberté de jugement quant aux diverses opinions proposées.
Chapitre IV
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Les répercussions des théories antiques
Afin d'étudier quelles ont été les répercussions des théories antiques sur la superstition, nous nous sommes penchés sur deux articles du Dictionnaires philosophique de Voltaire, les articles "superstition" et "idolâtrie".
1) Article "Superstition" .
Voltaire avoue tout d'abord s'inspirer pour sa définition de Cicéron, Sénèque et Plutarque, définition qui est la suivante : "Presque tout ce qui va au-delà de l'adoration d'un Etre suprême et de la soumission du coeur à ses ordres éternels est superstition."
Puis il dénonce les dangers de la superstition, de ses abus, et de sa trop grande facilité à effacer certains événements de notre vie :"C'en est une très dangereuse (de superstition) que le pardon des crimes attachés à certaines cérémonies ". Ici, Voltaire dénonce le pardon des crimes au moyen de sacrifices d'animaux (brebis noire) et de rites (ablutions...) avec le concours ou plutôt la complicité d'un prêtre païen qui n'est qu'un "eunuque errant vivant de vos faiblesses", et qui dit être le médiateur entre le ciel et les hommes alors qu'il ne fait que marmonner des paroles prétendues salvatrices contre de l'argent. Il est évident que Dieu ne peut accréditer de tels charlatans.
Voltaire explique aussi qu'il n'y a rien de mal à danser pour honorer les dieux les jours de fête mais que l'erreur serait de croire que cette danse peut apporter les bonnes grâces des dieux ou au contraire leur courroux si la danse n'a pas été effectuée. Il désire qu'un terme soit mis à l'innocence et la crédulité populaire.
Voltaire ne blâme pas et au contraire encourage le fait de ranger parmi les dieux les hommes illustres qui se sont montrés de grands bienfaiteurs lors de leur vie, même s'il reconnaît que le mieux est encore de les considérer tels qu'ils sont : des hommes vénérables que l'on doit prendre pour exemple. Il reprend la méthode augustinienne, c'est à dire qu'il montre les aberrations du paganisme en étudiant son histoire : c'est un comportement illogique et immoral que de vénérer celui qui a nettoyé les écuries d'Augias et couché avec cinquante filles en une nuit (Hercule), et non des hommes comme Solon, Thalès ou Pythagore.
"Le superstitieux est au fripon ce que l'esclave est au tyran". Voltaire rapproche le superstitieux et le fanatique ; il pense que le superstitieux devient inévitablement fanatique. "En un mot, moins de superstitions, moins de fanatisme ; et moins de fanatisme, moins de malheurs".S'il reconnaît que la superstition est née du paganisme, il assure ensuite ensuite qu'elle a contaminé l'Eglise entière : "Tous les pères de l'Eglise, sans exception, crurent au pouvoir de la magie. L'Eglise condamna toujours la magie, mais elle y crut toujours : elle n'excommunia point les sorciers comme des fous qui étaient trompés, mais comme des hommes qui étaient réellement en commerce avec les diables ".
Il reprend l'idée de la superstition comme "religion des autres" : "les protestants regardent les reliques, les indulgences, les macérations, les prières pour les morts, l'eau bénite, et presque tous les rites de l'Eglise romaine comme une démence superstitieuse". On considère généralement que celui qui prend des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires est superstitieux, mais il est difficile de poser les limites de la superstition car on a tendance à croire que des pratiques étrangères dont on ne connaît pas le sens sont de la superstition : "L'archevêque de Cantorbéry prétend que l'archevêque de Paris est superstitieux ; les presbytériens font le même reproche à M. De Cantorbéry, et sont à leur tour traités de superstitieux par les quakers, qui sont les plus superstitieux de tous aux yeux des chrétiens". Il semble évident dans ce cas qu'on ne puisse se mette d'accord, même au sein de tous les chrétiens réunis de ce qu'on appelle véritablement superstition. Le degré de superstition pourrait être la quantité de rites qu'observe une religion ou une secte mais ce critère est loin d'être suffisant car on peut imaginer une secte qui a peu de cérémonies mais qui est attachée à une croyance absurde bien plus grave que toutes les pratiques superstitieuses réunies. Ceci nous donne un indice ; c'est peut-être plus le fond de la religion que les pratiques et les cérémonies qu'elle propose qui passe pour superstition aux yeux des autres.
Pour Voltaire, la superstition est incompatible avec la philosophie puisque l'homme superstitieux ne fait pas usage de sa raison : "Peut-il exister un peuple libre de tout préjugés superstitieux ? C'est demander : Peut-il exister un peuple de philosophe ? "
2) Article "Idole, idolâtre, idolâtrie"
La véritable erreur pour Voltaire n'est pas d'adorer un morceau de bois ou de marbre mais d'adorer la fausse divinité qui est représentée par ce morceau de bois ou de marbre. Les images qu'ont les païens figurent des êtres fantastiques dans une religion fausse, contrairement aux chrétiens qui certes ont aussi des images mais elles figurent des êtres réels dans une religion véritable.
Nous ne trouvons dans le paganisme romain aucune preuve d'idolâtrie : même le palladium, gage sacré de la protection de Pallas ne constitue pas une preuve car c'est la déesse qu'on vénère dans le palladium. On ne peut non plus tenir pour preuve de nos accusations le fait que les Romains s'agenouillaient devant les statues, leur offraient fleurs, couronnes, encens, les portaient dans toute la ville, car les catholiques eux-mêmes ont sanctifié ces coutumes et les pratiquent toujours. Si les Romains privilégiaient certains temples, les chrétiens font de même en honorant plus certains autels que d'autres si les Romains ont augmenté le nombre de leurs dieux en y ajoutant leurs empereurs, les chrétiens canonisent certaines personnes et ainsi nos saints rappellent leurs demi-dieux. Un problème subsiste : que penser des cas où les statues rendaient des oracles ? C'est tout simplement que les dieux choisissent parfois certains lieux pour venir parler aux hommes. Même dans ce cas les prières sont adressées aux dieux et non aux statues. Certains individus dont Hermès Trismégiste prétendent avoir le pouvoir de faire descendre des dieux secondaires dans une statue. C'est une preuve supplémentaire que ces statues n'ont rien de divin puisqu'il faut des théosophes pour les animer d'un esprit divin. Dans la Cité de Dieu, saint Augustin réfute cette méthode. L'accusation d'idolâtrie portée contre les Romains peut être mise en parallèle avec celle lancée par les musulmans contre les chrétiens, or on ne dit pas des chrétiens qu'ils sont idolâtres quand ils se mettent à genou devant la statue d'un saint car ils n'adorent qu'un seul Dieu et "ne révèrent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu qui agit dans ses saints". Ainsi, contrairement à ce qui a été dit si souvent, les Romains n'étaient pas idolâtres, ils faisaient la différence entre le dieu et sa représentation. Si l'on se réfère à Cicéron ou à Lucrèce, à aucun moment il n'est stipulé que les Romains prennent une statue de marbre pour une divinité et ceci est redit par une multitude d'auteurs. Il ne fait aucun doute à ce sujet dans l'esprit de Voltaire : ces images ne sont que des images.
DEUXIEME PARTIE
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Réélaboration de la notion par saint Augustin ; pour une notion chrétienne du paganisme et de la superstition
Section I
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Des superstition classiques :
la divination et la magie.
Chapitre I
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L'opposition entre prescience divine et libre-arbitre humain : lequel est un leurre ?
Nous allons étudier dans un premier temps les critiques que saint Augustin adresse à ce qui est déjà classiquement considéré par beaucoup comme de la superstition : la divination et la magie. Cette étude est d'autant plus importante qu'elle pose le problème du libre-arbitre humain confronté à la prescience et l'omnipotence divine, c'est à dire en somme le problème de la liberté face au déterminisme.
1) La fatalité astrale :
Les sources les plus anciennes que l'on ait trouvé concernant la fatalité astrale viennent de Chaldée, c'est apparemment là que serait née l'idée selon laquelle il existe une fatalité liée aux mouvements du soleil, de la lune et des planètes. Cette fatalité serait la cause de grands bienfaits comme des pires maux. Les Chaldéens ne tombent pas dans un déterminisme absolu car ils laissent une part à l'intervention divine arbitraire : ainsi ils peuvent prédire l'avenir par l'observation des astres tout en informant qu'il reste possible d'obtenir les faveurs des dieux par des incantations, des sacrifices et autres rites "magiques".
La fatalité est exposée par les stoïciens qui soutiennent que les hommes sont soumis à une inexorable puissance. Pourtant, cette doctrine ne vient pas des grecs mais des Orientaux, en particulier des Sémites, les Grecs étant trop soucieux de préserver la liberté humaine. Au contraire, les stoïciens firent entrer l'astrologie dans une explication de l'univers fondée sur une cosmographie scientifique. De nombreux philosophes fatalistes prirent le parti de se résigner à subir les épreuves prévues pour eux par les dieux et à leur offrir ce qu'ils exigeaient d'eux. Leur attitude va parfois au delà de la simple résignation, ils s'offrent aux dieux sans regrets, sans peine : "Je ne souffre aucune contrainte, je n'endure rien malgré moi ; je ne subis pas la volonté de Dieu; j'y adhère, et d'autant mieux que je sais que tout se déroule dans le monde en vertu d'une loi imprescriptible, établie pour l'éternité " ou bien encore : "Fais aussi bon accueil à tout ce qui arrive, même si tu le trouve un peu pénible, parce qu'il a pour aboutissement la santé du monde, la bonne marche et le succès de Zeus ". Marc Aurèle l'explique, ce qui arrive aux hommes contribue à maintenir une harmonie universelle, les dieux ont voulu que tel événement se produise car il correspond à la personne par laquelle il se produit et non seulement il a une utilité pour cette personne en particulier, mais également pour l'humanité en générale. Ainsi, si quelque chose de désagréable nous arrive il faut garder à l'esprit que ce malheur est inscrit dans l'ordre du monde et qu'il participe à la perfection de celui qui gouverne la nature.
Pendant que les philosophes acceptent de se soumettre en toute dignité à la destinée, le peuple veut s'affranchir de ce qui lui apparaît comme un poids écrasant : il cherche des rituels magiques, des dieux qui seraient plus puissants que la destinée et qui pourraient l'en délivrer. Dans ce temps de recherche des réponses se présentent, il y aurait des dieux capables de cela : à Kymé d'Eolide ont retrouve un hymne où Isis dit :
"Je suis celle qui se lève dans l'étoile de la Canicule.
J'ai séparé la terre du ciel.
J'ai assigné leur chemin aux étoiles.
J'ai réglé le cours du soleil et de la lune.
Je suis la maîtresse de la guerre.
Je suis vivante dans les rayons du soleil.
Je gouverne le cours du soleil.
Tout m'obéit.
Je délivre ceux qui sont enchaînés...
Je vaincs l'
eimarmenh.L'eimarmenh m'est soumise."
Il n'y a pas que parmi les dieux païens que l'on puisse trouver un dieu pour nous sauver, le Christ aussi peut délivrer les hommes de la fatalité si l'on en croit saint Paul . Ainsi, l'amour de Dieu triomphe sur la destinée et les influences astrales : "Oui, j'en ai l'assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu, qui est dans le Christ Jésus, notre-Seigneur ". Il semble que par les mots "puissances", "hauteur" et "profondeur" saint Paul désigne les forces mystérieuses du cosmos qui entrent en jeu dans l'astrologie en agissant de manière plus au moins hostile envers l'homme, forces dont d'ailleurs il ne nie pas la réalité. Le christ nous libère de cette servitude que représente la fatalité de la même manière qu'il nous libère de tout ce qui nous asservit car il veut le bonheur de l'homme et sa liberté.
La doctrine fataliste rencontra aussi de la résistance en la personne notamment de Carnéade, au IIe siècle. Ses principaux arguments sont les suivants : lorsque plusieurs hommes meurent en même temps, au cours d'une bataille ou suite à un cataclysme, on peut dire qu'ils ont eu la même destinée et pourtant ils ne sont pas tous nés en même temps donc sous la même conjecture astrale. Au contraire, deux jumeaux qui sont donc né sous la même conjecture astrale, n'ont pas le même caractère ni la même destinée. On voit difficilement comment il est possible de répondre à de telles objections pourtant simples et admissibles par tous puisqu'elles sont le fruit de l'observation de faits courants. Augustin lui-même qui avait été séduit par l'astrologie étant jeune céda devant de tels arguments : ses amis avaient beau lui dire que ceci n'était que supercherie et que s'intéresser à cette pratique était indigne d'un homme sérieux, il continuait à lire ce qu'écrivaient les astrologues. Il se détourna tout à fait de l'étude de l'astrologie après que son ami Firminus lui ait raconté la chose suivante : Firminus était né le même jour et à la même heure qu'un autre enfant qui reçu donc le même horoscope que lui, or, si Firminus était fils d'une riche famille, l'autre enfant était fils d'esclave. Bien que, rappelons-le, leurs horoscopes étaient identiques, Firminus fut promu aux plus hautes charges tandis que l'esclave ne quitta jamais sa condition servile. Augustin s'aperçut que l'observation des astres ne constituait pas une technique divinatoire mais que seul le hasard entrait en jeu pour donner parfois raison aux astrologues et parfois tord. Il reprit plus tard l'argument des jumeaux dans la Cité de Dieu en citant un exemple tiré des Saintes Ecritures, Jacob et Esaü, pour prouver à nouveau que deux frères nés en même temps peuvent par la suite avoir non seulement des caractères mais des destinées différentes, et cela est d'autant plus vrai que dans l'exemple de Jacob et Esaü les deux frères devinrent ennemis et fondateurs de deux peuples différents : "Il y a deux nations en ton sein, deux peuples, issus de toi, se sépareront" dit Yahvé à Rébécca, la mère des jumeaux .
Par conséquent, on ne peut imputer à la fatalité astrale la grandeur, ni même la déchéance, d'un empire. Si les royaumes humains sont soumis au "destin" alors il faut entendre par là la volonté et la puissance de Dieu : il n'y a de providence que divine, les actes des hommes ne sont pas décidés par les astres, ainsi Dieu garde la possibilité de les juger. On doit reconnaître cependant que certains astrologues disent des choses justes qui renforcent la crédulité de leurs clients, que penser de ces cas où les astrologues prédisent des choses justes ? Nous l'avons dit le hasard y est pour beaucoup, mais il ne faut pas négliger dans cette affaire le rôle des démons qui inspirent certains de astrologues dans le but de favoriser et de développer la croyance en la fatalité astrale.
Les philosophes ont une conception du destin qui leur est propre et qui diffère de celle des astrologues : ils définissent le destin comme "l'enchaînement de toutes les causes par lesquelles se réalise tout ce qui arrive ". Cet ordre issu d'un enchaînement de causes trouve sa source dans une volonté divine et se réalise grâce à la toute puissance de Dieu qui ne peut abandonner son oeuvre au désordre. On comprend dès lors que la définition du destin se confonde souvent avec la volonté d'un Dieu suprême puisque celui-ci étendant sa puissance sur tous les êtres de la création, on a le choix soit de suivre son destin en homme vertueux, soit de tenter de lui résister et donc être entraîné de force. L'homme ne peut lutter contre son destin car il ne peut s'opposer à la volonté divine.
2) Cicéron et la prescience divine :
Cicéron veut dénoncer la divination et pour cela il considère comme indispensable d'affirmer qu'il n'existe pas de science de l'avenir ni chez les hommes ni chez Dieu, or, il est incompatible de penser l'existence de Dieu sans lui reconnaître la prescience. Affirmer que Dieu a la connaissance de l'avenir c'est lui donner un pouvoir sur chacun de nos actes et reconnaître le rôle du destin : nous ne pouvons rien faire de notre propre volonté, nous obéissons simplement aux projets que Dieu a conçu pour nous. La motivation de Cicéron qui l'a conduit à affirmer l'inconcevable est de vouloir préserver le libre arbitre de l'homme, libre arbitre qui est incompatible avec la prescience de l'avenir pour les raisons suivantes : si les événements à venir sont prévisibles, l'ordre dans lequel ils vont arriver est prévisible lui-aussi tout comme l'ordre des causes de ces événements. Donc, chaque événement arrive fatalement au moment annoncé et de la manière prévue, et quoi que l'on ait pu faire pour changer cela. Ainsi rien ne dépend de nous et il n'y a pas de libre arbitre. Entre prescience et pouvoir de l'homme il faut faire un choix et c'est au nom de ce choix que Cicéron a fait en faveur du libre arbitre qu'il renonce à la prescience de Dieu.
Selon saint Augustin, Cicéron fait fausse route : il est non seulement possible de concilier prescience divine et libre arbitre humain mais c'est l'attitude que l'on doit avoir. Il est vrai et que Dieu connaît à l'avance tout les événements qui vont se produire, et que l'homme agit bien volontairement quand il pense faire ce qui est le produit de sa volonté. Dieu connaît l'ordre des causes, et nos volontés font parties de l'ordre causal, donc Dieu a la prescience de nos volontés. Revenons sur le point suivant : nos volontés font partie de l'ordre causal car chez l'homme la volonté est cause des actions. Il est également possible de réfuter la thèse de Cicéron en partant de l'un des principes par lui évoqué : rien n'arrive sans être précédé d'une cause efficiente. Or, comme nous allons le voir ci-après, la volonté est cause efficiente.
Cicéron distingue les causes fortuites qui sont des causes cachées qui dépendent de la volonté de Dieu, les causes naturelles dont le rôle est celui d'un instrument mû par un autre et les causes volontaires. Saint Augustin regroupe en causes volontaires les trois causes de Cicéron. Ainsi, la cause fortuite dépend de la volonté de Dieu, de même, les causes naturelle sont le fruit de la volonté de Dieu car il est auteur et créateur de la nature, et enfin, les causes volontaires proviennent soit de Dieu, soit des anges , soit des hommes, soit des bêtes (une réserve est formulée toutefois concernant ces dernières). Ainsi on le voit, les causes efficientes au sens aristotélicien c'est à dire celles qui expliquent l'apparition de l'effet sont toutes des causes volontaires ; soit des volontés inspirées par Dieu quand il s'agit de bonnes volontés, soit des volontés mauvaises, contraires à la nature et qui donc ne viennent pas de Dieu.
La cause volontaire peut être rapprochée de la cause explicative platonicienne, c'est à dire des trois causes de l'école aristotélicienne , elle est une vraie cause efficiente. La cause explicative est l'idée exemplaire devenue efficace par la décision d'une volonté qui, en face du bien ainsi proposé, se laisse attirer par lui comme par un but à atteindre. On voit combien cette cause apparaît comme la synthèse des trois aspects analysés par l'école d'Aristote.
Saint Augustin donne à la volonté un rôle de causalité efficiente : la volonté exerce une domination universelle sur nos actes, elle est synonyme de liberté bien que son rôle dépasse celui de nos décisions libres. Elle domine dans l'ordre sensible : "elle s'insère en tous les mouvements de l'âme qui ne sont au fond que des vouloirs " et commande toute activité de la connaissance. Dans la sensation externe, elle intervient pour unir le sens à son objet , dans la vie intérieure sensible elle fixe les souvenirs dans la mémoire, les y retrouve, combine les images et forme les phantasmes. Elle est à la racine de notre pensée : si nous cherchons à connaître c'est que nous voulons : "la conception de notre esprit est précédée par un certain appétit dont l'action, en nous laissant chercher et trouver ce que nous voulons connaître, fait naître la connaissance par une sorte d'enfantement mental ". L'action de la volonté s'exerce vers le haut mais également vers le bas dans les instincts inconscients qui prolongent ou préparent les mouvements de la sensation et des passions, en particulier dans le vouloir vivre fondamental. La volonté est le mouvement vers l'action et vers l'oeuvre externe qui met l'âme en contact avec le monde : elle est par excellence l'âme considérée comme cause efficiente.
Saint Augustin cherche en Dieu l'explication dernière de toute volonté et de toute cause efficiente; il distingue trois sortes de causes : celle qui produit et n'est pas produite, la volonté souveraine de Dieu ; celle qui, à la fois, est produite et produit, ce sont les volontés crées, des anges et des hommes ; celles qui sont produites sans produire au sens propre, ce sont les causes physiques, dénuées de volonté et, à cause de cela, exclues de vraies causes efficientes. Entre cette classe et l'âme humaine, il y a les animaux auxquels il faut reconnaître une activité instinctive très proche de la volonté. Saint Augustin a quelques hésitations à ce sujet : faut-il appeler des vouloirs ces "mouvements par lesquels les âmes sans raison produisent des effets extérieurs selon leur nature ? " par exemple les oeuvres instinctives où l'animal évite un danger, se porte vers ce qui lui convient, se fabrique un gîte, veille sur ces petits etc. Il est vrai qu'ainsi il coopère avec une certaine spontanéité à l'ordre du monde : ses opérations participent aux caractères de l'acte volontaire et peuvent se rattacher aux causes efficientes. Quand ces mêmes opérations instinctives se passent dans l'homme, même si elles restent dans le domaine purement sensible comme chez l'animal, elles sont sans hésitation considérées comme des actes de volonté et elles ont leur rôle dans l'activité efficiente de l'âme humaine qui, par elles, régit son corps et influence le monde extérieur selon sa mission providentielle. Mais comme, d'autre part, c'est par la liberté que se manifeste pleinement l'activité volontaire, l'instinct animal qui en est privé et est soumis à un strict déterminisme. Il s'apparente plutôt par là aux causes purement physiques et doit s'appliquer comme elles : "Magis fiunt quam faciunt" : tous ces êtres sont plutôt "agis" qu' "agissant" ; ou mieux peut-être, ils sont plutôt "produits" que "produisants". Il ne faut pas interpréter ce passage comme si Augustin déniait toute activité à tous ces êtres du dernier degré où il place certainement les plantes : sa théorie des raisons séminales qui explique l'évolution par une activité naturelle des vivants eux-mêmes, s'y oppose, de même que sa théorie des formes, cette dernière s'appliquant non seulement à tous les vivants, y compris les plantes, mais encore aux minéraux. Puisque chaque forme est un principe d'activité propre à chaque espèce, tout être changeant reçoit de sa forme ou de sa perfection spécifique un nombre ou un rythme selon lequel il agit et coopère à la beauté de l'univers . Il y a donc là de vraies causes, des causes prochaines qui participent selon leur degré d'être à l'activité de Dieu pour réaliser sous la conduite de la Providence l'ordre du monde.
Selon saint Augustin, les causes efficientes dignes de ce nom sont les causes profondes qui dominent cet ordre de l'univers et en livrent la dernière explication, et ce sont toujours des causes volontaires : avant tout, c'est la Volonté divine éclairée par les Idées éternelles qui règle également et les effets normaux selon les lois naturelles bien connues, et les effets fortuits ou miraculeux selon les décisions libres qui nous échappent. Parfois encore cette volonté n'apparaît pas clairement, comme pour les faits extraordinaires, les éclipses, les monstres, etc. "Alors il a été permis à la vanité des philosophes d'assigner d'autres causes à ces phénomènes ; et parfois ils ont trouvé de vraies causes, mais immédiates, car ils étaient incapables de voir la Cause suprême qui est la volonté de Dieu ; et parfois aussi ils en donné de fausses, provenant non pas de l'observation des corps et de leurs mouvements, mais de leur imagination et de leurs erreurs. Cette attitude philosophique diffère beaucoup et des tendances physiciennes de l'aristotélisme et de l'orientation empiriste des sciences modernes et surtout de la philosophie positive pour laquelle il n'y a pas d'autre vraie cause que les "antécédents nécessaires liés aux conséquents par le déterminisme de la nature" : ces causes sont précisément celles dont la recherche parait assez vaine à saint Augustin ; et elle l'est en effet, en philosophie, si l'on en vient avec les matérialistes à nier la Cause suprême qui est la volonté de Dieu. A ce point de vue très élevé, on comprend qu'on puisse affirmer que toute vraie cause efficiente est volontaire ; car pour donner l'explication dernière des êtres et de leurs mouvements comme de l'ordre qui en résulte, il faut toujours remonter jusqu'à la volonté suprême de Dieu et aux volontés crées dont il se sert comme instruments. Il y a là une orientation très platonicienne .
C'est en exagérant cette tendance augustinienne que Malebranche aboutit à l'occasionnalisme où seules les volontés libres sont causes efficientes. Mais il désaxait ainsi l'équilibre doctrinal de l'augustinisme authentique qui reconnaît à toutes les formes une participation à l'activité de Dieu.
Par conséquent, c'est une erreur des stoïciens que d'avoir soustrait nos volontés à la nécessité par crainte de les voir privées de liberté. On peut penser que cette erreur vient du fait qu'ils considèrent la nécessité comme une force qui n'est pas en notre pouvoir et qui agit malgré nous ; dans ce sens il est vrai notre volonté n'est pas soumise à la nécessité. L'argumentation stoïcienne maintient le libre arbitre et proclame l'existence de biens qui dépendent de nous, tout en affirmant le règne de l'universelle nécessité. Si l'on accepte la thèse stoïcienne, reproches, punitions, encouragements, récompenses, n'ont plus de raison d'être car les actions humaines sont commandées par l'ensemble des circonstances nécessitantes. Le déterminisme intégral conduit à la négation de la Providence et au mépris de la religion. Considérons maintenant que la nécessité est "ce qui nous permet de dire, "il est nécessaire que telle chose soit ou se fasse ainsi" ". Cette définition de la nécessité n'est pas incompatible avec notre liberté, au contraire. Ce n'est pas se soumettre à la nécessité que de reconnaître qu'il y a des choses nécessaires, au contraire cela est même parfois la garantie de notre liberté : on peut dire qu'il est nécessaire, lorsque nous voulons, que nous voulions par notre libre arbitre.
Certes, Dieu prévoit ce qui va se passer au niveau de notre volonté, mais ceci ne ruine pas pour autant le pouvoir de notre volonté. Dieu prévoit bien qu'il va se passer quelque chose dans notre volonté et ce quelque chose n'est pas du néant mais du réel. En d'autres termes Dieu prévoit que quelque chose dépend de notre volonté. Nous voyons combien il était faux de vouloir à tout prix séparer prescience divine et libre arbitre humain puisque non seulement les deux ne sont pas contradictoires mais surtout notre libre arbitre est prévu et garanti par la prescience de Dieu. L'une des preuves de la liberté de l'homme est qu'il peut choisir d'être pécheur sans que Dieu ne l'en empêche et qui plus est, alors que Dieu a prévu que l'homme sera ou ne sera pas pécheur selon sa volonté.
3) Critique augustinienne de la divination
Saint Augustin s'est pendant longtemps intéressé au travail des astronomes, il aurait aimé pratiquer cette science avec autant de talents qu'eux. Il admire notamment leur précision concernant la prévision des éclipses, même s'il est vrai qu'il est loin d'être familier avec cette discipline scientifique. D'ailleurs, cette dernière ne rentre pas dans la liste de celles dont il entend traiter dans les Disciplinarum libri. Ceci est assez étonnant quand on sait qu'Augustin s'est consacré pendant un temps à l'astrologie et qu'il était parvenu à pouvoir dresser un horoscope . A propos des éclipses, Saint Augustin précise que l'obscurcissement du ciel qui eu lieu lors de la passion du Christ est bien plutôt la dénonciation d'un crime qu'un phénomène astronomique. Scientifiquement, on peut prouver cela : "Les calomniateurs de la vérité évangélique disent que l'éclipse du soleil n'a pu se produire alors, que dans les conditions où toute éclipse se produit. Or, il y a éclipse quand la lune s'interpose entre le soleil et la terre. La pâque se célébrant au moment où la lune est entièrement éclairée par le soleil et brille toute la nuit, comment s'imaginer une éclipse de soleil au moment de la pleine lune ? "Origène. Il ne s'agit pas d'une éclipse mais ce sont bien les ténèbres qui apparaissent au moment où le Christ remet sa vie entre les mains de son père. Nous en voulons pour preuve supplémentaire que le phénomène se produisit seulement en Judée, ainsi que le rapportent tous les témoignages de l'époque. Sa passion ancienne pour l'astrologie ne l'on pas empêché non seulement d'y renoncer mais aussi de la dénoncer. Il la range parmis les multiples méthodes de divination et comme telle la condamne violemment.
Si saint Augustin se méfie de la divination, il est amusant de constater que le Moyen Age lui a conservé une place de taille. Les interprétations de la nature dans les textes sacrés sont associées au salut : la fin des temps doit être annoncée par des bouleversements cosmiques : "Et il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles. Sur la terre, les nations seront dans l'angoisse, inquiètes du fracas de la mer et des flots ; des hommes défailliront de frayeur, dans l'attente de ce qui menace le monde habité, car les puissances des cieux seront ébranlées. " ; "Aussitôt après la tribulation de ces jours-là, le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors apparaîtra dans la ciel le signe du Fils de l'homme ...". Il faut cependant se souvenir que le Christ lui-même a mis en garde ses disciples contre les faux prophètes capables de "produire des signes et des prodiges considérables" . Saint Paul, lui, y voit l'oeuvre de Satan qui use de sa puissance pour obscurcir l'évidence des signes de Dieu. Il apparaît nettement que si tout ceci veut discréditer la divination, il ne lui en accorde pas moins une réalité. Si l'on veut rester attentif aux signes annoncés par les prophètes, ce doit être à la lumière de la foi : il faut répudier "la divination et les prédictions en tant qu'elles se rapportent à des choses terrestres et relatives à cette vie mortelle" . De tels signes sont ou le fait de "la perception anticipée des causes inférieures" -et alors il n'y a guère de différences avec les prévisions d'un médecin diagnostiquant une maladie d'après les symptômes du malade- ou bien ils sont le fait de démons. Une divination de ce type trouve son fondement soit dans le domaine du naturel, soit dans le domaine du démoniaque. Ceux qui pratiquent la divination doivent s'assurer qu'ils sont bien illuminés par le Saint Esprit et non pas plutôt inspirés par le diable.
