Homélie prononcée pour la fête de S. Thomas d'Aquin
en la chapelle du Couvent de la Visitation, pour la Faculté Libre de Philosophie Comparée
A Paris, le 28 janvier 1992
- " Thomas, Thomas, dit Jésus, tu es bien jeune. En ce moment, sur la terre, ton compagnon de toujours, Réginald, pleure sur ta dépouille, et tous les moines avec lui. Mais moi aussi, dit Jésus, je te voulais près de moi, âme de pauvre, simple et transparente. Comme ton père Dominique, tu as voué ta vie à ne parler " qu'avec Dieu ou de Dieu ".
Dis-moi Thomas, que cherchais-tu au temps de ton enfance, toi le moinillon déposé par tes parents chez les Bénédictins du Mont-Cassin, quand tu demandais à qui voulais l'entendre : " Qui est Dieu ? "
Que cherchais-tu lorsque, promis à une grande carrière d'Abbé protégé de l'Empereur, tu quittas brusquement le monastère, au grand dam de ta famille, pour rejoindre cette troupe de frères mendiants, jeunes et hardis, déjà dispersés dans les grandes villes par Dominique, qui à Bologne, qui à Madrid, qui à Paris, pour y fonder des couvents ?
Pourquoi as-tu préféré les livres à la terre, la turbulence des salles de classe à la paix du cloître, ces grands voyages sur ton âne dans le froid et la neige, à la quiétude de bon couvent et au soleil de l'Italie ?
Qu'allais-tu faire en noir et blanc ? Que cherchais-tu chez ces pauvres prêcheurs ?
- Toi seul, Seigneur.
- Thomas, on t'a vu étudier auprès du Grand Albert, non seulement les Augustin, les Damascène, les Jérôme, les Grégoire, les Denys, mais aussi ce vieux païen d'Aristote.
Qu'allais-tu faire chez quelqu'un d'aussi peu recommandable, que cherchais-tu dans cette métaphysique, si pour toi "l'étude de la philosophie ne consiste pas à savoir ce que les hommes ont pensé mais à découvrir la vérité des choses"? (De Cælo, I, 22)
- Toi seul, Seigneur.
- Thomas, regarde maintenant tous les siècles qui passent. Regarde ton œuvre et sa féconde lumière. Regarde ces hommes, tes propres frères, mais aussi ces nombreux chrétiens, et toute l'Église enfin, qui ne se lassent pas de te lire et de t'enseigner.
Tu as porté la 'Doctrina sacra' à son plus haut point de clarté intellectuelle, de vigueur démonstrative, de pénétration contemplative, de beauté et d'éclat du vrai. Tu as compris que l'œuvre de la vérité, si profondément vissée dans ta vocation apostolique, naît de l'amour, d'un grand amour que bouleverse une misère à sauver, la misère de l'intelligence.
Là ou fut cette misère, là fut ton cœur ; et donner la vérité fut ta miséricorde.
Mais toi, qui as tout donné, jusqu'à l'épuisement, où étais-tu pendant ce temps-là ? Jamais tu ne parles de toi, jamais tu ne t'épanches, jamais ton œuvre ne trahit son ouvrier. Thomas, que cherchais-tu dans toute ta théologie ?
- Toi seul, Seigneur.
- Thomas, si pour toi la connaissance de Dieu est par là même une union d'amour, si la théologie n'est pas seulement œuvre de science mais vie de l'âme, si la contemplation mystique doit couronner la contemplation studieuse, si tu crois que les hommes sont faits pour me connaître tel que Je suis, et me voir un jour face à face, si donc tu crois que l'étude conduit à Dieu, pourquoi as-tu abandonné ton ouvrage ?
Un jour que tu me cherchais dans le mystère de l'Eucharistie, je te suis apparu tout soudainement, souviens-t'en ; ce que tu as vu n'était qu'un pâle reflet de ma gloire, mais tu as méprisé tout ton effort, le dispersant comme la paille au vent qui tourne, et tu as fermé tes livres, quand tout le monde te suppliait d'achever.
Thomas, t'ai-je dit, tu as bien parlé de moi. Que veux-tu pour récompense ? Et tu m'as répondu :
- Toi seul, Seigneur. Non aliam nisi Te, Domine.
- Viens, Thomas, qui t'es détaché de tout ce qui n'est pas moi, qui m'as préféré à tout ce qui ne fait que conduire à moi.
Viens, Thomas, mon serviteur fidèle, entre dans la joie de ton maître."
frère Thierry-Dominique Humbrecht o.p.