L'Art du déchiffrement

et le secret de la langue

H I T T I T E

«Les découvertes effectuées dans l'aire de civilisation hittite n'ont pas

le caractère opulent et magnifique de celles qui furent faites en Égypte».

Telle est la constatation faite par C. W. Ceram dans son ouvrage

le secret des Hittites. Découverte d'un ancien empire (Librairie Plon).

Mais ajoute aussitôt l'archéologue, «si les grands rois hittites n'étaient

pas des mécènes protecteurs des arts, et s'ils n'amassaient pas de trésors

comme les autres souverains orientaux, il n'en est pas moins vrai qu'ils

régnaient sur un empire qui, au IIe millénaire avant notre ère, était la

troisième grande puissance du Moyen-Orient, l'égale de l'Égypte et des

empires babylonien et assyrien». A propos des fouilles commencées en

Anatolie, vers 1830 par le Français Texier, au coeur du royaume hittite

près du village de Boghaz-Keni, c'est tout l'art du déchiffrement des

inscriptions antiques qui se pose et notamment celui de la langue hittite.

Pour le profane, un des aspects les plus énigmatiques de l'archéologie est l'art de lire les inscriptions enfouies depuis des millénaires; leurs auteurs appartiennent à un peuple disparu depuis des milliers d'années, et rien, sinon des liens très lâches, ne les rattache à notre civilisation.

Même avec la meilleure volonté, il est impossible d'expliquer en quelques pages les principes de base du déchiffrement; l'exposé qui va suivre exigera du lecteur une attention soutenue.

À première vue, les problèmes posés par le déchiffrement sont multiples. Nous avons tous appris le latin dans notre enfance; nous sommes donc théoriquement capables de déchiffrer, sinon de comprendre, les inscriptions, vieilles de deux mille ans, gravées sur les monuments romains. Le latin, en tant que langue populaire, a disparu avec l'Empire romain mais il s'est conservé comme langue de formation classique. La connaissance du latin, langue morte, ne s'est jamais perdue.

Mais ce qui est vrai pour le latin ne l'est pas pour la plupart des langues jadis parlées dans le Proche-Orient. Les archéologues du XIXe siècle ont exhumé d'innombrables documents : inscriptions rupestres, tablettes de bois et papyrus. Certains textes étaient écrits dans une écriture connue mais dans une langue qui ne l'était pas; pour d'autres, c'était l'inverse. D'autres encore étaient écrits dans une langue et dans une écriture inconnues et, pour compliquer les choses, on ignorait tout de ceux qui les avaient rédigés.

Tel était le triple obstacle auquel s'était heurté William Wright, le jour où il avait dégagé la pierre de Hamah : caractères, langue et origine étaient inconnus.

En 1948, l'archéologue américaine Alice Kober, qui a largement contribué au déchiffrement de l'écriture crétoise, écrivait : «il ne faut pas se leurrer : une langue dont on ignore tout, écrite dans des caractères inconnus, doit ètre considérée comme indéchiffrable!»

Tablettes en cunéiforme

Nous savons maintenant que la pierre de Hamah était couverte d'hiéroglyphes hittites. L'écriture hittite est actuellement pratiquement déchiffrée et la langue hittite à peu près compréhensible.

pour expliquer le processus de redécouverte, le meilleur moyen consiste à prendre pour point de départ les recherches effectuées par les hittitologues sur les tablettes de Boghaz-Keui, écrites en cunéiforme, donc lisibles, mais rédigées dans une langue inconnue.

L'histoire du déchiffrement des incriptions anciennes est vieille de cent soixante quinze ans. Les résultats les plus spectaculaires obtenus, l'un par Jean François Champollion, l'autre par Georg Friedrich Grotefend, s'expliquent par le fait que, dans les deux cas, on connaissait un élément du rébus. Grotefend, le déchiffreur de l'écriture cunéiforme (les noms supposés de trois rois perses connus sous leur orthographe grecque lui fournirent la clef) procéda d'abord par déduction mais son raisonnement s'avéra juste. Champollion qui déchiffra l'écriture hiéroglyphique égyptienne, disposait, lui, d'un texte rédigé en grec, lisible par conséquent. Sur la pierre trilingue de Rosette, il réussit à isoler le nom du pharaon Ptolémée, mentionné dans la version grecque, qu'un cartouche entourant un groupe d'hiéroglyphes permettait d'identifier; les lettres qui le composent lui fournissaient les indices nécessaires.

En d'autres termes, ce sont des noms propres, obtenus par analogie, qui, dans le cas de Champollion et de Grotefend, livrèrent la clef de l'énigme. L'avenir allait prouver que cette méthode était la meilleure pour le déchiffrement des écritures inconnues.