Chapitre II
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Magie et théurgie
1) Le recours à la magie à Rome.
L'exemple de Numa Pompilius nous invite à nous interroger sur les rapports que les Romains entretenaient avec les pratiques magiques. Concernant Numa, il semble que le roi, n'ayant pas été visité par des envoyés de Dieu, se soit tourné vers des pratiques divinatoires dans l'espoir de voir les dieux et d'obtenir des réponses concernant les rites sacrés qui devaient être institués à Rome. On raconte qu'il eu recours à l'hydromancie, pratique divinatoire importée de Perse et à laquelle se serait livré également Pythagore. On distingue plusieurs espèces de cet art ; suite à des invocations ou des cérémonies magiques, on voyait écrit sur l'eau les noms des personnes ou des choses qu'on désirait connaître ; on pouvait aussi se servir d'un vase plein d'eau et d'un anneau suspendu à un fil avec lequel on frappait un certains nombre de fois les cotés du vase ; il était possible de pratiquer l'hydromancie en jetant successivement trois petites pierres dans une eau calme et l'on observait les cercles que cela formait à la surface afin de tirer des présages ; les Siciliens et les Eubéens examinaient l'agitation de la mer ; selon Varron, on apprit à Rome l'issue de la guerre contre Mithridate grâce à l'examen de la couleur de l'eau et des figures qu'on prétendait y voir.
De la même manière on peut pratiquer la divination par observation du sang, ce qui permettrait de consulter les enfers et que l'on appelle la nécromancie, puisque ce sont les morts qui dévoilent l'avenir. Cette pratique très ancienne a été condamnée déjà du temps de Moïse qui en interdit formellement la pratique aux Juifs. Elle était en usage chez les Grecs et les Thessaliens qui arrosaient de sang chaud un cadavre duquel ils prétendaient recevoir des réponses sur l'avenir. Souvent, les recours aux mânes des défunts étaient précédés de sacrifices, y compris de sacrifices humains comme chez les Syriens. L'église a toujours condamner cette abomination et Constantin interdit la nécromancie et la magie noire alors qu'il tolérait encore la consultation publique des augures.
La magie a été interdite à Rome mais il est difficile de préciser la date exacte à laquelle cette interdiction fut édictée. Auparavant, la magie était tolérée à Rome. F. Cumont écrit à ce sujet : "La vieille sorcellerie grecque et italique semble avoir été assez bénigne. Conjurations qui détournent la grêle ou formules qui attirent la pluie, maléfices qui rendent les champs stériles et font périr le bétail, philtres d'amour, onguents de jeunesse, remèdes de bonne femme, talismans contre le mauvais oeil, tout cela s'inspire des croyances de la superstition populaire et se maintient aux confins du folklore et du charlatanisme... Mais il n'y a aucune trace en Grèce ou en Italie d'un système cohérent de doctrine, d'une discipline occulte et savante, ni d'un enseignement sacerdotal ". Le rôle et le prestige du magicien augmente cependant avec l'arrivée des religions orientales à Rome ; le magicien est à la fois honoré et craint, et son pouvoir est de moins en moins remis en doute, on lui prête même des pouvoirs extraordinaires comme ceux de provoquer des apparitions divines, causer avec les esprits supérieurs, s'élever jusqu'au ciel, provoquer la mort ... De par le danger qu'elle représentait, la magie même si elle n'était pas interdite par une loi spécifique, tombait sous des lois telles que la lex Cornelia de sicariis et veneficiis. Cette loi assimilait notamment la magie à l'empoisonnement. Constantin interdit la magie et toute pratique divinatoire privée, mais d'une manière générale les lois furent impuissantes à empêcher les pratiques magiques.
2) La théurgie :
Porphyre, que cite longuement saint Augustin, nous tient un discours très nuancé concernant la théurgie. D'un côté il prétend qu'elle purifie l'âme, de l'autre il avoue qu'elle ne permet pas un retour vers Dieu. Concernant la purification de l'âme, il s'agit de l'âme spirituelle, c'est à dire la partie de l'âme qui saisit les images des objets corporels, et non de la partie intellectuelle qui perçoit la vérité des réalités intelligibles sans aucune ressemblance avec les corps. La théurgie peut purifier l'âme spirituelle au moyen de télètes, rites qui permettent de faire venir les dieux, par exemple dans des statues à leur image. Ainsi préparée, l'âme peut accueillir et voir les dieux, l'âme spirituelle seulement car ces pratiques ne sont d'aucune utilité sur l'âme intellectuelle. On retrouve ici la théorie néoplatonicienne de l'homme développée par Plotin dans les Ennéades : l'homme est constitué d'un corps matériel et d'une âme, elle-même divisée en deux parties. La partie inférieure de l'âme est à la fois l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme capable de raisonner à partir des images sensibles qu'elle reçoit sans toutefois pouvoir sortir de ces images, on nomme cette partie spiritus. La partie supérieure a la particularité de pouvoir sortir de ce qui est matériel, elle est capable d'une connaissance intuitive portant sur des objets incorporels, éternels et divins comme les Idées exemplaires du Verbe, le Logos. Cette partie de l'âme est non seulement spirituelle, bien sûr, mais surtout incorporelle, et donc par essence immortelle et éternelle. Elle est le N
ouz, ou encore ce qu'Augustin appelle le mens. Saint Augustin reprend la classification de Porphyre au sujet des visions : la vision corporelle est celle des sens externes, la vision spirituelle est la vision des corps absents, réels ou fictifs, et la vision intellectuelle est celle qui permet de saisir les objets incorporels. Il convient néanmoins d'être attentif à l'usage que saint Augustin fait du terme spiritus, car il entend aussi sous ce mot la partie spirituelle de l'âme humaine que saint Paul nomme pneuma et qui en ce sens est proche du mens. La difficulté de compréhension augmente quand on sait que saint Paul distingue parfois l'esprit (pneuma) de l'intelligence (nouz ) : "Car, si je prie en langues, mon esprit est en prière, mais mon intelligence n'en retire aucun fruit. Que faire donc ? Je prierai avec l'esprit, mais je prierai aussi avec l'intelligence. Je dirai un hymne avec l'esprit, mais je le dirai aussi avec l'intelligence. ".Si par des prières on peut purifier une âme, on peut également par le même procéder empêcher une âme d'être purifiée. L'emprise que l'on a sur les dieux est telle qu'on peut les empêcher de faire quelque chose et ce faisant les laisser en proie à de grands troubles intérieurs. Ceci est une preuve que la théurgie n'est pas une pratique mettant en cause des dieux bons car sinon ceux-ci n'obéiraient pas à un homme méchant désireux de faire le mal, mais s'attacheraient bien plutôt à purifier les âmes. Que penser alors de ces quelques chanceux que la théurgie a exaucés et qui, ayant eu leur âme purifiée, on pût contempler dans leur esprit les images magnifiques des anges et des dieux ? Il ne faut pas se laisser tromper par des images merveilleuses, celui qui en est à l'origine n'est pas un dieu bon mais un être malfaisant et mauvais ; la Bible dit que "Satan se transfigure en ange de lumière ", comme Virgile avait dit de Protée qu'il "revêt toutes sortes de formes ". Ces illusions n'ont qu'un but : nous présenter des faux dieux tellement aimables que l'on s'éloigne du Dieu véritable.
Porphyre dénonce encore la théurgie de la manière suivante. Les anges et les démons sont distincts, on peut chercher à obtenir les faveurs des démons pour s'élever après notre mort un peu au-dessus de la terre à laquelle nous sommes par nature attachés, mais il est préférable de s'élever jusqu'à l'éther où vivent les anges. Celui qui mérite de se trouver parmi les anges ne peut adhérer au culte des démons, pire encore, cela doit lui faire horreur. La théurgie est un art trouble car elle permet de nous lier aussi bien aux anges qu'aux démons, elle est donc capable du pire comme du meilleur.
On retrouve dans la correspondance de Porphyre avec l'Egyptien Anébon, la condamnation tout d'abord des démons : il explique que ces êtres sont dépourvus de sagesse, mais émet une certaine réserve puisqu'il pense qu'il existe de bons démons. Il se demande ensuite si les mages et autres devins tirent leur pouvoir des dispositions de l'âme ou de certains esprits qui leur sont extérieurs. Si l'on considère les différents objets ou instruments qui sont employés lors de pratiques magiques, on est porté à croire que ce sont des esprits qui rendent possibles ces étrangetés. Porphyre pense qu'il existe des êtres qui sont par nature portés à faire le mal ou du moins ne peuvent faire le bien absolu. Le fait que les prières dont l'objet est immoral aboutissent bien mieux que celles dont le but est noble, le goût des dieux ou esprits invoqués pour l'odeur des cadavres des victimes immolées pour eux, sont autant de preuves que les actes magiques doivent être attribués à des puissances mauvaises et trompeuses, engluées dans le vice. Il est de plus tout à fait surprenant que des hommes puissent contraindre les dieux de faire ce qu'ils leur ordonnent en les terrorisant. Que sont ces dieux qui craignent les hommes ? Que peuvent les hommes sur les dieux ? Chérémon, qui occupait un poste sacerdotal en Egypte et pratiquait la philosophie stoïcienne, dit que les mystères d'Isis et d'Osiris sont un moyen de pression sur les dieux non négligeable ; celui qui veut faire parler ou agir les dieux contre leur gré n'a qu'à hurler vers le ciel qu'il va disperser les membres d'Osiris si les dieux ne lui obéissent pas. Porphyre l'admet lui aussi, il est peu probable que les dieux célestes se laissent impressionnés par de telles menaces, et pourtant dans les faits ces menaces portent leurs fruits. Quelle autre explication pourrions-nous fournir à cela si ce n'est que ce ne sont pas les dieux qui répondent aux menaces mais des démons qui, se faisant passer pour des dieux, obéissent aux ordres humains dans l'espoir de mieux les tromper.
Chapitre III
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Les miracles
1) Les "miracles" païens.
Saint Augustin doit faire face à un véritable problème concernant les "miracles" païens : "Si nous disons qu'il ne faut pas y croire, nous infirmons nos récits de miracles; et si nous concédons qu'il faut y croire, nous confirmons la divinité de leurs dieux." Pour échapper à ce dilemme, Augustin a trois possibilités : mettre en doute la véracité des païens, réduire leurs "miracles" à de merveilleux artifices ou encore les attribuer à la puissance des démons.
Saint Augustin reconnaît que certains témoignages, rapportés par des hommes sérieux et dignes de confiance, font état de "miracles païens". Parmi ces miracles, il convient tout de même de distinguer les faits extraordinaires dus au hasard, comme la naissance d'êtres monstrueux ou l'apparition de phénomènes surprenants sur la terre ou dans le ciel. Ce qui n'a pas de signification religieuse n'est pas un miracle. Ceux qui prêtent une signification mystérieuse à de tels faits en les croyant fastes ou néfastes sont des superstitieux. Il demeure des prodiges qui sont l'effet d'une puissance surnaturelle, et saint Augustin en cite plusieurs célèbres parmi les peuples païens. Il rappelle tout d'abord qu'Enée, lorsqu'il embarqua de Troie vers Rome, emporta avec lui ses dieux, les pénates, qui avaient la faculté de pouvoir se rendre par elles-mêmes d'un endroit à un autre. Il cite encore l'exemple de Tarquin voulant tester les talents d'augure de Attus Navius, et qui demanda que l'on coupe une pierre à aiguiser avec un rasoir, ce qui fut fait à la stupeur de tous ceux qui attestaient à la scène. Il y eu également la remise à flot du navire portant la statue de la mère des dieux qui était immobilisé, et que seule une femme pu faire bouger en y accrochant sa ceinture en signe de chasteté ; la vestale, dont l'intégrité fut remise en question et qui donna comme preuve un tamis remplit de l'eau du Tibre et dont pas une goutte ne s'écoulait. Mais saint Augustin ne se laisse pas impressionner par ces miracles ni par les nombreux autres qui peuplent l'histoire païenne ; pour lui, "Les miracles païens nous sont une raison de refuser nos sacrifices à ces dieux multiples avec d'autant plus d'assurance qu'ils les réclament davantage ; les nôtres recommandent à notre piété un Dieu unique, qui n'a nul besoin des sacrifices matériels."
Les miracles païens sont parfois, il faut l'admettre, aussi grands que ceux qu'effectuent les saints ; peut-on alors soutenir que les miracles des saints sont supérieurs à ceux des païens ? Outre le miracle dans sa manifestation concrète, il faut observer ce qu'il y a derrière et qui est bien plus important, c'est cela qui nous donnera la réponse sur la supériorité de l'une ou l'autre sorte de miracle. Les miracles païens se font grâce à l'intervention de démons qui cherchent à obtenir pour eux culte et sacrifices. Au contraire, les saints ou les anges font des miracles pour que la grandeur et la toute puissance de Dieu soit reconnue et qu'il reçoive les honneurs qui lui sont dus et qui ne sont dus qu'à lui seul. La supériorité de Dieu sur ces démons n'est pas à remettre en cause, les miracles accomplis au nom de Dieu sont donc supérieurs à ceux accomplis par les démons ou leurs adorateurs pour servir leur orgueil.
2) Les miracles véritables.
Saint Augustin nous rappelle que l'Ancien Testament foisonne de miracles accomplis par Dieu envers son peuple, notamment celui où il est donné un fils à Abraham, le châtiment de la femme de Loth transformée en sel parce qu'elle s'est retournée vers Sodome en feu, les miracles que fit Moïse en Egypte, la multitude de miracles qui ont accompagné l'exode du peuple hébreu par exemple Dieu qui pourvoit son peuple en nourriture, qui le défend contre ses ennemis, et qui punit les infidèles en les ensevelissant vivants dans les entrailles de la terre. A ces miracles divins il oppose les actes extraordinaires que peuvent accomplir certains mages païens. La différence entre les mages de Pharaon et Moïse par exemple tient non pas dans les prodiges accomplis mais de la source d'où ils tirent leur pouvoir et le but qu'ils servent. Les mages usaient d'incantations et de sortilèges inspirés par les démons, Moïse agissait au nom de Dieu et avec l'aide des anges qui servent Dieu.
Les miracles ont pour but de mettre en avant le culte du vrai et unique Dieu, et de détourner les hommes du culte des faux dieux. Ils sont rendus possibles par la foi et la piété, et il n'est nul besoin de connaître des incantations ou des rites spécifiques et secrets. Il n'a rien de commun avec la magie que l'on appelle encore goétie ou théurgie. La magie est un genre dont on distingue deux espèces : la goétie et la théurgie. Elle aurait été répandue par Cham qui l'aurait enseigné à son fils Misraïm, devenu Zoroastre suite aux démonstrations merveilleuses qu'il avait le pouvoir de faire. L'origine et la véritable identité de Zoroastre sont incertaines, mais tout le monde s'accorde pour en faire le premier des mages. Nous avons une explication des différentes espèces de magie chez Festugière : "La divination théurgique fait apparaître le dieu lui-même directement : cela se produit sous deux modes :
(a) le dieu est vu au cours d'une extase : l'âme du visionnaire quittant le corps, se sent enlevé au ciel où elle contemple la divinité. C'est comme une mort anticipée...
(b) le dieu descend lui-même sur la terre et se montre en personne, après avoir été évoqué par certains symboles et noms magiques en vertu de la sympathie universelle. Il n'est fait usage d'aucun instrument ni d'aucun médium. Cette vision du dieu peut être obtenue soit dans l'état de veille, soit en songe. Un bon exemple du premier cas est la vision de Thessalos.
Dans la divination magique, le dieu fait connaître sa présence indirectement, soit en apparaissant dans un instrument matériel - flamme d'une lampe ou torche (lychnomanère), lac d'un bassin (licanomanère) - , soit que, sans apparaître lui-même, il 'anime' un médium et s'entretienne avec lui, ce médium se trouvant en état de possession ou de transe...
Enfin, dans la divination goétique, le dieu, sans apparaître, fait connaître sa pensée en 'animant' un objet auquel il imprime certains mouvements ou dont il modifie certaines propriétés. "
D'une manière générale, la goétie désigne la magie qui s'adresse aux puissances de l'ombre, alors que la théurgie est perçue davantage comme une magie inspirée par les puissances de la lumière. Cela renvoie en quelque sorte à la distinction classique entre magie noire et magie blanche. On dit que la théurgie permettait d'avoir accès à des connaissances surnaturelles, c'est pourquoi grand nombre de philosophes s'y sont essayé parmi lesquels on distingue Porphyre et Jamblique. Les adeptes de la théurgie prétendent que par des formules d'invocation, par certaines pratiques, on pouvait avoir un commerce familier avec les esprits et connaître des choses supérieures aux forces de la nature. La diversité des termes employés pour désigner cet art tente d'apporter des distinctions qui en rendraient certaines condamnables sans toutefois que la condamnation puisse atteindre la discipline en général. Ainsi, on peut blâmer la goétie qui fait appel à des esprits malfaisants sans ternir le prestige dont jouit la théurgie, qui passe pour être une magie bienfaisante.
Même si la plupart des prodiges que nous observons sont l'effet d'hommes séduits par les démons, il y a aussi des prodiges qui sont des ordres divins du Dieu unique. Les miracles divins ont pour objet d'inciter les hommes à vénérer le vrai Dieu, en vue de leur procurer la béatitude. L'invisibilité de Dieu n'est pas un obstacle à la création de miracles visibles car il a crée le monde visible. La création du monde constitue à elle seule la plus grande des merveilles même si nous ne nous en rendons pas compte du fait de sa constante présence autour de nous. Tous les miracles qui arrivent ensuite lui sont forcément inférieurs, par conséquent il n'y a aucune raison pour que Dieu n'en soit pas l'auteur car "qui peut le plus peut le moins", celui qui a crée l'homme peut le guérir miraculeusement. Même si de nombreux miracles s'accomplissent par l'homme, l'homme reste le plus grand miracle. Les miracles dont se targuent les païens ne proviennent pas de Dieu car ils ne favorisent pas son culte, on peut ainsi distinguer le vrai miracle du faux miracle. Pascal dira plus tard à ce sujet : "Les miracles discernent la doctrine et la doctrine discerne les miracles. Il y a de faux et de vrais. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles ; ils sont au contraire fondement. Or, il faut que la règle qu'il nous donne soit telle qu'elle ne détruise pas la preuve que les vrais miracles donnent de la vérité, qui est la fin principale des miracles ".
La confusion entre les véritables miracles et les prodiges dont est capable la magie est telle que souvent on se méprend quant aux sacrifices que l'on doit décerner. Soit on dédit au Dieu véritables de mauvais sacrifices, soit on ne s'adresse pas à la bonne personne. Le sacrifice qui plaît à Dieu n'est pas le sacrifice de quelques animaux ; il n'a pas besoin de ces animaux qui d'ailleurs sont à sa disposition continuellement. Ce qui est important dans le sacrifice visible, c'est ce qu'il y a derrière et qui justement est invisible, c'est que ce sacrifice visible est le signe sacré de quelque chose de plus grand ; "ce que Dieu refuse est la figure de ce qu'il veut". Le seul sacrifice que Dieu désire c'est celui d'un "coeur humilié et brisé par la douleur du repentir", c'est cela un vrai sacrifice. Le sacrifice véritable nous unit à Dieu, ainsi on peut appeler sacrifice toute oeuvre qui se rapporte au bien suprême. Il est faux de croire que les sacrifices visibles doivent être rendus aux dieux et que le Dieu invisible ne doit recevoir que des sacrifices invisibles, par exemple un coeur ou une âme pur. Les sacrifices visibles sont les signes de l'invisible de même que les mots sont les signes des choses auxquelles ils se rapportent : les prières, les louanges sont les signes de ce que nous offrons à Dieu, de même le sacrifice visible est le signe de notre volonté d'union avec Dieu. A propos du sacrifice et pour commenter la sixième section du livre X de la Cité de Dieu, J. Guitton explique : "Le sacrifice, c'est toute oeuvre que nous accomplissons pour nous unir à Dieu d'une union sainte, tout acte rapporté à ce souverain bien, qui seul peut nous rendre heureux. On conçoit que le vrai sacrifice soit chose rare et difficile. Il est clair que, pour saint Augustin, les oblations mosaïques ne sont pas en elles-mêmes des sacrifices, mais seulement des figures, des annonces, des 'sacramenta', qui rappellent la nécessité du sacrifice de l'homme ou qui annoncent la proximité du sacrifice de l'Homme-Dieu. Et même, sous la loi nouvelle, la charité envers le prochain n'est sacrifice que si elle est ordonnée à Dieu et exercée pour son amour. Un corps entièrement consacré par la tempérance, une âme qui se renouvelle en se soumettant à l'être immuable, toute oeuvre de miséricorde pratiquée soit envers le prochain, soit envers nous-mêmes, la contrition et l'humiliation du repentir, tout cela forme un vrai sacrifice ; car ainsi nous restituons à Dieu non seulement ses dons, mais notre être même."
Il est arrivé qu'alors que des anges opérèrent des miracles au nom de Dieu, ils furent pris eux-mêmes pour des dieux, ce qu'ils refusaient absolument. L'ange Raphaël fit de grandes choses pour Tobie et sa famille : il soigna sa femme, rendit la vue à son père, lui permit de rentrer chez lui sain et sauf avec de l'argent, et pourtant quand Tobie voulu le récompenser de tant de bienfaits, il ne lui demanda que de célébrer la gloire de Dieu et de remercier non pas l'ange mais Dieu qui l'avait envoyé. Cette confusion se fit également envers les hommes qui ont été capables de miracles : Paul et Barnabé ont guéri un impotent et la foule rassemblée autour d'eux c'est écriée : "Les dieux, sous forme humaine, sont descendus parmi nous ! ". Les deux apôtres ont eu du mal à persuader la foule qu'ils n'étaient ni Zeus, ni Hermès et qu'ils refusaient qu'on leur sacrifie quelques animaux : "Amis, que faites- vous là ? Nous aussi, nous sommes des hommes, soumis au même sort que vous, des hommes qui vous annoncent d'abandonner toutes ces vaines idoles pour vous tourner vers le Dieu vivant qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve".
Il existe une polémique autour de ce qu'on appelle les sorts des Apôtres. On sait qu'ils sont de même nature que les sorts virgilanes ; ils ne sont pas absolument approuvés mais bénéficient d'une certaine indulgence. Pour saint Augustin, cité par le Décret de Gratien et par saint Thomas, les sorts des Apôtres sont moins condamnables que la consultation du démon. Saint Augustin lui-même avoue avoir usé de la bibliomancie, ce qui fut le pas décisif vers sa conversion. Tout le monde a en mémoire le célèbre épisode dit du jardin : Augustin était en proie à une agitation extraordinaire suite à une lutte intérieure opposant d'une part la vie volupteuse et facile, et d'autre part la chasteté dans la loi de Dieu, quand il entendit comme une voix d'enfant qui chantait "Prenez et lisez". Augustin se souvînt alors de saint Antoine qui avait entendu par hasard cette phrase de l'Evangile "allez, vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres ; vous aurez un trésor dans le ciel : venez et me suivez " , il retourna vers son ami Alipe, ouvrît les Epîtres de saint Paul au hasard et lu "Ne vivez pas dans les festins ni dans l'ivrognerie, ni dans les impudicités et les débauches, ni dans les contentions et les envies ; mais revêtez-vous de notre Seigneur Jésus-Christ, et ne cherchez pas à contenter votre chair selon les plaisirs de votre sensualité" voilà qui tombait pour le moins à propos, d'autant plus que la phrase suivante que découvrit Alipe n'était pas moins que celle-ci : "Assistez celui qui est faible dans sa foi". Grégoire de Tours cite le cas de clercs qui recoururent à ce genre de procédés et certains conciles durent effectuer des mises en garde sérieuses contre ces abus. Rabelais, citant le cas de Pierre Amy, montre qu'il ne méprise pas ce genre de sorts mais il dénonce des sorts comme le sort des dés, pratique diabolique qui s'apparente à l'astragalomancie.
Il existe une forme de miracle toute à fait particulière : les apparitions divines. On sait que le Dieu invisible est apparu à certains hommes de manière visible, sans toutefois être apparu tel qu'il est réellement par nature. C'est pourtant bien lui qu'on voyait derrière la forme corporelle qu'il avait choisie. Nous avons quelques éclaircissements concernant la possibilité pour l'homme de voir Dieu dans un texte de l'Exode : Moïse demande à Yahvé : "Fais-moi de grâce voir ta gloire" et Yahvé lui répondit : "Je ferai passer devant toi toute ma beauté et je prononcerai devant toi le nom de Yahvé. Je fais grâce à qui je fais grâce et j'ai pitié de qui j'ai pitié. Mais tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. Voici une place près de moi ; tu te tiendras sur la rocher. Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que je sois passé. Puis j'écarterai ma main et tu verras mon dos ; mais ma face, on ne peut la voir." Il est possible de voir quelque chose qui est Dieu sans voir Dieu réellement, sans voir la face de Dieu. Dieu se manifeste par des signes perceptibles par les sens pour que son peuple reçoive sa Loi et lui rende le culte qui n'est du qu'à lui seul. Le caractère exceptionnel d'un tel événement justifie qu'on le range parmi les miracles.
Section II
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L'innovation augustinienne :
le paganisme est superstition
Chapitre I
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Incapacité des dieux à assumer leur rang
1) Une lourde tâche
Les Romains faisaient participer leurs dieux à tous les actes important de leur vie comme si sans eux ils eurent été incapables de les accomplir. Cette dépendance de l'homme face à l'assistance et à la protection des dieux demande aux dieux de participer même à des événements aussi intimes qu'une nuit de noce. La superstition s'étend tellement que non seulement des dieux sont affectés à l'homme mais aussi aux choses dont il se sert couramment et qui font partie de sa vie : nourriture, vêtement, objets usuels, maison...etc.
"Entre l'homme religieux et l'homme superstitieux, Varron découvre cette différence que le superstitieux a peur des dieux, tandis que le religieux les vénère seulement comme des pères sans les craindre comme des ennemis ." Les superstitieux craignent les dieux car leur mythologie précise que certains dieux sont bons tandis que d'autres sont mauvais. Contre ces dieux néfastes, ont invoque d'autres dieux chargés de protéger un individu et sa famille en luttant contre ces dieux emplis de mauvaises intentions. On notera à ce sujet que traditionnellement quand on redoute l'action néfaste d'un dieu, on implore non pas un mais plusieurs dieux pour s'opposer à lui, comme si la protection d'un seul dieu ne suffisait pas contre le mal.
Cette crainte des dieux, de même que l'espoir de leur action favorable donnent lieu à l'adoration de certains objets que l'on revêt d'un pouvoir surnaturel, quand ce n'est pas l'origine même de cet objet qui est extraordinaire. C'est le cas par exemple du palladium. Il s'agit d'une image de la déesse Pallas Athéna qui proviendrait de Troie. D'après la légende, Dardanus la transporta de Samothrace à Troie, mais l'on dit aussi que Jupiter la fit tomber du ciel près de la tente d'Ilus quand ce prince construisait la citadelle d'Ilion. L'oracle déclara que la ville de Troie ne pouvait être prise tant que le palladium y demeurerait c'est pourquoi elle fut conduite dans la cité où Dardanus en fit faire une copie. Ulysse et Diomède entrèrent dans la ville pour le dérober mais l'on ne sait pas avec exactitude s'ils emportèrent l'original, il semblerait toutefois que ce fut le cas puisque la déesse parue très irritée de ce vol. De nombreuses cités prétendirent détenir l'objet mais ce fut Rome qui fut reconnu comme le véritable détenteur de l'objet sacré, et cela fut le signe de sa sécurité. Les païens prennent grand soin de ce genre d'emblème sacré car ils pensent qu'ils peuvent "rendre impérissable le salut terrestre et la félicité temporelle de la cité ".
Ainsi, d'une manière générale, les Romains remercient leurs dieux d'avoir participé à l'étendue de l'empire romain et à sa longue durée. On se demande au nom de quelle sagesse peuvent-ils se vanter d'avoir fait accroître leur empire puisque ce fut en versant le sang. Saint Augustin apporte un élément de réponse en prennant l'exemple de deux hommes, l'un de condition moyenne, l'autre extrêmement riche et pose la question de savoir lequel des deux doit être préféré. Si l'on considère tous les soucis de l'homme riche qui au fur et à mesure qu'il s'enrichit augmente le nombre de ses tracas, on lui préfère de loin la douce paix de celui qui a une condition modeste. Ce qui est valable pour des hommes l'est pour des peuples ou pour des royaumes. A une Rome riche et vaste ne doit-on pas préférer un état plus modeste mais qui ne se sera pas bâti sur les cendres d'un peuple qu'il aura vaincu ? La vanité est du côté du puissant, la félicité du côté de l'humble.
Revenons au problème de l'éventuelle participation des dieux dans la grandeur et la persistance de l'empire romain. Deux problèmes se présentent. Le premier est exposé par Orose dans les Histoires contre les païens : "Sils sont doués de prescience (les dieux), pourquoi, à travers tant de siècles, menèrent-ils ce très puissant empire jusqu'au plus haut sommet de sa puissance, au moment précis où voulut naître parmi les hommes et être reconnu comme homme celui au nom duquel ils ont été eux-mêmes par la suite réduit au néant et vers lequel accourent, en même temps que le monde entier, ceux qu'ils avaient eux-mêmes rendus puissants ? ... Par des signes et des miracles, il s'empara des esprits des hommes troublés par la superstition et les captiva. Mais cela, si un homme peut le faire, les dieux auraient dû le pouvoir davantage... ces dieux que les païens disent si grands qu'ils apparaissent, propices, avoir rendu la République puissante et, contraires, avoir causé sa chute, il est notoire qu'au moment précis où le Christ voulut naître et commença à être annoncé aux nations avec beaucoup de piété et de vigilance. Ainsi ces dieux, veillant aussi bien sur eux-mêmes que sur leurs adorateurs, ne purent ni réprimer, ni repousser, la superstition chrétienne, à cause de laquelle ils se verraient méprisés et leurs adorateurs confondus ? "
en second lieu, puisque la grandeur de l'empire assyrien n'est pas due à une quelconque aide divine, pourquoi n'en serait-il pas de même pour l'empire romain ? En effet, les Assyriens honoraient les mêmes dieux que les peuples qu'ils asservissaient : comment expliquer qu'ils aient ensuite décidé de passer du côté adverse c'est à dire du côté des Perses ? Une autre solution est que ces dieux restèrent fidèles mais qu'ils étaient impuissants à protéger leurs fidèles d'attaques humaines, à moins que ces attaques ne soit plutôt d'origine divine si les ennemis étaient eux aussi protégés par leurs dieux. Quelle que soit la véritable explication elle prouve au moins combien il est absurde de préférer certains dieux à d'autres.
