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Une lecture transévénementielle de l'histoire

Par Manuel de Diéguez

Sans un recul suffisant et une attention particulière aux mondes séraphiques qui divisent la population mondiale et aux voiles idéologiques qui déguisent l'histoire, le fil des événements terrestres étudié dans ses moindres détails devient impénétrable tellement d'innombrables courants contraires et intérêts diverses semblent déterminer le sort du monde. À la suite de sa publication de l'article La théologie de la guerre d'Irak et l'expansion coloniale de l'empire américain et à la suite de mes réactions à cet article ,  Manuel de Diéguez  rappelle que l'essentiel de sa recherche ( que son regard se pose sur l'Irak, l'Amérique ou Israël et sur quelque événement que ce soit ) porte sur le «dédoublement des encéphales entre un monde terrestre et un monde séraphique qui rend l'histoire humaine viscéralement tartufique puisque le réel ne peut se présenter que sous un voile». À travers les siècles, des hommes de génie ont dressé, sans en saisir lucidement la signification profonde, des portraits stupéfiants d'une espèce qui, pour survivre, se bâtit des géants imaginaires. Des milliards d'encéphales se soumettent à ces créatures fantasmatiques et infaillibles. Cela ne se fait pas sans heurts, puisque ces acteurs dits infaillibles ne sont pas uniques et s'opposent, alors qu'il n'est censé exister qu'une seule vérité. Dans son article « L'Histoire racontée et l'Histoire comprise » Manuel de Diéguez explique que l'anthropologie historique «scrute les événements décisifs qui font le destin réel de l'espèce ; elle se place au centre du champ de bataille et tente de prendre les difficultés à bras le corps. Se demander simplement comment il se fait que l'irréel se montre une motivation plus titanesque que le réel est préférable à l'affichage d'une forfanterie embarrassée.»  

Marilyse Devoyault

Le 28 avril 2003

Chère Marilyse,

Je vous remercie de votre lettre si ouverte sur le spectacle de la scène internationale.  Vous avez reçu par mégarde en « pièces jointes » des passages mis de côté – seul demeure le texte de douze pages.  Celui-ci illustre d’avance les difficultés que rencontrera ma réflexion, parce que toute entreprise philosophique s’applique à dépasser les circonstances qui l’illustrent, même lorsque celles-ci renvoient à une tragédie mondiale. Certes, il demeure décisif que l’examen d’une espèce dont l’encéphale s’est divisé entre le réel et l’imaginaire permette de rendre compte des péripéties locales de l’histoire – mais Aline veillera, après ma mort, à ce que les questions centrales que posera l’anthropologie de demain trouvent  des lecteurs attentifs à l’essentiel de ma recherche.

 

Toute philosophie dont l’inachèvement même conditionne la vocation prospective – la seule réellement féconde – rencontre nécessairement cette difficulté. Comme philosophe, Freud n’est pas le théoricien  du complexe d’Œdipe, mais le découvreur de l’empire de l’inconscient ; comme philosophe, Aristote n’est pas un physicien novateur en son temps, mais le découvreur d’un univers nouveau et inachevable, celui de la  physique.

 

 Pour ma modeste part, je pense que le champ de la connaissance réelle de l’esprit humain et de sa folie native qu’ouvrira la découverte de la forme particulière de l’inconscient dont les rêves théologiques apportent un  témoignage universel ouvrira un territoire inexploré et décisif au  "Connais-toi" dont se nourriront les sciences humaines de demain. C’est de la création des mythes religieux que je voudrais enrichir la science de l’inconscient. Mais je ne puis théoriser que provisoirement cette immensité de la démence, parce qu’il ne s’agit pas d’un ajout à la science psychanalytique : la connaissance de l’homme, de l’histoire et de la politique en est aux balbutiements  tant que son inconscient religieux demeure inexploré et son étude interdite par des tabous scientifique auxquels la psychanalyse actuelle demeure soumise. Je voudrais que l’inconscient s’ouvre sans limites aux travaux de mes continuateurs, comme celui de la physique, qui n’a plus rencontré d’obstacles depuis Galilée.

 

Pour l’instant, je souligne que si les esprits les plus éminents de leur temps ont cru en l’existence des dieux de leur époque, c’est qu’il s’agit d’une infirmité cérébrale dont les sources psychogénétiques exigent une recherche des conditions qui ont provoqué l’apparition d’une animalité spécifique, celle qui a besoin de cerveaux armés contre l’épouvante et la solitude par des accompagnateurs mythiques.

 

De même qu’Aristote a créé une physique bancale, parce qu’encore liée à la mythologie religieuse de son temps,  mais qui a posé le principe de l’autonomie du monde physique, ce qui a fondé tout l’Occident de la science, de même, l’acte inaugurateur d’une science du cerveau humain  pose le principe selon lequel le fonctionnement religieux  de l’homme doit faire l’objet d’une science régie par des lois propres. Il y a un abîme entre la physique d’Aristote  et celle d’Einstein, mais l’idée d’un univers indépendant des dieux est demeurée inchangée depuis vingt-cinq siècles et elle ne sera jamais réfutée. Mes balbutiements seront dépassés, mais non l’idée d’observer notre boîte osseuse en laboratoire.