Parenté linguistique dans l'Antiquité

Récemment, le philologue allemand Ernst Sittig a suivi une voie différente. Depuis un demi-siècle, on cherchait en vain à percer le secret des anciennes écritures crétoises; Sittig eut l'idée de combiner la méthode de décryptage à base de données mathématiques et statistiques utilisées par les services du chiffre avec l'ancienne méthode analogique de recherche des noms propres. Mais le mérite d'avoir déchiffré l'écriture crétoise revient en fait à un profane, l'Anglais Michael Ventris, architecte spécialisé dans la construction des écoles préfabriquées, qui appliqua le procédé classique de l'interprétation des noms propres.

Depuis Champollion, le rêve de tous les philologues qui travaillent au déchiffrement des écritures inconnues est l'inscription bilingue. Mais la chance qui favorisa Champollion est exceptionnelle. Depuis, les méthodes ont été perfectionnées et des indices qui ne signifiaient rien pour les pionniers de l'archéologie, sont, à l'heure actuelle, une source de précieux renseignements; chaque déchiffrement réussi ajoute à la connaissance que nous avons des relations existant entre les langues anciennes.

Aussi étrange que cela paraisse, c'est en 1786, bien avant les premières tentatives de déchiffrement, que quelqu'un constata la parenté linguistique des langues de l'Antiquité. Cette découverte n'eut pas pour cadre le cabinet de travail d'un savant allemand ou anglais, point de départ habituel des recherches ayant trait à l'Asie Mineure et au Proche-Orient, mais des Indes.

Le polyglotte de génie qui fit cette découverte, la plus importante qui ait été réalisée en matière de philologie, était juge principal du « Supreme Court of Judicature » de Calcutta; il se consacrait non pas à l'étude des lois de comparaison linguistique mais à celle des lois hindouistes et musulmanes qu'il traduisait.

Son nom est William Jones. Né à Londres en 1746, il étudie les langues et l'histoire ancienne puis, enseigne à Harrow, les langues orientales : perse, arabe, hébreu. Jugeant insuffisant son traitement de professeur, il quitte l'enseignement et se consacre à l'étude du droit et de la jurisprudence.

Sa brillante et rapide carrière témoigne de ses aptitudes. Jones, le premier, découvre l'existence d'affinités entre les langues de souche indo-européenne. Cette découverte philologique est la seule qui ait profondément influencé tous les domaines de la recherche historique.

En étudiant le sanscrit

L'étude des langues indo-européennes permet non seulement d'accroître les connaissances historiques proprement dites mais elle ouvre des perspectives nouvelles aux ethnologues (grandes invasions et passage de races et de peuples), aux géographes, aux sociologues --formation des premières sociétés indo-européennes, origine du droit familial -- et même aux zoologues et aux botanistes -- dispersion de la aune et de la flore à l'époque préhistorique, progrès accomplis dans la domestication animale.

Si Jones n'avait pas été nommé aux Indes, il est probable qu'il n'aurait jamais appris le sanscrit, la langue des brahmanes et des poètes hindous; en effet, c'est en étudiant le sanscrit qu'il constata que toutes les langues avaient une certaine parenté et que leur diversité était plus apparente que réelle.

Jones n'eut pas le temps d'étayer solidement sa théorie, ni de donner un nom à cette nouvelle branche de la philologie qu'il avait découverte. Ce fut l'oeuvre du médecin Thomas Young, co-déchiffreur, avec Champollion, des hiéroglyphes égyptiens.

Mais d'autres poursuivirent les recherches commencées par William Jones; citons, en particulier, le Danois Rasmus Christian Rask (1786-1832), philologue et globe-trotter qui n'avait rien du professeur d'université tel qu'on se plaît à l'imaginer. Rask, qui avait pour principe d'étudier sur place les questions qu'il voulait résoudre, fit un séjour de quatre ans en Perse et aux Indes. L'Allemand Franz Bopp (1791-1867) joua un rôle de plus important encore : à quarante-deux ans il commence à rédiger sa Grammaire comparée du sanscrit, du zend, du grec, du latin, du lithuanien, du gothique et de l'allemand dont la partie principale fut terminée seulement seize ans plus tard. Appliquant à la comparaison linguistique des méthodes scientifiques rigoureuses, Bopp fut en quelque sorte le Winckelmann de la philosophie ancienne.

Ces travaux révèlent l'existence d'un groupe de langues, appelées indo-européennes en raison de leur expansion géographique, dont le vocabulaire et les déclinaisons présentent des affinités évidentes. Le mot «père» est un exemple frappant de ces analogies : père se dit «vater» en allemand, «father» en anglais, «padre» en espagnol, «pater» en latin, «pater» en grec, «athir» en gaélique, «fadar» en gothique, «pita» en sanscrit, «pacar» en tokharien. Plus les langues sont anciennes, plus les concordances sont évidentes, et c'est la preuve que des langues, très différentes en apparence, dérivent d'une langue-mère initiale.