2) Des fidèles adandonnés
Nous venons de le voir, il n'est pas exclu que les dieux soient incapables d'exaucer leurs fidèles et que, s'ils ne sont pas sourds à leurs appels et à leurs prières, ils sont incapables d'y répondre en les satisfaisant.
Dans leur obstination, les Romains veulent confier leur cité à des dieux incapables de veiller sur elle. Nous en voulons pour preuve que si les églises chrétiennes ont été épargnées lors de la prise de Rome (Alaric aurait ordonné à ses soldats d’épargner les "temples" chrétiens ainsi que ceux qui s’y réfugient), les temples païens quant à eux ne peuvent se vanter d'avoir protégé leurs fidèles : "alors que tout avait été ravagé autour du Forum, il s'empara du sanctuaire de Vesta et, les dieux n'étant même pas venu à leur propre secours, un feu passager étouffa ce feu fameux que l'on croyait éternel...". Toujours dans cette idée, Virgile nous rappelle le destin tragique de Priam, immolé sur l'autel qu'il avait vénéré . Non seulement les temples n'ont pas servi de refuge, mais ils sont devenus des prisons où "de longues files de fidèles attendent, tremblants, dans les demeures des dieux qu'ils ont toujours servis mais qui semblent soudain devenus sourds à leurs prières et à leurs suppliques". Tout ceci n'est pas le fait de l'imagination des poètes, des historiens de renom, comme Salluste sous le règne de César, en ont fait état : rien dans les villes n'échappe à la férocité des attaquants, et les temples ne font pas exception. Il semble cependant qu'il y aurait deux cas célèbres où des temples païens auraient protégé ceux qui s'y étaient réfugié : le premier est le temple d'Hercule à Tyr qui a échappé à l'assaut des troupes d'Alexandre, le second est le temple d'Athènes où de nombreuses personnes s'étaient réfugiées après la bataille de Coronée et qui fut épargné par Agésilas. D'une manière générale et mis à part ses deux exemples qui restent des exceptions, il faut bien reconnaître qu'il est vain de confier un peuple à ces dieux qui ne peuvent même pas lui garantir la sécurité à l'intérieur de leur propre demeure. Bien pire, ce ne sont plus les hommes qui sont confiés aux dieux mais bien plutôt les dieux qui sont confiés à la tutelle des hommes ainsi que nous le montre l'exemple d'Enée auquel il est dit : "Troie te confie son culte et ses pénates". Ces dieux connus comme des "dieux vaincus" , ne sauraient être capables de protéger Rome, alors qu'ils n'ont pas su protéger Troie. Pour répondre à l'accusation païenne, saint Augustin affirme que si Rome était restée sous la protection de ces dieux, ils n'auraient pas empêché sa chute mais elle serait survenue plus tôt et certainement de manière plus tragique.
En effet, il existe des cités qui se sont illustrée par leur fidélité sans avoir pour autant été récompensées. Ainsi Sagonte, cité attachée à l'empire romain a été détruite par Hannibal. Bien qu'alliés des Romains, ils n'ont pas reçu l'aide des dieux et leur cité fut anéantie. Pourtant, ces mêmes dieux ont envoyé la tempête et la foudre pour effrayer les assaillants de Rome : pourquoi ont-ils abandonné Sagonte ? Sagonte a péri par fidélité à Rome, ses dieux auraient dû faire quelque chose, et quant à choisir entre Rome et Sagonte, ils auraient dû choisir de défendre Sagonte qui ne pensait pas à son propre intérêt, contrairement à Rome, mais respectait une parole donnée, dont ces mêmes dieux avaient été témoins. Comment se fait-il que ce soit ceux qui gardent la foi qui méritent le dédain divin ? C'est par fidélité à leur foi que les Sagontins ont péri, une telle chose ne se serait jamais produite si les Sagontins s'étaient battus au nom de la foi évangélique : ils seraient morts dans l'espérance d'une "éternité sans fin".
Rome devrait se souvenir de son histoire puisqu'elle porte les traces de l'abandon des dieux. Les exemples sont nombreux où l'on constate que les dieux ont été absents durant des périodes plus que difficiles, alors que leur rôle aurait été de soutenir les Romains et de se tenir auprès d'eux, d'autant plus que même dans ces terribles moments, les Romains continuaient d'honorer les dieux et créaient même de nouveaux rites à leur intention. Saint Augustin reprend tous les événements transmis par Tite-Live dans Histoires et dresse l'inventaire de tous les maux dont a été témoin Rome du temps où le paganisme régnait encore en maître unique. Il rappelle ainsi le destin tragique de Valérius qui périt en défendant le Capitole pris d'assaut et incendié par des esclaves et des exilés ; les épidémies de peste et particulièrement la fois où alors qu' une épidémie sévissait, les Romains ont offert aux dieux des lectisternes, cette cérémonie n'ayant jamais été pratiquée à Rome avant alors qu'on soupçonna plus tard que cette épidémie aurait été provoquée par des adeptes des Bacchanales, peste touchant les femmes qui mourraient enceinte et peste si grave qu'on dut appeler Esculape (ainsi son culte fut introduit dans la ville) ainsi que l'avaient conseillé les livres sibyllins consultés pour l'occasion : le dieu s'installa alors sur l'île Tibérine où un temple lui fut élevé et où l'on pratiquait l'incubation : le malade était couché sous le portique et le dieu lui apparaissait en songe pour lui révéler le traitement dont les prêtres étaient chargés de l'exécution. Rome connut également des disettes alors qu'on donnait à profusion des offrandes aux dieux : Spurius Mélius qui avait distribué du blé au peuple affamé fut accusé d'aspirer à la royauté et fut tué pour toute récompense. Il y eu aussi les guerres qui furent nombreuses et lors desquelles les victoires étaient plus le fait de généraux valeureux que de dieux complaisants, guerres qui couvrirent Rome de honte quand lors de la défaite des Fourches Caudines six cents chevaliers romains furent livrés en otages tandis que les autres furent entièrement dépouillés. L'armée romaine était tellement affaiblie par toutes ces guerres qu'on dut faire entrer dans l'armée les prolétaires . L'aide divine en ces temps était peu probante si l'on en juge le faux oracle de la part d'Apollon "Dico te, Pyrrhe, vincere posse Romanos" : Pyrrhus ne sachant s'il serait vainqueur ou vaincu s'engageat dans une guerre meurtrière.
Les dieux étaient tellement loin des hommes que les rites en leur honneur devinrent inefficaces. Dans ses Histoires contre les païens , Orose raconte :"un androgyne apparu à Rome entre autres prodiges, noyé dans la mer sur l'ordre des haruspices. Mais la procuration du prodige par un sacrifice expiatoire ne servit à rien : en effet, il naquit soudain une telle pestilence que dès le début on manquait même de personnel pour assurer les obsèques, et qu'ensuite il n'y en avait plus... à la fin, il était non seulement impossible de vivre dans Rome, mais encore de s'en approcher, si violente était à travers tout Rome la puanteur émanant des cadavres qui se décomposaient sous leurs propres toits et dans leurs propres lits. Cette expiation cruelle, et qui par la mort d'un homme ouvrait la route à des morts d'hommes, fit enfin connaître aux Romains, rougissant de honte au sein de leurs malheurs, combien elle était malheureuse et vaine ; car auparavant elle fut tenue pour le moyen de prévenir le désastre, en fait, il s'ensuivit une pestilence qui cependant s'apaisa sans aucun sacrifice expiatoire, une fois le châtiment achevé selon la mesure d'un mystérieux jugement. Si ces fameux haruspices, artistes en tromperie, avaient par hasard accompli cette expiation, comme ils en ont coutume, juste au moment de la régression des maladies, ils auraient sans doute revendiqué la gloire du retour à la santé pour eux, leurs dieux et leurs rites ! Ainsi la cité, misérable et poussée pour son malheur aux sacrilèges de la superstition, était abusée par des mensonges par lesquels elle ne pouvait être que délivrée."
3) Des hommes meilleurs que leurs dieux
Non seulement les dieux sont incapables de récompenser leurs fidèles, mais pire encore, ils sont, du point de vue de la morale, sont en dessous d'un grand nombre d'hommes. Augustin cite l'exemple de Scipion Nasica : il aurait mieux valu décerner des honneurs divins à des hommes tels que lui plutôt qu'à des dieux immoraux qui incitent au mensonge et à la turpitude, car ces hommes s'attachent à préserver les âmes, seule chose qui soit vraiment digne du plus haut intérêt. On retrouve cette idée développée par Tertulien : "Supposons que les dieux aient été honnêtes, intègres et bons. Combien d'hommes n'avaient vous pas laissés dans les enfers qui valaient mieux qu'eux : un Socrate par la sagesse, un Aristide par la justice, un Thémistocle par ses exploits militaires, un Alexandre par sa grandeur d'âme, un Polycrate par son bonheur, un Crésus par sa richesse, un Démostène par son éloquence ? Qui, parmi vos dieux est plus grave et plus sage que Caton, plus juste et plus vaillant que Scipion ? ".
L'exemple de Numa Pompilius montre encore que concernant la paix de Rome celle-ci est due bien plutôt au talent d'un homme qu'à la bienveillance des dieux. Pourtant il y a eu une grande méprise sur ce sujet : Numa a fait construire un temple dédié à Janus, symbolisant la paix et la guerre selon que la porte, vestige autour duquel était bâti le temple, était fermée ou ouverte, et pendant tout son règne, la porte resta fermée puisque la cité restait en paix. Beaucoup y virent le signe de la reconnaissance des dieux, charmés de voir l'institution de nouveaux rites à leur égard. Pourtant, bien que ces rites persistent, la guerre reprit rapidement dès que le règne de Numa se fut achevé. Comment ne pas comprendre que la paix soit uniquement le fait de cet homme, puisque lorsque qu'il n'est plus là mais que les rites sacrés sont maintenus cela ne suffit pas pour empêcher la guerre ! Si les dieux sont reconnaissants quand un nouveau rite est crée à leur intention, pourquoi ne sont ils plus satisfaits par la pratique de ce rite qui montre à quel point il est entré dans les traditions et les habitudes humaines ? Le plus important est-il de créer un rite sacré ou de le faire perdurer ?
Ainsi , que le voulu la raison, elle peut subsister encore même jusque dans le berceau de la superstition, on accorda tant d'importance à ces grands hommes qu'on alla jusqu'à leur remmettre des objets dédiés aux dieux. Nous citerons pour illustrer cela la lutte que mena Hannibal contre l'empire romain et qui ruina l'armée de ce dernier à tel point que pour poursuivre le combat on engageât des malfaiteurs et des esclaves. Ces nouveaux soldats manquant d'armes, on prit celles qui étaient dans les temples : puisque les dieux auxquels ces armes avaient été offertes n'en faisaient aucun usage, mieux valait les donner à des esclaves qui eux au moins les utiliseraient à bon escient.
L'évidente inutilité des dieux fut l'objet de railleries. C'est ce que l'on peut penser du temple de la Concorde. On doit sa construction au dictateur Camille, qui le fit élever en dessous du forum pour symboliser la concorde entre le patriciat et la plèbe. Concordia est donc une abstraction divinisée au même titre que Fides. Opimius ne fit que restaurer voir même seulement renommer l'ancien temple et il ne fit rien pour ramener la paix. On peut à la suite de saint Augustin dire que cette entreprise ne fut rien de plus qu'une "raillerie à l'égard des dieux" : si la déesse avait vraiment été présente dans la cité, il n'y aurait pas eu toutes ces querelles internes. Puisque c'est la discorde qui règne dans Rome, il aurait peut-être mieux valu élever un temple à cette dernière, après tout il y a bien eu à Rome un temple à la Fièvre qui faisait face au temple de la Santé ! De surcroît, on sait le rôle que la Discorde a eu dans la guerre de Troie puisqu'elle en est à l'origine : c'est elle qui, lors du banquet où tous les dieux étaient réunis (excepté la Discorde encore appelée Eris), lança la pomme d'or qui engendra la rivalité entre Héra, Athéna et Aphrodite, source de la terrible guerre. L'indésirable déesse a peut-être voulu se venger de ne pas avoir un temple dans la cité romaine alors que son opposé, la Concorde en avait un, en semant le désaccord entre les citoyens.
Si la présence du temple de la Concorde suscitait quelques plaisanteries, il est une déesse dont on se moquait ouvertement : Cluacina. Il s'agit d'une très ancienne déesse romaine qui présiderait à la sainteté des mariages. Elle a parfois été identifiée à Vénus mais on ignore exactement pourquoi. Les moqueries concernant cette divinité ne manquent pas : SENEQUE, dans le De Superstitione, VI, 10 s'interroge : "Quoi donc ? Les rêveries de T. Tatius, de Romulus, de Tullius Hostilius, te paraîtront-elles plus véridiques ? Tatius fait une déesse de Cluacina ; Romulus fait des dieux de Picus et de Tibérinus. Hostilius divinisa la peur et la pâleur, honteuses affections de l'homme, l'une impression de l'âme épouvantée, l'autre des sens, et plutôt une couleur qu'une maladie. Croiras-tu plutôt à ces dieux et les placeras-tu dans le ciel ? " De même LACTANCE , rajoute à propos de la déesse : "Tatius fit tirer sa statue de la grande Cloaque, et, ne sachant de qui elle était, lui donna le nom de l'endroit où il l'avait trouvée."
On en vint alors tout naturellement à s'interroger plus généralement sur les dieux ; il devint impossible de croire les fables qui contaient la vie des dieux. En effet, si les païens croient les fables qui racontent l'histoire de leurs cités et le rôle qu'y ont tenu les dieux, comment peuvent-ils encore avoir du respect pour ces dieux qui se laissent berner par des hommes après leur avoir "vendu" leurs services contre de l'argent (que peuvent bien faire des dieux de quelques pièces ? ) ? Toujours à propos de cette fable sur la guerre de Troie, comment expliquer qu'un dieu surnommé "le devin" ne puisse pas prévoir qu'il va être abusé par un homme, que sur les deux dieux qui ont été trompés seulement un prend le parti de l'ennemi quand la guerre éclate. Si les païens croient ces fables, ils devraient avoir honte d'adorer de telles divinités. S'ils n'y croient pas, qu'ils cessent alors de rendre responsable de leur défaite le parjure d'un homme.
4) Les dieux, exemples d'immoralité
Non contents d'être incapables d'apporter leur soutien aux hommes et d'être sur bien des points inférieurs à certains hommes, les dieux se veulent pires encore que le plus vil des êtres humains. L'exemple qu'ils donnent est celui de l'immoralité la plus complète.
Les dieux ne peuvent punir les hommes pour leur conduite car ils sont les premiers à se conduire de manière honteuse. On ne peut pas soutenir raisonnablement que les dieux ont voulu punir Pâris de son adultère en abandonnant Troie car, premièrement les Romains auraient dû être punis aussi car la mère d'Enée, fondateur de Rome, s'est rendue coupable du même crime, et ensuite car les dieux eux-mêmes pratiquent couramment cela (il ne faut pas oublier qu'Enée est le fruit d'une liaison coupable entre Anchise et Vénus). C'est un fait courant chez les divinités païennes de partager son époux ou sa femme même avec de simples mortels. Il faut donc se méfier de ces fables, Varron lui-même n'est pas loin d'avouer qu'elles sont fausses, et que leur seul intérêt réside dans le fait que les hommes qui se croient descendant de dieux en sont plus audacieux et que cela rend l'imposture plus facile.
D'autre part, comment les dieux auraient-ils pu accorder autant d'importance à un adultère alors qu'ils laissent impunis des crimes plus graves : un fratricide par exemple, puisque le crime commis par Romulus sur son frère n'a jamais donné lieu à des sanctions divines. Ou bien encore le parricide commis par Tarquin le Superbe sur Servius Tullius, crime non seulement impuni mais accepté par les dieux puisque le meurtrier succéda à son beau-père et lors de son règne construisit le Capitole ; Jupiter a donc régné dans un temple construit par un meurtrier tandis que les dieux ont fui la cité où Pâris commit un adultère ! N'y a t-il pas une incohérence dans le comportement des dieux païens ?
Des dieux qui se conduisent de manière honteuse, accumulant les pires crimes, donnant l'exemple de la pire débauche, ne peuvent qu'inciter leurs fidèles à en faire autant, mais non contents de donner un mauvais exemple, ils imposent à leurs fidèles de les accompagner dans leur immoralité en leur rendant un culte de la manière la pire qui soit. Il est déjà criminel de ne pas adorer le Dieu véritable, mais ce crime est plus grave encore lorsque le culte du faux dieu qu'on lui préfère exige des rites et des cérémonies infâmes qui non seulement sont impuissantes à procurer le bonheur à l'homme durant sa vie terrestre, mais lui retirent tout honneur et toute dignité humaine. En adorant ces dieux, les romains n'apportent le bonheur ni à leur âme ni même à leur corps. L'horreur de ces cultes demandés par les dieux eux-mêmes nous donne une indication sur la nature des "dieux" : pour Augustin, il ne fait aucun doute que nous avons affaire là à "d'affreux démons, des esprits immondes que toute cette théologie civile invite à se montrer sous de stupides idoles pour posséder grâce à elles le coeur des insensés ", mais nous reviendrons plus loin sur ce sujet.
Parmi les cultes ignobles qui sévirent à Rome, nous avons retenu avec saint Augustin celui de Cybèle, particulièrement représentatif de l'horreur qui peut naître du culte de tels dieux. Il montre en effet à quel point vénérer de faux dieux et leur vouer un culte au méprit du respect de son propre corps est folie et superstition. Il est évident qu'une déesse dont le culte exige que ses serviteurs se mutilent eux-mêmes et, qui plus est, ce faisant perdent leur virilité, ne peut en aucun cas être considérée comme la Grande Mère des hommes. En effet, quoi de plus odieux que de demander à des hommes le sacrifice de leur virilité par le biais d'un procédé barbare et inhumain ? Croire en la bonté d'une telle déesse est déraisonnable, mieux vaudrait y voir l'oeuvre d'esprits malfaisants ayant sur l'homme une emprise considérable au point non seulement de les tromper, mais que leur aveuglement soit si grand qu'ils soit capable pour honorer cette prétendue divinité de commettre le pire. Jamais un tel monstre n'aurait du entrer dans la grande famille des dieux, son culte est repoussant et au delà de toute moralité. Cybèle n'est pas du domaine du monde mais de l'immonde proclame Augustin.
Les sacrifces demandés par les dieux étaient fréquent au sein des religions païennes, Orose n'a de cesse de dénoncer leurs crimes, à la demande d'ailleurs de saint Augustin, dans ses Histoires. On y lit les témoignages suivants :
"Il y eu alors, en Egypte, la cruelle hospitalité et la religion plus cruelle encore du très sanguinaire tyran Busiris : il offrait à boire aux dieux, associés à ses crimes, le sang innocent des étrangers : ce qui fut, sans aucun doute, abominable pour les hommes, je voudrais bien voir si les dieux eux-mêmes l'on trouvé abominable. ",
"ils (les dieux) ne se repaissaient pas plus du sang répandu par les bêtes que du courage dépensé en pure perte par les hommes. "
"Deux ans après, les pontifes, mésusant de leur pouvoir, souillèrent la malheureuse cité par des rites sacrilèges ; et en effet, les décemvirs, ayant réédité une coutume de la superstition archaïque, enterrèrent vivants au Forum Boarium un Gaulois et une Gauloise, en même temps qu'une Grecque." Les Decemuiri sacris faciundis s'occupent de l'organisation et de la surveillance des cultes et rites étrangers admis à Rome. Le fait que ce sacrifice humain ait eu lieu sous leur responsabilité indique qu'il ne fait pas partie de la religion romaine civique. Les victimes étant gauloise et grecques, on aurait là probablement un ancien rite étrusque. Pour Orose, les rites païens, inefficaces et scandaleux de toute façon, produisent l'effet contraire à celui recherché, quand il s'agit, comme ici de sacrifices monstrueux.
"alors que, entre autres maux, ils (les Carthaginois) souffraient aussi d'une pestilence, ils usèrent d'homicides en guise de remèdes : en effet, ils immolaient comme victimes des hommes et ils poussaient vers des autels des enfants, d'un âge impubère qui provoqueraient la pitié même d'ennemis. A propos de ce genre de sacrifices, mieux vaut dire de sacrilèges, je ne trouve pas ce qu'il faut principalement discuter : si, en effet, quelques démons osèrent proscrire des rites de cette nature, pour racheter la mort des hommes en tuant des hommes, il était donné à comprendre aux Carthaginois qu'ils étaient eux-mêmes embauchés comme artisans et auxiliaires de la pestilence, afin de tuer eux-mêmes ceux dont celle-ci ne s'était pas emparé, car la règle est d'offrir des victimes saines et intactes, si bien qu'ils n'apaisaient pas les maladies mais les devançaient. "
"après avoir tué leurs femmes et leur enfants, ils (les Espagnols) se tranchaient la gorge, en remède à leurs malheurs, dans un concours malheureux et une tuerie mutuelle. "
On comprend alors la phrase de Voltaire : "les temps superstitieux ont toujours été ceux des plus horribles crimes". Ces pratiques sont d'autant plus détestables qu'elle viennent parfois à la demande de dieux dont on sait qu'ils ont la charge de choses aussi sinitres que les enfers par exemple. Les jeux séculaires sont un modèle de dévotion aux dieux infernaux, ils auraient été rétablis à la demande des livres sibyllins. Probablement d'origine étrusque, la légende raconte que ces livres furent achetés par Tarquin ; cette légende a pratiquement valeur historique. Tarquin aurait chargé certains fonctionnaires (les duoviri sacris faciundis) de la garde et de la consultation des Livres. Ce faisant il nuit à l'organisation religieuse romaine en permettant une influence grecque et en risquant une désorganisation due à l'arrivée de nouveaux dieux et de nouveaux rites. L'inconvénient de ce genre d'oracles c'est que l'on doive se fier aux conjectures plus ou moins douteuses des interprètes. C'est sur leurs conseils donc que furent rétablis les jeux séculaires dont l'origine est incertaine. Ils ont lieu tous les siècles rituels c'est à dire tous les 110 ans. Selon la tradition, ils s'adressent aux dieux infernaux : Dis pater (Hadès ou Pluton) et Proserpine, sa femme. Ces deux divinités sont les souverains des morts mais non la Mort elle-même (Thanatos pour les Grecs, Orcus pour les Romains).Ces jeux étaient célébrés la nuit, dans des lieux souterrains où était dressé un autel, le Tarentum, pour rappeler les Enfers, leur sombre empire, monde enfouit sous la terre. Les poètes décrivent le royaume d'Hadès de manière très précise : dans l'Iliade et l'Odyssée, le chemin qui y mène passe par-dessus les confins de la terre et traverse l'Océan. Le monde souterrain serait composé de deux parties : le Tartare, prison des fils de la terre, et l'Erèbe, lieu de passage des âmes. Homère décrit ce royaume comme un "monde vague et ombreux habité par des ombres", où rien n'est réel. Selon Virgile, l'empire des morts est le lieu où les méchants sont punis et vivent de longs tourments, et où les justes sont récompensés dans un lieu de délices : les Champs-Elysés. Auguste a reprit et transformé ces jeux qui furent dédiés à Jupiter et Junon. De même, des cérémonies en l'honneur d'Apollon et de Diane eurent lieu, imposant aux jeux la célébration massive des dieux de la lumière.
5) Une multitude de dieux
"Certains, tandis qu'ils croyaient en Dieu sous de multiples aspects, ont, avec une crainte religieuse confuse, imaginé de nombreux dieux. " Mis à part les dieux du panthéon qui sont déjà en nombre suffisant, les Romains vénèrent également des dieux plus nombreux encore, et plus particuliers puisqu'ils diffèrent selon les familles : il s'agit des numina. Le numen est une volonté. "Le Romain (tout comme le primitif) projette dans les objets extérieurs et dans toute la nature quelque chose de semblable à sa propre vie. Il ne distingue pas encore entre le principe animateur, âme ou esprit, et la réalité matérielle agissante. Les numina sont à la fois esprit et corps ; ils sont surtout action. Le corps se cache généralement ou n'apparaît que furtivement. A tous les instants de son existence, dans tous ses actes, l'homme se sent à la merci de forces étrangères ; plus puissantes que lui, dont il subit les effets. Ces forces sont les numina ". Comme la nature dans laquelle il vit reste mystérieuse, comme ses actions elles-mêmes lui demeurent incompréhensibles, le Romain propose, pour essayer de les expliquer, l'existence de forces aussi nombreuses et aussi variées qu'il y a d'activités en lui et en dehors de lui. De là, la multiplicité à peu près indéfinie des numina. Chaque activité nouvelle a besoin d'un numen nouveau. Les numina ne sont d'ailleurs pas des métaphores commodes pour dissimuler une ignorance réelle. Ce sont des forces existantes, des volontés que l'on peut influencer dans un sens ou dans l'autre par des prières ou par des sacrifices, et qui se laissent déterminer par tel ou tel rite rigoureusement fixé, à la condition que toutes les règles soient observées. La religion romaine offre ainsi un caractère évident d'utilitarisme. L'homme sert les numina, et celles-ci à leur tour servent l'homme en secondant ses desseins.
Saint Augustin, en évoquant ces multiples numina et en faisant du polythéisme une critique impitoyable, n'avait pas pour but de présenter objectivement la religion romaine ni d'en faire l'histoire, mais d'en détacher les âmes, victimes en cela, selon lui, des tromperies du démon . On comprend toutefois qu'on ne puisse pas attribuer la grandeur de Rome à des dieux en charge d'une chose particulière et relativement minime dans la vie d'un homme voir de moindre importance. Comment concevoir que la grandeur de Rome soit due à Volupia, déesse du plaisir, à Lubentia, déesse du libertinage, à Vaticanus, numina veillant aux "vagissements des poupons" ou encore à Cunina qui veille sur leurs berceaux ? La liste de tous les dieux et la charge qu'ils occupent est trop longue à dresser, il faudrait plusieurs volumes uniquement pour les répertorier. La répartition entre les dieux est si détaillée, si précise, qu'elle en devient complètement ridicule : à quoi cela sert-il d'avoir plusieurs dieux en charge de la culture du blé, chaque dieu étant assigné à un moment de la culture, pire encore de voir des dieux en charge de telle ou telle partie de l'épi de blé ? Comment ceux qui se plaisent à créer une multitude de dieux inutiles peuvent-ils comprendre "la chaste étreinte de l'unique vrai Dieu" ? Cette spécialisation des dieux dans des fonctions de détail prouve que la grandeur de Rome ne peut leur être imputée car ils ne peuvent outrepasser la fonction et le domaine d'application qui est le leur. Comment un dieu peut-il avoir la charge et la responsabilité d'une cité entière alors que pour garder une porte on délègue trois dieux ?
La multiplicité des dieux et la trop grande et trop restrictive répartition des tâches qui leur sont attribuées pourraient être une explication à leur incompétence. Peut-être n'est pas la seule raison, mais c'en est une valable.
En résumé, les dieux sont incapables de procurer à l'homme ce qui excède leur domaine propre de compétence, et nous l'avons vu ce domaine est parfois très limité ; saint Augustin donne l'exemple de celui qui demande du vin aux Nymphes alors qu'elles ne peuvent lui procurer que de l'eau. Ainsi donc si ces dieux sont incapables de nous procurer le bonheur, durant notre passage sur terre, à plus forte raison sont-ils incapables de nous donner la vie et la félicité éternelle. En effet, on ne peut tout obtenir par un seul dieu et ils sont tellement nombreux qu'on ne sait qui invoquer et dans quelle circonstance. Donner un empire terrestre à des mortels est déjà chose impossible pour les dieux, comment pourraient-ils nous faire accéder à la vie éternelle et nous faire par là même devenir immortels ?
Chapitre II
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La nature des dieux
1) L'évhémérisme
Dans son roman, L'inscription sacrée, Evhémère nous apprend que les dieux sont en fait des hommes, en l'occurrence des rois puissants, qui ont été divinisés après leur mort, soit par reconnaissance de la part des sujets, soit simplement par flatterie. Il est rejoint dans cette idée par Cicéron qui explique : "La vie en commun des hommes a fait naître une coutume générale, une fois populaire, qui est un témoignage de gratitude et porte au ciel les hommes qui se sont signalés par des bienfaits d'ordre supérieur. C'est ainsi que sont devenus des dieux Hercule, Castor et Pollux et aussi Liber." On commence par adorer un disparu, on lui rend des hommages, on fait des sacrifices en son honneur, développant ainsi un culte qui s'établit parmi les proches, puis avec le temps et l'habitude ceci devient presque une loi et cela devient un devoir que de vénérer cet homme qui accède ainsi au statut de dieu, prouvant par là que ce sont les hommes qui font les dieux.