 

Quelle sera la première application pratique d’une science de l’homme fondée sur l’évidence qu’aucun Dieu n’a jamais existé ailleurs que dans les encéphales frémissants, inquiets, reconnaissants, angoissés, apaisés, vibrants, anesthésiés et rendus oniriques par le silence de l’immensité dans laquelle ils ont été précipités. Ce sera l’examen critique de la manière dont l’évolution des cerveaux leur a permis d’élaborer des personnages imaginaires, lesquels ont achevé de diviser l’entendement des évadés du monde animal entre deux mondes. L’histoire des civilisations a reflété  de multiples aspects de cette bipolarité : mais surtout, elle a fait débarquer dans le temps vécu des peuples et des nations  des acteurs titanesques et fantasmatiques, mais qui ont réellement présidé aux événements. Ce spectacle stupéfiant sera la clé de l’étonnement dans lequel Aristote voyait l’origine de la philosophie – mais l’étonnement d’Aristote demeurait parcimonieux, tandis que celui qui réconciliera la science du IIIe millénaires avec la philosophie sera de l’ordre de la stupeur pascalienne.

 

L’un des principaux continents promis à la connaissance biopsychique de l’imaginaire sera l’analyse d’une forme de l’hypocrisie inhérente à l’histoire et à la politique. Sartre l’appelait la mauvaise foi, mais il n’en a pas compris la portée psychobiologique. Le dédoublement des encéphales entre un monde terrestre et un monde séraphique rend l’histoire humaine viscéralement tartufique puisque le réel ne peut se présenter que sous un voile. La conquête de l’intelligibilité scientifique de l’histoire passe par le décryptage de ses masques.

 

Mes écrits ne doivent pas être lus  et compris du point de vue de la polémique qui les a occasionnellement placés au cœur du débat politique  sur l’expansion guerrière et impériale d’une démocratie « rédemptrice » et sur le messianisme biblique de l’encéphale dont elle s’est affublée. Certes, cette lecture collatérale demeure légitime à mes yeux, mais à la manière, toutes proportions gardées,  de la lecture freudienne du complexe d’Œdipe dans la psychanalyse du Christophe Colomb de l’inconscient ; car seul importe le champ trans familial ouvert à l’anthropologie expérimentale par l’analyse des comportements historiques dans le temps historique d’une espèce masquée.

 

C’est pourquoi j’ai mis en parallèle l’inconscient théologique de la guerre de Troie et celui de la guerre en Irak – mais j’aurais pu tout aussi bien observer l’encéphale schizoïde et oscillant entre le pôle du réel et celui du songe des protestants et des catholiques au cours des guerres de religion du XVIe siècle. Je m’essaie à une première distanciation proprement anthropologique du regard sur l’Histoire que revendique désormais une raison partiellement informée des leurres qui piégeaient nos ancêtres : c’est bien prématurément qu’ils croyaient être devenus pensants à l’école de leurs dieux.

 

Non seulement toute science veut dépasser la subjectivité de son siècle, mais encore sa vocation est de rendre compte de cette subjectivité inconsciente. Apprendre progressivement à observer l’espèce humaine du dehors, c’est désormais partir de l’évidence qu’elle est la seule que la nature ait construite sur des leurres vitaux, la seule à se vouloir victime ou bénéficiaire de mondes imaginaires dûment réfléchis en apparence, la seule à se bâtir et à se déchirer à l’école de mondes oniriques et complexes. Ce phénomène est tellement extraordinaire qu’il devrait pétrifier de surprise toute connaissance scientifique  d’une espèce flouée et dont la pathologie seule assure la survie.

 

Aussi, l’espace ouvert à la recherche anthropologique est-il la connaissance du tragique dont seul parmi les êtres vivants l’homme peut savoir qu’il en est la proie. Cette forme de la conscience scientifique devra révolutionner la connaissance des hommes de génie. Cervantès et Shakespeare, mais aussi Swift et Molière ne sont ni connus, ni compris comme d’extraordinaires voyants d’une condition humaine tragiquement construite sur des leurres et livrée à la folie de se voir condamnée à se tromper elle-même . Dans quelle mesure ces médiums sont-ils conscients de la profondeur de leur vision ?

 

La victoire de l’humanisme du XXIe siècle sur le scepticisme moqueur du XVIIIe sera celle des retrouvailles de l’intelligence avec le génie des Eschyle  et des Sophocle. Au cœur de toutes les applications futures de l’anthropologie critique à l’interprétation de l’Histoire, la capacité montante de la raison d’apprendre à observer le cerveau humain à partir d’un ailleurs est primordiale. De Platon à Kant, d’Aristote à Pascal, de Descartes à Nietzsche, c’est à cette ascension intérieure que tous les philosophes se sont essayés.

 

Mais seul le millénaire qui a débuté par le décodage du génome humain plongera  dans l’abîme d’une psychobiologie en mesure de radiographier les mythes du sens, donc les fondements subjectifs sur lesquels la notion d’intelligibilité est construite jusque dans la théorie physique. Il y faut une nouvelle extériorité du regard de la science sur une espèce appliquée  à sécréter des signifiants censés objectivés et substantifiés dans le cosmos et qui s’y emploie par la médiation magique de ses idées et de ses dieux. La pensée se définit comme un auto dépassement perpétuel  de la raison d’hier par celle de demain.

 

Vous voyez, chère Marilyse, que le royaume de l’inconscient voudrait s’ouvrir à la manière des yeux d’Ézéchiel.

Voilà une bien longue lettre – elle vous redit toute ma chaleureuse amitié et celle d’Aline.

Manuel

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