Reconstitution d'un idiome

Bien mieux, à l'intérieur d'un même groupe de langues, les modifications de la racine,, conséquence des changements survenant dans la prononciation des voyelles ou dans les désinences, obéissent à des règles fixes. C'était une découverte capitale : quand on eut assez d'éléments de comparaison, on put reconstituer le processus évolutif. En d'autres termes, connaissant les déformations subies par la racine originelle, on put, à partir de fragments de textes rédigés dans un idiome ancien appartenant au groupe des langues européennes, reconstituer cet idiome. Et l'on s'aperçut qu'à l'intérieur du groupe des langues européennes, il existait des familles de langues entre lesquelles les affinités étaient encore plus étroites; leur localisation géographique et ethnique permit de nouvelles conclusions. L'étude des langues indo-européennes a rendu d'immenses services aux archéologues; elle ne sert pas directement au déchiffrement, mais elle est indispensable lorsqu'il s'agit de reconstituer la grammaire, le vocabulaire et la structure d'une langue dont les vestiges épigraphiques sont en nombre limité.

Ainsi qu'il fallait s'y attendre, les premiers indo-européanisants ne récoltèrent que des quolibets. C'était folie que d'affirmer l'existence d'une parenté linguistique entre l'afghan, l'islandais, le sanscrit, le russe, la langue tzigane, le latin et le vieux prussien! Or c'est un fait. Cette théorie apparaissait d'autant plus invraisemblable que l'aire de dispersion géographique des langues indo-européennes englobe l'espace compris entre l'Inde et l'Europe occidentale; des chaînes de montagnes, des mers et des déserts le divisent en secteurs habités par des races hétérogènes.

Aujourd'hui, les indo-européanisants ont d'autres problèmes à résoudre, celui de la localisation de l'aire d'origine des langues indo-européennes notamment. On suppose qu'elle était située entre le sud de la Russie et le centre de l'Europe. Mais qu'il y ait une parenté étroite entre les langues euopéennes autres que le hamite, les idiomes sémitiques, le caucasien, le dravidien et le basque parlées par d'autres peuples de race blanche, est maintenant un fait universellement admis. Les recherches futures permettront de définir la nature des affinités ou, au contraire, des divergences.

Outre les méthodes éprouvées qui, au XIXe siècle permirent le déchiffrement d'écriture et de langues inconnues, c'est grâce aux conclusions fournies par l'étude des idiomes indo-européens que l'on trouva la clef de l'énigme que posait l'existence des tablettes hittites de Boghaz-Keui. Mais, chose étrange, l'homme qui, le premier, utilisa cette clé était non pas un indo-européanisant mais un assyriologue et, plus exactement, un sémitologue, l'assyro-babylonien étant rattaché au groupe des langues chamito-sémitiques.

Le rapport provisoire est au savant ce que le dépôt de brevet est à l'inventeur. Sa raison d'être est d'assurer une priorité du découvreur qui expose des faits nouveaux. En décembre 1915, la revue Communications de la Société Orientale Allemande publie un article : « La solution du problème hittite, rapport provisoire », sous la signature du Dr Friedrich Hrozny.

Une étonnante révélation

Dans la première note, l'auteur explique la hâte avec laquelle il publie son article :

«Étant donné, d'une part, la guerre qui retardera nécessairement la conclusion et la publication de mes travaux et, d'autre part, le fait que d'autres publieront vraisemblablement des livres traitant du problème hittite, j'ai décidé de ne pas attendre plus longtemps et de faire paraître mon ouvrage, sous forme d'articles, dans les Communications de la Société Orientale Allemande.»

Que quelqu'un eût réussi à percer en si peu de temps le mystère de l'écriture hiéroglyphique hittite avait de quoi surprendre. Mais, pour les spécialistes, le résultat obtenu par Hrozny était stupéfiant. Nul à vrai dire ne s'attendait à semblable révélation.

À la mort de Winckler, la Société Orientale Allemande de Berlin avait confié à un groupe de jeunes assyriologues l'étude des documents épigraphiques provenant de Boghaz-Keui; ils devaient les classer et les transcrire. Dès le début, deux clans se constituèrent; les uns se groupèrent autour de l'Allemand Ernst F. Weidner, savant dogmatique, rigide et consciencieux, les autres autour de Friedrich Hrozny, philologue exceptionnellement doué. Tchèque, Hrozny était né en Pologne en 1879.

À la déclaration de guerre, on s'empressa, en Allemagne, de mobiliser les philologues, personnages inutiles. Weidner, un colosse, fut versé dans l'artillerie lourde où il obtint le grade de sous-officier : Hrozny, mobilisé dans l'armée austro-hongroise, eut la chance d'avoir le lieutenant Kammergruber pour supérieur. Celui-ci, sensible au charme viennois du jeune professeur, le dispensa des obligations militaires -- dans la mesure où ses fonctions le lui permettaient -- et l'autorisa à se consacrer aux recherches philologiques.