L'une des explications entourant le mystère des livres de Numa Pompilius se trouve peut-être ici ; il est possible que ces livres révélaient que les dieux que l'on prétendaient immortels n'étaient que des hommes morts auxquels, à force d'hommages postumes, on avait accordé la divinité. Reconnaître une telle nature des dieux ruinerait la religion romaine entrainant dans sa chute une cosmogonie fondée sur une théogonie bien déterminée. Saint Augustin profite de cette occasion pour dénoncer les démons qui auraient profité de cette méprise pour se faire adorer à la place des défunts en les faisant passer pour des dieux, s'il le faut à l'aide de quelques faux miracles ou autres prodiges qui renforcent la crédulité humaine.
La théorie d'Evhémère n'est pas la seule à donner une origine humaine à ces dieux. Hermès Trismégiste témoigne que les dieux égyptiens sont des hommes morts : "Ton grand-père, ô Asclépius, fut l'inventeur de la médecine ; on lui a dédié un temple sur la montagne de Lybie près du rivage des crocodiles et là repose l'homme terrestre qu'il fut, c'est à dire son corps. Car le reste de sa personne, ou plutôt toute sa personne, si l'homme tout entier est dans le sentiment de la vie, est retourné au ciel dans une condition meilleure ". Le mort est donc adoré comme le dieu qu'il devient, et son culte est célébré là où repose sa dépouille. Voilà comment certains hommes sont passés de l'état de simples mortels à celui de dieux illustres ; il en est ainsi d'Esculape et de Mercure par exemple. Les hommes ne pouvant créer des âmes sont obligés de puiser dans celles déjà existantes ; concernant les dieux fabriqués par des hommes, il pourrait alors s'agir des âmes des défunts que les vivants enferment dans des statues. Les dieux ont une double nature : leur âme et leur corps. Leur âme, c'est le démon qui provient de l'âme du défunt, leur corps, c'est l'idole fabriquée par l'homme. Les Egyptiens adoraient donc des morts ce qui rend invalide leur critique du culte des martyrs chez les chrétiens.
Il reste un point toutefois à éclairer concernant les idoles, leur représentation sous forme animale : "De là vient que les idoles sont appelées par les Egyptiens 'saints animaux'. " La phrase de l'Asclépius citée ci-dessus fait l'objet d'interprétations et de traductions différentes. P. De Labriolle traduit : "De là vient que ces créations de l'homme sont appelées par les Egyptiens 'de saints êtres animés' " ce qui exclu le problème de la forme animale des idoles égyptiennes, mais Ménard avait posé le problème de manière pertinente en traduisant : "C'est pourquoi les Egyptiens nomment animaux sacrés et honorent dans chaque ville les âmes de ceux qui les ont consacrées (fondées) durant leur vie, de façon que ces villes aient été civilisées par leurs lois et portent leurs noms". Certes il ne s'agit pas ici de dire que ce sont les âmes d'animaux qui sont enfermées dans les idoles, mais que ces idoles ont une forme animale bien qu'elles renferment les âmes d'hommes déifiés : ainsi la ville d'Hermopolis vénère son fondateur Hermès, qu'elle a divinisé, et il est représenté par un homme à tête d'ibis. A travers ces statues qui ont des traits animaux, c'est toujours l'âme d'hommes morts que l'on vénère.
Nous l'avons évoqué à l'instant la critique qu'Hermès faisait à l'égard des martyrs chrétiens. Lorsqu'il pleure la fin du culte égyptien, Hermès se désole surtout de ce que les temples qui renfermaient les idoles vont être remplacés par des monuments célébrant les martyrs chrétiens. Il est vrai que la terre d'Egypte fut le lieu de persécutions nombreuses, ce qui explique le culte particulier rendu aux martyrs dans ce pays "plus que dans les pays du monde entier". Le culte des martyrs donna lieu à quelques débordements : certains Egyptiens avaient coutume de conserver chez eux les restes de martyrs, sans les enterrer, afin de leur rendre des honneurs plus "directs". Les ennemis du christianisme virent dans le culte des martyrs une religion proche de la nécrophilie. Cette remarque s'explique par le fait que les dieux païens étaient des hommes défunts que l'on a divinisés après leur mort : Varron considérait même que tous les morts sont des dieux-mânes et que c'est pour cette raison que l'on doit observer certains rites funèbres comme des cérémonies offertes aux dieux.
Les rites funéraires comptaient parmis ceux que l'on se devait de respecter à tout prix. En effet, les païens accordent généralement une grande importance au corps des morts ; ainsi on trouve développés divers rites funéraires, devenus des rites sacrés, qui ont pour objet d'aider le défunt à aller au "Royaume des morts" c'est à dire permettre à l'âme de s'envoler vers sa dernière demeure, ou à empêcher son esprit d'errer éternellement en lui permettant de se réincarner par exemple. Une autre croyance consistait à dire que les morts qui n'avaient pas reçu de sépulture décente reviendraient se venger des vivants qui ne leur avaient pas rendu les derniers honneurs. Que ce soit pour le bien des morts comme des vivants de tels rites revêtaient un caractère d'obligation morale. Dans Antigone de Sophocle, la jeune nièce du roi Créon n'hésite pas à braver les interdits de la cité en allant enterrer le corps de son frère. Cet exemple montre plusieurs choses : tout d'abord, les proches ont le devoir moral d'ensevelir leurs défunts et ceci indépendamment des risques éventuels à encourir pour y parvenir, ensuite le fait d'être enterré est tellement important pour celui qui a perdu la vie que l'en priver est une punition des plus grave qui soit. Ces traditions ont fortement influencé les chrétiens qui se sont mis à prendre soin de donner une sépulture aux défunts, craignant que sinon ils ne se relèvent pas au jour de la résurrection.
Ceux qui suivirent l'enseignement d'Augustin demeuraient respectueux des morts sans donner à la sépulture une importance exagérée. Ainsi un chrétien qui demeure sans sépulture ne voit pas son âme en pâtir : le fait de laisser le corps être la proie des animaux n'empêche pas l'âme de s'élever vers Dieu. On peut tuer un homme mais on ne peut pas tuer son âme car nul n'est capable de tuer un homme deux fois : quand il est mort peu importe ce qu'il advient de son corps car ce qui demeure vivant c'est son âme et on ne peut l'atteindre en blessant le corps, qui plus est s'il est déjà mort. Augustin n'est pas le seul ni le premier à expliquer cela, de nombreux philosophes l'ont fait avant lui : l'exemple qui s'impose à nous est celui de Socrate qui se montre indifférent quant à ce que l'on va faire de son corps puisque seule son âme est immortelle et que nous ne sommes pas appelés à utiliser à nouveau le corps qui nous a déjà servi. Les cyniques, les épicuriens et les stoïciens se riaient de ces "superstitions absurdes", et répétaient la réponse de Théodore l'athée à Lysimaque qui le menaçait d'une mort sans sépulture : "Qu'importe que je pourrisse sur la terre ou au-dessous?".
De même il relève de cette tradition superstitieuse le fait de parer les morts ou d'ensevelir avec eux maintes richesses. La tradition voulait que le lit mortuaire soit orné des couronnes que le défunt avait méritées par exemple pour ses hauts faits athlétiques ou militaires ; sa tête devait être ceinte d'une couronne de fleurs ou de métal précieux, symbole de la victoire et récompense décernée après le combat de la vie. Cette habitude de couronner les morts vient d'Egypte, elle a été reprise ensuite par les Grecs et les Romains : il s'agissait pour les Egyptiens d'une réplique de la couronne de justice que reçoit le défunt aux portes des Enfers sous le sycomore sacré et qui lui ouvrirait les portes du "séjour des âmes". Les soins apportés au corps sont une "consolation pour les vivants" plus qu'un "soulagement pour les morts". Qu'importe la manière dont le corps est paré, c'est l'âme qui doit être belle quand elle se présente aux yeux du créateur.
Hermès Trismégiste n'a aucune raison de redouter le culte des martyrs. Les martyrs chrétiens ne se voient dédier ni sacrifices, ni cérémonies, ni temples en leur honneur, car ce ne sont pas eux que l'on vénère mais le Dieu au nom duquel ils ont donné leur vie. Lorsque ces martyrs sont évoqués devant l'autel qui abrite leur corps, c'est pour que nous gardions en mémoire leurs actions qui sont celles d'hommes ayant combattu pour que la vérité soit connue, la vérité de Dieu et non celle des hommes, et c'est en tant que dignes serviteurs de Dieu qu'on leur rend hommage, non en tant que dieux eux-mêmes. Lorsque nous célébrons les martyrs, nous célébrons surtout Dieu qui leur a rendu la victoire et la gloire possibles. La confusion entre celui auquel on rend grâce lors de ces rites est parfois renforcée par certaines coutumes. Il existe une coutume chrétienne, fort peu usitée d'ailleurs, qui consiste à apporter de la nourriture sur les tombeaux des martyrs. On pense que cette coutume pourrait provenir des parentalia romaines, où l'on apportait un repas aux défunts afin d'apaiser leurs âmes. Le refrigerium, puisque c'est ainsi qu'on la nomme, était pratiqué en Afrique (on sait que la mère de saint Augustin, sainte Monique, observait ce rite) mais était interdit à Milan par saint Amboise. Le tombeau de saint Pierre, à Rome, était le lieu tous les 22 février d'un repas funéraire ; la date fut conservée et devint le jour de la fête de la chaire de saint Pierre. Le principe d'une telle coutume n'est pas de sacrifier de la nourriture aux martyrs défunts mais de sanctifier ces aliments.
2) La déification des abstractions
les Romains avaient pour coutume de diviniser des abstractions, par exemple la Victoire qui est l'une des plus anciennes, la Peur, la Pâleur, la Fièvre, la Félicité, la Fortune... Elles avaient chacune leur temple et des sacrifices publiques avaient lieu en leur honneur. La déesse Fortuna est l'une de ces divinité abstraites qui connu la plus grande popularité à Rome: "elle personnifiait le sort, le destin, la chance, cette puissance vague et indéterminée qui passait pour exercer sur toute chose, sur tout être, sur tout événement, une action bonne ou mauvaise, bienfaisante ou malfaisante, durable ou passagère ". Le témoignage de Pline l'Ancien rapporte qu'au IIe siècle, les hommes étaient tellement sous l'emprise du sort qu'ils ne vénéraient plus que la Fortune : elle étaient considérée comme seule responsable de ce qui arrive aux hommes et c'est naturellement à elle qu'on adressait prières ou reproches. Or, le culte de la Fortune est marqué par des contradictions : la fortune est à la fois bonne et mauvaise selon les événements qu'elle provoque, et si la Fortune est vraiment fortune, il ne sert à rien de l'honorer puisqu'elle accorde ses faveurs au hasard, sans tenir compte des mérites de chacun, au contraire si elle est bienfaisante pour ses adorateurs elle n'est plus fortune car les événements qu'elle provoque ne sont plus fortuits.
Les païens comptent aussi parmi leurs divinités la Vertu, l'objectif visé n'est pas mauvais en soi, mais l'erreur réside dans le fait que la vertu n'est pas une déesse mais un don de Dieu que nous devons lui demander.
Saint Augustin s'étonne que certaines vertus n'aient pas été considérées comme dignes de citer parmi les divinités, il pense notamment à la tempérance, la force, la prudence, la sagesse. On peut penser que toutes étaient vénérées sous le nom unique de Vertu mais ceci est étonnant de la part des Romains dont on a vu qu'ils attribuaient même à des actes mineures des dieux particuliers. On comprend difficilement comment un peuple qui attribue plusieurs dieux à un simple épi de blé peut regrouper sous un même nom et sous un même dieu des vertus aussi différentes et pourtant toutes essentielles.
Tant qu'à vénérer de faux dieux, les Romains auraient pu se contenter de vénérer seulement deux dieux, la Vertu et la Félicité, car ces deux seules chose suffisent à celui qui les possède, elles comprennent à elles deux tous les devoirs et tous les espoirs. La Vertu est "l'art de vivre honnêtement et correctement ", elle comprend aussi l'intelligence, la Félicité permet d'obtenir tous les biens et par conséquent d'éviter tous les maux. Lorsque les Romains invoquaient tel ou tel dieu, c'était en vue d'obtenir quelque chose qui permettait d'accroître leur bonheur, pourquoi ne pas demander cela directement à la déesse concernée, c'est à dire la Félicité ? Les hommes auraient du accorder la priorité à la Félicité et la placer au dessus de tous les autres, et les dieux auraient du faire de même car eux aussi lui doivent beaucoup, en fait ils lui doivent tout ce qui fait leur bonheur. Mieux encore, les hommes soucieux d'être heureux devraient le demander au seul vrai Dieu capable de ce don, car en vérité la Félicité n'est pas une déesse mais un don de Dieu. Les Romains avaient toutefois compris que la félicité venait d'un dieu inconnu, donc qui n'est pas Jupiter, auquel ils ont donné le nom de la faveur qu'ils réclamaient. C'est à la recherche de ce Dieu inconnu que les Romains auraient du se lancer à corps perdu car lui seul est capable de donner aux hommes la félicité, faveur tellement grande qu'ils n'ont besoin d'aucune autre.
3) Des dieux crées par les hommes
Si l'homme est à l'origine de cette multitude de dieux dont nous avons parlé, c'est en des sens différents que l'on doit comprendre cela. De la fabrication des dieux par les hommes en passant par leur institution au sein de la vie quotidienne, il semble bien que l'homme joue un rôle prépondérant dans l'existence et la reconnaissance des dieux.
Dans un premier temps, nous allons étudier comment l'homme peut fabriquer des dieux, grâce à la théorie exposée par Hermès Trismégiste. L'Egyptien annonce que si certains dieux sont créés par le Dieu suprême, les autres sont crées par l'homme. Que signifie chez Hermès que les dieux soient crées par des hommes ? Lorsque nous parlons de dieux crées par l'homme nous parlons des idoles, effectivement fabriquées de main d'homme. Hermès reconnaît les idoles et en fait le corps des dieux, ce qui déjà va bien au-delà de ce que nous considérons comme des idoles, c'est à dire des représentations des dieux par des images, eidôlon, qui peuvent être aussi bien des statues que des symboles matériels de leur puissance, et qui deviennent objet de culte. Hermès expose que les idoles dont il est question sont bien plus que de simples statues, ce sont : "des statues animées, pleines de sensibilité et d'esprit, qui opèrent de si grandes et de si belles choses ; des statues qui prévoient l'avenir et le prédisent par le sort, par les devins, par les songes et de bien d'autres manières, rendant les hommes malades et les guérissant, dispensant tristesse et joie selon les mérites. Ignores-tu, ô Asclépius que l'Egypte est l'image du ciel, ou, plus exactement, le pays où est transféré et descend tout ce qui se décide et s'exécute dans le ciel ? Et pour dire plus vrai, notre terre est le temple du monde entier ". Il fait ici allusion à l'immense étendue des pouvoirs de ces dieux présents sur terre par l'action des hommes ; on retrouve les différentes pratiques divinatoires pratiquées en Egypte comme l'oniromancie, l'astrologie, l'extispicine (examen des entrailles), l'examen du vol et du chant des oiseaux, la lécanomancie, qui consiste à mettre dans de l'eau des pierres et des lames de métaux précieux afin d'en tirer des présages, la chiromancie... etc.
Hermès explique qu'il est possible d'enfermer des esprits dans des objets concrets, tout en leur laissant le pouvoir de nuire, ou au contraire d'être favorable, à celui qui lui rend des honneurs divins. Il existe donc un art de "faire des dieux", qui consiste à unir un esprit invisible et immatériel, à un objet visible et matériel, opération qui a pour effet de transformer cet objet en idole aux ordres de l'esprit qui la possède. Cet art donné aux hommes leur confère un statut remarquable : "Puisque notre entretien a pour objet la parenté et la solidarité entre les hommes et les dieux, rends-toi compte, ô Asclépius, de la force et de la puissance de l'homme. De même que le Seigneur le Père ou, pour lui donner son titre suprême, Dieu, a produit les dieux du ciel, de même l'homme a formé les dieux qui sont dans les temples, satisfaits du voisinage de l'homme ; non seulement il reçoit la lumière, mais il la donne à son tour ; non seulement il progresse vers Dieu, mais il crée des dieux".
"Ainsi l'humanité, toujours fidèle au souvenir de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la divinité. De même que le Père et Seigneur a fait les dieux éternels à sa ressemblance, de même l'humanité a façonné ses dieux à la ressemblance de son propre visage ". L'homme en se faisant créateur de dieux tente de se faire l'égal du Père, comme lui, il crée des dieux à sa ressemblance. Cependant, si les dieux crées par le Père à sa ressemblance sont des êtres divins par nature, qu'en est-il des dieux crées par l'homme ? Comment un homme qui n'est pas un être divin peut-il crée des dieux ? On ne peut faire plus que ce que l'on est, un être mortel et imparfait ne peut créer un être immortel et imparfait, en somme, de par leurs natures respectives, les hommes ne peuvent pas faire des dieux. L'homme qui vénère ce qu'il a fait de ses mains au point de s'y soumettre perd sa dignité d'homme et par là même cesse d'être homme.
Le problème de l'idolâtrie a été traité de manière presque "psychologique" par Athénagore : "Sont-ce donc Néryllinos, Protée, Alexandre qui opèrent ces prodiges autour de leurs statues, ou la constitution de la matière ? Mais la matière est de l'airain ; qu'est-ce que l'airain peut par lui-même, lui auquel il est possible de donner une autre forme ? ". Il y a des prodiges autour des statues d'après les témoignages des hommes, mais on ne sait qu'elle est la cause de ses prodiges. Puisque certains phénomènes sont rapportés par l'homme comme étant des prodiges, il est possible que ces prodiges ne soient que le fruit de "mouvements irraisonnés et fantaisistes de l'âme", autrement dit, il est possible que ces prodiges soient le résultat de l'influence de démons sur des hommes qui veulent voir dans les statues qu'ils ont crées quelque chose de divin. Ce ne sont donc pas les statues qui accomplissent des actes extraordinaires, mais l'imagination des hommes guidée par les démons. Saint Augustin est lui aussi en faveur d'une explication "psychologique" de l'idolâtrie : il est tellement absurde de vénérer un objet inerte que l'on veut y voir des êtres vivants et intelligents. Ainsi, les païens voyaient derrière un bloc de bois ou de métal le refuge d'une espèce vivante, impression renforcée par le fait que les statues avaient souvent forme humaine. L'homme qui se trouve devant une statue humanoïde reconnait une forme habituellement douée d'intelligence et de vie, même si il sait qu'elle n'est qu'un signe, il va naitre en lui le sentiment que cette statue contient une divinité cachée.
On retrouve dans l'oeuvre hermétique une prophétie annonçant que la religion païenne égyptienne verrait bientôt sa fin arriver : "Toutefois, puisqu'il sied au sage de tout savoir à l'avance, il ne vous est pas permis d'ignorer ceci : un temps viendra où apparaîtra vain, pour les Egyptiens, d'avoir observé avec un esprit pieux et un scrupule rigoureux le culte des dieux". Cette prophétie peut être rattachée aux persécutions chrétiennes contre les païens au temps de Constance, ou entre 384 et 391, à moins qu'elle ne soit simplement un exemple parmi tant d'autres du genre apocalyptique très répandu à cette époque. On retrouve également ce type de récit chez les Juifs, dans les Oracles sibyllins, et probablement aussi en Perse. Ainsi, dans le livre de Zacharie, on lit la prophétie suivante : "En ce jour-là - oracle de Yahvé - j'extirperai du pays le nom des idoles, qui ne seront plus mentionnées ". L'exemple le plus frappant de prophétie juive concernant la fin du culte égyptien est chez Isaïe, dans l' "oracle contre l'Egypte" : "Voici que Yahvé, monté sur un léger nuage, vient en Egypte. Les idoles de l'Egypte tremblent devant lui et les Egyptiens sentent leur coeur défaillir ". Avec la fin de l'idolâtrie, les hommes se libèrent peu à peu des dieux qu'ils ont faits, pour mieux s'en remettre au Dieu qui a fait l'homme.
On remarque chez Hermès Trismégiste de nombreuses affirmations tout à fait proches de celles de saint Augustin concernant Dieu, ce qui d'ailleurs le rend coupable de ne pas avoir honoré Dieu alors qu'il le connaissait, accusation de la plus haute gravité. Pourtant, comme nous allons le voir, Hermès Trismégiste a dénoncé l'art de faire des dieux et l'idolâtrie.
L'homme se distingue de l'animal par sa raison, qui lui confère une supériorité sur tous les êtres qui n'ont pas reçu ce don. L'homme a réussi à découvrir la nature divine et à la réaliser, ce qui lui a permit de fabriquer des dieux. Mais ce faisant, il se méprenait sur la notion de dieu. Les hommes n'avaient pas le pouvoir de produire des âmes, alors celles qu'ils faisaient entrer dans des objets matériels étaient les âmes de démons ou bien d'anges, qui acquéraient le pouvoir de faire le bien ou le mal sur terre. Saint Augustin affirme qu'Hermès reconnaît que cet art est une "grave erreur", né de l'incrédulité et de l'aversion des ancêtres pour le culte et la religion divine. On peut cependant mettre en doute ici les propos de l'évêque d'Hippone, non que sa bonne foi soit remise en cause, mais plutôt que sa compréhension de l'hermétisme soit sur ce point défaillante. Il est en effet peu probable qu'Hermès Trismégiste ait dit que l'art de faire des dieux était le fruit d'une erreur. Il semble plutôt qu'il ait voulu expliquer que l'idolâtrie était le seul remède que l'on ait pu trouver contre l'incrédulité des hommes, ainsi grâce aux idoles les hommes eurent une religion, ce qui ne serait sans doute jamais arrivé sinon, étant la sécheresse et l'inintérêt des hommes de cette époque pour les choses spirituelles et religieuses. L'idolâtrie apparaît alors comme tout à fait favorable à la religion puisqu'elle permet de mettre en place un culte et un esprit religieux. C'est cette interprétation qu'ont choisi des auteurs comme Lagrange et Festugière.
Saint Augustin au contraire considère que l'idolâtrie est ce qui rend l'homme captif de démons qui profitent de l'erreur humaine. Les idoles en elles-même ne sont rien, elle n'ont ni vie ni sens, mais lorsque par l'action de l'homme elles se trouvent emplies par un esprit démoniaque, elles peuvent alors se faire les maîtres de leurs nombreux adorateurs. La bible met en garde contre les idoles et ce qui se cache derrière : "Nous savons qu'une idole n'est rien ; mais quand les païens sacrifient, c'est aux démons qu'ils sacrifient et non pas à Dieu. Je vous défends de devenir les associés des démons ".
Il existe une autre manière de faire des dieux, non par des procédés théurgiques, mais en distinguant plusieurs catégories de dieux à la manière de Scévola. Scévola distingue trois catégories de dieux : les dieux des poètes, les dieux des philosophes et les dieux des chefs d'Etat. La catégorie des dieux des poètes est sans valeur car elle est erronée par la fiction ; les poètes représentent les dieux de telle manière que ceux-ci sont malhonnêtes, adultères, et adeptes de toutes sortes de vices. Ce sont eux qui créent des dieux par la représentation qu'ils en font et l'image qu'ils nous en donne. La catégorie des dieux des philosophes ne convient pas aux Etats pour deux raisons : tout d'abord elle contient du superflu, ce qui en soi n'est pas nuisible il est vrai. Mais, et ceci est de plus grande importance, elle contient certaines connaissances qui seraient nuisibles si elles venaient à être connues du peuple. Par exemple, certains des dieux qui sont honorés ne sont pas des dieux mais des hommes qui ont vécu à une époque antérieure et qui sont morts. Il y a encore le fait que les cités sont remplies de représentations fausses des dieux, car un dieu n'a ni sexe, ni âge, ni visage particulier. En matière de religion, il semble qu'il soit parfois préférable, de l'avis de Scévola, de tromper le peuple. Si les philosophes ont des dieux qui ne peuvent être partagés avec les autres citoyens, ne doit-on pas penser que cet élitisme religieux fait des philosophes des créateurs de dieux qu'eux seuls peuvent comprendre ou sont à même de tolérer ? Les dieux des chefs d'Etat sont représentés de manière contraires à la nature des dieux car on leur attribut des particularités humaines physiques, mais ceci est fait pour le bien de la cité et n'est donc pas répréhensible. On créer donc des dieux sur mesure selon le public auquel ils sont destinés.
Scévola est rejoint par Varron qui distingue trois genres de théologie, dans le sens où théologie signifie ici "science rationnelle des dieux". La première forme de théologie qu'il distingue est la théologie mythique : elle est également appelée "fabuleuse". "On nomme mythique la théologie qu'on trouve surtout chez les poètes". Cette forme de théologie contient beaucoup de fictions qui participent à rendre indignes ces dieux par les actes immoraux qu'ils commettent fréquemment, et à les dépeindre d'une manière contraire à ce qu'on figure d'ordinaire de la nature de dieux. On notera d'ailleurs que Varron lui-même a critiqué ces "fables mensongères" en reconnaissant qu'elles n'étaient qu'injures à la face des dieux. Varron retrouve ici les "dieux des poètes" de Scévola. Il ne s'en éloigne guère nonplus quand il est question de la théologie physique ou naturelle autrement dit "celle des philosophes...". Il dit encore d'elle : "c'est celle sur laquelle les philosophes ont laissé un grand nombre de livres où ils se demandent : que sont les dieux ? où résident-ils ? quelle fut leur origine ? leurs qualités ? datent-ils d'une certaine époque ou sont-ils éternels ? tirent-ils leur principe du feu comme le pense Héraclite, ou des nombres comme l'affirme Pythagore, ou des atomes comme le prétend Epicure ? et autre questions qu'il est plus facile d'entendre poser entre les murs d'une école qu'au-dehors sur le forum." La dernière forme de théologie qu'il distingue est la théologie civile : " celle des peuples". La théologie civile est "celle que dans les villes les citoyens et surtout les prêtres doivent connaître et mettre en pratique. On y trouve quels dieux chacun doit officiellement honorer, par quels rites et quels sacrifices." Ce genre de théologie est le mieux approprié à la cité.
Varron accorde tout son intérêt à la théologie naturelle qui se rapporte au monde, qui est pour lui la meilleure des choses possibles, et qui est doué de raison.
Quant aux deux autres sortes de théologie, elles ne sont peut-être pas aussi distinctes que ça. En réalité, il n'y a peut-être pas autant de différence entre la théologie civile et la théologie fabuleuse que Varron le laisse paraître à travers sa tripartition de la théologie. En effet, dans ces deux sortes de théologie les dieux sont institués par les hommes, contrairement à la théologie exposée par les philosophes où les dieux sont naturels. Plus encore, ce que proposent les poètes, les citoyens l'acceptent ; la cité se fait la complice de la poésie même lorsque celle-ci répand mensonges et infamies. La ressemblance doit être grande entre ce qui se passe dans les temples et ce que l'on joue dans les théâtres pour que personne ne s'offusque de ce que jouent les acteurs. Il suffit de regarder les statues qui ornent les temples pour se rendre compte qu'elles correspondent avec les descriptions que donnent les poètes de ces mêmes dieux. On peut comprendre l'influence des poètes puisque ceux-ci oeuvrent dans le but de séduire leur public ; ainsi et pour leur malheur, les hommes ont préféré ce qui les a séduit en leur étant agréable à ce qui était plus ardu mais leur aurait été plus utile.
On comprend ainsi que Sénèque n'hésite pas à classer la religion civile au rang des superstitions. Ce que nous savons de la pensée de Sénèque au sujet de religion romaine nous vient en grande partie de sa correspondance avec saint Paul, correspondance qui est seulement supposée avoir existé. La dernière lettre confirmerait la rumeur selon laquelle Sénèque se serait converti au christianisme à la fin de sa vie. Saint Augustin mentionne un traité contre la superstition qu'aurait écrit Sénèque et dont on n'a aucune trace sinon une vague allusion par Tertullien, Apolog., XII. et par Diomède, Grammat. Lat. , I. Ce qui est important, c'est que dans ce traité consacré à la superstition, Sénèque attaque violemment la théologie civile. Il dit en parlant des idoles : "On rend un culte à des êtres sacrés, immortels, inviolables, dans une matière absolument vile et inerte ; on leur prête des formes d'hommes, de bêtes sauvages, de poissons ; parfois un double sexe et des corps composites ; et l'on appelle dieux ces êtres qui seraient pris pour des monstres si, devenus vivants, ils se présentaient tout à coup.". Sénèque fait ensuite l'éloge de la théologie naturelle en la comparant à la théologie fabuleuse. Entre un dieu sans corps comme en propose Platon (ou un dieu sans âme comme celui que décrit Straton) et les dieux que présentent les poètes au peuple romain, il choisit de faire confiance aux philosophes. Concernant certains rites, les galles et les cérémonies en l'honneur de la Grande Mère, lors desquels les hommes se mutilent en hommage de leurs dieux, Sénèque affirme que c'est là l'oeuvre de déments qui ne sont pas reconnu comme tels parce qu'ils sont trop nombreux et que c'est ce nombre élevé de pratiquants qui les classe dans la normalité. Le mythe de Cybèle et Attis a en effet donné lieu à un culte particulièrement sanglant : lors des fêtes en l'honneur de la déesse et de son amant, les prêtres se tailladaient le dos et allaient parfois jusqu'à s'émasculer, comme le fit Attis après avoir trahi Cybèle. La violence de ces rites avait de quoi choquer non seulement les chrétiens mais aussi certains païens et c'est pourquoi ils suscitèrent une longue polémique en leur temps déjà, comme d'ailleurs les bacchanales qui furent finalement interdites par le Sénat en 186. Quand à la soi-disant normalité des prêtres qui se mutilent, il ne faut pas oublier que celui qui est leur modèle, Attis, s'est émasculé dans un accès de folie lorsque Cybèle, dévorée par la jalousie, s'opposa à son union avec la nymphe qu'il aimait et pour laquelle il avait renoncé à l'amour chaste que lui vouait la Grande Mère. Nous pouvons ici encore rappeler l'affaire des bacchanales, il semble évident que les Bacchantes se livraient à de tels excès parce qu'elles étaient en proie au délire et c'est cet état anormal et pathologique qu'Augustin considère comme incompatible avec la pratique d'un rite sacré.
