DE QUELLE RIVE DE LA MER ROUGE VENAIT

 

LA REINE DE SABA

 

par Guy Annequin

 

Vers 950 avant notre ère, ayant entendu vanter la sagesse et la magnificence du roi Salomon, une souveraine d'un royaume de Saba -- la légende arabe lui donne le nom de Balkis -- «vint pour l'éprouver par énigmes» à Jérusalem, capitale du royaume judéen. Selon la Bible (II Rois, Ch. X), seul texte à avoir perpétué le souvenir de cette rencontre, elle arriva accompagnée d'une prodigieuse caravane de pierres précieuses, d'aromates d'or, soit près de quatre tonnes du précieux métal. Puis, après avoir «perdu le souffle» devant le faste de la cour et du temple, «elle s'en retourna dans son pays avec ses serviteurs». La munificence de la souveraine et son étonnante caravane n'avaient pas moins impressionné. Mais quel était donc ce pays, ce royaume de Saba, aux richesses si fabuleuses? Aujourd'hui, deux pays de la mer Rouge revendiquent l'héritage sabéen : le Yémen et l'Éthiopie.

 

Dans la constitution éthiopienne, il est dit, en effet, que le dernier souverain était le 255e descendant de Salomon et de la reine de Saba. Une légende nationale très présente, charmante raconte que le roi de Judée aurait séduit, par un plaisant piège, la reine du Sud. Il faut croire alors que les sept cents femmes et trois cents concubines, prêtées hyperboliquement par les textes sacrés, ne remplissaient pas son coeur! Bref, de cette fugitive union naquit le fondateur de la dynastie éthiopienne, Ménélik Ier.

De l'autre côté de la mer Rouge, dans la corne sud-ouest de la Péninsule arabique, en bordure du grand désert du Rub al-Khali, un royaume de Saba, avec Marib pour capitale, a effectivement existé : mais il ne semble apparaître que quelques siècles plus tard.

Alors? De quelle rive faut-il faire partir notre illustre voyageuse, cette «reine dont les parfums ont empli la Bible», comme l'écrit André Malraux? Voyons de plus près si ce que nous savons aujourd'hui des deux civilisations parentes qui se sont développées sur ces deux massifs montagneux, symétriques, extraordinairement chaotiques, séparés de la mer par une plaine basse, désertique, torride et dépeuplée (la Tihama, au Yémen, et la Dancalie en Éthiopie) peut apporter quelque lumière sur le problème.

 

L'Arabie heureuse

Tout d'abord, il faut constater qu'au Xe siècle avant notre ère, si ces deux régions étaient effectivement peuplées et sans doute relativement organisées, aucune des deux cependant n'a livré de vestiges archéologigues qui témoigneraient d'une civilisation élaborée avec architecture, inscriptions, métal, céramique... telle que nous la verrons reparaître autour de l'an 500 av. J.-C., et les deux côtés de la mer Rouge.

Dans la péninsule arabique, la région peuplée des hauts plateaux, salubre avec son climat sain et agréable, ponctuée de moignons volcaniques ou cristallins, coupée de plaines et de vallées fertiles, fut connue dans l'Antiquité sous le nom d'Arabie Heureuse. Quatre royaumes principaux se partagèrent un fructueux commerce et produisirent les aromates réclamés par tout le monde méditerranéen (encens, myrrhe, cinnamone...) : ce furent ceux de Saba, Ma'ïn, Qataban et Hadramaout. On peut ajouter celui de Awsân au destin plus bref. Les ruines des capitales de ces États s'égrenèrent sur la frange orientale du plateau, à la limite du désert, et demeurent encore bien méconnues.

Écartons aussitôt la datation excessivement haute que quelques historiens attribuent parfois aux vestiges de ces petits royaumes. Certains les font remonter jusqu'au XVIIIe siècle avant J.-C. Quelques fouilles récentes et une meilleure connaissance des données font apparaître que les ruines et inscriptions monumentales retrouvées peuvent difficilement dépasser les années 500 avant notre ère.

A l'inverse de l'Éthiopie, l'Arabie Heureuse n'a pas de fleuves ni de précipitations suffisantes. Pour pallier ce défaut, les antiques tribus multiplièrent les travaux hydrauliques -- afin de capter, garder, distribuer cette eau si rare. Une gigantesque digue, aujourd'hui éclatée, mais dont subsistent deux étonnantes écluses, permettait à la région de Marib, à 1 100 mètres d'altitude et retournée au désert), d'être alors un énorme jardin resté légendaire.

