al d'EDF et président de la SNCF, Pierre Eelsen, président d'honneur d'Air Inter, Jean-Claude Leny, PDG de Framatome. Avoir un tablier ne fait pas tout, mais aide, à un moment de sa carrière, à être repéré, soutenu, coopté ! On compte aussi beaucoup de maçons dans le privé: Thierry Saimona, directeur de Systems bio industries, Marc Ladreit de Lacharrière, Jean-Pierre Combot, directeur général de la société Bouygues. Les banquiers mythiques Jack Francès et Jean-Marc Vernes l'étaient également.
On dit que le différend qui oppose Edmond Alphandéry à son directeur général, Pierre Daures, s'explique en partie par leur appartenance à deux obédiences rivales, le premier à la GLNF, le second au GO . Il faut dire qu'EDF est composée de nombreuses féodalités et que les responsables des grandes directions ont souvent une appartenance maçonnique ou syndicale. Il y a de savants dosages. Pierre Carlier, chargé de la production et du transport, est soutenu par la CFDT; Christian Nadal, chargé des relations internationales et de la communication, ainsi que Jack Cizain, chargé du développement intemational, sont membres de la GLNF. Em- manuel Hau, en revanche, qui était directeur général chargé des finances et qui a été rétrogradé inspecteur général, est membre du GO ! Quant à l'ancien directeur général, François Ailleret, catalogué catholique de gauche, qui a été écarté de la direction générale, il crie au complot maçon ! En tout cas, nombre de cadres d'EDF affirment que jamais un président profane n'aurait pu entreprendre une refonte de l'organigramme.
Mêmes jeux de pouvoir à TF 1. Si le PDG, Patrick Le Lay, n'a jamais caché son appartenance à la maçonnerie, c'est parce qu'il en a eu besoin pour asseoir son autorité dans une entreprise à laquelle il ne connaissait rien. Dès son arrivée, il s'est, comme chez Bouygues, employé à bâtir une hiérarchie parallèle. Guillaume de Vergès et Francis Williaume, tous deux directeurs généraux adjoints, sont membres, comme lui, de la GLNF. Idem pour Xavier Couture, directeur de l'antenne, Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve, directeurs des opérations spéciales, Bruno Cortès, rédacteur en chef du 20 Heures. Angelo Codignoni, ancien directeur général de La 5, consultant auprès de la présidence, est maçon lui aussi. Quant à Didier Sapaut, ancien directeur du développement de France Télévision, membre du GO, il a été recruté par Le Lay parce que c'est un homme compétent, mais également parce que le président de TF 1 avait besoin d'un relais GO auprès de certaines catégories de personnel plutôt de gauche et proches du Grand Orient. Etienne Mougeotte, directeur général de TF 1, simple profane, navigue au milieu de cet écheveau.
François d'Aubert raconte que, secrétaire d'État à la Recherche, il s'est un jour aperçu que, lorsqu'il demandait à ses directeurs de lui suggérer des noms pour des nominations, on lui fournissait très souvent des candidats maçons. Il a commencé à diversifier ses sources d'information et les maçons n'ont jamais protesté quand il écartait l'un des leurs. En revanche, quand François Bayrou est arrivé au ministère de l'Éducation nationale, en 1993, il n'a pas osé toucher à Christian Forestier, directeur des lycées et collèges, pourtant ouvertement de gauche, craignant de s'attaquer à un maçon qu'on disait très influent. Finalement, Forestier a été écarté par Claude Allègre, au motif qu'il était fabiusien.