L' attitude que doit avoir le sage est de se plier aux célébrations établies par le culte, mais en gardant à l'esprit que celles-ci sont ordonnées par la loi et que le culte est plus une coutume que l'expression d'une vérité. Les cérémonies officielles font parties intégrantes de la vie publique et c'est au nom du rôle politique qu'elles jouent qu'elles doivent être maintenues. Le respect du culte n'implique pas qu'on y adhère personnellement, mais en tant que citoyen on se doit d'y participer. Par conséquent, l'athéisme est conciliable avec le respect du culte établi. La théologie civile est pleine se superstitions ou plutôt elle est une superstition car elle se fait coutume et contraint les hommes à célébrer des dieux dont la vérité non seulement n'est pas prouvée mais est même récusée par beaucoup.
Parmi les superstitions de la théologie civile, Sénèque dénonce les rites juifs, en particulier le sabbat, il considère que la trop grande fréquence de cette fête, un jour par semaine, est économiquement nuisible. On pense que, les Juifs ayant à cette époque le monopole de certains commerces, leur inactivité hebdomadaire gelait le commerce, d'où la critique que leur adresse Sénèque qui, il est vrai, n'aime pas ce peuple. Le repos du samedi s'étendit même chez les païens et cela pour deux raisons présumées : la première est qu'étant donné le rôle stratégique de la population juive dans l'économie d'un Etat, le plus simple était de se mettre également au repos ce jour-là. L'autre raison que l'on peut invoquer résulte de la superstition romaine : un jour chômé est lié à l'idée d'un jour néfaste, et si les Juifs respectent si scrupuleusement le sabbat c'est que leur expérience doit les avoir convaincus de cette nécessité. Il est donc préférable de les imiter afin d'éviter tout événement funeste qui pourrait arriver à ceux qui ne se plient pas à cette loi. Ici encore la superstition l'emporte sur la raison et la connaissance ; toute personne ayant quelques connaissances sur les traditions juives aura compris que les Juifs respectent le sabbat non par superstition mais par obéissance à un commandement du Décalogue : "Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier ".
Nous trouvons une autre hypothèse sur le problème de la nature des dieux grâce aux "dieux choisis" de Varron. Varron cite comme dieux choisis : Janus, Jupiter, Saturne, Génius , Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus , Liber-Père , Tellus, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus, Vesta. On sait que les vingt dieux cités ci-dessus sont appelés "dieux choisis", cependant la raison dudit choix est incertaine et l'on se demande selon quel critère ces dieux ont été choisis. Varron abordant un chapitre sur ces dieux dit : "je vais parler en ce livre des dieux nationaux du peuple romain, dieux à qui on a dédié des temples, à qui on a voué l'hommage distinctif de nombreuses statues." Augustin propose deux solutions pour expliquer le choix de ces dieux : il s'agit soit des dieux ayant les fonctions les plus importantes dans le monde, soit de dieux qui bénéficient d'une telle notoriété qu'un culte plus important leur est consacré. La première hypothèse ne saurait être la bonne car certains des dieux choisis se voient attribuer des fonctions tellement mineures que d'autres dieux qui ne sont pourtant pas au nombre des dieux choisis, ont des champs d'action plus vastes et plus importants ; ainsi ces dieux ne tirent pas leur rang privilégié de charges particulièrement éminentes. Il semble que la seule chose dont ils peuvent se prévaloir c'est d'être plus connu que les autres dieux ; les dieux ne sont pas à l'abri de l'oubli et leur gloire n'a parfois qu'un temps, ironie du sort pour ces êtres prétendus immortels.
Si l'on considère la liste des dieux choisis, on s'aperçoit que cette liste est plus le fruit du hasard que de la réflexion d'un esprit raisonnable, est-ce à dire que les dieux ont été choisis par hasard plus que par raison ? Si les dieux sont choisis par hasard, c'est sur l'intervention de la Fortune qui est capable, selon son bon plaisir d'accorder la gloire à tel dieu plutôt qu'à tel autre. Comment expliquer que la Fortune elle-même a été victime de mauvaise fortune puisqu'elle ne figure pas au nombre des dieux choisis?
Les anciens ont crées des idoles en pensant que les hommes initiés aux mystères de la doctrine pourraient, en les regardant, "saisir par l'esprit l'âme du monde et ses parties, c'est à dire les dieux véritables ". L'interprétation que donne saint Augustin de la théorie empruntée par Varron aux stoïciens est la suivante : ces idoles ont une apparence humaine conformément à l'idée selon laquelle l'âme des mortels présente dans le corps humain ressemble à l'âme immortelle. Ainsi la statue à forme humaine signifie l'âme raisonnable car elle contient en général la nature de l'âme, nature dont est constitué Dieu. Le corps est à l'image d'un vase, un réceptacle pour l'âme ; le contenant signifie le contenu. Rappelons toutefois que pour les stoïciens, Dieu s'identifie au monde, plus précisément à l'âme du monde, et c'est l'âme du monde, non pas celle des hommes individuels, qui est immortelle. Les sages sont une exception puisqu'ils jouissent d'une sorte d'immortalité dans les astres qui dure jusqu'à l'embrasement final de l'univers annonçant la reconstruction d'un nouveau monde qui vient remplacer l'ancien.
Augustin dénonce les erreurs de Varron et des stoïciens : il rappelle que l'âme humaine est faite par Dieu et non avec lui, l'homme est bien une créature de Dieu et non l'une de ses parties. Dieu n'est pas l'âme de toute chose mais le créateur de toute âme. Varron reconnaît que Dieu est l'âme du monde et que le monde lui-même est Dieu. Le monde, qui comme l'homme est composé d'un corps et d'une âme, n'est appelé Dieu que par la présence de son âme. Le corps de Dieu pris séparément n'est pas Dieu, en revanche l'âme seule ou accompagnée du corps est Dieu. Varron justifie la multiplicité des dieux en divisant le monde entre ciel et terre, le ciel se partageant lui-même entre l'éther et l'air, et la terre entre eau et terre ferme. Ces éléments sont hiérarchisés avec au sommet, l'éther, puis l'air, l'eau et enfin la terre. Toutes ces parties sont remplies d'âmes dont la nature diffère selon le niveau où l'on se trouve : ainsi l'éther et l'air regroupent des âmes immortelles, avec tout en haut les âmes éthérées que sont les dieux célestes et plus bas les âmes aériennes que notre intelligence et non nos yeux voient et qui sont les héros, lares et génies, et l'eau et la terre qui contiennent des âmes mortelles. "Les dieux véritables sont l'âme du monde et ses parties.". Une telle théorie permet de comprendre pourquoi on disait de Janus qu'il était le monde ; ceci s'explique d'autant mieux que Janus est le dieu du commencement, il était d'ailleurs vénéré par les Latins primitifs comme l'origine de tout, et que le monde va sans cesse, entraîné par un mouvement circulaire.
La théorie stoïcienne que Varron reprend à son compte engendre des incohérences au sein même du panthéon : nous venons de le voir Janus est le monde, or on dit aussi de Jupiter qu'il est le monde car il est le dieu des causes de tout ce qui arrive, il est ce par quoi tout s'accomplit. Si Janus est le monde qu'est Jupiter ? Il ne peut être l'âme du monde sinon cela signifie que Janus en est le corps, ce qui est impossible puisque le corps du monde n'est pas ce qui fait du monde un dieu. Jupiter ne peut être une partie de Janus car les poètes disent de lui qu'il est l'univers, que "Tout est plein de Jupiter ". Si Jupiter est un dieu et, comme on le prétend traditionnellement, le roi des dieux, il doit être identifier avec le monde et ainsi peut régner sur les autres dieux, ses parties. On peut rappeler ces vers qu'Augustin prête à Varron mais qui sont vraisemblablement de Valérius de Sora : "Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, Père et mère des dieux, unique dieu et à lui seul tous les dieux." Comme Jupiter et Janus ne peuvent tous deux être le monde puisqu'il n'y a qu'un monde, que signifie la distinction entre les deux divinités ? Cause et origine sont des choses différentes mais peut-être pas au point qu'on leur rapporte des dieux distincts. Un homme peut exercer deux fonctions différentes, dans des domaines différents, ainsi on peut penser un seul dieu qui cumulerait ces deux postes. Mais alors rien n'empêche ce dieu de cumuler plusieurs postes et d'avoir de multiples pouvoirs : Jupiter peut être à lui seul autant de dieux et avoir autant de noms qu'il y a de pouvoirs et d'attributs qui lui sont possibles, ce qui inclue une infinité de possibilités. La pluralité des dieux est un leurre, il n'y a qu'un seul dieu, ce que l'on appelle à tord les dieux sont les différentes parties ou attributs de Jupiter.
Selon Varron, Dieu, âme du monde a besoin d'un corps, le monde, pour être complet. Chaque partie du monde, dirigée par Dieu devient Dieu. Ce qui n'est que création de Dieu devient Dieu, et la multiplicité des créations divines engendre la multiplicité des dieux. L'erreur des païens on le voit est d'avoir adorer non le créateur mais les fruits de sa création. C'est le monde, et toutes les parties qui le composent qui sont adorés tels des dieux. L'erreur est d'autant plus grave que des esprits malfaisants on profité de cette situation pour se voir attribuer le culte, ou du moins influencer les hommes suffisamment pour qu'ils sombrent dans l'ignoble et l'obscène.
4) les dieux sont des démons
Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises que certains esprits malfaisants, que des êtres vils auraient abusé les hommes ou profité de leur crédulité pour se faire adorer à la place des dieux, devenant par là même des dieux. Ces créatures dont il s'agit sont des démons. Il faut prendre garde cependant au terme "démon" qui prend des sens différents selon la philosophie dans laquelle il s'inscrit. Nous allons voir ici les principaux sens du mot "démon" en étudiant tour à tour sa signification chez Platon, puis chez Apulée, et enfin chez saint Augustin.
Observons auparavant comment les démons ont réussi à pénétrer la religion romaine. "Tirant parti des âmes de certains morts et sous l'apparence de créatures de ce monde, désirant passer pour des dieux, ils se sont complus avec une orgueilleuse impudicité dans des honneurs prétendus divins qui n'étaient qu'abominations et turpitudes, et ils ont envié aux âmes humaines leur conversion au vrai Dieu ".
L'origine plus qu'obscure des rites nous incite à croire que ceux-ci auraient pu être effectivement dictés ou du moins inspirés par les démons. On prétend que l'origine des rites remonte à Numa Pompilius qui les aurait institués, et un récit de Varron relate ce qu'il est advenu des livres que Numa avait écrit à ce sujet. On retrouva par hasard enfouis près du tombeau de Numa Pompilius, les livres où il avait consigné les causes des institutions religieuses. Ces livres furent confiés au Sénat qui après en avoir lu quelques parties, ordonnèrent qu'ils soient brûlés. Il ne fait aucun doute dans l'esprit de saint Augustin que si les livres ont, non seulement été cachés au peuple, mais détruits afin que nul ne puisse jamais les lire, c'est que leur connaissance ruinerait à coup sure la religion instituées. Que pouvaient donc avoir de répréhensible ces causes pour devoir être cachées à tout jamais ? Le roi a voulu emporter son secret dans sa tombe, aurait-il eu quelque chose à se reprocher concernant les fondements de la religion romaine ? Pour saint Augustin, ce mystère autour des livres de Numa est la preuve que le roi aurait eu commerce avec des démons, et qu'il conservait dans ces livres les moyens de s'entretenir avec eux. Une telle explication justifierait l'attitude de Numa : ne voulant mettre personne au courant de ses accords abominables, mais craignant en même temps qu'en détruisant les documents il perde l'accès au secrets des démons et s'attire leur colère, il choisit de les mettre là où il pensait que personne ne les trouverait : près de son tombeau. Le Sénat ne pouvait conserver ces livres car il aurait du soit condamner la religion des ancêtres, soit s'afficher comme étant d'accord avec Numa Pompilius, ce qui le rendait complice d'une abomination. De plus, on ignore quelle aurait été la réaction du peuple romain face à une telle révélation, nul doute que cela aurait provoquer le trouble des institutions politiques, puisque nous l'avons déjà expliqué, religion et politique marchaient de concert à Rome. Les conséquences qu'une telle révélation auraient eu sur l'ordre civiles était trop graves pour que Sénat veuille courir le risque, et les secrets du roi retournèrent au silence de manière définitive tandis que le culte était maintenu.
Le mystère autour de Numa et de l'origine des rites religieux romains est renforcé par une légende qui veut que Numa ait été aidé dans son entreprise par Egérie, une nymphe qui ne serait autre que la fille de Vesta, ce qui expliquerait le culte particulier rendu à la déesse à Rome. Les démonomanes font d'Egérie un démon succube, tandis que les cabalistes voient en elle un esprit élémentaire, vraisemblablement une ondine ou une salamandre. Numa Pompilius est parfois considéré comme un puissant magicien, dont on dit qu'il avait encore plus de pouvoir sur les démons que sur les hommes. On entend à son sujet toutes sortes d'histoires extraordinaires dont celle racontée par Denys d'Halicarnasse : "ayant invité à souper bon nombre de citoyens, il leur fit servir des viandes simples et communes en vaisselle peu somptueuse ; mais dès qu'il eut un mot, sa diablesse vint le trouver, et tout incontinent la salle devint pleine de meubles précieux, et les tables furent couvertes de toutes sortes de viandes exquises et délicieuses ".
D'autre part, les dieux que vénèrent les Romains ne sont pas des dieux justes mais des "esprits de malice", des démons ; ils ont prédit à Sylla des victoires mais aucun ne l'a mis en garde contre ses passions. Ils l'ont laissé tuer la République . Ils n'auraient pas du lui montrer ses victoires mais plutôt l'horreur de ses crimes. Ces "dieux" se livrent facilement à la prévision et à la révélation pour se faire passer pour des dieux et être adorés en tant que tels. Grâce aux augures et aux présages, ils se présentent comme doués pour la science de l'avenir et attestent de leur présence, ils ont également trouvé un moyen de pression sur les hommes.
Comme nous l'avons souligné, le terme "démon" revêt des significations très différentes selon le contexte philosophique dans lequel il se trouve. Voyons dès à présent sa signification chez Platon.
Platon distingue trois classes parmi les êtres vivants raisonnables : les dieux qui occupent la région la plus haute, c'est à dire le ciel, les hommes qui résident sur la terre, la partie la plus basse et enfin les démons qui sont dans l'entre-deux par rapport aux dieux et aux hommes : l'air. D'un point de vue hiérarchique, les démons se situent également entre les dieux et les hommes. Comme les dieux, ils sont immortels, et ils partagent avec les hommes les passions de l'âme.
Comme nous le montre la distinction entre les trois types d'êtres raisonnables, les démons éprouvent des sentiments humains. Les démons au sens platonicien sont victimes de passions, mais peuvent-ils les dominer ? Notre capacité à nous affranchir des passions réside dans la partie supérieure de notre âme, celle qui abrite la sagesse et la raison, autrement dit notre esprit. Or, chez les démons, c'est cette partie, l'esprit, qui est sujette aux flux passionnels. On comprend que les démons soient enclins à tromper les hommes, au nom de leur avidité et des nombreux vices qui sont en eux. Ils éprouvent leurs passions de manière suffisamment forte pour que les fictions des poètes les enchantent. En excluant les poètes de la cité, Platon ne prive pas de jeux scéniques les dieux mais les démons, seuls êtres, avec les hommes, qui puissent trouver du plaisir dans les représentations théâtrales qui sont en cause. En privant les démons du plaisir que leur procuraient ces pièces, Platon a voulu protéger les hommes et les tenir éloignés de l'obscénité au nom de la vertu. Ceci revient à dire que les démons ne sont pas des êtres purs car ils peuvent désirer des choses mauvaises, contrairement aux dieux. Or, Platon a une très haute estime pour le démon qui accompagnait Socrate et l'avertissait des obstacles qui allaient croiser sa route. Que doit-on penser des démons dont on condamne les divertissements tout en les honorant ? Peut-on dire qu'il y a de bons et de mauvais démons ? Si l'on considère la terminologie chrétienne du mot "démon", il ne peut y avoir de bons démons, le démon étant par définition mauvais. L'Eglise nous enseigne que les démons "sont des anges tombés, qui, privés de la vue de Dieu depuis leur révolte, ne respirent plus que le mal et ne cherchent qu'à nuire ". Pris dans un sens platonicien, le démon perd son sens péjoratif, c'est un intermédiaire entre les dieux et les hommes. Nous trouvons dans le Banquet de Platon, l'exposition de ce qu'est un démon puisque selon Diotime, l'Amour est un démon. Un démon n'est un mortel ni un immortel, il est la position intermédiaire entre les deux. Le démon a pour fonction d'être un messager entre les dieux et les hommes : il transmet aux dieux les prières et les sacrifices des hommes, et rapporte aux hommes les ordres divins, ainsi c'est lui qui intervient dans toutes les pratiques de la divination et de la magie : les rêves prophétiques ne sont pas un message envoyé par les dieux au rêveur, c'est un démon qui agit pendant le sommeil pour faire connaître à celui qui a été choisi les intentions ou les messages des dieux. Il n'y a pas de liens directs entre les dieux et les hommes, les dieux ne se mêlant pas à des êtres aussi inférieurs que sont les hommes, et la position intermédiaire des démons est donc indispensable. Nous avons évoqué plus haut la nécessité d'un moyen terme pour unir deux éléments, c'est justement ce rôle qui est confié aux démons : "placé entre les uns et les autres, il remplit l'intervalle, de manière à lier ensemble les parties du grand tout ".
Parce ce qu'ils sont au milieu, les démons ne devraient être ni tout à fait heureux comme le sont les dieux, ni malheureux comme les hommes. Mais comme ce sont des êtres doués de raison, ils ne peuvent être ni heureux ni malheureux, à l'image des plantes ou des animaux : leur raison leur impose d'être soit heureux soit malheureux. Il en est de même concernant l'éternité des démons : ils ne peuvent être ni mortels, ni éternels. Afin de conserver leur médiété, les démons doivent avoir un caractère commun avec les dieux et un commun avec les hommes ; ainsi ils ne sont ni dieux ni hommes. Ils doivent donc être des mortels heureux ou des immortels malheureux, or les platoniciens affirment que les démons ont l'immortalité. Les démons partagent donc avec les dieux l'immortalité, et avec les hommes la misère. Cette solution nous parait toutefois bien expéditive : le démon aurait très bien pu sans être ni complètement heureux, ni totalement malheureux, éprouver un sentiment qui lui serait propre et qui serait à mi-chemin entre la béatitude divine et la misère humaine. De surcroît, le milieu entre les dieux et les hommes n'est pas parfaitement respecté car le démon partage trois caractères avec nous, et un seulement avec les dieux qui est l'éternité.
Leur situation intermédiaire place les démons platoniciens en position de supériorité par rapport aux hommes, c'est cette supériorité que remet en question saint Augustin ; un corps plus parfait n'est pas un critère suffisant pour placer les démons au-dessus des hommes, combien d'animaux passeraient alors avant l'homme si l'on s'en tenait aux seules qualités du corps ! Nous savons que nous tenons notre supériorité sur les bêtes de notre capacité à raisonner, l'intellect primant sur le corps. De même nous pouvons être supérieurs aux démons en étant droits et honnêtes, à nous de cultiver cet avantage en menant une vie vertueuse qui nous fera surpasser les démons. En effet, nous aussi avons accès à l'immortalité corporelle grâce à la pureté de notre coeur. Nous avons déjà vu que saint Augustin reconnaissait l'immortalité de l'âme, comme d'ailleurs de nombreux philosophes, mais ce qui est assez nouveau ici, c'est la théorie de l'immortalité du corps. Cette théorie renvoie à ce que la doctrine chrétienne appelle la "résurrection de la chair". Si l'on ignore toujours comment et sous quelle forme cette forme de résurrection est possible, il reste tout de même une expérience, qui bien qu'étant unique est décisive, de cette métamorphose de la chair. La résurrection du Christ nous donne quelques indications concernant l'immortalité du corps : cet homme qui était mort reparaît à la vue de ses disciples et de nombreuses autres personnes, selon saint Paul cinq cents personnes en auraient été témoins. On ne saurait dire exactement quel était l'état physique du corps du Christ après qu'il soit réapparu à ses proches : on sait qu'il pouvait passer à travers les murs, avait le don d'ubiquité, disparaissait sans laisser aucune trace, mais continuait de manger et de boire avec ses disciples. La "physique" des "corps glorieux" demeure un mystère pour nous ; le Christ ressuscité a un corps que l'on peut toucher et qui semble matériel : "touchez-moi et rendez- vous compte qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. Ce disant, il leur montra ses mains et ses pieds. Et comme dans leur joie ils se refusaient à croire et demeuraient ébahis, il leur dit : "avez-vous ici quelque chose à manger ? " Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et le mangea sous leurs yeux.". A propos du corps des ressuscités, saint Paul dit : "il y a des corps célestes et des corps terrestres, mais autre est l'éclat des célestes... ainsi en va-t-il de la résurrection des morts : on sème de la corruption, il ressuscite de l'incorruption ; on sème de l'ignominie, il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel ". La raison humaine ne parvient pas à donner une explication à un tel phénomène, certaines religions parlent de réincarnation : sur quoi s'appuient-elles ? La parapsychologie évoque l'hypothèse des ectoplasmes : nous n'avons aucune preuve.
Ainsi que nous l'avions annoncer, notre progression dans la compréhension de la notion de démon passe par la théorie qu'Apulée développe à leur sujet.
Apulée reconnaît aux démons des passions semblables à celles des hommes ; comme les hommes, les démons peuvent manifester la colère la plus violente, puis se laisser amadouer par des présents ou des attentions particulières à leur égard. Il pense comme Platon que tout ce qui relève de la divination ou de la magie passe par eux sans qui ces pratiques seraient totalement inefficaces. Apulée donne une définition tout à fait originale des démons : "Ils sont, quant au genre, des animaux, quant à l'âme, sujets aux passions, quant à l'esprit, doués de raison, quant au corps, aériens, quant au temps, éternels ". Les caractères énoncés ci-dessus nous permettent de situer les démons par rapport aux hommes et aux dieux. Les démons sont, quant au genre des animaux : ce caractère est commun à la fois avec les animaux bien sûr, mais aussi avec nous et avec les dieux car les dieux sont des "animaux" de l'éther de même que nous sommes des animaux terrestres et les démons des animaux de l'air. Ils sont quant à l'esprit doués de raison, de même que les dieux et les hommes, quant au temps éternels d'ailleurs ils partagent ce caractère avec les dieux seulement, ils sont sujets aux passions quant à l'âme et partagent cela avec les hommes seuls, enfin, ils sont aériens quant au corps et cela leur est propre.
Saint Augustin se sert de cela pour relativiser l'importance et la prétendue supériorité des démons : ils appartiennent au genre des êtres animés au même titre que les animaux ; ils sont doués de raison tout comme nous ; ils ont, tels les dieux, l'éternité, mais saint Augustin se demande ce que peut valoir l'éternité sans la félicité ; ils ont une âme sujette aux passions de la même manière que nous à la différence cependant que nous pouvons l'être en étant heureux ; ils sont les seuls à avoir un corps aérien mais cet avantage ne concerne que le corps, or l'âme lui est de loin supérieure donc ce qui ne touche que le corps n'est qu'un bien maigre avantage et ne suffit pas à leur donner une supériorité sur les hommes. Apulée prétend d'ailleurs que les âmes des morts sont des démons, ce qui pourrait expliquer eur su grande proximité avec les sentiments et les passions de l'homme. Lorsqu'un homme meurt, son âme s'échappe de son corps et selon les mérites du défunt a le privilège de devenir un lare, soit au contraire elle devient une lémure ou une larve. Le lare est une sorte de génie qui a la charge de protéger un lieu, on le considère souvent comme une divinité du sol. Apulée en fait l'âme de ceux qui ont vécu correctement. Le culte des lares a fini par se rapprocher de celui des Mânes, divinités du monde souterrain auxquelles on demande d'accueillir les défunts. Les lémures hantent les airs nocturnes, ils viennent torturer les vivants et leur nom a une connotation péjorative très nette, on dit qu'il s'agit des âmes des morts damnés et l'on classe dans cette catégorie les vampires. Le nom de lémure viendrait de Rémure, qui lui-même vient de Rémus, car après sa mort des esprits malfaisants se seraient répandus dans Rome. Les larves sont les esprits souffrants et errants des morts qui sèment le mal parmi les vivants et les morts, ils sont plus effrayants encore que les lémures car leur méchanceté est plus ancienne : ils étaient mauvais déjà pendant leur vie. Une telle théorie pose que les âmes humaines sont des démons.
Les démons n'ont rien qui justifie qu'on leur voue un culte, leur raison, leurs passions et leur éternité sont impuissantes à les rendre heureux. Quant bien même ils posséderaient en plus la vertu et la sagesse, c'est à celui qui les dotés de tous ces biens qu'on devrait rendre les hommages divins. De plus, il n'y a pas de bons et de mauvais démons ; Apulée quand il décrit les trois espèces vivantes raisonnables ne rapproche les démons des dieux que par l'immortalité de leur corps, et précise qu'en ce qui concerne leur âme, les démons sont comme les hommes, c'est à dire victimes de passions, à la différence qu'ils ne possèdent pas la sagesse qui permet l'immortalité de l'âme, puisque leur immortalité à eux est celle du corps seulement.
Les démons ont en commun avec nous les passions de l'âme, or il est étonnant que ces êtres soient perturbés par de tels sentiments. La passion, qui vient du grec
paqoz , désigne une perturbation, un mouvement de l'âme contraire à la raison ; Apulée se permet donc de dire que les démons sont "passifs quant à l'âme". Comment de tels mouvements peuvent se trouver dans l'âme des démons ? Les animaux ne peuvent être victimes de passions car, ne possédant pas la raison, ils ne peuvent avoir de mouvements qui leur soient contraires. On retrouve chez l'homme des troubles analogues à ceux des démons. Les dieux ne connaissent pas ce genre de tourments non seulement parce qu'ils sont éternels, mais surtout parce qu'ils sont bienheureux. Ces troubles sont généralement le fruit de la sottise ou de la misère, l'homme n'ayant pas encore la sagesse qui mène au bonheur éternel.Nous sommes semblables aux démons par les passions que nous avons en commun avec eux, il serait donc invraisemblable de les vénérer et d'en faire l'objet de notre culte. En effet, adorer les démons ne nous délivrerait pas de ce qui pervertit notre âme et la rend victime des passions, contrairement à la vraie religion, c'est à dire la religion tournée vers le seul véritable Dieu : les démons nous donnent l'exemple d'êtres dirigés par leurs passions, cédant à la colère, avides d'honneurs, alors que la vraie religion enseigne aux hommes de rejeter tout ce qui bouleverse son âme et l'éloigne de la sérénité et de la bienveillance.
La médiation des démons n'est peut-être pas aussi indispensable qu'Apulée le prétend. Ainsi que nous l'avons exposé, les dieux ne se mêlent pas aux hommes mais acceptent d'être en rapport avec les démons, qui ont quant à eux des rapports avec les hommes, et qui jouent ainsi le rôle d'intermédiaires. Tous les hommes doivent passer par l'entremise des démons pour s'adresser à leurs dieux, y compris les hommes vertueux. Dans le cas d'un homme vertueux, la situation est assez contradictoire : l'homme n'est pas assez pur pour approcher les dieux mais il est relayé par un être encore plus impur que lui, qui se complaît dans le spectacle de représentations honteuses et use de pratiques révoltantes et de maléfices multiples. On se souvient de la méchanceté qui caractérise Allecto, l'une des trois Furies, et des ressources odieuses dont elle dispose pour faire le mal et semer la discorde parmi les hommes, à la demande même des dieux . Non seulement cette médiation n'est pas nécessaire mais elle peut être entravée par la part que les démons ont dans la magie. "J'en atteste les dieux et toi-même, chère soeur, et ton doux chef : c'est à contrecoeur que je m'arme des pratiques de la magie ". Par cette phrase, Didon reconnaît que c'est contrainte par le désespoir qu'elle décide d'avoir recours à la magie. Les pratiques magiques ont toujours été très mal perçues des Romains qui ont édicté des lois pour en interdire l'usage. Ainsi, la loi des Douze Tables défendait l'emploi de la magie dans un certain nombre de cas, par exemple contre les terres d'autrui. Les lois contre la magie devinrent de plus en plus rigoureuses avec Constantin, Constance et Valentinien. Les mesures prises contre la magie, si elles sont légitimes, dénoncent son caractère néfaste et dangereux. Apulée connaît bien le problème de la magie et de son interdiction car il fut accusé d'avoir usé de magie pour forcer Pudentilla, une riche veuve, à l'épouser. On dit que pour parvenir à ses fins, il aurait composé des philtres avec des filets de poissons, des huîtres et des pattes d'écrevisse. L'accusation était d'autant plus grave que, la magie étant assimilée à l'empoisonnement, il risquait d'être condamné à la peine capitale. La méfiance autour d'Apulée fut telle qu'on raconte qu'il a été métamorphosé en âne par une sorcière, et que devenu par la suite un grand magicien, il avait le pouvoir de se métamorphoser en divers animaux ou de se rendre invisible, avec le soutient de son démon familier bien sûr. Quoi qu'il en soit, le procès d'Apulée nous a permis d'apprendre de sa bouche un grand nombre de choses sur la magie et les méthodes employées, tant et si bien que son innocence reste incertaine. Il prétend notamment que l'accusation de magie pourrait être adressée à tous les philosophes qui cherchent à connaître les secrets de la nature. Apulée a nié avoir eu recours à la magie, sachant que ces pratiques étaient condamnables. Ici encore, nous tombons dans la contradiction : la magie ne peut être pratiquée qu'avec l'aide des démons, or les pratiques magiques sont répréhensibles et honteuses. Doit-on alors honorer les démons ? Nous pouvons également douter de leur aptitude à remplir leur rôle d'intermédiaire : certes ils peuvent transmettre aux dieux ce qui relève de la prière magique, mais les dieux n'ont que faire d'aussi infâmes intentions. Quant aux prières qui ne sont pas du domaine de la magie, ce sont les démons qui ne sont pas intéressés par de tels messages : on conçoit difficilement qu'un démon transmette aux dieux les prières repentantes d'un homme qui aurait usé de magie et regretterait ensuite de s'être livré à ces pratiques pécheresses.
