Giraudoux, Electre, I, 13 (texte n°5)
 
 

Pistes de lecture

Présentation de l’extrait.

Le texte examiné se situe à la fin de la scène 13 de l’acte I, en conclusion à cet acte. La scène 13 semble être un monologue du Mendiant, qui tire des conclusions sur le fait de savoir si Electre a poussé Oreste nourrisson des bras de Clytemnestre, accusation qu’a proférée Clytemnestre dans la scène 4, alors qu’Electre l’accusait d’avoir laissé tomber Oreste. Mais s’agit-il d’un monologue ? Oreste et Electre dorment dans les bras l’un de l’autre et le Mendiant s’adresse aux spectateurs, qu’il interpelle régulièrement.

De là, les pistes d’interprétation de l’extrait, de la plus concrète à la plus discrète, sont les suivantes : la présentation emblématique, voire allégorique d’Electre par le Mendiant, la position dramaturgique particulière du Mendiant.

  1. La présentation d’Electre par le Mendiant.

  2. La première phrase de l’extrait présente un paradoxe apparent puisqu’elle semble conclure un raisonnement : Electre n’a donc pas poussé Oreste ! Pourtant la phrase suivante commence bien comme une inférence logique de cette proposition : Ce qui fait que (…), les " connecteurs " logiques articulant fortement le discours du Mendiant : De sorte que … c’est parce qu[e] ; C’est que si …, elle … . Cette insistance confère une tonalité nettement argumentative à ce discours, destinée de façon ambiguë à transcrire un raisonnement qui s’effectuerait " à haute voix ", mais aussi à convaincre le spectateur (qui ne peut répondre).

    Le postulat de départ, Electre n’a donc pas poussé Oreste, est plus important qu’il ne paraît. Il rend à Electre son innocence, à la différence de Clytemnestre, meurtrière et accusatrice : il distingue à nouveau ces deux figures féminines, par leur antagonisme : innocence / culpabilité. Electre qui dort à ce moment sur la scène, dans les bras d’Oreste, est innocentée, dans l’innocence aussi de son sommeil, et vierge dans la sororité chaste de cette scène du mariage qu’on lui imposait. La situation scénique accuse en effet Clytemnestre, coupable de n’avoir su tenir Oreste dans ses bras, coupable aussi d’avoir tenu entre ses bras le meurtrier de son époux. L’innocence du frère et de la sœur enlacés dans le sommeil s’oppose aussi à l’évocation du couple adultérin formé par Egisthe et Clytemnestre.

    C’est à partir de ce postulat d’innocence que le Mendiant va définir Electre, non le personnage, mais une allégorie de l’innocence.

    Du point de vue de l’argumentation, le Mendiant tire d’abord les conséquences concrètes de ce postulat d’innocence : tout ce qu’elle dit est légitime, tout ce qu’elle entreprend sans conteste. Le présent a ici une valeur intermédiaire entre le présent étendu et le présent de vérité générale, confirmée par la répétition du pronom tout. Les deux attributs accentuent cet aspect absolu : légitime ne s’entend pas seulement comme " conforme " aux lois, mais comme " étant inspiré par la loi ", et sans conteste en découle : la loi ne se conteste pas, car il ne s’agit plus de jurisprudence, mais du Juste. Les deux phrases suivantes amplifient le postulat et sa conséquence :

    Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche.

    De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d’elle, c’est parce qu’elle a raison !

    L’innocence est réaffirmée au moyen d’une phrase ternaire, mais l’amplification due à ce ternaire réside aussi dans le sème de [pureté], qui " réoriente " la compréhension par le lecteur de la notion d’innocence. Le premier terme du ternaire est à la fois allégorique (elle est la vérité) et métaphorique (sans résidu), Electre est ainsi définie comme une incarnation de la vérité " à l’état pur ", qui se distingue des vérités, partielles, comportant une part d’inexactitude ou de relativité, voire de mensonge (les résidus). Le Mendiant file ensuite la métaphore, en mettant en valeur l’exemplarité de cette vérité : lampe et lumière éclairent l’homme plongé dans les ténèbres, selon un topos répandu (et pas uniquement dans l’Occident chrétien). La " pureté " donne lieu aussi à deux syntagmes nominaux que l’on peut considérer comme des métaphores, de ce point de vue : sans mazout (lequel, noir et gluant, est à l’opposé de la lumière), sans mèche (noire aussi, et dont la minceur très perceptible fait contraste avec la diffusion indéfinie, le rayonnement de la lumière). La syntaxe identique des trois attributs met aussi sur le même plan résidu, mazout et mèche : la matérialité s’oppose ainsi à la vérité (lumière essentielle, car sans " origine "), et la causalité (ce qui fait que brille la lumière) est presque assimilable au " résidu ". Electre est ainsi présentée comme une allégorie de la vérité dans son absolu, sans motif ni source, sans limite, presque divine en ce qu’il lui suffit d’être. Ce qui est manifeste dans le paradoxe de la phrase suivante où la cause elle a raison, se suffit à elle-même, tout en étant la réalisation concrète de l’essence d’Electre : si Electre est la vérité absolue, elle a raison, quoi qu’elle fasse ou dise. Ce dernier aspect étant mentionné de façon provocante par le Mendiant (au début de la phrase) : De sorte que si elle tue, comme cela menace, toute paix et tout bonheur autour d’elle. L’incise isole le verbe " tuer " et le met en valeur, par la suspension de la phrase qu’elle implique ; l’objet ainsi disjoint a lui même, par le déterminant " tout " une valeur générale, presque absolue, qui accentue le contraste paradoxal avec " paix " et " bonheur " : l’idée commune est plutôt que la justice contribue à la paix et au bonheur (le siècle des Lumières a contribué à répandre cette vision de la justice).

