Catéchèse ou culture religieuse ?

Rencontre de rentrée

avec les professeurs du Lycée de La Sauque, près de Bordeaux

5 XI A.D. 1996

1. Introduction.

Doit-on être idiot pour être catholique ? C'est ce qu'il faut penser si l'on suit l'opinion : l'Eglise catholique abrutit ; elle s'oppose à la liberté de pensée comme à la liberté de mœurs, ceci entraînant cela et vice versa ; elle s'obstine dans des croyances obsolètes, contredites par les sciences, ruinées par l'expérience... C'est aussi ce que l'on pourrait croire en considérant certains aspects du renouveau de l'Eglise de France... La foi a perdu la raison ; elle la méprise, ou la craint. C'est ce que notait l'an dernier notre Provincial le Frère Jean-Louis Bruguès dans sa troisième Conférence de Carême à Notre Dame de Paris : " Dans certains mouvements chrétiens, dans certains courants de la spiritualité contemporaine, et jusque dans nos séminaires et maisons religieuses, l'incontestable regain du sens de la prière qui vient de se produire s'est trop souvent accompagné d'une attitude anti-intellectuelle... comme si la foi devait se défier des œuvres de l'intelligence alors qu'elle n'est pas seulement un cri. Par un contresens monstrueux, nous risquons de confondre les pauvres en esprit que le Seigneur proclame bienheureux dans son sermon sur la montagne avec les pauvres d'esprit et les imbéciles. L'anémie de la raison n'est pas une grâce de la Providence ; et ce serait un comble si nous en venions à prendre l'absence de réflexion pour un don du Paraclet, celui que la Tradition de l'Eglise a désigné sous les titres d'Esprit de conseil, de science et de jugement ". Et de dire plus loin : " Car il existe une sainteté de l'intelligence ! " C'est du refus de l'intelligence et de la raison, de l'inculture, que procèdent ensemble et l'hérésie et l'idolâtrie et le fondamentalisme. L'hérésie qui est une erreur obstinée en matière de foi ; l'idolâtrie qui fausse l'image de Dieu et le remplace par un Dieu sur mesure... un Dieu-comme-on-le-veut ; le fondamentalisme qui, percevant la faiblesse de ses raisons de croire, se crispe sur ses certitudes et réduit la foi à une conviction et la vérité à un avoir bien délimité, propriété de la personne ou d'un groupe auquel elle s'identifie ; qui refuse enfin le danger d'une quête par définition illimitée puisque Dieu seul est la vérité et qu'on ne Le possède jamais.

C'est dans ce contexte que prend place votre tâche, notre tâche d'éducation religieuse, laquelle est inséparable d'une éducation culturelle. Le mot de culture religieuse apparaît à certains comme la renonciation à l'enseignement de la foi, à une authentique catéchèse. Cela est parfois, (trop souvent), vrai dans l'intention de certains programmes dont l'enseignement catholique n'est pas exempt : on noie la foi chrétienne dans la multiplicité des croyances et on la réduit à n'être qu'une parmi tant d'autres. Mais si l'on rejette évidemment ce relativisme qui procède d'un refus de la révélation et de la foi, il faut reconnaître que l'on ne pourra maintenir une catéchèse digne de ce nom sans culture religieuse et même sans culture tout court. Comment saisir la spécificité de la foi chrétienne si l'on ignore les cultures dans lesquelles elle est née et a d'abord grandi pour les dépasser et les enrichir ? Comment saisir que la Genèse n'est pas un simple mythe si l'on ignore tout des mythes anciens et ne sait même pas ce qu'est un mythe ? Comment comprendre l'acte de foi si l'on ne peut comprendre les facultés de l'homme qui permettent de le poser ?... Et comment comprendre ces facultés, l'intelligence et la volonté, si l'on ne connaît pas les actes qui sont les leurs en dehors de la foi ? Il faut connaître l'homme pour connaître l'homme croyant. Dans sa Somme de Théologie, notre grand frère Thomas d'Aquin étudie l'homme avant d'étudier le Christ car il ne voit pas comment connaître le mystère du Christ vrai Dieu et vrai homme si l'on ignore ce qu'est l'animal raisonnable. Et tout simplement, si la grâce perfectionne la nature, si le chrétien est d'autant plus homme qu'il est plus chrétien, ne doit-il pas revendiquer comme sa devise le mot de Térence : " Homo sum humani nihil a me alienum puto " ? S'il est un "drame de l'humanisme athée", il est un drame aussi d'une foi sans humanisme. La foi ne peut être coupée de la réalité humaine car elle n'est pas un capuchon que l'on revêt... amovible sans dommages !