L'étude que nous avons mené parallèlement avec celle de saint Augustin nous permet de mieux comprendre la critique augustinienne concernant les démon. Cette critique est d'autant plus claire que si l'on considère la définition que l'évêque d'Hippone, on comprend que non seulement il refuse que les démons soient des médiateurs entre Dieu et les hommes, mais qu'il mette en garde les fidèles contre ces créatures au combien perverses qui ne savent faire que le mal, car telle est leur nature, ou plutôt tel est leur choix.
Saint Augustin refuse la théorie d'Apulée sur les démons ; les démons ne sont pas des interprètes ni des messagers entre les dieux et les hommes. Comme lui, il reconnait que les démons sont composés d'une âme médiocre et d'un corps remarquable : ils sont favorisés sur un point qui est de peu d'importance alors qu'ils sont privés de nombreuses qualités sur quelque chose de primordial, car l'âme est par nature plus élevée que le corps. Des dieux, ils ont un corps immortel, comme les hommes ils ont une âme impure, et cependant ils occupent la position intermédiaire entre les hommes et les dieux. Ce qui est supérieur chez eux est la partie inférieure de tout être animé, le corps, est-ce à dire que la religion païenne a pour fondement le corps ? Il semble plutôt que non seulement les démons ne sont pas supérieurs aux hommes, mais qu'ils sont défavorisés par rapport à eux. Plotin considère que la condition mortelle de l'homme, en ce qui concerne son corps, est le fruit de la miséricorde divine qui n'a pas voulu que l'homme demeure éternellement dans la misère de la vie terrestre, confronté aux passions. Or les démons ne sont même pas à égalité avec les hommes au regard de Dieu qui en leur donnant un corps immortel les a enchaînés à un malheur éternel.
Saint Augustin a une idée qui lui est tout à fait propre des démons : pour lui ce ne sont que "des esprits avides de nuire, absolument étrangers à la justice, bouffis d'orgueil, blêmes d'envie, experts en tromperies ". Ainsi que l'a dit Apulée, les démons vivent bien dans l'air, cependant cet état n'est pas définitif pour saint Augustin : les démons sont dans l'air depuis qu'ils ont été précipités du ciel à la suite d'une faute inexpiable, ils y restent jusqu'au jugement dernier où ils seront envoyés en enfer. Cette théorie n'est pas nouvelle puisqu'elle reprend les textes de saint Paul : "Car ce n'est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes ".
Les démons profitent de leur proximité géographique avec les hommes pour établir des contacts avec eux, tant et si bien qu'ils parviennent à se faire passer pour des dieux en usant de maléfices qu'ils font passer pour des miracles. Ceux qui se laissent séduire par les démons et les prennent pour des dieux sont incités à commettre de nombreux péchés en leurs noms, et ne se rendent pas compte qu'ainsi ils s'éloignent immanquablement du Dieu véritable. Les démons s'opposent par tous les moyens à ce que nous progressions vers Dieu. Ils profitent de l'agilité de leur corps aérien et de la distance qu'il y a entre les objets matériels pour tromper les hommes, pourquoi pas en leur annonçant des événements qui leur sont trop éloignés pour qu'ils en aient connaissance. Ce sont les démons qui souillent l'homme, non d'une souillure corporelle mais, ce qui est plus grave encore, d'une souillure qui atteint l'âme en voulant l'éloigner de Dieu. Envers ceux qui ne sont pas dupes et qui reconnaissent que ces êtres vicieux ne peuvent être des dieux, les démons adoptent une attitude plus modeste et se font passer pour des intermédiaires, ce qui les rend indispensables et leur permet de ne pas être exclus du culte des dieux. La raison pour laquelle les démons n'ont pas été totalement exclus des honneurs divins s'enracine plus dans la tradition que dans la croyance en une part de divinité chez ces êtres. Une fois de plus, la superstition l'emporte sur la raison pour se faire passer pour la religion qu'elle n'est pas. Pour Augustin, si les dieux tolèrent que les hommes les célèbrent en admirant et en imitant leurs prétendus crimes, ceci est une preuve que ceux que l'on appelle des dieux ne sont que des démons qui se plaisent à répandre la corruption. Car il est contraire à la nature des dieux de commettre de tels crimes, de les laisser impunis même s'ils sont fictifs, et de se laisser outrager et injurier par des hommes qui leur prêtent des pensées et des actes honteux et déshonorants.
Il existe de bons anges ainsi que de mauvais anges, en revanche il n'existe pas de bons démons, car les démons sont des êtres malfaisants. Même chez les païens, le terme démon a bien souvent une connotation négative. Les Saintes Ecritures nous enseignent que le terme de "démon" vient de la science qu'ils pratiquent : "La science enfle, mais la charité édifie ". Cette phrase est traditionnellement interprétée de la manière suivante : la science n'est bonne et utile que si la charité l'anime, sinon elle flatte l'orgueil. La science qui est celle des démons est celle qui est dépourvue de charité, ce qui explique que, leur orgueil étant sans cesse flatté, ils réclament des honneurs divins. Les anges connaissent les choses temporelles et changeantes parce qu'ils en perçoivent les causes dans le Verbe de Dieu. Leur connaissance leur vient de la sagesse de Dieu. Les démons au contraire sont soumis aux événements temporels quant à leur connaissance. Si leur connaissance semble supérieure à la notre, c'est parce qu'ils peuvent percevoir certains signes qui nous échappent. L'erreur est possible pour les démons mais elle ne l'est pas pour les anges qui tirent leur connaissance de Dieu directement, de plus, les démons ne peuvent prévoir que ce qui est temporel et changeant alors que les anges peuvent prévoir des lois éternelles et immuables.
Notre raison doit nous commander d'écouter les anges qui réclament des rites et des sacrifices non pour eux-mêmes mais pour Dieu. Il ne faut pas se laisser impressionner ou convaincre par les prodiges qu'accomplissent les anges, car cela ne permet pas de juger si l'ange est bon ou mauvais ; ainsi il faut suivre l'ange qui n'accomplit aucun prodige mais incite au culte du Dieu véritable, au lieu de l'ange qui émerveille par de nombreuses démonstrations de son pouvoir pour s'attirer la gloire et les honneurs dus à Dieu seul. Si les anges bons sont capables eux aussi de miracles, et de miracles plus grands encore que ceux des anges orgueilleux, c'est que Dieu désire faire connaître sa puissance par des signes concrets : connaissant la nature crédule de l'homme, il n'a pas voulu qu'il se laisse persuader par des démons, qui auraient été les seuls capables d'exaucer pour eux des choses incroyables. Les dieux de Platon ne sont pour saint Augustin rien d'autre que des saints anges, c'est à dire des créatures raisonnables qui vivent dans les hauteurs du ciel. Ils sont exempts du péché et du vice, et donc ne peuvent en aucun cas être assimilés ou confondus avec les démons ; plus encore, il ne saurait être question pour l'homme de demander la bienveillance de ces êtres par l'intermédiaire des démons. Nous ne pouvons les approcher que par la foi, après s'être débarrassé de nos désirs pour des biens terrestres, car nous avons en commun avec eux l'amour de Dieu.
La définition même de "démon" chez saint Augustin ainsi que ce qu'il dit à leur propos n'est pas compatible avec leur prétendu rôle de médiateur : il est donc faux et absurde de croire que les démons sont des médiateurs entre Dieu et les hommes.
La raison principale pour laquelle les démons doivent être les médiateurs entre les dieux et les hommes est que les dieux ne sauraient avoir de commerce avec les hommes. Cependant, lorsque l'on connaît les moeurs des démons, on a tout lieu de penser qu'ils ne sont guère, eux non plus, dignes de converser avec les dieux et d'avoir un quelconque échange avec eux, car, souvent, ils sont pires que bien des hommes. Comment les dieux pourraient-ils préférer être en rapport avec eux alors qu'ils commettent les pires actions et se livrent à les pires pratiques, entraînant avec eux des hommes innocents qu'ils ont abusé, et qu'ils tentent, poussés par l'orgueil, de se faire décerner les honneurs divins ? Si les dieux ont une raison de demander l'aide des démons c'est pour la raison suivante: comme ils sont bons, ils veulent prendre soin des hommes, mais comme ils vivent dans l'éther, ils sont éloignés de la terre pour savoir même ce qui s'y passe, d'où la nécessité de faire intervenir ceux qui vivent dans la partie touchant à la fois l'éther et la terre, c'est à dire l'air. Les dieux connaissent mieux les démons que les hommes parce que ceux-ci sont plus proches d'eux géographiquement. Ils devraient bien connaître les hommes aussi car leur esprit est dégagé de tout obstacle corporel, ceci devrait suffir à les dispenser de l'intervention démonique. Si les dieux peuvent percevoir par leur esprit celui des hommes, ils n'ont pas besoin des démons, mais s'ils perçoivent avec leurs sens seulement et doivent s'en tenir à ce que leur rapportent les démons, ils risquent d'être trompés sans même s'en apercevoir. On se demande même quels genres de messages ils reçoivent, car les démons ne se vantent probablement pas de tous leurs méfaits et en particulier du plaisir qu'ils prennent à voir les dieux calomniés lors des jeux scéniques.
Le fait que les démons soient victimes de passions ruine toute possibilité qu'ils soient de bons intermédiaires entre Dieu et les hommes. Concernant les passions, encore appelées "troubles" ou "affections" chez certains auteurs, deux courants de pensée se distinguent : les platoniciens et les aristotéliciens d'un côté, les stoïciens de l'autre. Les premiers considèrent que les passions atteignent tous les hommes, y compris les plus sages, mais que chez eux elles sont plus modérées car elles doivent se soumettre à la raison qui leur fixe des limites. Aristote fonde son affirmation sur l'expérience, en considérant l'homme tel qu'il est. Il définit la vertu comme un juste milieu relatif à nous et défini par la raison : ainsi le courage est le milieu entre la lâcheté et la témérité. Les stoïciens au contraire, estiment que le sage ne saurait être victime des passions car il l'a vaincue. Chrysippe donne l'explication suivante : la passion est une affaire de jugement, tout dépend de l'assentiment que l'on lui donne ou non. Celui qui pense qu'il n'est pas convenable de se laisser aller à certains débordements les évitera et ne sera pas sujet aux passions. On voit immédiatement les insuffisances de cette théorie : la passion se caractérise par des éléments irrationnels qui conduisent un être à adopter une attitude que sa raison condamne, or Chrysippe ne semble pas tenir compte de ces éléments irrationnels, ou du moins il ne les explique pas. Cicéron donne une autre explication aux passions ; il existe deux parties en nous, l'une qui est de nature divine, et l'autre qui est déraisonnée et athée. L'homme passionné soumet la première partie de son être à la seconde. En raison de notre nature, nous sommes des victimes potentielles pour les passions, pour s'en préserver il faut user de moyens irrationnels.
Saint Augustin réunit les deux théories car il pense qu'elles sont d'accord sur le point le plus important, à savoir qu'il existe certaines perceptions de l'âme tellement inattendues qu'elles peuvent frapper n'importe qui. La différence entre celui qui est sage et celui qui ne l'est pas est que le sage, même en proie aux affections que l'on vient de décrire, garde à l'esprit ce qu'il doit raisonnablement rechercher ou éviter, alors que l'insensé tentera de faire coïncider la passion qui l'accable avec son intelligence, même si ce faisant il se trompe lui-même. Ainsi, on peut s'accorder sur le fait que le sage peut dominer ses passions, car l'intelligence leur est supérieure et permet à la raison de l'emporter sur les passions. L'Ecriture explique au sujet des passions : l'intelligence humaine est soumise à Dieu et les passions sont soumises à l'intelligence qui a le pouvoir de les modérer, de les supprimer, ou de les mettre au service de la justice. Ce qui intéresse le chrétien c'est de connaître l'objet et les causes de sa passion : la passion en elle-même n'est pas obligatoirement mauvaise, la miséricorde par exemple est une "compassion de notre coeur pour la misère d'autrui" et elle nous conduit à de grandes et belles actions comme de secourir quelqu'un. Un mouvement de notre âme peut servir la raison et être une vertu plutôt qu'un vice. Cependant, ces mouvements de l'âme ne révèlent-ils pas une faiblesse tout humaine ? Dieu punit sans colère, et quand on parle de la colère divine c'est pour désigner l'effet de sa vengeance et non l'état d'esprit qui l'anime, car Dieu ne saurait être animé par aucune passion.
Mieux que les démons, un homme sage et heureux serait plus à même d'être un médiateur. L'homme est par nature mortel mais le bonheur lui est-il accessible ? Les épicuriens se plaisent à dire qu'il suffit de peu de choses à un homme pour être aussi heureux que les dieux. Si cela est vrai, les hommes capables d'obtenir la félicité pourraient se faire les médiateurs entre les mortels et les immortels car ils auraient en partage avec les hommes la mortalité et avec les dieux, ils auraient en commun la béatitude. Leur condition heureuse en ferait d'autant plus de bons intermédiaires qu'ils seraient pleinement disposés à aider leurs semblables à acquérir ce qui est chez eux le bien le plus précieux.
Non seulement il n'est pas nécessaire, et même ce serait une erreur, que les démons soient les intermédiaires entre le ciel et la terre, mais c'est une erreur des platoniciens que de croire que Dieu n'a pas de rapport direct avec l'homme, et que si un contact est possible, c'est seulement par l'entremise des démons. Si l'on admet leur théorie, les dieux ne veulent pas avoir de proximité avec les hommes pour ne pas être souillés par leur impureté, mais alors les démons qui sont en contact direct avec l'homme sont souillés. S'ils pouvaient s'approcher des hommes sans être "contaminés" par leur impureté, ils seraient supérieurs aux dieux qui ne le peuvent pas (si les dieux le pouvaient le rôle des démons serait réduit à néant puisque l'on aurait plus besoin de leurs services). On trouve reconnu par Platon le fait que le Dieu véritable puisse être saisi d'une manière intelligible dans l'esprit des sages qui ont réussi à se dégager du corps, même si cela se produit "seulement par intervalles, dans l'éclat resplendissant d'un rapide éclair". Dans ce cas, il n'est plus question de souillure pour Dieu. D'autre part, un simple regard de l'homme ne suffit pas à souiller ni un dieu, ni un démon : les étoiles sont des dieux visibles par l'homme et ne sont pas pour autant souillés. Apparemment l'homme ne peut souiller les dieux, sauf peut-être par un contact physique, contact dont à dire vrai les dieux comme les hommes peuvent bien se passer. Cette souillure par le contact de la chair est d'autant plus improbable qu'elle concerne un domaine de peu d'importance : le sensible. Les dieux pourraient donc apparaître à l'homme et s'entretenir avec lui sans courir le risque être entachés d'un quelconque mal. Une possible contamination de la part des hommes semble être exclue sinon les démons en seraient victimes et ils ne seraient en ce cas d'aucun secours à l'homme.
La thèse de saint Augustin sur les démons n'est pas des plus probantes. L'objet de la discussion n'est pas claire car saint Augustin, trop imprégné de la doctrine chrétienne, ne semble pas comprendre la théorie platonicienne et de ce fait use pour la contrer d'arguments peu pertinents. La doctrine chrétienne pose Dieu comme le créateur de tout ce qui est :
"Au commencement était le Verbe
et le Verbe était avec Dieu
et le Verbe était Dieu.
Il était au commencement avec Dieu.
Tout fut par lui,
et sans lui rien ne fut ".
Le Verbe, parole de Dieu, préexiste en Dieu ; il est Dieu. Le Verbe est distinct du Père en tant que personne seulement, il n'en demeure pas moins qu'ils sont consubstantiels, et donc inséparables. Il a été envoyé dans le monde en s'incarnant, ce qui lui donne une nature tout à fait personnelle. Il est le fils du Dieu vivant et est source de vie car il a la vie en lui-même. Il conduit les hommes vers Dieu et leur donne le bonheur, la vie éternelle et le salut messianique. Il n'est pas un intermédiaire entre les hommes et Dieu.
Chez Platon, l'inexistence de relation directe entre le monde et Dieu rend nécessaire les démons comme médiateurs. Le Dieu platonicien est le père de l'univers, tout ce qui est beau et bon procède de lui, car il est par essence parfait. Il n'est cependant pas le créateur de la terre : en effet, la matière n'est constituée d'aucun élément parfait comme le feu ou l'eau, et elle est antérieure à tout. On nomme celui qui aurait crée la terre démiurge ou genitor, et il semble qu'il soit différent du Dieu suprême.
Les néoplatoniciens reprennent Platon en insistant sur la transcendance absolue de l'Un : l'Un ne peut être en rapport direct avec le monde et des intermédiaires sont nécessaires. Ces intermédiaires existent à des degrés différents de perfection et expliquent l'organisation de la matière, ils sont bien sûr inférieurs à l'Un. Cette hiérarchie se situe au niveau ontologique. De là naît l'incompréhension d'Augustin : il pense au rôle moral et religieux des médiateurs, alors que leur médiété est seulement ontologique. Ceci s'explique par le fait qu'il a en tête que le Christ est venu pour apporter la Rédemption aux hommes, alors que l'idée de salut est exclue du platonisme. D'autre part, le médiateur chrétien est un "homme-Dieu" ce qui n'existe pas non plus chez les platoniciens. La confusion est possible aussi parce que le néoplatonisme a un aspect religieux proche des cultes orientaux basés sur les mystères, l'initiation et les dieux médiateurs. Cet aspect s'est développé notamment avec Jamblique qui réintroduisit la théurgie et les pratiques magiques en général. C'est sous sa forme religieuse que le néoplatonisme s'affirmait au temps de saint Augustin.
S'il faut un terme médiat entre les homme et Dieu il n'y a que le Christ qui puisse remplir cette fonction. Mortel comme l'homme, source de bonheur comme Dieu, le Christ est le parfait médiateur.
Saint Augustin pense, contrairement aux épicuriens, que le bonheur et l'éternité sont liés, et qu'ainsi les hommes sont malheureux parce qu'ils sont mortels. Un bon médiateur doit donc pouvoir conduire les hommes à l'immortalité bienheureuse. Pour ce faire, il doit donc connaître la mortalité sans que ce soit pour lui un état définitif et irrémédiable. Ainsi, le Christ s'est fait chair mais par sa résurrection s'est affranchi de la mortalité. De même, ceux qu'il est venu délivrer ne demeureront pas enfermés dans la mort de la chair, et connaîtrons la béatitude éternelle. Le bonheur vient de Dieu seul ; les anges tiennent leur bonheur de Lui et les hommes ne peuvent être heureux que par Lui et en Lui. Le malheur au contraire est multiple ; il peut revêtir autant de formes qu'il y a de démons, ce qui augmente le risque pour l'homme d'être conduit tout droit vers le malheur. Comme le bonheur est un, seul un médiateur unique peut y conduire l'homme, et ce médiateur ne peut être que Dieu qui est lui-même le bonheur. Dieu ne peut être médiateur qu'en se faisant homme, sinon il est trop éloigné des hommes à cause de sa souveraine immortalité et de sa souveraine béatitude.
5) Le dialogue avec Platon
Nous l'avons vu Saint Augustin se démarque nettement des auteurs païens, et le dialogue est parfois difficile. Il y a cependant quelqu'un avec qui saint Augustin veut traiter de théologie, et plus particulièrement de théologie naturelle : il s'agit de quelqu'un dont le nom indique son amour de la sagesse, un philosophe donc. Cependant, il restreint le cercle de ses interlocuteurs : il considère comme appartenant vraiment à ce groupe ceux qui reconnaissent l'existence de Dieu, entendons par là de "Dieu par qui tout a été fait", et qui aiment Dieu puisque Dieu est sagesse. Ceux qui lui semblent correspondre le mieux à ce qu'il recherche sont les platoniciens, bien qu'ils adorent plusieurs dieux, institués par le Dieu unique, afin de parvenir à la vie bienheureuse après la mort. L'intérêt de ces philosophes est qu'ils ont déjà compris un grand nombre de choses comme par exemple qu'il existe un Dieu dépassant la nature de toute âme, que ce Dieu a crée toute chose, c'est à dire aussi bien le ciel et la terre que toutes les âmes qui y vivent, et qu'il peut donner le bonheur aux hommes en les faisant participer à sa divinité. Revenant vers celui qui a été pour lui un modèle quand il étudiait la philosophie, saint Augustin amorce le dialogue avec Platon.
"A partir de la philosophie antique pour venir jusqu'à Socrate..., c'était des nombres et des mouvements qu'on s'occupait ; on étudiait aussi les principes de la génération et de la corruption de toutes choses ; on s'appliquait à reconnaître les grandeurs des astres, leurs distances, leurs orbites, et d'une façon générale les phénomènes célestes. Socrate, le premier, invita la philosophie à descendre du ciel, l'installa dans les villes, l'introduisit dans les foyers, et lui imposa l'étude de la vie, des moeurs, des choses bonnes et mauvaises ". Socrate déjà bénéficie des faveurs des Pères de l'Eglise qui n'hésitent pas à le comparer aux martyrs, car comme eux il est mort pour avoir connu et enseigné la vérité. Socrate voyait ses contemporains chercher les causes des choses alors que pour lui, il semblait plutôt que les causes résidaient dans la volonté d'un Dieu souverain unique, ce qui nous obligeait à purifier notre intelligence, par la pratique de bonnes moeurs par exemple. Il est nécessaire que nous soyons débarrassés de nos passions et du poids de notre corps qui nous empêchent de nous élever vers les vérités éternelles et la contemplation des causes inébranlables. Dans le Phédon, Socrate explique à Simmias que la connaissance de la vérité passe par un détachement de l'âme par rapport au corps dans lequel elle est enfermée, non seulement parce qu'elle raisonne mieux quand elle n'est pas tourmentée par des passions venues de la chair, mais surtout parce qu'alors elle "est elle-même, telle qu'en elle-même ". La contemplation de l'essence des choses, l'eîdos, c'est à dire ce qu'elles sont, n'est possible que par une vision de l'âme qui perçoit cette réalité existante.
Saint Augustin justifie la supérioité du platonisme de la manière suivante : "pour Platon, le sage est celui qui imite, qui connaît, qui aime ce Dieu et trouve son bonheur à participer à sa vie... aucun d'eux n'est plus proche de nous que les platoniciens ". Avant d'entrer au coeur du dialogue, saint Augustin rappelle tout de même quelques unes des erreurs que l'on rencontre fréquemment afin de partir sur des bases claires. Tout d'abord les rites sacrés ne se rapportent pas à des choses naturelles comme le ciel, la terre, les semences, ils sont inspirés par des démons. Ensuite, les dieux païens ne sont que des hommes qui ont été divinisés ; ainsi ce serait une des raisons possibles pour expliquer que Numa Pompilius ait fait enterrer dans son tombeau les fameux livres sur l'origine des rites religieux. Toujours à ce propos, Alexandre de Macédoine aurait fait à sa mère des révélations attestant que selon un grand prêtre égyptien du nom de Léon, même les dieux principaux comme Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta... etc. sont des hommes divinisés. Enfin, la nature n'a pas des origines corporelles comme l'eau pour Thalès, l'air d'après Anaximène, le feu selon les stoïciens, les atomes chez Epicure... Dieu est bien l'auteur de tous les êtres et la source de toute vérité. Saint Augustin refuse de croire en la théorie de la génération spontanée : il pense qu'il est impossible que des choses vivantes soient produites par des choses inanimées. Cette théorie de la génération spontanée était partagée non seulement par les stoïciens mais aussi par la majorité des anciens. On en retrouve de nombreuses illustrations chez Virgile, notamment, voici comment naissent les abeilles : "On choisit d'abord un étroit emplacement, réduit pour l'usage même ; on l'enferme de murs surmontés d'un toit de tuiles exigu, et on y ajoute quatre fenêtres, orientées aux quatre vents, et recevant une lumière oblique. Puis on cherche un veau, dont le front de deux ans porte déjà des cornes en croissant ; on lui bouche, malgré sa résistance les deux naseaux et l'orifice de la respiration, et quand il est tombé sous les coups, on lui meurtrit les viscères pour les désagréger sans abîmer la peau. On l'abandonne en cet état dans l'enclos, en disposant sous lui des bouts de branches, du thym et des daphnés frais. Cette opération se fait quand les Zéphyrs commencent à remuer les ondes, avant que les prés s'émaillent de nouvelles couleurs, avant que la babillarde hirondelle suspende son nid aux poutres. Cependant le liquide s'est attiédi dans les os tendres et il fermente, et l'on peut voir alors des êtres aux formes étranges : d'abord sans pieds, ils font bientôt siffler leurs ailes, s'entremêlent, et s'élèvent de plus en plus dans l'air léger, jusqu'au moment où ils prennent leur vol, comme la pluie que répandent les nuages en été, ou comme ces flèches que lance le nerf de l'arc, quand d'aventure les Parthes légers se mettent à livrer combat ".
Une fois ces dernières mises au point effectuées, l'échange peut débuter. Conformément à ses deux objets qui sont l'action et la contemplation, l'étude de la sagesse comporte une partie active, qui traite de la conduite de la vie et donc des moeurs, et une partie contemplative, qui se penche sur l'examen des causes de la nature et de la vérité. Platon divise la philosophie en philosophie morale, qui se rapporte à l'action surtout, philosophie naturelle, réservée à la contemplation et philosophie rationnelle, qui distingue le vrai du faux. Cette dernière sorte de philosophie est indispensable aux deux autres, et surtout à la contemplation. Saint Augustin reprend la tripartition de la philosophie entre physique, logique et éthique.
Pour saint Augustin, la physique permet d'accéder au Dieu de Platon. Les platoniciens ont compris que Dieu n'est pas un corps, qu'il n'est pas un être changeant, et que tous les êtres changeants ne peuvent exister dans leur forme, qui fait d'eux ce qu'ils sont, que par celui qui est véritablement. Les platoniciens reconnaissent que tout a été fait par Dieu et qu'il est celui qui apporte vie et lumière au monde, car lui seul est véritablement ce qui est. Pour Dieu, être c'est vivre, comprendre et être heureux. La physique qu'évoque Augustin est plutôt une métaphysique bâtie sur le principe de participation. Les platoniciens ne mentionnent pas cependant le dogme de l'Incarnation et en cela se distinguent de la doctrine chrétienne.
Revenons sur la démonstration de Dieu comme créateur de tous les êtres. Platon observe que tout ce qui existe est corps ou vie (âme). Il ajoute que la vie (âme) est supérieure au corps et que la forme du corps est sensible tandis que la forme de la vie est intelligible. Il en déduit donc que la forme intelligible est au-dessus de la forme sensible. Or, le sensible est ce qui peut être perçu par la vue et le toucher, et l'Intelligible ce qui peut être saisi par le regard de l'esprit. En effet, il n'y a pas de beauté corporelle ni dans la structure du corps (dans ses traits par exemple), ni dans un mouvement (comme le chant) qui n'ait l'esprit pour juge. L'esprit serait incapable de juger de la beauté corporelle s'il n'avait en lui la forme de la beauté, sans matière, ni mouvement, ni espace, ni temps. Cette forme est muable ce qui fait que certains esprits jugent mieux que d'autres les images sensibles, et ce qui rend le progrès possible : un même esprit peut devenir meilleur juge qu'il ne l'était. La forme par excellence, c'est à dire la forme première, ne peut provenir d'un esprit muable mais au contraire elle provient d'un être immuable, qui est le principe suprême qui a fait toute chose mais n'a pas été fait. En résumé, la découverte de Dieu part des êtres changeants et passe par "l'esprit qui juge de toutes les beautés terrestres", qui les domine donc, tout en restant lui-même changeant, ce qui oblige enfin à s'élever au seul Immuable, premier principe des êtres.
La preuve de l'existence de Dieu chez saint Augustin se fait par la vie de l'esprit et par les degrés de perfections crées.
Saint Augustin distingue ensuite la logique, qui permet de saisir Dieu comme la lumière de l'intelligence. La logique telle qu'elle est exposée ici doit être distinguée de la logique au sens aristotélicien, c'est plutôt une philosophie de la nature conçue sur un plan métaphysique. Elle comprend les recherches sur le critère de vérité ainsi que des questions de psychologie notamment avec la distinction entre la connaissance sensible et l'intelligence, et la thèse de l'illumination. L'esprit distingue des choses que les sens ne peuvent percevoir, et cette lumière qui permet de voir la vérité, c'est Dieu.
La philosophie, selon Augustin, monte vers Dieu avant de redescendre en expliquant à tous les êtres leur rang, en premier les anges et les âmes, puis les êtres inférieurs avec la théorie des formes et des raisons séminales.