C'est en ces termes que Hrozny lui témoigne sa reconnaissance :

«Ce fascicule a pris sa forme définitive alors que l'auteur était sous les armes.»

En fait, «pour être franc» comme le dit Hrozny, le second fascicule fut rédigé à la même époque. Mais, lorsqu'on sait ce que la rédaction de ces écrits, simples brochures qui, en dépit de leur briéveté, sont l'oeuvre maîtresse de l'hittologie, représenta de travail et d'érudition, on est forcé de reconnaître que les obligations militaires de Hrozny, alors âgé de trente-cinq ans, n'avaient rien d'astreignant. Il reçut même l'autorisation d'étudier, à Constantinople, les documents rédigés en hittite hiéroglyphique, chose qu'à l'époque aucun savant n'aurait pu obtenir.

On ne peut, sous peine d'être injuste, reprocher à Weidner qui, pendant ce temps, faisait son devoir de soldat, d'être resté inactif. Nettement désavantagé par rapport à Hrozny, il était de surcroît sur une mauvaise piste. Mais d'autre part, ce serait une erreur de prétendre que, si Hrozny réussit à déchiffrer l'écriture et la langue hittites, il le dut seulement au fait qu'il avait plus de loisirs que son rival. Hrozny avait derrière lui une longue expérience; à vingt-quatre ans, il avait participé aux travaux de fouilles dans le nord de la Palestine et publié plusieurs communications relatives aux textes cunéiformes; elles avaient attiré l'attention sur lui. Enfin, en 1905, à vingt-six ans, il était devenu professeur à l'Université de Vienne. Servi par des connaissances exceptionnelles, il s'attaqua au problème avec une hardiesse et une absence totale d'idées préconçues. Ce qu'il cherchait n'était pas un résultat déjà pressenti par d'autres; il voulait se convaincre de la réalité des faits et les confronter avec soin et méthode. Il n'hésiterait pas à publier des conclusions même si elles ruinaient les théories officiellement admises. Hrozny avoue lui-même qu'au début il ignorait tout de la langue qu'il allait découvrir.

 

Identification des noms propres

Il n'est pas question de raconter dans le détail le processeus de ses travaux; il faudrait faire les mêmes recherches et apprendre les mêmes langues que Hrozny. Son exemple prouve une fois de plus que l'assiduité et l'application sont à la base de toutes les grandes découvertes.

D'ailleurs, il serait impossible de décrire le déroulement d'un quelconque travail de déchiffrement si, comme dans toute découverte, les raisonnements, les déductions et les longues recherches ne se résolvaient pas, à un moment donné, en une idée-clef. Cette idée, pierre de touche du succès, est généralement très simple.

Deux acteurs jouèrent un rôle capital dans les travaux de Hrozny : l'identification des noms propres et la certitude que les caractères hittites étaient des idéogrammes.

A l'origine, comme d'ailleurs tous les systèmes d'écriture, la graphie assyro-babylonienne utilisée pour la rédaction des textes de Boghaz-Keui était pictographique; plus tard elle se transformera en graphe syllabique. Mais la plupart des pictogrammes furent conservés dans l'écriture que les Hittites empruntèrent aux Babyloniens. Les spécialistes de l'écriture cunéiforme pouvaient donc les lire, c'est-à-dire les comprendre, en tant que signes, mais ignoraient leur signification.

Pour plus de clarté, prenons un exemple concret.

Nous sommes tous capables d'identifier le chiffre 10 dans un texte quelconque, qu'il soit écrit en anglais, en français ou en allemand; le fait que dix se dise «ten» en anglais et «zehn» en allemand n'est pas un obstacle à la lecture.

C'est en procédant de cette manière, c'est-à-dire en partant des idéogrammes que Hrozny put déchiffrer les mots hittites «poisson» et «père». Ensuite, il chercha, au prix d'un travail harassant, mot après mot, forme après forme, jusqu'au jour où, étudiant les modifications de flexion de mots dont il ignorait le sens, il s'aperçut que la langue hittite comportait certaines formes grammaticales (la construction participiale entre autres) propres aux langues européennes.

Le mot qui donna la clé

Cette découverte était capitale; il existait, certes, plusieurs théories relatives au déchiffrement du hittite, mais, à l'exception d'un philologue qui d'ailleurs avait tenté sa thèse, nul n'avait soupçonné le caractère indo-européen du hittite. Personne d'ailleurs n'aurait pensé à faire le rapprochement; prétendre qu'au milieu du IIe millénaire un peuple indo-européen avait fondé un empire en Anatolie était contraire aux conclusions admises par l'ensemble des historiens et des orientalistes.