Je ne pense pas vous avoir ici rien appris et je présume que nous sommes tous d'accord... Si tel n'était pas le cas cependant, nous pourrions en débattre plus tard. Pour l'instant, je souhaiterais approfondir avec vous ce qui rend nécessaire un enseignement religieux, une catéchèse ou un cours de culture religieuse, sachant bien que tous les élèves ne viennent pas là pour être catéchisés, mais supposant que notre désir est de leur donner le meilleur, et donc ultimement de leur permettre de recevoir en cours de culture religieuse de quoi nourrir ou faire naître en eux la foi. Auparavant cependant, essayons de préciser les notions.

2. Distinction.

Au début de la Constitution Apostolique " Fidei depositum " promulguant le Catéchisme de l'Eglise Catholique, Jean-Paul II rappelle ainsi le but que Jean XXIII avait assigné au second Concile du Vatican :

Mieux expliquer le dépôt précieux de la doctrine chrétienne afin de le rendre plus accessible aux fidèles du Christ et à tous les hommes de bonne volonté

Il me semble que cela pourrait décrire aussi le but de la catéchèse et de la culture religieuse, distinguées selon l'auditoire.

Le Catéchisme de l'Eglise Catholique exprime assez bien ce qu'il faut entendre par catéchèse :

4 Très tôt on a appelé catéchèse l'ensemble des efforts entrepris dans l'Eglise pour faire des disciples, pour aider les hommes à croire que Jésus est le Fils de Dieu afin que, par la foi, ils aient la vie en son nom, pour les éduquer et les instruire dans cette vie et construire ainsi le Corps du Christ.

5 " La catéchèse est une éducation de la foi des enfants, des jeunes et des adultes, qui comprend spécialement un enseignement de la doctrine chrétienne, donné en général de façon organique et systématique, en vue d'initier à la plénitude de la vie chrétienne. "

6 Sans se confondre avec eux, la catéchèse s'articule sur un certain nombre d'éléments de la mission pastorale de l'Eglise, qui ont un aspect catéchétique, qui préparent la catéchèse ou qui en découlent : première annonce de l'Evangile ou prédication missionnaire pour susciter la foi ; recherche des raisons de croire ; expérience de vie chrétienne ; célébration des sacrements ; intégration dans la communauté ecclésiale ; témoignage apostolique ou missionnaire.

 

On voit alors de quoi relève le cours de culture religieuse. Il est un de ces éléments qui préparent la catéchèse ; il peut même avoir un aspect catéchétique propre. Il n'est pas en lui-même ni directement une catéchèse, tout simplement parce qu'il ne s'adresse pas seulement à des enfants croyants et baptisés. "Education de la foi" selon le Catéchisme, la catéchèse présuppose cette dernière ; le cours de culture religieuse ne peut le faire. Il pourra être en revanche une éducation à la foi, en tant qu'il en montrera les beautés et en expliquera le contenu, en tant aussi qu'il permettra même aux non-croyants de comprendre le christianisme et son génie.

 

 

3. Variations...

Si le cours de culture religieuse garde en vue qu'il ne s'adresse pas seulement à des croyants et ne peut donc être une catéchèse, cela signifie-t-il qu'il ne devrait pas être marqué par le fait que son cadre est une école catholique ? Doit-il, en d'autres termes, parce que cours de culture et non enseignement de la foi, doit-il être neutre pour autant ?