A entendre certains membres éminents de la haute administration, la franc-maçonnerie, qui, jadis, incarnait la lutte en faveur des droits de la personne contre toute forme de pouvoir absolu, s'est transformée en féodalité conservatrice, " A l'Éducation nationale, c'est très net, confie Jean-Louis Mandinaud, vice-président du Conseil économique et social. C'est devenu un milieu corporatiste, très engagé dans un syndicalisme qui défend des positions conservatrices. " Jacques Toubon l'affirme: " Aujourd'hui, la maçonnerie est un fort facteur de conservatisme, parce qu'elle reste crispée sur la notion d'avantages acquis. "
Ces exemples illustrent parfaitement la complexité du monde maçon, son importance et ses limites. Féodalités, corporatisme, repli identitaire, la maçonnerie serait victime des mêmes maux que la société. Ce qui ne veut pas dire qu'elle en soit responsable. " La franc-maçonnerie n'est qu'un catalyseur. Elle n'a rien inventé. Nombre de maçons ont voulu faire croire qu'elle avait du pouvoir pour gonfler leur importance ", affirme un ancien grand maître du Grand Orient, Jean-Robert Ragache. En fait, sa puissance se nourrit surtout des fantasmes quelle suscite. " Sa force est exogène et pas endogène ", explique François Thual, historien, maçon et auteur de nombreux ouvrages. Jean-André Faucher, dans son livre "Les Francs- Maçons et le pouvoir", estime que, parallèlement aux 100 000 maçons dénombrés, 300 000 personnes se font passer pour maçons. Dans une société d'influence, faire croire qu'on en est semble aussi efficace que d'en être.
À bout de souffle et d'idées
Alors, sans remettre en question la maçonnerie, école de pensée et lieu de réflexion laïque, ne faut-il pas s'interroger sur ce fameux culte du secret ? Au Moyen Age, les maçons ne divulguaient pas leurs travaux en loge, mais tout le monde savait qui était maçon ! Le grand maître du Grand Orient, Philippe Guglielmi, a réagi de manière très hostile aux mesures prises contre le secret en Grande-Bretagne : " Les membres du GODF ne peuvent que condamner ce type de mesures, dont nous avons fait la malheureuse expérience avec la loi scélérate du 10juillet 1940. " Le Journal officiel, sous Vichy, publie les noms des francs-maçons français, et nombre d'entre eux furent persécutés. Même prévention de la part de Georges Komar, grand manière de la GLF, qui se souvient avoir porté l'étoile jaune dans son enfance: " Pourquoi faudrait-il révéler son appartenance à la franc-maçonnerie ? Et pourquoi pas sa religion ? " Claude Charbonnaud, grand maître de la GLNFI évoque, lui aussi, l'histoire de France: " Ma génération sait ce que veulent dire des perquisitions, des scellés sur les portes. Je suis horrifié par ce qui se passe en Grande-Bretagne, révolté et déçu. " Les francs-maçons, qui sont d'ailleurs à l'origine de la création de la Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés), sont extrêmement vigilants à l'égard de tout fichier. Pourtant, eux-mêmes, sous la Ille République, ont dressé des listes d'officiers allant à la messe, pour conjurer, disent-ils, un soulèvement de l'armée.
Une telle hostilité se comprend: la maçonnerie perdrait beaucoup de son pouvoir supposé et de son attrait si elle devenait une association transparente et, donc, banalisée. Mais à force de brandir la menace des listes de sinistre mémoire, les maçons ne risquent-ils pas de développer rancoeurs et suspicion. Beaucoup d'anonymes et de sans grade ont compris la gravité du problème. " Il faut ouvrir les temples. Si c'est secret, c'est qu'il y a quelque chose à cacher ", dit l'un d'eux. Rares sont, en revanche, ceux qui osent, à l'intérieur de l'establishment maçon, tenir un discours de réelle ouverture. L'ancien grand maître de la GLF Jean-Louis Mandinaud est de ceux-là: " Déclarer son appartenance à la maçonnerie quand on veut servir la République ne me choque pas, dans la mesure où les maçons s'affïrment comme les garants des valeurs républicaines. " Un ancien grand mettre du GO confie : " Le secret maçonnique est un bluff. Le secret a une dimension allégorique. C'est la recherche de la parole perdue. Ce ne doit pas être un prétexte pour couvrir des pratiques claniques ou mafieuses. " Le malaise est d'autant plus grand que la franc-maçonnerie est à bout de souffle et d'idées. Elle qui s'était séparée de la maçonnerie anglaise pour prendre à