Or, Marib passe pour la capitale de la reine de Saba; c'est aujourd'hui un gros village assoupi au milieu de ses ruines et, bien que le Yémen se soit ouvert dernièrement au tourisme, il est presque aussi difficile de s'y rendre; les Bédouins du lieu en interdisent obstinément l'accès. Au siècle romantique, il n'en fallait pas moins pour fouetter les imaginations.

 

Arnaud et son âne

Passionné par ces contrées, Alexandre Dumas fit publier en feuilleton dans le journal «L'Ordre» la relation du voyage à Marib, en 1843, de Th. J. Arnaud, le premier européen à avoir visité le site. Déguisé en Bédouin, il se présentait comme un commerçant en bougies. De son voyage, il rapporta les estampes de 56 inscriptions, ouvrant du même coup l'étude des langues et de l'archéologie de ce secteur.

Arnaud et son compagnon Vayssière étaient présentés par Dumas : «Naturalistes, ils ramassent des coquillages, toujours menacés par les gens de la Tihama qui ne peuvent comprendre que des hommes raisonnables, que des esprits sérieux quittent leur pays, fassent 800 lieues pour ramasser un narval ou un bernard-l'ermite.»

Outre la légendaire capitale de la reine de Saba, Arnaud réussit à voir l'antique Sirwah. Il faudra attendre février 1934 et Malraux, lors de son survol mouvementé avec Corniglion-Molinier comme pilote, pour faire ressortir une nouvelle fois de l'oubli la cité fabuleuse. «Comment me suis-je mis en tête, il y a trente ans, écrit Malraux dans ses Antimémoires, de retrouver la capitale de la reine de Saba?... L'aventure géographique exerçait alors une fascination qu'elle a perdue... L'aventure suprême devint la pénétration dans un monde interdit... A quoi tenait, à quoi tient encore le poème de Saba? A la reine Balkis? Peu de femmes sont entrées dans la Bible; elle y vient de l'inconnu, avec son éléphant couronné de plumes d'autruche, ses cavaliers verts sur des chevaux pie, sa garde de nains, ses flottes de bois bleu, ses coffres couverts de peau de dragon, ses bracelets d'ébène (mais des bijoux d'or comme s'il en pleuvait!), ses énigmes, sa légère claudication et son rire qui a traversé les siècles.»

«Ces terres légendaires appellent les farfelus... J'aurais aimé à connaître Arnaud, avec sa barbe de zouave, son sérieux, ses bougies, son héroïsme négligent, son génie simple et charmant de l'aventure. Peut-être, sans le savoir, suis-je allé chercher à Saba son ombre? Ou celle de son âne?»... Un âne hermaphrodite qu'il exhibait pour subsister et qu'il donnera au Jardin des Plantes!

 

Éthiopie : un passé tout aussi lointain

Traversons la mer, et gravissons le haut massif africain. L'empereur d'Éthiopie se réclamait du lignage salomonien, et il n'est pas un paysan du plateau qui ne soit convaincu que la reine de Saba vécut autrefois sur leur plateau tigréen ou érythréen. Au reste, pour eux, c'est la reine Makeda.

Au demeurant, l'Éthiopie ne fait son entrée dans l'Histoire et aux cótés de l'Arabie Heureuse, qu'aux environs de l'an 500 avant notre ère. Nous le savons depuis qu'au siècle dernier ont été recueillies sur son sol des inscriptions monumentales en boustrophédon, ou «sillon de labour», remontant à cette époque : une ligne se lit de gauche à droite, la suivante de droite à gauche, la troisième s'inverse à nouveau, et ainsi de suite... Les prêtres conservaient ces inscriptions dans leurs trésors d'églises, se sachant les lire, mais soupçonnaient avec raison que leur langue liturgique actuelle le ge'ez en dérivait. Les caractères de cette écriture très géométrique rappellent aussitót ceux du plateau yéménite.