La question se pose parce que telle est l'optique de beaucoup d'établissements catholiques où, pour respecter les consciences et ne pas 'imposer', 'influencer', 'endoctriner', bref, pour ne pas se livrer à tous ces péchés détestables, on s'évertue à constituer un enseignement religieux neutre... On s'efforce d'être, disons-le, plus laïque que la République ! Dans des cas extrêmes, un enfant trouvera plus de nourriture chrétienne dans le cours d'histoire de son lycée Jean Jaurès, que tel autre qui suit des cours à St Truc... J'en veux pour preuve ce qu'une Maman m'a rapporté d'une préparation des élèves à la Profession de Foi dans un grand lycée catholique de "B"... Il s'agissait de les inviter à une grande fête de la foi... Merveilleux non ?! Et d'emmener son fils à la fête... Lorsqu'il rentra le soir et qu'elle s'enquit de ce qu'ils avaient fait pour célébrer la foi, quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre qu'après la projection d'un documentaire sur l'hindouisme, l'on avait emmené les enfants visiter des familles juives ou musulmanes afin de voir comment elles vivaient leur foi... Sa surprise se mua en mécontentement lorsqu'elle sut qu'à cela s'était limitée la "fête de la foi"... Notez pour votre soulagement que le résultat fut bon : l'enfant, se trouvant ignorant de sa foi devant celles des autres, a résolu de se former. Avouons cependant que la pédagogie est pour le moins tortueuse... indirecte dira-t-on.

Mais je reviens à ma question : L'enseignement que vous donnez doit-il être neutre ? De fait, il me semble opportun de poser une question préliminaire : L'enseignement peut-il être neutre ? Or, à cette question, je ne crois pas qu'on puisse répondre autrement que par la négative. Jean-Paul II écrit, toujours dans Catechesi tradendæ : " Ceux qui font des études sont forcément marqués par celles-ci, initiés à des valeurs culturelles ou morales dans le climat de l'institution d'enseignement, confrontés à de multiples idées reçues à l'école ". Tout enseignement, fût-ce seulement par son cadre, porte des valeurs. Lacordaire écrivait dans la première de ses Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne : " J'ai souvent admiré, dans mes contemporains, que tous appartiennent à une école, et qu'il n'est pas âme vivante qui ne jure par un homme, un livre ou une idée célèbre. Tout siècle, le nôtre compris, se résout en quelques personnages élevés au-dessus des autres par le don de penser, quelquefois même par le seul don du style, et qui se partagent entre eux la direction des esprits. Si quelqu'un (...) se persuade qu'il n'a point de maître, il est aisé de voir que son indépendance même est une imitation, et qu'elle a sa source dans des doctrines qu'il a délaissées peut-être, mais qui ont jeté dans son intelligence la racine du scepticisme et de l'isolement. On se dégoûte de servir, mais on sert néanmoins, comme ces esclaves affranchis qui, tout en étant hors du joug, conservaient dans leur chair les honteux vestiges de leur avilissement ". On dépend toujours d'un maître, ou d'une idée maîtresse... il faut donc nécessairement être disciple... La neutralité est une vue de l'esprit, ou alors l'idée maîtresse d'un système de pensée ; si l'on peut, peut-être, la désirer, elle est impraticable dans les faits. Vous connaissez sans doute le plus remarquable éloge de la neutralité dans la condamnation de toute influence sur autrui : je me réfère aux premiers moments du Portrait de Dorian Gray. Souvenez-vous : Lord Henry discute avec Dorian chez leur ami le peintre Basil Hallward. Ce dernier demande à Dorian de ne prêter aucune attention à ce que dit Lord Henry parce que, poursuit le peintre : "Il a une très mauvaise influence sur tous ses amis avec moi pour seule exception". Peu après, Dorian demande à Lord Henry : "Avez-vous vraiment une très mauvaise influence, Lord Henry ? Aussi mauvaise que le dit Basil ?" La réponse du jeune Lord est superbe : " There is no such thing as a good influence, Mr Gray. All influence is immoral - immoral from the scientific point of view ". " Pourquoi ? " demande Dorian " Parce que, reprend Lord Henry, influencer quelqu'un, c'est lui donner son âme à soi. Il ne pense pas ses propres pensées, ni ne brûle de ses propres passions. Ses vertus ne sont pas vraiment siennes. Ses péchés, s'il existe quelque chose comme des péchés, sont empruntés. Il devient l'écho de la musique d'un autre, il joue un rôle qui n'a pas été écrit pour lui. Le but de la vie est l'auto-développement. [...] " Brillante démonstration, n'est-ce pas ? Une thèse en tout cas. Mais si vous ne l'avez pas pressenti à ce moment du roman, les lignes et les pages qui suivent vous montreront que Lord Henry est précisément en train d'influencer Dorian... il joue de lui comme d'une harpe... Il va en faire un sujet d'expérience... Avec un parfait cynisme. Deux chapitres plus loin et un mois plus tard, lorsque Dorian rencontre la femme de Lord Henry et dans la conversation exprime une opinion musicale, son interlocutrice lui dit : "Ah ! C'est là une opinion d'Henry, n'est-ce pas, Monsieur Gray ? C'est toujours par ses amis que je connais les opinions de mon mari ". Et quelques minutes après, Dorian dit à Lord Henry qui vient d'arriver : " I don't think I am likely to marry, Henry. I am too much in love. That is one of your aphorisms. I am putting it into practice, as I do everything that you say ". Voilà le résultat du 'pro neutralitate' prononcé au début... La neutralité comme idéal ou programme ne me semble pas pouvoir être autre chose qu'un rêve ou que le masque qui permet de mieux imposer ses vues. S'il est une réelle neutralité de l'enseignement, elle réside ce me semble dans la cessation de l'enseignement. Or il nous faut enseigner. A supposer d'ailleurs qu'il existe une réelle neutralité de l'enseignement, qui laisse les élèves à leur propre moi sans y toucher, à leurs propres pensées, je redirais encore la question du futur Jean-Paul Ier, alors Patriarche de Venise : " Vaut-il mieux être les confidents de grandes idées, ou les auteurs originaux d'idées médiocres ? "