bras le corps le débat politique, elle qui a mené tant de combats républicains, aujourd'hui, n'a plus grand-chose à dire ! Certes, il ne faut pas tomber dans les clichés. Ce ne sont pas les maçons qui ont fait la Révolution, comme certains l'affîrment. En 1789, il y avait à l'Assemblée nationale davantage de députés maçons nobles et favorables à une monarchie constitutionnelle que de maçons membres du tiers état. Et si l'on cite souvent le comportement exemplaire des frères Jean Moulin ou Pierre Brossolette pendant la Résistance, on oublie souvent de rappeler que Jean Bousquet et Maurice Papon étaient aussi des maçons. Néanmoins, les frères sont à l'origine de nombreuses lois sociales, comme les congés payés, dont on discutait en loge dès 1876, ou de l'impôt sur le revenu, sur lequel les maçons ont commencé à plancher dès 1872. Ils ont activement participé à l'élaboration des lois sur l'avortement, la contraception, la majorité à 18 ans, la suppression de la peine de mort. Ils peuvent revendiquer la paternité des HLM, du Planning familial, etc. Au cours de ce siècle, ils ont été les avocats du progrès social, de la libération de la femme, de la défense des droits de l'homme. Leurs aînés, La Fayette, Mirabeau, Sieyès, Necker, Condorcet, Jules Ferry, Gambetta, s'étaient confondus avec la République. Mais il ne reste aujourd'hui que quelques vieilles rengaines sur la laïcité ou contre la venue du pape. Rien, ou si peu, sur les chômeurs, les immigrés, l'illettrisme, la violence à l'école...
" La franc-maçonnerie s'est fossilisée, reconnaît un vénérable du Grand Orient. Elle n'a pas su faire émerger un discours globalisant qui transcende celui des partis. C'est devenu un lieu de promotion sociale et politique. Une coopérative des médiocres. " " On a commercialisé quelques idées généreuses. On a fait du droit-de-l'hommisme, comme d'autres fabriquent des médailles à Lourdes ou du nougat à Montélimar. Il n'y a pas de souffle ", commente un autre membre de GO.
" Les grands combats contre le FIS, le FN ou le pape ne font que cacher la misère de la réflexion ", s'indigne un troisième. " Toute la déstructuration des droits sociaux procède des difficultés économiques et nous sommes incapables d'apporter des réponses claires ", constate, impuissant, le président de Droit humain, Alain Sède.
Dans une note adressée aux loges, la hiérarchie du Grand Orient tente de secouer ses membres : " La franc- maçonnerie ne sert plus à intégrer certaines minorités. Elle est de moins en moins une université de substitution. Elle n'est pas davantage un réel lieu de coordination et de réflexion pour une partie des élites progressistes. Il est vrai que celles-ci ont souvent trahi leur mission d'origine. En revanche, il semble qu'une nouvelle sociabilité se cherche, promouvant, par exemple, une façon d'être ensemble plus affective et relationnelle... " C'est là une façon d'amorcer un retour à plus de modestie et à plus de spiritualité, alors que le GO avait délaissé la symbolique. les nouveaux frères sont membres de coordinations, d'associations caritatives, de mouvements écologistes.
La préoccupation des frères est d'autant plus vive qu'avec l'apparition de nouveaux moyens de communication, comme Internet, avec la mondialisation et l'ouverture à l'Europe, la franc-maçonnerie française traditionnelle risque d'être bien isolée. " Ce courant représente environ 400 000 personnes sur 7,5 millions de maçons dans le monde! " rappelle François Thual, auteur de "Géopolitique de la franc- maçonnerie". L'enjeu est de taille. Sur le plan des principes, d'abord. Les Anglo-Saxons ont une approche communautariste et différentialiste de la société ; ce qui est, pour les maçons du Grand Orient, totalement incompatible avec l'esprit républicain. Sur le plan des intérêts économiques et politiques, également. La franc-maçonnerie est un instrument de puissance fantastique. Et on voit déjà, en Afrique, les Américains faire la chasse aux nouvelles élites. La maçonnerie américaine, souvent infiltrée par la CIA, y recrute activement les éléments les plus prometteurs. Sans une véritable révolution, la maçonnerie française risque de disparaître du débat intellectuel et de n'être plus perçue qu'à travers le prisme des affaires et du copinage, c'est-à-dire des réseaux. Comme dit un maçon, " quand il n'y a plus de laine, on ne voit que la trame ".