La dernière forme de philosophie, l'Ethique, nous conduit à considérer Dieu comme règle de vie. La partie morale s'attache à la question du souverain bien que l'on recherche pour lui-même et qui est une fin ; en effet, c'est en vue du souverain bien que l'on désire tous les autres biens, et on ne le désire que pour lui-même. Considérant que l'homme est constitué d'un corps et d'une âme, nombreux sont ceux qui ont pensé que le bien ultime provenait soit du corps, soit de l'âme, soit des deux : c'est en l'homme qu'ils ont cherché le souverain bien. Il a été crée une autre sorte de biens que l'on peut appeler extrinsèques ou extérieurs, qui regroupe l'honneur, la gloire, les richesses...etc. Cette sorte de bien n'est pas un bien final car il n'est pas désiré pour lui-même mais en vue d'un autre, qui est bon pour certains et mal pour d'autres. L'erreur est d'avoir placé la béatitude de l'homme dans la jouissance de son corps ou de son âme, alors qu'elle doit être dans la jouissance de Dieu, "comme l'oeil jouit de la lumière ".
Pour Platon, le bien suprême consiste à vivre selon la vertu, ce qui n'est possible qu'à celui qui connaît Dieu et cherche à l'imiter : "philosopher, c'est aimer Dieu dont la nature est incorporelle. D'où il suit que l'homme épris de la sagesse (car c'est cela le philosophe) ne devient heureux que lorsqu'il commence à jouir de Dieu ". La définition attribuée à Platon : "non dubitat hoc esse philosophari, amare Deum" ne se trouve dans aucun de ses dialogues, il semblerait qu'elle soit le fruit d'une interprétation augustinienne du philosophe grec.
On n'est bien sûr pas heureux du seul fait qu'on jouit de ce qu'on aime, car il existe des hommes malheureux de jouir de ce qu'ils ne devraient pas aimer, mais on ne peut être heureux sans jouir de ce qu'on aime. Celui qui aime le souverain bien et peut en jouir est nécessairement heureux. Comme le bien ultime et véritable est Dieu, celui qui aime Dieu trouvera le bonheur. L'âme purifiée remonte étape par étape vers son Principe, jusqu'à son union mystique avec lui.
La synthèse de la philosophie platonicienne qu'Augustin fait au début du livre VIII (II-IX et XII) nous éclaire sur la position philosophique de saint Augustin lui-même. Il fait sienne la doctrine qu'il attribue aux platoniciens et à tous les philosophes "spiritualistes".
Le point capital qui ressort est que pour saint Augustin, il n'y a qu'une philosophie, la vraie philosophie, dont les précédentes n'étaient que des ébauches ou des tentatives qui n'ont pas abouti ; cette philosophie, c'est la philosophie chrétienne. Elle n'est pas réservée aux hommes de lettres, sainte Monique, mère d'Augustin, était illettrée et, comme tous les chrétiens d'ailleurs, elle possédait cette sagesse, "car tout chrétien, même s'il ignore les termes techniques, de 'physique', 'logique', 'éthique', sait que tout s'explique par Dieu ; car c'est de lui que vient et notre nature faite à son image, et toutes nos vérités, et la grâce qui nous rend heureux en nous unissant à lui." Le chrétien n'use donc pas exclusivement de son intelligence mais se laisse guider par sa foi ; ensuite il peut se donner les moyens de devenir un vrai philosophe en usant de son intelligence comme un outil aidant à appréhender Dieu et, en le connaissant mieux, il peut apprendre à mieux l'aimer. La doctrine spiritualiste de saint Augustin dépasse le niveau théologique, il s'agit d'une philosophie à part entière : Platon a découvert Dieu en usant de sa raison, parce que celui s'est révélé par la manifestation de ses perfections invisibles par l'intermédiaire des choses qu'il crée.
Cette connaissance est le fruit d'une longue recherche et correspond, selon saint Augustin, au terme de l'histoire de la philosophie, depuis les présocratiques jusqu'à Platon, ses successeurs n'ayant d'intérêt que par rapport à leur fidélité au maître. Avec Platon, on quitte le matérialisme propre aux épicuriens pour atteindre un spiritualisme propre au platonisme. La philosophie et le message du christianisme se rencontrent dans un idéal de sagesse fondé sur le problème de notre destinée ; le platonisme répond à cette préoccupation en posant Dieu comme le terme et l'origine de tout, et particulièrement de l'âme et de la vie humaine. Le système le plus remarquable est pour saint Augustin le "platonisme chrétien", système où le Christ donne la force de réaliser l'idéal déjà appréhendé. Platon ayant vécu environ quatre cents ans avant la venue du Christ sur terre, il n'a pu inscrire cet élément dans sa philosophie ; on ignore quel point de vue le philosophe aurait eu à ce sujet, ni même s'il aurait été lui-même le fondateur de ce système qu'Augustin nomme "platonisme chrétien", en somme la question reste posée : Platon aurait-il été chrétien s'il avait vécu après la naissance du Christ ? Cet idéal d'une philosophie chrétienne prend sa source chez Plotin qui reprend Platon à la lumière de la foi.
Auparavant, la philosophie était partagée entre trois problèmes majeurs se rapportant principalement à l'homme : la physique qui pose le problème de la nature du monde et de notre âme faite à l'image de Dieu, ce problème concerne le milieu dans lequel évolue l'homme, la logique qui s'interroge sur la valeur de nos sciences et des vérités éternelles qui forment la sagesse, c'est ce qui a trait à la vie intérieure de l'homme, et enfin l'éthique qui s'attache à notre destinée morale et au but de la vie humaine, touchant ici au bonheur de l'homme. Cette tripartition sera conservée pendant longtemps et prendra avec les cartésiens la forme suivante : psychologie, cosmologie, théodicée. Cette division est fondée sur les idées claires et distinctes que sont l'âme, le monde, et Dieu. On voit que par rapport à la tripartition antique il manque la morale. Selon saint Augustin, "tout s'explique par Dieu" : les trois domaines antiques qui contiennent toutes les sciences humaines ont leur explication en Dieu. On peut objecter cependant que dans cette division il manque la théodicée et la métaphysique, mais saint Augustin rétabli l'équilibre en regroupant ces trois parties dans la théodicée, ou plus précisément dans une ontologie fondée sur le réalisme spirituel du moi pensant, où Dieu se découvre à nous en sorte que tout s'explique par lui. Dieu est l'auteur de toute chose, il est la lumière de nos connaissances et le bien vers lequel tendent nos actions. Dieu est le principe de la nature, la vérité de la doctrine, la félicité de la vie.
On voit au fil de cette étude que christianisme et platonisme sont peut-être plus proche qu'il ne l'aurait semblé de prime abord. Lla Bible met en garde : "Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la "philosophie", selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ ". Il faut comprendre sous le terme de philosophie une doctrine fausse tributaire des éléments du monde. Les païens ont eu accès à la connaissance de Dieu par ses oeuvres : "car ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité ", et si certains dont les platoniciens ont compris que Dieu est créateur "du monde et de tout ce qui s'y trouve" et que c'est en lui que "nous avons la vie, le mouvement et l'être ", il ne faut pas oublier qu'ils n'ont pas rendu à Dieu le culte qui lui était dû mais qu'ils ont décerné à d'autres les honneurs divins. Leur culpabilité est d'autant plus grande que Dieu s'était révélé à eux. Les Saintes Ecritures sont impitoyables envers ceux qui ont eu connaissance de la vérité mais s'en sont détournés. Cette menace mérite d'être restituée ici dans son intégralité tant elle retrace ce qui a été vécu pendant le règne du paganisme, et tant elle riche d'enseignement :
Extrait de l'Epître aux Romains, I, 18 suiv.
"En effet, la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes, qui tiennent la vérité captive dans l'injustice ; car ce qu'on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité, en sorte qu'ils sont inexcusables ; puisque, ayant connu Dieu, ils ne lui ont pas rendu comme à un Dieu gloire ou actions de grâces, mais ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements et leur coeur inintelligent s'est enténébré : dans leur prétention à la sagesse ils sont devenus fous et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible contre une représentation, simple image d'hommes corruptibles, d'oiseaux, de quadrupèdes, de reptiles.
Aussi Dieu les a-t-il livrés selon les convoitises de leur coeur à une impureté où ils avilissent eux-mêmes leur propre corps ; eux qui ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature de préférence au Créateur, qui est béni éternellement!
Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes : car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l'usage naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l'infamie d'homme à homme et recevant en leurs personnes l'inévitable salaire de leur égarement.
Et comme ils n'ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne convient pas : remplis de toute injustice, de perversité, de cupidité, de malice ; ne respirant qu'envie, meurtre, dispute, fourberie, malignité ; diffamateurs, détracteurs, ennemis de Dieu, insulteurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, insensés, déloyaux, sans coeur, sans pitié ; connaissant bien pourtant le verdict de Dieu qui déclare dignes de mort les auteurs de pareilles actions, non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent."
Nous avons vu la concordance étonnante qui existe entre Platon et les chrétiens, et nous ne sommes pas surpris d'apprendre que certaines personnes, dont saint Augustin, ont émis l'hypothèse selon laquelle Platon aurait, lors de son voyage en Egypte, entendu ou lu les écrits prophétiques de Jérémie. Si l'hypothèse permet de justifier les thèmes de la théorie platonicienne que nous avons étudiés, elle semble inexacte car chronologiquement, les hommes n'ont pas pu se rencontrer : l'activité prophétique de Jérémie se serait étalée de 627 à 586 avant J. C. alors que les dates de la vie de Platon sont généralement admises comme étant de 427 à 347 environ. De surcroît, lorsque Platon se rendit en Egypte, les livres du prophète n'avaient pas encore été traduits en grec. Il reste bien sûr la possibilité que Platon ait eu connaissance du contenu de ces ouvrages par les interprètes, car c'est bien de cette manière qu'il a découvert les livres égyptiens ; il n'aurait eu qu'une traduction orale, mais cela était peut-être suffisant pour qu'il en retienne les grandes lignes. Quelle que soit la manière dont Platon ait eu accès à ces livres, il semble très probable qu'il les ait connus. Observons les quelques points suivants.
La Genèse débute ainsi : "Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux ". Dans le passage du Timée où Platon décrit la formation du monde, il est écrit : " Aussi est-ce du feu et de la terre que le dieu prit d'abord, quand il se mit à composer le corps de l'univers... comme les solides sont toujours joints par deux médiétés, et jamais par une seule, le dieu a mis l'eau et l'air entre le feu et la terre et les a faits proportionnés l'un à l'autre, autant qu'il était possible, de sorte que ce que le feu est à l'air, l'air le fût à l'eau et que ce que l'air est à l'eau, l'eau le fût à la terre et c'est ainsi qu'il a lié ensemble et composé un ciel visible et tangible. C'est de cette manière et de ces éléments, au nombre de quatre, que le corps du monde a été formé."
Selon Timée, le monde qui est corporel doit être visible et tangible. Or, rien ne peut être visible sans le feu, rien ne saurait être tangible sans quelque chose de solide, et pour qu'il y ait du solide il faut de la terre. Dieu a donc pris pour former l'univers du feu et de la terre. Ensuite, comme la terre était un solide il lui fallut pour unir les deux éléments deux moyens termes, l'eau et l'air. Si nous comparons cette théorie platonicienne à la création du monde telle qu'elle est décrite dans la genèse, nous voyons que les ressemblances sont trop fortes pour que l'on se contente de les attribuer au hasard. Ainsi, Platon met le feu à la place du ciel et utilise comme éléments intermédiaires l'eau et l'air, ce qui n'est pas sans nous rappeler la phrase biblique "L'Esprit de Dieu planait sur les eaux", puisque l'Esprit de Dieu est souvent traduit vent de Dieu .
Platon affirme que le philosophe est celui qui aime Dieu : "Mais lorsqu'un homme s'est donné tout entier à l'amour de la science et à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celles de penser à des choses immortelles et divines, s'il parvient à atteindre la vérité, il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de participer à l'immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ; et, comme il soigne toujours la partie divine et maintient en bon état le génie qui habite en lui, il doit être supérieurement heureux ". Le bonheur que décrit Platon est celui que l'on trouve alors qu'on est à la recherche de Dieu, personnifié dans la sagesse. C'est ce type de bonheur auquel aspire le philosophe qui est par définition celui qui aime la sagesse, et donc qui aime Dieu. On peut comparer cela avec de nombreux textes de l'Ecriture qui donnent un enseignement identique. Nous citerons pour illustrer cela :
"Heureux l'homme qui a trouvé la sagesse,
l'homme qui acquiert l'intelligence
Car mieux vaut la gagner que gagner de l'argent,
l'acquérir qu'acquérir de l'or.
Elle est précieuse plus que les perles,
aucun des objets que tu désires ne l'égale.
Dans sa droite : longueur des jours !
dans sa gauche : richesse et honneur !
Ses chemins sont chemins de délices,
tous ses sentiers mènent au bonheur.
C'est un arbre de vie pour qui la saisit,
celui qui la tient devient heureux. "
A propos du bonheur du sage la Bible dit encore ceci :
"Heureux l'homme qui médite sur la sagesse
et qui raisonne avec son intelligence,
qui réfléchit dans son coeur sur les voies de la sagesse
et qui s'applique à ses secrets.
Il la poursuit comme le chasseur,
il est aux aguets sur sa piste...".
Enfin, on ne peut passer à côté du Livre de la Sagesse, qui nous révèle, en particulier dans les chapitres 7 et 8 la grandeur et la primauté de la sagesse qui nous conduit à Dieu. Parmi ces deux chapitres nous avons retenu les quelques phrases suivantes : "Car elle (la sagesse) est pour les hommes un trésor inépuisable, ceux qui l'acquièrent s'attirent l'amitié de Dieu... Que Dieu m'accorde d'en parler à son gré et d'émettre des pensées dignes de ses dons, puisqu'il est lui-même le guide de la Sagesse et qu'il dirige les sages ; nous sommes en effet dans ses mains, nous et nos discours ; et toute notre intelligence et toute notre habileté. C'est lui qui m'a donné la science vraie de ce qui est... ".
Lors de l'épisode de la vie de Moïse dit du "buisson ardent", un ange se présente au prophète qui va recevoir une mission divine : aller délivrer le peuple hébreu d'Egypte. A cette occasion, Moïse se voit révéler le Nom divin : "Je suis celui qui suis" . Le nom de Dieu est transcrit en hébreu par quatre consonnes : YHVH. La racine du mot proviendrait de hayah, le verbe "être", qui n'existe pas au présent et qui est conjugué à l' "inaccompli", temps de conjugaison qui indique la durée. Dieu dit éhyeh : "je serais", c'est à dire "je suis", ce qui donne à la troisième personne : yiheyeh ; d'où "Yahvé", qui est la forme la plus généralement admise aujourd'hui. La traduction du tétragramme est incertaine, elle oscille entre "Je suis celui qui est", proposé par la Septante, et des traductions qui mettent plus en avant le problème de l'Etre par excellence, l'Etant au sens de causa sui, l'Existence dans l'absolu : "Je suis qui je suis" que l'on retrouve dans la phrase "Je suis m'a envoyé vers vous", ou "Je suis Celui qui suis", expression qui approche l'idée de la transcendance de Dieu. Cette théorie selon laquelle Dieu est réellement est soutenu dans toute l'oeuvre platonicienne : Dieu est, en vertu de son immutabilité. Il est de toute éternité, et ne doit son existence à rien d'autre qui serait hors de lui et indépendamment de lui.
Platon était, nous venons de le voir, très proche du christiannisme. Il y a cependant un point sur lequel Platon et saint Augustin ne s'accorderons jamais : le polythéisme.
Platon considère que le culte doit être rendu aux dieux bons, c'est à dire à tous les dieux puisque aucun ne peut être mauvais sous peine de ne pas être un dieu. Concernant les sacrifices offerts aux dieux mauvais pour apaiser leur colère, ceux-ci n'ont pas lieu d'être car il ne peut y avoir de dieux désirant le mal pour l'homme. Les jeux scéniques, connus apparemment pour être aimés et même imposés par les dieux, sont le fait des poètes qui ne méritent pas de séjourner dans la cité tant leurs productions sont indignes de la majesté des dieux. Or justement ces jeux scéniques posent problème : tandis que Platon refuse de voir les dieux déshonorés par des crimes et des actes immoraux fictifs, les dieux demandent qu'on les représente en train de se livrer à toutes sortes d'abominations, faute de quoi ils n'hésitent pas à se montrer d'une méchanceté implacable envers ceux qui leur refusent ce droit : on se souvient de Titus Latinius qui fut victime de la cruauté des dieux qui enlevèrent son fils tandis que le pauvre homme était atteint de maladie, parce qu'il s'opposait à ce que les jeux scéniques soient institués. Or Platon ne semble pas craindre de quelconques représailles de la part des dieux et continue à clamer que de telles représentations doivent être proscrites. C'est ce même Platon que Labéon a classé parmi les demi-dieux, on a donc un demi-dieu condamnant ce qui plaît aux dieux ! Que penser des platoniciens qui certifient que tous leurs dieux sont bons et sages lorsque l'on connaît l'attirance de ces mêmes dieux pour des jeux grossiers et vulgaires ? Les platoniciens ont pris conscience du problème généré par les jeux scéniques et donnent pour réponse la différence qui existe entre les dieux et les démons.
Les platoniciens affirment que pour pouvoir exister éternellement, une âme doit avoir toujours été. Cependant, le monde et les dieux, qui sont faits par Dieu, ont un commencement et sont éternels : comment expliquer cela ? Il est question ici d'une genèse causale et non d'une genèse temporelle : on dit que le monde est engendré parce qu'il a une cause. Cette genèse concerne le monde et non les âmes, ainsi saint Augustin a tort de craindre que cette théorie soit en contradiction avec le dogme de la béatitude éternelle. Une autre erreur de saint Augustin est celle de rapprocher la thèse de la création platonicienne de celle exposée dans les Saintes Ecritures : si tel était le cas la question de l'éternité du monde comme réalité serait liée au dogme chrétien tout entier, quel serait alors le rôle du Christ comme Incarnation dans une histoire qui serait sans commencement ni fin ? Ce rapprochement avec la théorie platonicienne fait également ressurgir le problème des révolutions cycliques : si l'on admet ces révolutions, doit-on en conclure que l'Incarnation se renouvellera à des périodes régulières ? Ces questions nous montrent combien en réalité le fossé est grand entre platonisme et christianisme, plus grand peut-être que saint Augustin lui-même ne l'avait compris.
Chapitre III
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Le monothéisme, une solution possible pour les païens ?
1) Paganisme et monothéisme
Nous pouvons approcher le problème du monothéisme dans la religion païenne à travers l'exemple de Jupiter et les problèmes que cette divinité génère. Puisque Jupiter est traditionnellement le roi de tous les dieux, c'est peut- être à lui que revient la protection de Rome. Si Jupiter est bien le même dieu que celui que vénèrent les monothéistes qui refusent toute représentation de Dieu, alors c'est un sacrilège que d'élever des statues à son image. De plus, il est dit que "tout est plein de Jupiter" or comment expliquer qu'alors que Jupiter est dans l'éther, sa femme Junon est dans l'air, élément unis à l'éther . Ensuite, les anciens ont distingués trois éléments du monde (air, mer, terre) en en attribuant un à chacun des couples divins, où donc situer Minerve qui est un dieu majeur ? Le cas de Minerve révèle un problème puisque celle-ci s'occupant de la partie supérieure de l'éther, elle devrait être la reine de tous les dieux. On ne peut invoquer que la fille ne peut surpasser le père car Jupiter lui-même a devancé Saturne. Lorsque l'on étudie les oeuvres des poètes ou les livres sacrés des païens, les incohérences sont si nombreuses qu'il est impossible de prendre au sérieux un panthéon qui se contredit lui-même, qui cite pour déesse des femmes mariées une déesse adultère, ou qui présente des dieux en conflit pour le partage des compétences. Le rôle du grand Jupiter lui-même n'est pas défini clairement, tantôt il est l'âme du monde matériel qui emplit et meut cette masse universelle, tantôt il cède des parties de ce monde à ses frères et soeurs, tantôt il est l'éther au dessus de l'air de Junon, tantôt il est le ciel tout entier, tantôt encore il est un dieu unique dont Virgile dit : "le dieu, en effet, circule à travers toutes les terres, toute l'étendue des mers et toutes les profondeurs du ciel ; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages empruntent à leur naissance les subtils éléments de la vie ; c'est à lui que tous les êtres sont rendus et retournent après leur dissolution ; il n'est point de place pour la mort, mais, vivants, ils s'envolent au nombre des constellations et ils gagnent les hauteurs du ciel ". Cette doctrine panthéiste se retrouve chez les Pythagoriciens, Platon et les Stoïciens, Virgile la reprend dans L'Eneide, VI, 724 : "D'abord un souffle vivifie intérieurement le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe lumineux de la lune et l'astre titanique , et l'esprit, répandu par les membres du monde, en meut la masse entière et se mêle avec ce grand corps. C'est de lui que naissent la race des hommes, et celle des bêtes, et la gent des oiseaux, et les monstres que porte la mer sous sa surface de marbre. Il y a dans ces semences de vie une vigueur ignée et une origine céleste tant que des corps nocifs ne les ralentissent pas, et que des ressorts terrestres et des membres périssables ne les émoussent pas."
On retrouve ici la tendance grecque vers le monothéisme qui touche le paganisme romain. Pindare déjà se demande : "Qu'est-ce que Dieu ? Qu'est-ce qu'il n'est pas ? Le tout". On lit chez Eschyle "Zeus est l'éther ; Zeus est la terre ; Zeus est le ciel ; Zeus est le tout et ce qui est au-dessus de tout ". Cette conception est reprise dans le De mundo : "Zeus est, pour tout dire en peu de mots, le dieu à la fois céleste et souterrain qui reçoit des noms tirés de toutes choses et de tout phénomène, comme étant lui-même la cause universelle. Voilà pourquoi les vers orphiques ont dit : Zeus fut le premier, Zeus est le dernier : c'est le maître du tonnerre. Zeus est le milieu, c'est de lui que tout vient. Zeus est la base de la terre et du ciel étoilé ". On peut également constater que même dans les oeuvres hermétiques se retrouve cette tendance vers le monothéisme : "Dieu ou le Père, ou le Seigneur de toutes choses, ou quel que soit le nom plus saint encore et plein de révérence qu'on lui donne et que la nécessité où nous sommes de nous comprendre entre nous doit nous faire tenir pour sacré...Dieu n'a pas de nom, ou plutôt il les a tous, puisqu'il est à la fois Un et Tout, en sorte qu'il faut ou désigner toutes choses par son nom ou lui donner les noms de toutes choses ".
L'idée d'un dieu unique était courante chez les hommes cultivés et a contribué renverser la religion populaire. Ceux qui voyaient en Jupiter l'âme du monde pensaient que Jupiter était à lui seul tous les dieux et toutes les déesses, ceux-ci n'étant donc que des parties du dieu. Pourquoi alors les païens n'ont-ils pas vénéré seulement Jupiter ? En vénérant le dieu unique ils vénèrent en même temps toutes ses parties, tous les aspects de sa divinité. Au contraire, vénérer Jupiter à travers l'une ou l'autre de ses parties c'est agir comme si celles-ci étaient indépendantes les unes des autres et cela romps l'unité et la totalité du dieu.
2) La théorie de "Dieu âme du monde"
La théorie stoïcienne de l'âme du monde est exposée ainsi par Cicéron : "Il y a donc une nature qui donne au monde son unité organique et assure son maintien, et elle ne peut être dépourvue de sentiment et de raison : en tout être, en effet, qui n'est pas simple et homogène, mais formé d'éléments différents joints et liés les uns aux autres, il y a nécessairement une partie qui dirige... Il faut donc qu'il y ait dans le monde une sagesse, qu'à cette nature qui donne aux autres sa cohésion, une raison parfaite assigne un rang suprême et qu'enfin le grand tout doive son unité à un être divin." Saint Augustin tire les conséquences de cette doctrine afin d'en montrer l'absurdité : si Dieu est l'âme du monde et que le monde en est le corps, alors Dieu est un être vivant unique composé d'une âme et d'un corps. De plus, si ce Dieu contient en lui toutes choses et que de son âme, en tant qu'elle est un principe vivificateur, dérivent la vie et l'âme de tous les être vivants, alors il n'y a rien qui ne soit partie de Dieu. On voit ce que cela peut impliquer que de dire que tout ce qui vit sur terre et qui la compose est une partie de Dieu : chaque geste accompli sur une des créatures terrestres est un acte porté à Dieu lui-même ! Si le monde entier est Dieu comme l'affirment les stoïciens, toutes les créatures vivantes sont des parties de Dieu et pas seulement l'homme comme on pourrait le penser. Et déjà, l'homme à lui seul montre qu'il n'est pas une partie de Dieu car il sait faire preuve d'injustice et de méchanceté, ce qui est indigne de Dieu ou de l'une de ses parties.
3) Varron a entrevu le Dieu unique
Varron suit les règles instituées en matière de religion par les anciens, sans toutefois être toujours d'accord avec certaines d'entre elles : "il n'hésite pas à avouer que s'il avait à constituer à nouveau la cité il consacrerait les dieux et leurs noms d'après une règle tirée plutôt de la nature ". Il reconnaît que certaines vérités sont cachées au peuple car elles ne lui inspireraient que le mépris, tandis que certaines erreurs sont maintenues et considérées comme des vérités, tout cela au nom du bien du peuple. On aurait ici, selon Augustin, l'origine des mystères et des initiations tels qu'on les trouve chez les Grecs. Le jugement qu'Augustin porte sur cette attitude est très sévère : il s'agit de quelque chose qui va au-delà de la tromperie, c'est une possibilité supplémentaire pour les démons d'asservir l'homme car ils tiennent en leur pouvoir et le peuple que l'on trompe et les dirigeants qui trompent.
Varron donne de Dieu la définition suivante : "il est une âme dirigeant l'univers par le mouvement et la raison". On voit combien Varron se rapproche de la conception augustinienne et chrétienne de Dieu comme créateur de l'âme, sans toutefois adopter le culte d'un dieu unique car il est trop influencé par la culture romaine. Il rejoint néanmoins Augustin dans sa critique de l'idolâtrie au nom de la pureté du culte. On le voit, Varron était proche de la doctrine augustinienne et il aurait pu l'être davantage encore s'il n'avait pas été héritier d'un passé si pesant ; de la pensée de Varron à celle d'Augustin il n'y avait qu'un pas qui aurait été rapidement franchit. En effet, Varron constatant la mutabilité de l'âme, aurait rapidement conclu que Dieu qui est par définition immuable ne peut être une âme mais plutôt le créateur de l'âme et ainsi ce qui le séparait d'Augustin n'aurait plus été qu'une erreur de jugement passée.
Chapitre IV
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La réponse augustinienne
Ceux qui accusent le Christ des maux dont ils souffrent sont incohérents : pourquoi n'ont-ils jamais accusé auparavant leurs dieux qui se sont rendus complices par leurs actes ou leur insouciance de tant de maux ? Tous les siècles qui ont précédé l'avènement du christianisme à Rome ont vu le sang couler, des crimes sans cesse perpétrés, et pourtant les temples n'étaient pas fermés et l'on vénérait les dieux romains plus que jamais. Si toutes ces catastrophes avaient eu lieu sous le règne du christianisme, nul doute qu'on l'aurait rendu responsable et mis au banc des accusés. Au lieu de cela, personne n'a remis en question l'autorité ou la puissance des dieux sous la domination desquels tout ceci est arrivé. Pourquoi reprocher au christianisme de moindres maux tandis que l'on en tolère de bien plus grands tout en continuant de vénérer des dieux impuissants à rétablir une situation convenable et à sauver l'âme de leurs fidèles. N'est pas tout simplement parce que le paganisme après avoir été plongé si longtemps dans l'erreur et la duperie, a du mal à accepter la lumière de la vérité, dont la brûlure lui est insupportable ?
1) L'erreur des païens
Là où ils croyaient avoir une religion, les païens n'ont eu qu'une série de superstitions : culte de mauvais dieux, mauvais culte du Dieu véritable, ils n'ont cessé d'être dans l'erreur. Même ceux qui étaient proches de la vérité se sont égaré au dernier moment. Ceux qui ont pris conscience de leur situation ne cherchent plus qu'une chose : la purification de leur âme, mais là aussi un piège leur est tendu.
