DÉMOCRITE
Les certitudes manquent sur la vie de Démocrite. On sait qu'il était originaire d'Abdère, une des colonies ioniennes où les cultures asiatiques se trouvaient en contact avec la culture grecque. Les dates de sa naissance et de sa mort varient entre 500 et 457, pour les premières, entre 404 et 359 pour les secondes. On lui accordait une vie extrêmement longue, de cent quatre à cent neuf ans. Ce qui est certain, c'est qu'il fut contemporain de Socrate et de Protagoras; son activité philosophique paraît commencer vers 428.«Démocrite d'Abdère, fils de Damasippos, s'était entretenu avec de nombreux gymnosophistes aux Indes et avec les prêtres en Égypte, ainsi qu'avec les astrologues et les mages à Babylone», déclare Hippolyte. Il aurait donc fait des voyages considérables. Il connut aussi la ruine matérielle. Revenu pauvre et misérable, il fut réduit, dit-on, à vivre des aumônes de son frère. Souvent on le représente retiré dans une farouche solitude; ses biographes affirment qu'il riait de tout. Mais par un juste, quoique tardif retour des choses, on lui accorda après sa mort les honneurs qu'on lui avait refusés pendant la vie.
Ce sont là, sans doute, exagérations de biographes complaisants. D'autre part, si l'on croit Diogène Laërce, son activité intellectuelle aurait été considérable, digne d'un esprit véritablement encyclopédique.
Quant à Nietzsche, il voit en Démocrite le premier penseur rationaliste, celui qui a exclu, avec une rigueur inconnue jusque-là, tout élément mythique de sa pensée; il le définit : une belle nature grecque, pareil à une statue, froid en apparence, mais plein d'un feu secret. Ce feu viendrait de la conviction, fréquente chez les matérialistes, d'avoir triomphé à jamais des vaines craintes et des superstitions. Son enthousiasme, comme celui de son successeur latin Lucrèce, proviendrait de sa confiance dans les certitudes morales qu'il affirmait et qui affranchissaient l'homme de toute terreur inspirée des dieux.
Démocrite avec Leucippe sont co-fondateurs de l'atomisme qui marque une date capitale dans l'histoire de la pensée humaine. C'est un essai prématuré, mais très cohérent, pour chercher l'explication des phénomènes physiques et psychologiques dans les causes purement mécaniques. L'école d'Abdère devait prolonger longtemps les échos de son enseignement et, si le Moyen Äge préféra naturellement d'autres systèmes philosophiques, l'atomisme, précisé et modifié, revécut au XIXe siècle.
La morale pour Démocrite est dans son ensemble nettement conservatrice et ne dépasse guère le niveau atteint par les esprits cultivés de son époque. On y relève les traces d'une grande expérience, une fine observation et quelques traits plus personnels. La perfection consiste pour l'homme à se réjouir le plus possible et à s'affliger le moins qu'il se peut; mais in ne s'ensuit pas qu'on doive rechercher les jouissances sans distinction. Tout est prétexte à conseils de prudence et de modération. L'art d'être heureux ne réside-t-il pas dans le contentement de ce qu'on a, dans la limitation imposée aux désirs, au besoin dans la victoire sur soi-même?
Démocrite n'a rien d'un novateur en politique; il recommande de pratiquer la concorde et d'obéir aux lois. Sur tous ces points, il est d'accord avec l'élite de son temps. Il fait preuve d'originalité, quand il exprime ses idées sur le mariage et les enfants; il est nettement misogyne, parce que l'homme dans l'amour perd le contrôle de lui-même. Quant aux enfants, dit-il, mieux vaut en adopter qu'en procréer soi-même.
Esprit conciliant, en dépit de certaines apparences, il ne rejette pas entièrement l'opinion populaire sur les dieux. Il admettait qu'il existe dans l'air certains êtres qui, semblables aux hommes par la forme, leur sont supérieurs par la taille. Les émanations et les images qui se dégagent de ces êtres se répandent à une grande distance et viennent frapper la vue et l'ouïe des hommes. Pourtant, ils ne sont pas divins, ni immortels. Ils sont rabaissés au rang de daimones. De même sur la question des songes prophétiques et de l'inspection des entrailles, il respecte les croyances populaires.