Si la neutralité n'est pas possible, il nous faut choisir quelle influence nous voulons avoir, quelles richesses nous voulons transmettre. N'ayons donc pas peur de faire de notre cours de culture religieuse un cours catholique. Et puisque nous choisissons de donner un cours de culture religieuse catholique, tâchons de voir quelle est sa spécificité, quelles peuvent être ses qualités, quelles doivent être ses finalités. Ayant décrit la culture religieuse comme reliée à la catéchèse sans confusion, je vous propose de partir encore de ce que dit Jean-Paul II du Catéchisme de l'Eglise Catholique, toujours dans Fidei depositum :

" Je demande donc aux pasteurs de l'Eglise et aux fidèles de recevoir ce Catéchisme dans un esprit de communion et de l'utiliser assidûment en accomplissant leur mission d'annoncer la foi et d'appeler à la vie évangélique. Ce Catéchisme leur est donné afin de servir de texte de référence sûr et authentique pour l'enseignement de la doctrine catholique, (...). Il est aussi offert à tous les fidèles qui désirent mieux connaître les richesses inépuisables du salut (cf. Eph 3 8). Il veut apporter un soutien aux efforts œcuméniques animés par le saint désir de l'unité de tous les chrétiens, en mon-trant avec exactitude le contenu et la cohérence harmonieuse de la foi catholique. Le Catéchisme de l'Eglise catholique est enfin offert à tout homme qui nous demande raison de l'espérance qui est en nous (cf. 1 Pi 3 15) et qui voudrait connaître ce que croit l'Eglise catholique ".

 

Il s'agit donc, en catéchèse :

a ~ d'annoncer la foi et d'appeler à la vie évangélique.

b ~ de faire mieux connaître aux fidèles les richesses du salut.

c ~ de montrer la cohérence harmonieuse de la foi catholique.

d ~ de rendre compte de l'espérance qui est en nous et de permettre à tous de connaître le contenu de la foi.

