OBERMAN (1804)

«Lettre XVIII»

Même triste, je n'aime que le soir. L'aurore me plaît un moment : je crois que je sentirais sa beauté, mais le jour qui va le suivre doit être si long! J'ai bien une terre libre à parcourir; mais elle n'est pas assez sauvage, assez imposante. Les formes en sont basses; les roches petites et monotones; la végétation n'y a pas en général cette force, cette profusion qui n'est nécessaire; on n'y entend bruire aucun torrent dans des profondeurs inaccessibles : c'est une terre des plaines. Rien ne m'opprime ici, rien ne me satisfait. Je crois même que l'ennui augmente : c'est que je ne souffre pas assez. Je suis donc plus heureux? Point du tout : souffrir ou être malheureux, ce n'est pas la même chose; jouir ou être heureux, ce n'est pas non plus la même chose.

Ma situation est douce, et je mène une triste vie. Je suis ici on ne peut mieux; libre, tranquille, bien portant, sans affaires, indifférent sur l'avenir dont je n'attends rien, et perdant sans peine le passé dont je n'ai pas joui. Mais il y a dans moi une inquiétude qui ne me quittera pas; c'est un besoin que je ne connais pas, que je ne conçois pas, qui me commande, qui m'absorbe, qui m'emporte au-delà des êtres périssables...Vous vous trompez, et je m'y étais trompé moi-même : ce n'est pas le besoin d'aimer. Il y a une distance bien grande du vide de mon coeur à l'amour qu'il a tant désiré; mais il y a l'infini entre ce que je suis et ce que j'ai besoin d'être. L'amour est intense, il n'est pas infini. Je ne veux point jouir; je veux espérer, je voudrais savoir! Il me faut des illusions sans bornes, qui s'éloignent pour me tromper toujours. Que m'importe ce qui peut finir? L'heure qui arrivera dans soixante années est là tout près de moi. Je n'aime point ce qui se prépare, s'approche, arrive, et n'est plus. Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. Je voudrais être toute intelligence, et que l'ordre éternel du monde... Et, il y a trente ans, l'ordre était, et je n'étais point!

Accident éphémère et inutile, je n'existais pas, je n'existerai pas : je trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être; et, si je considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans des ténèbres impénétrables. Plus heureux sans doute celui qui coupe du bois, qui fait du charbon, et qui prend de l'eau bénie quand le tonnerre gronde! Il vit comme la brute? Non : mais il chante en travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. Le temps aura fait couler sa vie : l'agitation, l'inquiétude, les fantômes d'une puérile grandeur égarent et précipitent la mienne.

 

«Lettre XXIV»

 

Lorsque les frimas s'éloignent, je m'en aperçois à peine; le printemps passe, et ne m'a pas attaché; l'été passe, je ne le regrette point. Mais je me plais à marcher sur les feuilles tombées, aux derniers beaux jours, dans la forêt dépouillée.

D'où vient à l'homme la plus durable des jouissances de son coeur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s'aimer encore dans le sentiment de sa ruine? Je m'attache à la saison heureuse qui bientôt ne sera plus : un intérêt tardif, un plaisir qui paraît contradictoire m'amène à elle alors qu'elle va finir. Une même loi morale me rend pénible l'idée de la destruction, et m'en fait aimer ici le sentiment dans ce qui doit cesser avant moi. Il est naturel que nous jouissions mieux de l'existence périssable, lorsqu'avertis de toute sa fragilité nous la sentons néanmoins durer en nous. Quand la mort nous sépare de tout, tout reste pourtant; tout subsiste sans nous. Mais, à la chute des feuilles, la végétation s'arrête, elle meurt; nous, nous restons pour les générations nouvelles, et l'automne est délicieuse parce que le printemps doit venir encore pour nous.

Le printemps est plus beau dans la nature; mais l'homme a tellement fait que l'automne est plus douce. La verdure qui naît, l'oiseau qui chante, la fleur qui s'ouvre; et ce feu qui revient affermir la vie, ces ombrages qui protègent d'obscurs asiles; et ces herbes fécondes, ces fruits sans culture, ces nuits faciles qui permettent l'indépendance! Saison du bonheur! Je vous redoute trop dans mon ardente inquiétude. Je trouve plus de repos vers le soir de l'année, et la saison où tout paraît finir est la seule où je dorme en paix sur la terre de l'homme.

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