Il a été longtemps admis, à la suite de l'Autrichien Glaser (fin du siècle dernier) que le plateau septentrional abyssin avait été massivement colonisé par une population venue d'Arabie du Sud vers le VIe siècle avant notre ère : d'où la désignation «sabéennes » donnée à ces inscriptions, en souvenir du plus prospère des États sud-arabes. Des travaux linguistiques récents et les dernières trouvailles archéologiques obligent à rectifier ou à atténuer cette assertion. De fait, la qualité des objets récemment mis au jour démontrent qu'ils ne relèvent point d'une simple importation, pas plus que d'une production marginale, provinciale ou dégradée de l'art sabéen. De plus, certaines inscriptions recueillies sur le sol abyssin révèlent qu'à cóté d'une série de textes authentiquement sabéens existe tout un lot en une langue proche sans doute du sabéen, différente toutefois, et qui présente des particularismes appelés à se développer plus tard dans le ge'ez. On entrevoit aussitót la portée politique d'une telle constatation : on ne peut pas avancer une brutale assimilation, une colonisation en règle et systématique du pays par les Sud-Arabes. Il faut admettre que deux ethnies différentes cohabitaient paisiblement sur le plateau. D'une part les immigrants de Saba, sans doute commerçants puissants, livrés au trafic des épices, de l'ivoire et des aromates ; d'autre part des autochtones, moins évolués à l'origine, qui assimilent sans servilité la culture et des usages venus d'outremer, tout en conservant leur langue et leur personnalité. De fait, aucune mention de domination sabéenne ne ressort des textes, et les noms retrouvés des souverains -- diffèrent en effet des deux cótés de la mer Rouge.

 

Un style architectural sans équivalent

Le premier millénaire vit mûrir, fleurir et s'effacer une culture extrêmement originale, encore héritière directe de la précédente. Un État puissant et structuré, avec Axoum pour capitale, s'imposa au point d'être rangé par les chroniqueurs des premiers siècles au nombre des Quatre Grands du temps, au niveau de Rome, de Byzance et de la Perse!

Les influences sud-arabes se diluèrent, et une culture fortement individualisée s'affirma. L'urbanisme naissant vit se développer un style architectural sans équivalent, qui aime les volumes massifs reposant sur des socles à petits gradins, les escaliers monumentaux, les façades brisées en panneaux tantót en saillie, tantót en retrait, ornés de bandeaux de bois continus, horizontaux, noyés dans la maçonnerie. Les temples abondent de ce style qui deviendra une constante du génie abyssin. Les fouilles d'Axoum et de Matara ont fait connaître quelques-uns de ces élégants édifices surélevés sur des socles et conservés parfois sur plus de 4 m de haut. La tradition les attribue souvent aux deux grands souverains bâtisseurs du VIe siècle, Caleb et Guébré Masqal.

Les fameuses stèles d'Axoum, véritables aiguilles de granit taillées d'un seul jet, -- la plus grande, brisée aujourd'hui, mesurait plus de 30 m! -- illustrent encore ce style en reproduisant dans la pierre des maisons à étages multiples, avec portes et fenêtres. Datées jusqu'à maintenant des années 300, les fouilles anglaises en cours, par leurs révélations, nous obligent à les rajeunir de quelques siècles. Au début du XVIIIe siècle, les églises rupestres de Lalibela -- et plus particulièrement celle de Biet Emanuel -- se souveiennent encore de ce style si singulier, montrant la permanence et la force du génie national, en dépit d'une longue et obscure éclipse (XIe et XIIe siècle) et les traverses de l'Histoire.

En Arabie, le trafic terrestre entre l'Inde et Rome étant coupé par les Perses sassanides, les échanges maritimes s'intensifièrent, permettant au port éthiopien d'Adoulis de se développer et de multiplier les rapports avec le monde méditerranéen. Au VIe siècle, un navigateur d'Alexandre, Cosmas Indicopleustes, de passage à Adoulis, eut l'heureuse initiative de recopier une inscription de la porte orientale de la cité, une inscription sans doute là depuis trois siècles, et qui relatait les campagnes militaires d'un souverain resté anonyme. Cosmas mentionne aussi les activités du port et cite en bonne place le commerce de l'ivoire. Or, une rapide fouille sur le site, en 1961 a justement livré une défense d'ivoire, en mauvais état, abandonnée sur le sol d'une pièce.