La foi dépend d'un enseignement ("fides ex auditu" Ro 10 17) et la catéchèse aura ce rôle en propre (a & b) ; les deux autres tâches (c & d) relèvent aussi d'un cours de culture religieuse. La foi avons-nous vu s'incarne en effet nécessairement, se fait culture, doit se faire culture. C'est un leitmotiv de ce pontificat. En tant qu'elle est culture, qu'elle est un fait culturel en elle-même, et qu'elle marque les cultures qu'elle touche, il appartient à un cours de culture religieuse d'en présenter le contenu. Il ne peut être peccamineux que le professeur souhaite que la beauté de ce contenu qu'il sait vrai engendre chez les élèves étonnement, désir d'en savoir plus, admiration ; qu'elle soit ainsi la préparation, l'occasion d'un acte de foi. Il semble tout aussi naturel que l'on cherche à répondre aux questions formulées par notre époque. Notre jeune auditoire nous pose des questions relatives à l'enseignement de l'Eglise ; il est vrai que cela regarde plus souvent la morale que la foi, mais le lien est grand entre les deux. Derrière l'aspect provoquant (ou se voulant tel...) des questions qui nous sont posées, n'est-il pas sage de discerner une interrogation de notre foi et de notre espérance ? Il me semble qu'ils nous demandent : 'Si vous croyez cela, ces sornettes, si vous adhérez contre la facilité et l'avis du plus grand nombre à un enseignement moral exigeant, si vous persistez malgré les critiques incessantes des media et ce qui semble l'évidence, si vous prenez le risque de passer pour des cinglés, d'être marginalisés, ce n'est pas pour rien ! Alors pour quoi est-ce donc ?' A nous de leur faire comprendre que c'est pour Quelqu'un, pour Dieu, et pour eux-mêmes ; pour nous aussi... Cette morale n'est pas exigeante parce que l'héroïsme est notre but, ni parce que nous voulons à tout prix nous singulariser, mais parce que l'homme est corps et âme à l'image de Dieu, tout entier respectable. Parce qu'il y a un lien organique entre la morale chrétienne qui enseigne le respect de soi et des autres, et la foi qui enseigne que Dieu nous a créés par amour et nous appelle à vivre de sa propre vie... etc. La culture chrétienne pourrait peut-être se résumer à cela : une culture de vie... Voilà ce qui fonde notre espérance : nous sommes là par amour et pour l'amour. Une culture opposée radicalement à celle qui tend à dominer : nihilisme sans espérance et sans espoir, sans amour sinon contrefait jusqu'à être mortel... Culture de mort. En exposant la culture chrétienne et en expliquant les aspects religieux (c'est à dire souvent anti-chrétiens) de la culture contemporaine, nous pouvons rendre compte de l'espérance qui est en nous et les aider à sortir du nihilisme dont l'apathie que vous décelez chez eux n'est qu'un simple symptôme.

 

Autre approche : culture religieuse... La culture est ce qui est humain... Et à l'évidence, la religion est un propre de l'homme... un propre strict : pas de religion sans homme, pas d'homme sans religion... Les idéologies les plus athées prennent un tour religieux, veulent tenir la place de la religion. Le religieux est une clef de l'humain, et ce n'est pas seulement par boutade que Frossard pouvait noter que si jadis on considérait la religion comme l'opium du peuple, il fallait bien reconnaître que désormais, l'opium était devenu la religion du peuple... On ne peut chasser Dieu sans le remplacer par une idole. Un enseignement culturel aura donc à cœur d'envisager l'aspect religieux de la culture. Même la culture artistique n'en est pas séparable. Comment peut-on lire et aimer en profondeur la Bethsabée de Rembrandt du Louvre si l'on ignore tout du roi David ? Comment comprendra-t-on la tristesse de son visage et le billet qu'elle tient en ses mains... Le roi la demande, et dans sa jeunesse et dans sa grâce de femme elle pressent déjà que cet honneur est un malheur ; son corps harmonieux et fécond, son regard, le billet du roi... Tout est là. On ne les voit pas mais ils sont là aussi : le roi fautif, le mari assassiné, l'enfant mort... Que saisiront-ils de la Nature morte eucharistique de Dali, que retiendront-ils d'un film de Tarkovsky... Vous me direz qu'ils sortiront plus facilement du dernier Tom Cruise... Soit ! Mais même là, c'est encore à partir d'une référence biblique prise en Job je crois que le Héros de ces demoiselles commencera à dénouer l'écheveau de doutes et de mystère qui l'isole : sans la Bible, sa mission eût été vraiment impossible ! [1998: il faudrait actualiser en référant aussi à l'allusion faite au Sermon sur la montagne dans le James Bond Tomorrow will never die] Seven même, que tous auront vu l'an dernier, était peu "appréciable" sans un petit minimum de catéchisme moral.