Ainsi s'explique que Hrozny ait eu des doutes, qu'il ait cru à des coincidences linguistiques; c'est presque avec réticence qu'il expose les arguments prouvant l'appartenance du hittite au groupe des langues indo-européennes.

Mais, un jour qu'il étudiait un texte précis, effrayé de son audace, Hrozny se dit : si l'interprétation de cette ligne est juste et que l'avenir me donne raison, ce sera une révolution dans le monde des savants. Or, pour lui, le sens d'une phrase est clair : elle contient la clé de la langue hittite. Dès lors, il ne lui reste plus qu'à tirer les conséquences de sa découverte et à révéler l'édifice patiemment échaffaudé par les autres linguistes.

La phrase qui décida Hrozny à faire le pas décisif est la suivante : «Nu ninda-an ezzateni vâdar-ma ekutteni».

Un seul mot était connu : «ninda» qui signifie pain, identifié par analogie avec l'idéogramme sumérien correspondant.

Voilà le raisonnement de Hrozny : dans une phrase où il est question de «pain», l'idée de manger vient à l'esprit - c'est une probabilité mais non une certitude. Possédant des indices du caractère indo-européen du hittite il chercha dans les autres langues un mot dont la consonance rappelait celle du terme hittite dont il supposait qu'il signifiait manger. En latin, manger se dit «edere», en anglais «to eat». Et, au moment où Hrozny écrivait le mot «ezzan» qui, en vieil allemand, signifie «manger» il eut une soudaine illumination : «ezzan» correspondait au terme «ezzateni» de la phrase hittite!

En association avec «pain» et «manger», le mot «vâdar» devait désigner une nourriture ou une boisson. Hrozny, à la recherche d'une équivalence, rapprocha «vâdar» de l'anglais «water» et du vieux saxon «watar» qui signifient eau.

Laissons de côté les considérations grammaticales qui permirent à Hrozny de deviner le sens général. La phrase devenait :

«Maintenant vous mangez du pain et vous buvez de l'eau.»

L'interprétation de Hrozny confirmait la thèse exposée, dès 1902, par l'orientaliste norvégien J.A. Knudtzon : le hittite appartient au groupe des langues indo-européennes, thèse qui avait soulevé des protestations unanimes des spécialistes.

Datant du IIe millénaire av. J.-C.

Mais là ne se bornaient pas les conclusions. Les archéologues faisaient remonter au XIVe et au XIIIe siècle avant Jésus-Christ la rédaction des textes de Boghaz-Keui : transcriptions de documents datant probablement du XVIIIe siècle. C'est donc à bon droit que Hrozny pouvait revendiquer l'honneur d'avoir déchiffré une des plus vieilles, sinon la plus vieille, des langues indo-européennes, parlée vers le milieu du IIe millénaire, c'est-à-dire à l'époque où, aux Indes, on commençait à composer les premiers vedas.

Le 24 novembre 1915, Hrozny fait une conférence sur le déchiffrement de l'écriture hittite devant les membres de la Société Allemande du Moyen-Orient :un mois plus tard, le texte est imprimé. Son oeuvre maîtresse : la langue des Hittites, sa structure et son appartenance au groupe des langues indo-européennes paraît en 1917, à Leipzig. Dans la préface, l'auteur déclare : «Cet ouvrage a pour but d'expliquer la nature et la structure de la langue, jusqu'alors mystérieuse, jadis parlée par le peuple hittite». Et il ajoute avec la simplicité qui résulte d'une conviction intime : «il apportera la preuve, que, dans l'ensemble, le hittite était une langue indo-européenne.»

De fait, en 246 pages, Hrozny donne l'explication la plus complète qui ait jamais été fournie du déchiffrement d'une langue morte. Il ne s'agit ni d'hypothèses, ni d'interprétation, mais de conclusions confirmées par les faits. En même temps, il profite de l'occasion pour régler leur compte à ses adversaires.

Vâdar = Wasser

Mais à quoi bon nous étendre sur des polémiquesÉ Il est préférable de citer ces lignes d'Eduard Meyer, pionnier de l'historiographie ancienne, qui figurent dans la préface qu'il écrivit pour l'ouvrage de Hrozny :

«Parmi les découvertes qui ont contribué à accroître et à compléter les connaissances que nous avons de l'histoire et des civilisations du monde antique, conséquence des travaux entrepris sous l'égide de la Société Orientale Allemande, celle du professeur Hrozny qui fait l'objet de la présente publication est de loin la plus importante.»

La soudaine révélation du passé n'est plus désormais l'apanage de l'archéologue qui arrache au sol les trésors et les momies royales; le philologue qui étudie un texte inconnu dans le silence de son cabinet, peut, lui aussi, percer le secret des époques révolues.