Ce site énorme d'Adoulis, à peine entamé par la pelle des fouilleurs, ainsi que les trois ou quatre autres sites fouillés du plateau ont livré des centaines de monnaies aux noms des rois d'Axoum. En effet, un monnayage d'or, d'argent et de bronze est apparu au IIIe siècle, s'est maintenu plusieurs siècles avant de se dégrader et finalement disparaître. Ces monnaies, légendées en grec, confirment l'hellénisation de la cour déjà dévoilée par l'auteur anonyme du Périple de la mer Érythrée qui nous raconte que le roi d'Axoum Zoscales, au début du IIIe siècle, se montrait friand de culture grecque. On a également retrouvé ces dernières années quelques petits bronzes hellénistiques dans la région d'Axoum.

 

Ezanas se convertit au christianisme

Au début du IVe siècle, vers 330, un événement capital va infléchir définitivement le destin du pays : le roi d'Axoum Ezanas embrasse le christianisme. Le récit de cette conversion mérite d'être rapporté.

Un jour qu'un navire chrétien relâchait dans un port de la mer Rouge -- peut-être Adoulis? -- les habitants massacrèrent tout l'équipage et les passagers, à l'exception de deux jeunes Syriens qui furent découverts non loin, lisant et méditant sous un arbre. On les offrit au roi comme esclaves, et ils gagnèrent peu à peu sa confiance; et du second, Frumentius, son secrétaire et son intendant, ils surent aussi capter l'amitié du jeune prince Ezanas, bientót appelé sur le tróne. Leur liberté leur ayant été rendue. Aedesius se retira à Tyr, mais Frumentius se rendit auprès du patriarche d'Alexandrie Athanasius pour l'avertir des germes de christianisme qu'il avait déposés dans l'esprit d'Ezanas. Athanasius l'invita à retourner en Éthiopie poursuivre son oeuvre, et le sacra premier évêque du pays. Ezanas se convertit au christianisme peu après, et Frumentius est resté dans la tradition éthiopienne sous les noms de Abuna Salama, le Père de la Paix, ou encore de Haymanot Abaw, l'introducteur de la Foi. Rufin, dans son Histoire ecclésiastique nous rapporte ce récit qu'il retenait d'Aedesius en personne. L'archéologie confirme aussi cette conversion : nous connaissons en effet des monnaies d'Ezanas qui présentent tantót des figurations astrales, tantót le symbole de la croix.

Désormais, le sort de l'Église éthiopienne était lié à l'Église copte monophysite d'Alexandrie et la coutume d'y aller quérir un Abouna se maintiendra contre vents et marées jusqu'à une date fort proche : 1955. Cette année-là, l'Église éthiopienne est devenue autocéphale, c'est-à-dire qu'elle a obtenu le droit de désigner elle-même son Abouna.

Cette conversion, peut-être motivée par la politique -- s'attirer la sympathie de Byzance -- n'eut sans doute pas d'écho immédiat dans la masse profonde du pays. Ezanas était d'ailleurs occupé par ses campagnes militaires, heureuses au demeurant, contre les Nobas, les Bedja du Nord, et le royaume de Méroé, (le Koush des Égyptiens) qu'il pilla.

Aussi faudra-t-il attendre la venue de moines syriens, fuyant les persécutions religieuses nées des querelles christologiques, qui agitèrent tout le Proche-Orient, pour que les conversions gagnent les couches profondes de la population, à partir des années 500. La tradition nationale a gardé vivace le souvenir de neuf de ces moines syriens qui fondèrent une série fameuse de monastères dans la région d'Axoum. Devenus des saints majeurs de l'Église éthiopienne, on les voit souvent représentés, alignés en frises, sur le socle peint du maqdas (le Saint des Saints). Il faut remarquer ici que les murs des églises, volontiers historiés de scènes peintes de l'Ancien et du Nouveau Testament, véritablement tapissés de tableaux innombrables disposés en registres, ne font jamais intervenir l'épisode de la reine de Saba, dont s'est emparé par contre la peinture profane, populaire et naïve d'aujourd'hui.

Ainsi, des deux cótés de la mer Rouge, se sont bien développés deux brillantes civilisations assez apparentées; la première, en Arabie Heureuse, disparaît avec l'Islam, au début du VIIe siècle; la seconde, en Éthiopie, change radicalement de caractère en devenant chrétienne aux IVe-VIe siècles. Et les prémices de ces deux civilisations ne nous entraînent pas au-delà du VIe siècle avant notre ère.

Leur étude n'apporte aucune lueur non plus sur notre énigmatique souveraine; certes, nous penchons plutót pour une origine arabe, mais il faut convenir que le mystère reste entier, avec tout son merveilleux et sa légende, et peut-être est-ce mieux ainsi.

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