J'ai noté que certains d'entre vous disaient "culture religieuse", d'autres "information religieuse", d'autres encore "instruction religieuse". Instruction... édification. Information... Si l'on entend par-là une simple mise à disposition de données, d'informations, une simple distribution de savoir, autant connecter le CDI sur internet avec un bon logiciel de recherche, et libérer les élèves d'une heure de cours. Mais si l'on comprend dans ce terme la formation des intelligences, des capacités de discernement et de raisonnement des élèves, alors, il est bon de retenir le terme. Je le disais en commençant, l'inculture et la perte du sens critique qui va avec (mais qui ne fait pas perdre, bien au contraire, l'esprit de critique), sont cause de l'idolâtrie, de l'hérésie, et de la crispation fondamentaliste. Une formation de l'intelligence, l'exercice du discernement, et l'acquisition de connaissances permettront aux élèves d'éviter ces pièges. On voit souvent en effet des gens développer un scepticisme profond envers l'enseignement de l'Eglise et se faire happer par le premier attrape gogo qu'ils rencontrent, que ce soit Raël ou la scientologie, Madame Soleil ou ses héritières, et je vous laisse augmenter ici la liste. C'est que leur "critique" de l'Eglise a d'autres causes que rationnelles, mais c'est là un autre chapitre qui pourrait être développé pour lui-même.

 

Nous avons donc plaidé pour une culture religieuse digne de ce nom, et n'ayant pas honte d'être catholique. Notre enseignement sera donc convaincu. Sera-t-il partial pour autant ? Non. Il s'efforcera d'abord d'éviter la partialité qui résulte du fait d'être partiel. Cela signifie que l'on s'efforcera soi-même d'acquérir une certaine culture. Enseigner est encore le meilleur moyen d'apprendre, nous le savons, et nous tâcherons d'être en mesure de répondre avec sérieux aux questions explicites ou implicites des élèves. Cela exige une formation personnelle continue, certes en matière de doctrine chrétienne, mais aussi en d'autres domaines. Nous devons acquérir un minimum de connaissance des autres religions, des sciences expérimentales et de l'histoire afin de répondre honnêtement à leurs interrogations. Connaître aussi leur culture, leur musique, leurs auteurs, leurs films, afin de comprendre d'où viennent leurs demandes, afin de les comprendre eux-mêmes.

 

Notre enseignement ne sera pas non plus partial, parce que, chrétiens, catholiques (mot qu'un bienheureux traduisait ''grand cœur, esprit large''), nous suivrons ces recommandations du Second Concile du Vatican :

Gaudium et Spes : n°28 § 1. Le respect et l'amour doivent aussi s'étendre à ceux qui pensent ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse. D'ailleurs, plus nous nous efforçons de pénétrer de l'intérieur, avec bienveillance et amour, leurs manières de voir, plus le dialogue avec eux deviendra aisé.

§ 2. Certes, cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l'égard de la vérité et du bien. Mieux, c'est l'amour même qui pousse les disciples du Christ à annoncer à tous les hommes la vérité qui sauve. Mais on doit distinguer entre l'erreur, toujours à rejeter, et celui qui se trompe, qui garde sa dignité de personne, même s'il se fourvoie dans des notions fausses ou insuffisantes en matière religieuse. Dieu seul juge et scrute les cœurs ; il nous interdit donc de juger de la culpabilité interne de quiconque.

Et puisque nous disons devoir faire preuve d'ouverture d'esprit, notons qu'un enseignement vraiment catholique sera l'occasion pour les non-catholiques aussi de s'exercer à la tolérance, valeur à la mode s'il en est ; une tolérance fondée sur un réel respect, sur une connaissance donc, de l'autre... On se soucie beaucoup en effet de la tolérance que doivent montrer les catholiques, mais on semble oublier qu'ils ne sont pas seuls à être guettés par l'intolérance... Julien Green notait avec raison dans son Journal que " l'anticléricalisme et l'incroyance ont leurs bigots tout comme l'orthodoxie ", "et je ne veux nommer personne" comme le chantait Brassens !

 

Voilà quelques notes en vrac que je souhaitais proposer à votre réflexion, soumettre à votre critique, offrir à votre discussion.

frère Jean-Thomas Allouard o.p.

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