La découverte de Hrozny est, autre chose qu'un simple tour de force; elle ouvre à la science de vastes perspectives. En effet «manger» est souvent synonyme de «faim» et, dans les étendues désertiques, «boire» se confond avec «soif?» «Vâdar», «water», «wasser», ces trois termes désignent un même besoin. Malgré le temps écoulé, le cri poussé par un Hittite assoiffé serait, à l'heure actuelle, parfaitement compris aussi bien du Frison habitant du littoral de la mer du Nord, que des Américains de Pennsylvanie.

Quelle langue parlaient les hittites?

En résumé, grâce à Hrozny, on put déchiffrer une autre partie des archives de Hattusa. Mais voyons quelle était la situation.

Parmi les innombrables tablettes trouvées entre 1906 et 1912 sur le site de Boghaz-Keui, certaines, nombreuses, rédigées en akkadien, langue connue et écrite en caractères cunéiformes assyro-babyloniens, avaient été déchiffrées. D'autres, rédigées en hittite, mais écrites en caractères cunéiformes, étaient lisibles depuis que Hrozny avait trouvé la clé de la langue. Les textes étaient de nature religieuse, juridique ou médicale : d'autres racontaient les hauts faits des rois et des peuples de l'empire hittite, énumérant leurs moeurs et leurs usages. En principe, ils permettaient de se faire une idée d'ensemble de l'histoire hittite : mais en principe seulement, car, en matière d'historiographie, il n'y a pas de conclusions définitives. A peine l'ouvrage de Hrozny était-il paru que de nouveaux problèmes se posèrent, suscitant de nouvelles controverses.

Les spécialistes de l'histoire ancienne étaient mécontents : le fait qu'il y avait eu, en Asie Mineure, une classe dirigeante indo-européenne, était contraire aux idées admises. C'est donc avec une certaine acrimonie qu'ils demandèrent aux philologues de préciser l'origine de cette population. En fait, c'était à eux et non pas aux linguistes à résoudre la question.

Les indo-européanisants à leur tour accablèrent Hrozny qui, n'étant pas lui-même indo-européanisant, s'était, dans de nombreux cas, contenté d'approximations notamment en matière de parentés linguistiques. La nécessité de procéder à des révisions ne diminuait en rien l'importance de sa découverte mais des corrections s'avéraient néanmoins indispensables.

Le premier, l'Allemand Ferdinand Sommer, né à Trêves en 1875, publia, en 1920, une critique sévère mais parfaitement fondée des exégèses de Hrozny. Puis, en 1929, le Français Louis Delaporte, professeur à l'Institut catholique de Paris, révisa la grammaire hittite tandis que les Allemands Johannes Friedrich et Albrecht Goetze complétaient les travaux de Sommer. Enfin, en 1933, l'ancien professeur à l'Université de Berlin, parfirent les connaissances que l'on avait des Hittites et de leur langue. Friedrich fit paraître, en 1946, un complément à son Manuel hittite; c'est une anthologie de textes, suivie de notes nombreuses et d'un index. Enfin, entre 1952 et 1954, parut le Dictionnaire de la langue hittite, du même Friedrich.

Huit langues différentes?

Dans sa préface, l'auteur reconnaît que la connaissance du vocabulaire des règles de la grammaire hittite est encore imparfaite. Il insiste surtout sur les textes religieux qui, dit-il, fourmillent «d'expressions poétiques dont on ignore et dont on ignorera sans doute longtemps la signification». Par prudence, au lieu d'indiquer le sens exact des mots, dans nombre de cas Friedrich se contente de termes génériques : «un vêtement», «un gâteau» ou même «substantif de sens indéterminé», par exemple.

Mais cela n'est rien en comparaison de cette phrase de la préface du Dictionnaire de la langue hittite, où il explique comme s'il s'agissait d'une chose parfaitement naturelle:

«Dans un certain nombre de cas, j'ai pris la liberté de corriger les erreurs : répétitions ou mauvaise disposition des déterminatifs, commises par les scribes.»

Mais le processus que nous venons de décrire n'est pas aussi simple qu'il apparaît : l'énumération des faits est en effet trompeuse. En 1919, un Suisse entreprit de résoudre une question que personne ne s'était soucié d'élucider; le problème hittite était suffisamment ardu pour qu'on ne cherchât pas à le compliquer. Le mérite d'avoir rendu compliquée une question qui l'était déjà revient au philologue Emil Forrer, auteur d'une étude publiée sous le titre Les Huit langues des inscriptions de Boghaz-Keui. Selon lui, les Hittites se seraient exprimés dans huit langues différentes!

Cette étude dont le contenu présente une extrême importance débute par cette affirmation catégorique :

«L'examen de l'ensemble des fragments de tablettes trouvées à Boghaz-Keui prouve que, dans l'empire hittite, huit langues étaient utilisées : ce sont le sumérien, l'akkadien, la langue considérée jusqu'ici comme étant le hittite et que, comme nous allons le voir, il serait préférable d'appeler kanésite, le hurrite indo-aryen, le proto-hittite, le Iuvite et le palaite.»

