ARISTOTE
Origine de la poésie
On découvre deux causes à l'origine de toute poésie et toutes deux sont dues à notre nature. La tendance à l'imitation est instinctive chez l'homme et dès l'enfance. Sur ce point il se distingue de tous les autres êtres, par son aptitude très développée à l'imitation. C'est par l'imitation qu'il acquiert ses premières connaissances, c'est par elle que tous éprouvent du plaisir. La preuve en est visiblement fournie par les faits : des objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans peine, nous en contemplons avec plaisir l'image la plus fidèle; c'est le cas des bêtes sauvages les plus repoussants et des cadavres. La cause en est que l'acquisition d'une connaissance ravit non seulement le philosophe, mais tous les humains, même s'ils ne goûtent pas longtemps cette satisfaction. Ils ont du plaisir à regarder ces images, dont la vue d'abord les instruit et les fait raisonner sur chacune et y discerner un tel ou un tel. S'il arrive qu'ils n'aient pas encore vu l'objet représenté, ce n'est pas l'imitation qui produit le plaisir, mais la parfaite exécution, ou la couleur ou une autre cause de même ordre.
Comme la tendance à l'imitation nous est naturelle, ainsi que le goût de l'harmonie et du rythme (quant aux mètres on comprend qu'ils font partie des rythmes), à l'origine les hommes les plus aptes par leur nature à ces exercices ont donné peu à peu naissance à la poésie par leurs improvisations.
Le genre poétique s'est séparé en diverses espèces, selon le caractère moral de chacun. Les esprits portés à la gravité reproduisirent de belles actions et leurs auteurs, les esprits de moindre valeur s'attachèrent aux gens ordinaires pour les blâmer tout comme les premiers composaient pour leurs héros des hymnes à leur éloge. Des prédecesseurs d'Homère nous ne pouvons citer aucun poème dans son genre, quoiqu'il ait dû en exister beaucoup. A partir d'Homère nous en possédons, tel par exemple que son Margitès et les oeuvres analogues, dans lesquelles le mètre ïambique s'adapte à ces sortes de sujets. Aussi l'appelle-t-on encore maintenant ïambe parce qu'on se sert de ce mètre pour s'adresser des injures (ïambiser). Chez nos vieux auteurs il y eut donc des poètes héroïques et des poètes satiriques. De même qu'Homère était surtout le chantre des sujets sérieux (car il est l'unique, non pas seulement parce qu'il atteint le beau, mais aussi parce que ses imitations participent du genre dramatique), il a aussi tracé le premier les linéaments de la comédie, en distribuant sous la forme dramatique et le blâme et le ridicule. En effet, le Margitès présente des analogies avec le genre comique, comme l'Iliade et l'Odyssée en ont avec le genre tragique.
Quand apparurent la tragédie et la comédie, les poètes, suivant leur tempément propre, se portèrent vers l'une ou l'autre de ces formes, les uns passèrent de l'ïambe à la la comédie, les autres de l'épopée à la représentation des tragédies, parce que ces deux genres dépassaient les premiers en importance et en considération. De savoir si la tragédie a déjà revêtu toutes ses formes possibles ou non, quand on l'apprécie en elle-même ou en rapport au spectacle, c'est une autre question. Née à ses débuts de l'improvisation, la tragédie (comme d'ailleurs la comédie, l'une procédant des auteurs de dithyrambes, l'autre des chants phalliques, dont encore maintenant l'habitude persiste dans maintes cités), la tragédie donc progressa insensiblement par ses promoteurs autant qu'il était en elle. De transformations en transformations ce genre se fixa, quand il eut sa forme naturelle. Voici ce qui concerne le nombre des acteurs : Eschyle le premier le porta de un à deux, au détriment du choeur amoindri d'autant et créa le rôle du protagoniste; Sophocle, insistant sur le caractère dramatique du récit, porta à la scène trois acteurs. Partie de fables courtes et d'un ton plaisant, la tragédie se transforma en renonçant au drame satyrique et sur le tard prit la gravité et son mètre d'ïambe naquit du tétramètre trochaïque, car d'abord on avait employé le tétramètre trochaïque, comme plus apte au drame satyrique et à ses danses; quand le dialogue s'organisa, il trouva naturellement son mètre propre, car de tous c'est l'ïambe qui convient le mieux au dialogue. La preuve en est que dans la conversation ce mètre est fréquent, alors que l'emploi de l'hexamètre est rare et dépasse le ton habituel du dialogue. Il s'y ajouta le nombre des épisodes et d'autres détails dont on dit qu'ils furent des embellissements. Mais sur ces questions en voilà assez : ce serait une longue entreprise que d'insister sur chaque point.