Porphyre défend l'idée delon laquelle l'âme peut être purifiée par les "Principes" ou Personnes divines, qu'entend-il par là ? Il tient tout ce qu'il énonce des Oracles chaldaïques ; ces oracles furent introduits dans l'empire romain par un thaumaturge du nom de Julien, et eurent une influence considérable sur les néoplatoniciens. Bidez dit à leur sujet : "On y trouvait, à côté d'un récit de la création, imitant celui du Timée, un mélange de doctrines platoniciennes, pythagoriciennes, stoïciennes et orientales, avec un culte du feu, une angélologie, une démonologie et tout un thème du salut de l'âme ". Selon ces oracles, la lune et le soleil, contraints par des moyens théurgiques, sont impuissants à purifier notre âme. Ces dieux comptent parmi les plus grands, est-ce à dire qu'aucun dieu ne peut nous purifier ? Les oracles disent que les "principes" peuvent avoir cette fonction, que devons entendre sous cette dénomination ? Il semble que sous ce terme, Porphyre désigne Dieu le père, Dieu le fils , et quelque chose qui est entre les deux. Pour mieux comprendre cette "Trinité" proposée par Porphyre, revenons un instant sur la théorie platonicienne de la Trinité, qui, si elle n'est pas présentée explicitement par le philosophe grec peut néanmoins être saisie dans son ensemble : chez Platon, il y a distinction entre Dieu le père, Dieu le fils c'est à dire l'Intelligence paternelle, et l'âme du monde. Au contraire, selon Plotin, il y a Dieu le père, Dieu le fils compris comme le
nouz, le verbe de l'Etre, et la nature de l'âme. On voit que Plotin n'accorde aucune place au Saint Esprit. Saint Augustin qui a basé son enseignement philosophique sur l'étude de Platon essaie d'accorder celui-ci avec la doctrine chrétienne de la trinité, cependant, il ne reconnaît pas chez les platoniciens l'Esprit saint et avoue ne pas comprendre le sens de cette troisième hypostase. La doctrine de la trinité n'est pas claire, même expliquée au sein de l'Eglise ; c'est pour cela qu'elle en a fait un mystère, quelque chose qui ne peut être pensé par l'homme car il n'entre pas dans les catégories humaine. Ceci n'est pas trop étonnant puisqu'il ne s'agit pas moins que de l'essence même de Dieu ! La doctrine chrétienne de la trinité défendue par saint Augustin peut être résumée ainsi : il y a trois personnes distinctes mais non séparées, pour une seule nature divine qui est commune aux trois. Chacune des personnes a une attribution spécifique : au Père est attribuée la création, au Fils nous devons la rédemption, et au Saint Esprit nous reconnaissons l'animation intérieure, divine, de la vie chrétienne. Ces différentes "appropriations" permettent de clarifier les opérations de chacune des trois personnes. Pour mieux comprendre cela, reprenons l'image du fleuve : le Père serait la source, le fils, le fleuve, et le Saint Esprit serait le courant. L'analogie est également possible avec la personne humaine et ses trois facultés distinctes, unifiées dans le moi. Saint Augustin rappelle afin que nous ne tombions pas dans l'hérésie que chacune des trois personnes divines est Dieu et qu'il n'y a donc pas trois principes différents. Il faut toutefois être très prudent car il serait faux de croire "que le Père est identique au Fils, que le Saint-Esprit est identique au Père et au Fils" alors qu'au contraire on peut affirmer que "le Père est Père du Fils, que le Fils est Fils du père et que le Saint-Esprit, sans être ni le Père ni le Fils, est l'Esprit du Père et du Fils".La théorie platonicienne de la réincarnation des âmes humaines dans des corps d'animaux est rejetée par Porphyre. Pour Platon, il est possible qu'une âme humaine entre dans un corps de bête si c'est ce qu'elle a choisi pour y passer sa nouvelle vie, et il est possible également que l'âme d'une bête entre dans un corps d'homme à condition cependant d'avoir déjà été un homme. L'âme qui doit de nouveau s'enfermer dans un corps prend celui de ce qui se rapproche le plus des préoccupations majeures qui ont envahi son existence précédente : "Par exemple, celles qui ne se sont occupées que de se gaver, se débaucher, se soûler sans la moindre retenue, revêtent vraisemblablement la forme d'ânes ou de bêtes de ce genre... Et celles qui ont surtout prisé injustices, tyrannies, rapts, revêtent la forme de loups, de faucons, de milans... ". Porphyre admet que l'âme humaine se réincarne dans un autre corps après la mort, mais il refuse que ce soit dans un corps animal : comment celui qui a été un homme digne durant sa vie peut se retrouver être une bête, c'est à dire un être dépourvu de raison et mis au service de l'homme qui lui est supérieur ! Saint Augustin évidemment rejette la théorie de la réincarnation dans sa totalité : le retour de l'âme se fera dans son propre corps, de manière définitive.
Selon Porphyre, toute âme qui désire être heureuse doit se détacher de son corps définitivement : ceci s'applique-t-il également à l'âme du monde dont Porphyre a dit aussi qu'elle ne pouvait être heureuse que rattachée à un corps ? Il semble que l'on peut dire en effet que l'âme du monde, si elle veut se purifier totalement et définitivement, doit quitter son corps. Cette fois, Porphyre s'oppose aux platoniciens sur le thème du cycle perpétuel de la vie et de la mort : les vivants renaissent des morts, nos âmes subsistent dans l'Hadès et ce sont elles qui renaissent ensuite. Pour Porphyre au contraire, les âmes qui ont séjourné aux Champs-Elysées et qui ont été purifiées dans le Léthé ne peuvent vouloir être emprisonnées une fois encore dans un corps, et ainsi perdre la pureté et la béatitude qu'elles avaient acquis en même temps que l'éternité.
A l'écoute d'une telle théorie, saint Augustin n'hésite pas à dire que"l'erreur impie de Porphyre dépasse celle d'Apulée". Porphyre commet l'erreur grave de dire que les dieux qui viennent instruire les théurges sont porteurs des choses divines ; comment cela serait-il possible puisqu'ils n'annoncent pas la volonté de Dieu ? Ce qui est grave encore, c'est qu'il affirme que l'on peut obtenir la purification de son âme, entendu de son âme spirituelle, auprès des théurges, incitant ainsi par ses propos de nombreuses personnes qui, n'ayant pas ses talents de philosophe, croient sans hésiter celui dont ils admirent la prétendue sagesse. Porphyre promet une purification qui conduira l'homme auprès des dieux de l'éther, le Christ promet à l'homme une purification qui le mènera auprès de Dieu le Père. De plus, la purification qu'apporte le Christ est celle de l'intelligence, de l'esprit et du corps. Les théurges et les démons qui les assistent ne peuvent purifier l'esprit humain car leur propre esprit est souillé. Porphyre reconnaît même que la magie est dangereuse, et qu'elle est interdite par la loi. Lui-même n'a pas recours à la théurgie puisqu'il pense que les télètes ne peuvent purifier l'âme car seul l'esprit paternel a ce pouvoir. Il y a également une autre erreur grave qu'a commis Porphyre aux yeux d'Augustin : il n'a pas reconnu le Christ comme le Principe dont l'incarnation nous purifie. Il est ainsi passé à côté de ce qu'a révélé le christ au sujet du mal : contrairement à ce qu'ont cru les manichéens, la chair n'est pas par essence mauvaise, le mal, c'est le péché. Jésus en s'incarnant a épousé la chair et l'âme humaine et a vécu cependant exempt du péché, nous prouvant par là et que l'homme peut s'efforcer de vivre hors du péché, et que la mort n'est pas la sentence infligée à ceux qui ont péché. Reconnaître dans le Christ le Principe, c'est également reconnaître le purificateur : ce qui est principe et ce qui purifie c'est le Verbe. Le Verbe est ce par qui tout a été fait, il est le seul qui puisse purifier l'âme des hommes.
Nous l'avons vu, Porphyre distingue Dieu le père de Dieu le fils, et il y ajoute celui qui est entre les deux, que les chrétiens croient reconnaître comme étant l'Esprit Saint. L'erreur de Porphyre, encore empreint du polythéisme, est de croire qu'il y a là trois dieux. Si le terme employé n'est pas juste et peut induire trop facilement en erreur, il y a tout de même dans cette affirmation une ébauche de vérité. Le point sur lequel Porphyre rompt définitivement avec le christianisme est l'Incarnation du Fils de Dieu. Il est vrai que ce mystère est particulièrement difficile à accepter, et saint Augustin lui-même a eu du mal à y croire : "Moi, il me fallut, je l'avoue, un peu plus de temps pour apprendre au sujet du Christ Verbe incarné la différence entre la vérité catholique et l'erreur photinienne ".
En revanche, Porphyre reconnaît implicitement l'idée de grâce lorsqu'il dit qu'il "a été accordé à un petit nombre d'arriver à Dieu par les forces de leur intelligence". Il parle encore de la grâce à plusieurs reprises pour expliquer que certains seront comblés par la providence. Il est regrettable qu'il n'ait pas su voir en Jésus la plus belle oeuvre de la grâce.
2) Le chemin de Vérité
Les hommes ne désirent en général que des biens terrestres car ils ne peuvent en concevoir de meilleurs, or ces biens dépendent uniquement de Dieu , entendons par là du seul vrai et unique Dieu et non cette multitude de faux dieux que vénèrent à tort les peuples païens. La preuve que saint Augustin donne est la délivrance du peuple hébreu captif en Egypte : des facteurs très variés ont permis aux Hébreux de s'enfuir et cela n'a nécessité l'intervention que d'un seul Dieu, le seul que les Hébreux aient prié de leur venir en aide. A lui seul, ce Dieu a fait accroître son peuple, il a fait les prodiges que l'on connaît et qui ont terrorisé l'Egypte, il a ouvert les eaux avant de les laisser se refermer sur l'ennemis, il a nourri son peuple et l'a conduit à la terre promise, tout cela sans l'intervention d'aucun autre dieu que lui. C'est ce même Dieu qui a comblé son peuple et de bienfaits et qui les lui a retirés ensuite, quand il a vu son peuple pécher contre lui en adorant des idoles et en usant de pratiques magiques, avant de tuer son Fils.
De même que tous ces biens terrestres, la félicité n'est pas le fruit du hasard, elle est donné par Dieu aux hommes. Si Dieu accorde des biens terrestres aux bons comme aux méchants, c'est pour que les bons ne se méprennent pas : la vraie félicité n'est pas dans ce monde, les vrais biens ne sont pas dans ce monde.
Puisqu'un seul Dieu peut être le bienfaiteur qui procure biens terrestres et félicité éternelle, c'est à lui seul qu'un culte est dû. Les platoniciens comme saint Augustin s'accordent à dire que la béatitude des anges vient d'une "lumière intelligible". Cette lumière qui est Dieu, est source non seulement de béatitude mais de l'intelligence de toute âme, car aucune âme si supérieure soit-elle ne peut se donner à elle-même l'intelligence et le bonheur suprême. L'âme ne peut être lumineuse qu'en tant qu'elle participe de la lumière de Dieu. Ceci justifie pleinement que notre culte ne doive se tourner que vers Dieu, car il est le seul qui puisse nous procurer l'immortalité et le bonheur.
Il n'y a qu'une seule religion qui nous permette de délivrer notre âme, qu'une seule voie qui conduise au salut. Porphyre a cherché la voie auprès des philosophes, des Indiens, des Chaldéens et de leur initiation théurgique, de toutes les écoles et de toutes les sectes possibles, mais il n'a jamais trouvé ce qu'il cherchait. La réponse était pourtant à sa portée, il avait déjà compris de grandes choses sur la purification de l'âme. Porphyre recherche la voie universelle, la voie qui délivre toutes les âmes et sans laquelle aucune délivrance n'est possible, la voie qui est commune à toutes les nations, à tous les hommes. La Providence divine rend nécessaire une telle voie, car elle n'aurait pas pu en priver l'humanité, au contraire elle devait la lui apporter. La connaissance de la voie universelle du salut passe par l'affranchissement des superstitions : Abraham passe pour avoir été chaldéen, en fait il vivait sur le territoire de Our en Basse-mésopotamie, qui fut effectivement envahi par les chaldéens mais au IXe siècle av. J. -C. seulement. Il n'en demeure pas moins qu'après avoir entendu l'oracle de la bouche de Yahvé il adopta le culte du Dieu unique et véritable et quitta son pays et sa famille pour aller accomplir ce que Dieu avait conçut pour lui, semant derrière lui des autels à la gloire de Dieu.
La voie du salut s'impose au monde entier : les récits qui s'y rapportent racontent le passé en annonçant l'avenir, ils s'accomplissent sous les yeux d'innombrables témoins. On ne peut qu'être émerveillé devant ces prédictions qui ne s'attardent pas sur des choses matérielles à la manière des devins, mais annoncent des événements divins comme l'avènement du Christ, la rémission des péchés, la grâce de la justice, la ruine du culte des idoles, le jour du jugement, la résurrection des morts...
Conclusion
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Si le terme "superstition" est employé couramment, il n'est pas sûr qu'on en mesure toujours la portée. La notion de superstition revêt une complexité et une multiplicité de signification qui échappent bien souvent à celui qui l'emploie. En latin, le substantif superstitio désigne tantôt la superstition, tantôt le culte et la religion, tantôt enfin la divination. Prise au sens de divination et incluant aussi toutes les pratiques magiques qui s'y rapporte, la superstition revêtait un sens péjoratif chez les Romains qui n'éprouvaient que haine et dédain pour les pratiques religieuses et la divination, exception faite pour les haruspices officiels. Rien d'étonnant alors à ce que la superstition soit distinguée de la religion à Rome : pour reprendre Benvéniste, la religion indique une disposition intérieure et subjective, alors que la superstition renvoie à des observances extérieures, à des "pratiques de pur formalisme". Cette opposition entre religion et superstition est largement développée par Cicéron dans le De Divinatione : "Comme il faut répandre la religion, qui est liée à la connaissance de la nature, il faut extirper toutes les racines de la superstition ". La superstition est une déviation de la religion, un ensemble de croyances et de rites procédant d'une attitude irrationnelle et traduisant une ignorance des lois de la nature et de la nature des dieux, alors que la religion véritable repose sur la connaissance de ces deux choses. Cette ignorance de la nature des dieux explique que les hommes les craignent, d'autant plus que cette peur parfois irraisonnée semble être liée à l'angoisse de la mort. La peur, liée à la superstition en fait quelque chose d'excessif ; le superstitieux cherche à conjurer sa terreur par des rites et un culte excessifs.
La philosophie considère souvent la superstition comme une forme pervertie de la religion ; chaque peuple voit se développer parallèlement une religion et une superstition. La superstition a souvent désigné les cultes étrangers, considérés alors comme mauvais, certainement parce qu'ils constituaient une menace pour la société, comme ce fut le cas chez les Romains. La superstition devient alors la religion d'autrui. Ainsi, les chrétiens ont appelé superstition la religion païenne ; saint Augustin joua un rôle décisif dans ce domaine en dénonçant la religion romaine comme n'étant rien d'autre qu'une superstition peu honorable. L'évêque d'Hippone opéra une véritable révolution de la notion de superstition puisque sous ce terme il inclut l'idolâtrie, l'évocation des démons, les arts magiques, les haruspices et les augures, les ligatures et les remèdes condamnés par la médecine, les caractères mystiques, les talismans, les observations de faits anodins considérés comme présages...
Le sens du mot "superstition" a évolué à travers les âges. Dans l'Antiquité classique, le mot a déjà trois acceptions spéciales qui anticipent sur celles que lui donnera la théologie catholique : religion superflue, religion vicieuse et vaine observance. Dès la fin de la République, la superstition désigna surtout une religion rivale, un culte proscrit ou toléré. Dans le nouveau testament, le mot superstitio désigne d'une part la crainte religieuse qui porte les populations à garder ou à accepter les divinités mal connues, et d'autre part les pratiques singulières d'un pur sentiment religieux. Les Pères latins mettent en avant la ressemblance extérieure qu'il y a entre superstition et religion. Le superstitieux fait des recherches infinies pour trouver la forme de culte la meilleure, il y apporte un sérieux et une minutie qui lui font croire que son devoir est bien rempli envers les dieux ; si la négligence s'y glisse, il en a des remords. La superstition est une contrefaçon de la vraie religion, c'est une "religion simulée". Suite à de nombreux abus dans les milieux nouvellement convertis, le terme s'est étendu à toutes sortes d'excès religieux. C'est chez saint Augustin que le terme prend toute sa dimension : sous le vocable "superstition" sont regroupés les cultes étrangers, les pratiques vaines, la crainte religieuse et la curiosité profane, les contre-façons païennes ou les adjonctions au culte chrétien, l'idolâtrie... La superstition est chez lui d'abord le culte des faux dieux : les païens s'adressent à une créature.
La théorie augustinienne de la superstition en distingue différentes classes : le culte indu au vrai Dieu, le culte des faux dieux c'est à dire l'idolâtrie (on entend par là tout ce qui a été institué pour honorer les idoles, ou pour honorer comme un dieu une créature ou un élément de la création), la divination : "ce qui a été établi pour consulter les démons ou signifier quelque pacte arrangé et convenu avec eux : les arts magiques et les livres des auspices", la magie, et les vaines observances : "les ligatures et remèdes répudiés par la science médicale, les caractères mystérieux ou objets à porter sur soi, qu'on décore du titre de 'physique', non pas qu'ils soient exempts de superstition, mais parce qu'on les croit (à tort) utiles par les ressources de la nature. En fait, ils ont des sens cachés et même trop manifestes". A ces diverses observances où le commerce avec les démons se laisse à la rigueur soupçonner, il faut joindre une multitude d'observances futiles comme la rencontre d'une pierre, d'un chat, d'un enfant. "Ces choses n'ont de valeur que celle qui leur vient de la présomption des esprits, qui y voient comme un langage convenu entre tous pour établir alliance avec des démons. En fait, toutes ces observances sont pleines d'une curiosité mauvaise, d'une inquiétude obsédante, d'une servitude mortelle. Car ce n'est pas leur valeur propre qui a fait observer ces rencontres ; mais au contraire, c'est à force de les observer et de les noter qu'on leur a donné une vertu. Aussi on leur donne des sens divers suivant les pensées et les présomptions de chacun."
Il convient de distinguer les superstitions des coutumes qui font la civilisation ; parmi les signes conventionnels, il y en a d'utiles, c'est le cas des conventions sociales, il y en a de superflues comme les gestes des histrions, qui ne sont pas superstitieux puisqu'ils n'ont qu'une valeur ludique, et enfin il y a les signes superstitieux qui n'ont de valeur que pour les démons.
Cet assemblage de diverses superstitions en une Superstition répond à une classification historique. C'était en fait des crimes qui ne ressortissaient à aucune discipline sérieuse, mais tout au plus à la pseudo-théologie du paganisme. Les écrivains latins ont regroupé sous le crime de superstitio toutes les pratiques étrangères à la religion officielle. L'Eglise les a également proscrits parce qu'ils pouvaient être confondus avec l'idolâtrie. Saint Augustin alla plus loin, si elles n'étaient pas un culte explicite des démons, l'astrologie et la magie ne menaient-elles pas quelquefois à une connivence avec eux ? Après les superstitions dont la teneur est un acte de culte désordonné et dont l'opposition à la religion véritable est flagrante, nous parlons ici de l'idolâtrie ou du culte faux du vrai Dieu, il existe également d'autres abus tout aussi contraires à la vraie religion comme la consultation des sorts ou des astres, ou l'observation craintive de faits vulgaires. Si le but est honnête, il s'agit de connaître l'avenir pour éviter les dangers que présente la vie quotidienne, les moyens employés sont pour le moins suspects : ce qui est certain c'est qu'ils n'ont rien de religieux.
Il faut distinguer dans la superstition, comme d'ailleurs dans la religion, l'objet matériel des actes et leur objet formel, qui seul leur donne leur moralité. On entend par objet matériel les gestes et toute activité corporelle et psychologique. L'objet formel au contraire c'est le sens que l'homme donne à ces activités. Les superstitions du type de l'idolâtrie ou le culte faux du vrai Dieu ont pour objet matériel des actes de culte qui ont déjà un sens désordonné par eux-mêmes, les autres superstitions ont pour objets matériels des actes qui ne sont pas religieux en eux-mêmes mais auquel celui qui les a posés donne un sens. Prenons le cas par exemple de celui qui consulte un devin ; ce qui donne à son acte sa vraie valeur dépend de ce à qui ou à quoi il demande des renseignements sur son avenir. Ainsi, s'il attend des réponses des calculs de l'homme, il n'y a ni religion ni superstition, alors que s'il attend la réponse de Dieu il y a acte religieux et au contraire s'il s'adresse aux démons, que ce soit de manière explicite ou non, il y a superstition formelle.
Le cultus falsi nominis ou culte du faux dieu se trompe sur le destinataire du culte. C'est ce qui est généralement appellé idolâtrie. Cette religion des faux dieux est en tête des superstitions culturelles, est le type achevé de la superstition et historiquement l'archétype de toutes les autres espèces.
Le culte faux du vrai Dieu quant à lui consiste en une altération du culte du vrai Dieu, ce que les scolastiques appellent cultus vitiosus veri nominis. C'est une erreur dans la façon d'honorer le vrai Dieu, et sur le culte qu'il convient de lui offrir. On distingue ici deux types de superstitions : le culte faux et le culte superflu.
Les cultes faux s'opposent à la "vérité" de la religion alors que les cultes superficiels sont contraires au "culte en esprit" car celui qui s'y adonne ne fait aucun progrès dans la religion de l'esprit. Ils sont vrais dans leurs aspirations puisqu'ils s'adressent au vrai Dieu, mais faux dans leurs réalisations car ils s'opposent à la "vérité de l'Evangile". Contre ces pratiques avant tout païennes, il convient d'être intransigeant : c'est une superstition de culte pernicieux que "de donner le nom de religion à une tradition humaine". Saint Augustin a signalé à maintes reprises les écarts des catholiques eux-mêmes : "Il y a des gens mal avisés qui trouvent moyen d'être superstitieux jusque dans la vraie religion". La superstition visée ici consiste avant tout dans une erreur en matière de signes extérieurs et culturels : l'homme qui cherche à exprimer sa religion se heurte à la réalité religieuse qu'il cherche à atteindre : il use de signes culturels à la signification particulière face à la res significata de la religion. Qu'il s'agisse de signes naturels ou conventionnels de religion, l'erreur ne réside pas dans le geste même mais dans le sens qu'il revêt soit naturellement soit conventionnellement. Les signes naturels ne peuvent être faux que si le sentiment religieux lui-même est faux car c'est lui qui les dicte. Les signes conventionnels en revanche dépendent des conventions culturelles et il est possible de faire un acte extérieur de culte faux même en étant animé d'un sentiment religieux des plus pur.
Le culte faux du vrai Dieu peut être divisé en deux catégories. Tout d'abord, l'erreur peut venir du désaccord entre la réalité signifiée et la signification du culte. Ce désaccord peut avoir comme origine la réalité religieuse elle-même, qui ne serait pas bien exprimée par des symboles. Dans le culte faux du vrai Dieu, c'est bien le vrai Dieu et tous ses attributs qui est la réalité que l'on veut signifier et l'erreur vient de ce que ces réalités sont trop élevées pour l'homme. Une autre source d'erreur possible est la péremption des rites humains face à l'éternité divine : nous touchons là le délicat problème du judaïsme, en effet, les Juifs avaient des rites tout à fait adaptés aux temps précédant la venue du messie, mais devenu insatisfaisants ensuite pour exprimer la nouvelle réalité chrétienne. Le culte périmé n'est pas la seule forme de culte faux du vrai Dieu, nous pouvons citer aussi les infiltrations païennes : des usages d'origine païenne qui n'avaient pas encore perdu tout sens religieux ont été adoptés par certains chrétiens, sans grande conviction cependant. Ces usages s'ils ne se heurtent pas à la foi se heurtent sur la rigueur du dogme et de la morale.
D'autre part, le culte faux du vrai Dieu vient d'une fausse initiative de celui qui fait acte de religion : il englobe toutes les pratiques culturelles qui sont opposées à la législation de l'Eglise. Il convient toutefois de distinguer les pratiques des cultes extérieurs des règlements positifs qui, bien qu'étant extérieurs eux-aussi, ont été admis pour développer le culte de Dieu. Il existe deux sortes d'initiatives religieuses : la première vient de l'Eglise, de la société religieuse assistée par Dieu, alors que la seconde vient d'un individu ou d'une collectivité. La falsification va à l'encontre des prohibitions dictées par l'autorité ecclésiastique, il s'agit véritablement d'un abus de confiance. Le culte faux du vrai Dieu n'est pas incompatible avec une foi véritable, la fausseté est dans le geste, dans le culte extérieur.
Le culte superflu du vrai Dieu s'adresse bien au Dieu véritable mais est excessif dans ses réalisations, on se retrouve face à une surabondance d'actes tournés vers Dieu. L'excès est mauvais car il éloigne l'homme de ce qui est le plus important, de ce qui est essentiel : en se noyant dans une multitude d'actes dévots, on finit par ne plus savoir quelle est la signification de ce que l'on fait. L'ancienne religion romaine n'a pas favorisé le culte superflu, tous les rapports entre les hommes et les dieux étaient réglés sous forme de contrat, y déroger aurait été une impietas. De plus, l'enthousiasme mystique n'était pas de mise chez les Romains qui lui préférait une pratique plus méticuleuse : "Les gens religieux sont appelés ainsi parce qu'ils étudient soigneusement et relisent tout ce qui concerne le culte des dieux". Saint Augustin explique que "Le Christ nous a soumis à un joug très doux et à un fardeau bien léger ; aussi est-ce par des sacramenta très peu nombreux, d'observation très facile et de signification très haute qu'il a rassemblé en société le peuple nouveau", nous donnant ainsi comme consigne la liberté. A ces recommandations primitives il convient d'ajouter ce que la tradition vivante de l'Eglise compte d'usages, demeurés locaux ou devenus universels, comme le jeûne eucharistique. La notion de culte superflu implique qu'il y ait un acte de culte et que l'excès dans les marques de religion soit dû à un développement excessif des pratiques extérieures par rapport à la religion intérieure de l'individu.
Les superstitions non cultuelles regroupent tous les procédés profanes, parfois secrets, dont on attend des effets sans proportion avec les moyens employés. Elles répondent aux besoins de la vie propremement humaine. Ces superstitions se distinguent les unes des autres par le but qu'elles visent : "La connaissance des choses futures ou cachées, telle est la fin dernière de la divination, qui dénote une malsaine curiosité de l'esprit". Le désir de puissance sur la nature est nommé magie, mais la magie qui consiste en des pratiques inoffensives (saint Augustin cite les ligatures, les recettes condamnées par les médecins, les grimoires, les amulettes...) relève plutôt des "vaines observances". A un degré moindre encore, il y a l'attente irraisonnée d'un événement heureux ou malheur qui devrait faire suite à un acte donné, ou à l'absence de cet acte : ainsi celui qui brise un miroir s'attend à quelques années de malheur tandis que celui qui trouve un trèfle à quatre feuilles espère que la chance lui sourira. Dans la mesure où cette coyance se fonde sur une opinion fausse touchant la signification du présage ou la valeur bénéfique, ou au contraire maléfique, de la pratique, elle relève de la magie ou de la divination. C'est dans cette catégorie qu'on classe les vaines observances, dont d'ailleurs on distingue plusieures sortes. Ainsi, l'art notoire quil cherche à procurer la science sans travail, entendons par là une science toute faite, ce que l'on appelle communément la science infuse. On cherche à savoir agir, il s'agit avant tout d'une science pratique. On y trouve également les observances de santé : elles ont pour but la guérison, aussi bien des hommes que des animaux. Elles utilisent des remèdes ineptes conjugués avec certains signes mystérieux dans le but de guérir ou même de rendre invulnérable contre certains maux. Entre cela et la magie, il n'y a qu'une différence de degré. Il y a également l'observance des événements : c'est le fait de régler ses actions d'après des événenments fortuits, d'attendre un bonheur ou un malheur à la suite de tel ou tel incident. Cette observation des présages peut être rapprochée de la divination à la différence qu'ici les signes ne sont pas recherchés mais simplement observés quand ils se présentent. Enfin, on compte dans ses rangs l'observance des porte-bonheur qui est le fait de croire que certains objets sont dotés de vertus curatives ou maléfiques. Il s'agit généralement de talismans, caractères, fétiches, élixirs... La vaine observance est la simple attention accordée à des faits anodins qui se passent autour de nous et sans nous : on note ici l'attitude passive de l'individu.
Nous avons souligné maintes fois la distinction entre religion et superstition. L'idolâtrie est superstition car elle rend un hommage divin à une créature, c'est à dire à un être crée et non au créateur lui-même. La divination est superstitieuse dans la mesure où elle consulte les démons et non Dieu. Les vaines observances et la magie sont superstition car elles demandent une direction pratique à une créature quelconque, faisant ainsi concurrence, d'une certaine manière, aux institua Dei. La superstition ne consiste pas seulement à vénérer un faux dieu mais aussi à lui demander quelque chose. Elle semble parfois profane mais a souvent une signification religieuse : même s'il ne s'agit pas d'acte de culte, on se trouve généralement devant des cas d'appel à des puissances supérieures à l'homme, cela étant fait de manière plus ou moins explicite.
La superstition ne divinise pas la nature, cependant elle exagère la valeur intrinsèque des créatures et leur prette des pouvoirs que seul Dieu possède. Ainsi, les superstitieux croient que la nature nous envoie spontanément des signes. Les phénomènes naturels ne sont pas étudiés en eux-mêmes mais en tant que signes possibles : "Les réalités qui retiennent l'attention des devins, ne sont pas considrées en elles-mêmes, mais comme des signes, qui sont pris comme principes de connaissance et de direction pratique ". Les signes sont pris à tort pour des causes or, "Il est parfaitement légitime de présager des événements futurs à la vue de leur cause : l'esclave qui voit son maître en colère pense que le fouet n'est pas loin. Les infirmités s'annoncent chez nous par des symptômes qui sont à la fois des signes et des causes des maladies prochaines : les médecins ont bien raison d'y être attentifs" (idem) : il ne faut pas outrepasser la zone d'influence d'un signe, sinon il ne signifie plus rien du tout. L'attitude de l'Eglise sur l'usage des forces naturelles dans la défense et la conduite de sa vie est très strict : on ne peut y recourir que si elles ont quelques vertus pour cela, autrement dit ce qui est déraisonnable et fondé sur une opinion fausse doit être rejetté.
La condamnation augustinienne de la superstition englobe toutes les formes de superstition, aussi diverses soient-elles : "On pèche donc gravement en se livrant soi-même aux pratiques courantes de la divination et de la magie, par exemple en se faisant dire la bonne aventure ou tirer les cartes, à supposer qu'on y croit fermement, ou même si le devin est seul à y croire" car alors, le client coopère à son péché. Saint Augustin ne se contente pas de dénoncer la superstition et du même coup le paganisme, il propose quelque chose en échange : ce à quoi les hommes vertueux aspiraient au travers de leurs croyances erronées : une félicité éternelle et pourquoi pas une place auprès de Dieu
L'installation du christianisme comme religion "officielle" suffit-elle à vaincre le paganisme ? Il semble plutôt qu'il s'agissait d'entériner une situation établie, le christianisme ayant d'ores et déjà pénétré les élites romaines. Saint Augustin souhaitait d'ailleurs une collaboration entre pouvoir civil et pouvoir religieux, au sein d'un Etat dans lequel le christianisme domine.