Mais le plus stupéfiant n'était pas la diversité des langues identifiées. Les conclusions de Forrer étaient exactes mais on constata bientôt que, sur les tablettes, deux langues surtout étaient représentées : les autres apparaissaient seulement sous forme de citations interpolées dans les textes.

Multiplicité des langues : ville cosmopolite

La multiplicité des langues est une caractéristique commune à toutes les villes cosmopolites. Imaginons par exemple que, dans l'avenir, des archéologues retrouvent dans les ruines de Londres détruite par un cataclysme des vestiges d'inscriptions chinoises, débris des enseignes des restaurants du quartier chinois. Faudrait-il en conclure qu'au XXe siècle le chinois était la langue principale des Londoniens? La proposition de Forrer qui baptisait «Kanésite» le langage parlé par les Hittites était par contre révolutionnaire. Deux ans après la publication de l'ouvrage de Hrozny, Forrer remettait tout en question. Était-ce bien la langue hittite que Hrozny avait déchiffré?

La conclusion de Forrer est indiscutable, mais elle se révéla illusoire; philologues et archéologues refusèrent de substituer à un terme qui, même inexact, était consacré par l'usage, un autre terme qui, dans l'avenir, se révélerait peut-être impropre.

Forrer fondait son raisonnement sur ce postulat : peuple de souche indo-européenne, les Hittites sont des immigrants en Asie Mineure. Mais alors quelle était la population autochtone? Faute de mieux, on appela proto-Hittites ces habitants «antérieurs».

Puis on s'aperçut que des inscriptions rédigées dans la langue non indo-européenne, des proto-Hittites, figuraient sur certaines tablettes des archives de Boghaz-Keui; elles étaient suivies de la mention «hattili» (en hatti). Cette expression était visiblement dérivée du mot «hatti» qui désignait le territoire où la population parlait le «hatti». Cette région était déjà soumise à l'autorité d'un roi avant l'arrivée en Asie Mineure des immigrants indo-européens; trois tablettes mentionnant les campagnes victorieuses d'Anitta, roi de Nesa, contre le roi de Hatti prouvaient la justesse de cette déduction.

Les véritables Hittites

Les véritables Hittites (Hatti) étaient donc les proto-Hittites (ou Asianiques) et non pas les conquérants indo-européens.

Malheureusement, les savants eurent connaissance de l'existence de l'élément ethnique pré-hittite après que, sur la foi des textes bibliques, le nom «Hittites» eût été adopté pour désigner les immigrants indo-européens. Cette erreur, qui procède d'une confusion, est maintenant consacrée par l'usage. Si, quelque temps après la publication du livre de Forrer, on y attacha de l'importance, depuis, la question a perdu toute actualité. Récemment, l'archéologue anglais Gurney résumait ainsi la situation:

«Ce royaume et sa langue officielle sont connus sous le nom de «Hittites»; c'est donc ce terme qu'il convient d'adopter.»

Pour proposer de dénommer «Kanésite» la langue déchiffrée par Hrozny, Forrer se fondait sur le fait que des «chanteurs de la ville de Kanès» exécutaient les chants sacrés hittites. Cet argument a autant de valeur que ceux qui étayent d'autres propositions similaires; aucun, à dire vrai, n'est pleinement concluant. A l'heure actuelle, on ignore encore comment les «Hittites» se désignaient eux-mêmes lorsqu'ils pénétrèrent en Asie Mineure!

Problèmes non résolus

Si la conviction que le hittite appartenait au groupe des langues indo-européennes et le fait que cet idiome eut été rapidement déchiffré ont grandement facilité la reconstitution de l'histoire hittite. Il n'en est pas moins vrai que certaines questions relatives à l'appartenance linguistique et à l'écriture hittite attendent encore une solution. Nous nous contenterons d'en citer trois.

Premièrement. -- S'il est maintenant certain que les Hittites étaient des immigrants, on ignore d'où ils venaient. A en juger par les écrits de Hrozny, on pourrait croire que ce problème a été résolu en même temps que celui du déchiffrement. Non seulement Hrozny démontre le caractère indo-européen du hittite mais il précise que la langue hittite se rattache au groupe du «Kentum» auquel appartiennent le latin, le grec et les idiomes celtiques et germaniques (***).

La conclusion s'impose d'elle-même : les Hittites seraient venus de l'ouest. Ils auraient traversé la péninsule des Balkans, puis le Bosphore, avant d,envahir l'Asie Mineure. Mais aujourd'hui où l'on commence à être mieux renseigné sur l'évolution de certaines langues indo-européennes, la théorie de l'origine occidentale est plus ou moins abandonnée. Nombre d'archéologues affirment, preuves à l'appui, que les Hittites venaient de l'autre côté du Caucase. Un des principaux arguments que Ferdinand Sommer avance en faveur de cette thèse est un passage d'une prière tirée du rituel introduit sous le règne du roi Mutawallu (1300 av. J.-C.) :

«Soleil du ciel, mon Seigneur, pasteur de l'humanité!

Tu t'élèves de la mer, Soleil du ciel, et tu montes dans le ciel

Soleil du ciel, mon Seigneur, de l'homme, du chien, du porc

et des animaux des champs

Chaque jour, toi, Soleil du ciel, tu juges le jugement.»

Le second vers : «Tu t'élèves de la mer...» est énigmatique. A l'époque de Muwatallu, les Hittites étaient fixés en Anatolie depuis quatre cents ans au moins. Cette allusion au lever du soleil est manifestement une réminiscence car il est matériellement impossible qu'un habitant de l'Anatolie puisse voir le soleil de la mer. Par contre, il se peut que, lors de leur migration, les Hittites aient eu sur leur gauche la mer Noire ou la mer Caspienne. Ce passage ne s'explique pas autrement.

Deuxièmement. -- Les noms des rois hittites ne sont pas indo-européens, mais asianiques (proto-hittites); de même, les noms des dieux du opanthéon hittite sont également de frappe hurrite et asianique. Cela s'explique à la rigueur par le processus d'assimilation : les conquérants hittites auraient progressivement adopté les moeurs et les coutumes des autochtones asianiques. Cette explication n'est cependant pas pleinement satisfaisante.

 

 

 

Un commerce assyrien florissant

Troisièmement. -- Sous le règne des premiers rois hittites, il existait, en Anatolie, des comptoirs florissants tenus par des commerçants assyriens; le plus important était situé à Kanès, l'actuelle Kultépé, près de Kayseri, l'ancienne Césarée de Cappadoce. De nombreuses tablettes retrouvées sur ce site -- on les appelait naguère «tablettes cappadociennes» -- témoignent de l'ampleur des échanges commerciaux. Mais alors pourquoi les Hittites qui, dès le début, se servaient du cunéiforme de type assyro-babylonien, n'ont-ils pas adopté l'écriture utilisée par les commerçants assyriens? Le cunéiforme hittite ne se retrouve nulle part ailleurs, ce qui prouve son ancienneté.

De toute manière, que les Hittites soient venus du nord-est ou du nord-ouest, un fait demeure : le cunéiforme n'est pas une invention hittite mais sumérienne. La question : où et quand les Hittites l'ont-ils adopté? n'est toujours pas résolu.

Telle est, dans ses grandes lignes, l'histoire du déchiffrement des tablettes écrites en hittite cunéiforme provenant des archives royales de Boghaz-Keui; la langue est le hittite et l'écriture le cunéiforme assyro-babylonien.

Et maintenant, souvenons-nous de ce qui s'était passé.

Ce n'étaient pas les tablettes cunéiformes de Boghaz-Keui qui avaient révélé aux premiers voyageurs et aux archéologues l'existence du peuple hittite, mais, les inscriptions hiéroglyphiques trouvées surtout à Karkémish et, dans une moindre mesure, en Syrie et en Anatolie. Essentiellement différents des hiéroglyphes égyptiens, ces hiéroglyphes avaient convaincu Sayce et Wright qu'un peuple possédant une civilisation originale avait habité la région située au nord et au sud de la chaîne du Taurus.

Hiéroglyphes réservés aux dieux et aux rois

Après la découverte des tablettes de Boghaz-Keui dont l'écriture était aisément lisible, obéissant à la loi du moindre effort les savants et notamment les historiographes s'étaient consacrés à l'étude exclusive des textes écrits en cunéiforme. Quelques-uns cependant s'acharnèrent à percer le mystère des tablettes hiéroglyphiques.

Les orientalisants se trouvaient devant le problème le plus ardu qu'ils aient eu à résoudre : langue et écriture étaient inconnues. Mais le déchiffrement de ces tablettes était une tâche passionnante car il apparaissait que les Hittites avaient utilisé la graphie hiéroglyphique, écriture traditionnelle et «nationale», pour la rédaction des documents importants et des textes sacrés. Les hiéroglyphes étaient en quelque sorte réservés aux dieux et aux rois.

Le déchiffrement des hiéroglyphes commença avec la découverte de la civilisation hittite, c'est-à-dire qu'il précéda de trente ans celui du hittite cunéiforme, mais c'est seulement à l'heure où j'écris ces lignes que cette tâche gigantesque approche de sa conclusion.

***Les langues européennes se divisent en deux grands groupes : le Kentum et le Satem, ainsi nommés d'après la prononciation du mot cent, dure pour le Kentum, douce pour le Satem. De ce dernier font partie les langues orientales, slaves, indiennes et l'iranien.

 

 

C.W. CERAM

 

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