    Le Mendiant poursuit l’amplification de son propos, avec une longue phrase, où il ne s’agit plus de l’Electre présente et qui dort mais d’une jeune fille. L’amplification prend plusieurs aspects. Syntaxique d’abord, par la répétition de propositions introduites par si, la première après c’est que ; par la répétition du " thème " : elle doit y aller ; par la démultiplication de la structure binaire ; par le pluriel à valeur généralisante : les siècles ; par des tournures " bibliques " : les fondements des fondements, les générations des générations ; par l’opposition entre mille innocents et le coupable. Même le lexique trivial (le monde pète et craque) contribue à ce mouvement d’amplification, car il forme un contrepoint aux deux " tournures bibliques ", mais s’y associe (par la syntaxe notamment) : en deux registres extrêmement distincts est évoquée l’existence de l’ensemble des registres de langue.

    [la description des procédés d’amplification peut être poussée beaucoup plus loin]

    Or cette longue amplification reprend le paradoxe précédent : la vérité est absolue, ainsi, un point d’angoisse, une fuite de mauvais gaz sont-ils révélateurs, même par le plus beau soleil ou les fêtes et les siècles les plus splendides. La " lumière " ou la " splendeur ", entachés d’un infime contrepoint, ne sont pas aussi absolus que " la vérité sans résidu ". Il conviendrait de se demander s’il n’y a pas une évocation du contexte historique, si la " fuite de mauvais gaz " ne peut pas se lire comme une allusion à une pratique qui, Outre-Rhin, gagnera une triste notoriété, " les fêtes et les siècles les plus splendides " se comprenant alors comme allusion au contexte de l’Exposition Universelle de 1937, où est représentée la pièce… Si le " point d’angoisse " n’est pas une allusion à l’ombre portée par la guerre civile espagnole (1937 est l’année de publication de L’Espoir, par André Malraux), par le régime nazi (les jeux olympiques de Berlin, en 1936, ont suscité plus qu’un malaise)… Mais le paradoxe le plus grand, est celui qui existe entre la jeune fille et les calamités que son action de vérité engendre : le monde pète et craque dans les fondements des fondements et les générations des générations : la vérité semble être une Apocalypse. Apocalypse qui prépare le Jugement : laisser le coupable arriver à sa vie de coupable : c’est-à-dire à ce qu’éclate sa culpabilité, à ce qu’il en " paie le prix ".

    Dès lors, la " jeune fille " ménagère de la vérité est à la fois celle qui " fait le ménage " au nom de la vérité, celle aussi qui restitue au monde la vérité, en le " décapant " des " résidus " (faux-semblants, relativisme, …), celle enfin dont cette activité est aussi banale que de faire le ménage : étant incarnation de la vérité, il lui est naturel, " consubstantiel ", d’en faire briller l’éclat.

    Ce portrait allégorique d’Electre par le Mendiant restitue son sens tragique au personnage : Electre, par ce qu’elle est, ne peut que détruire le bonheur autour d’elle tant qu’il y perdurera quelque tache. Incarnant la vérité absolue, quasi divine, elle ne peut vivre en un univers où subsistent une fuite de mauvais gaz, un point d’angoisse, elle DOIT (le Mendiant répète ce verbe) agir, quitte à ce qu’au nom de la vérité soient sacrifiés les innocents. Ce portrait qui clôt l’acte premier annonce nettement l’inéluctabilité du dénouement tragique de la pièce, mais il tient ici à la nature même du personnage d’Electre tel que le définit le Mendiant.

  3. La position particulière du Mendiant.
Par ce portrait allégorique qu’il fait d’Electre, le Mendiant manifeste un statut particulier, qui explique aussi la seconde partie de l’extrait.

Tout d’abord, malgré la forme apparemment argumentative qu’il donne à son propos, le Mendiant affirme une vérité qu’il connaît : il peut définir la personnalité véritable d’Electre, alors qu’elle n’est pas apparue aussi nettement, en faire une allégorie de la vérité et de la justice bien au-delà des normes sociales. D’ailleurs son discours se situe dans l’absolu : au présent de vérité générale, a-temporel, indifférent aux codes du bon usage au point de mêler péter et les générations des générations. Il peut ainsi affirmer un paradoxe : la justice punissant un coupable au prix de la mort de mille innocents (ce qui, en jouant de l’adjectif " juste ", manque de justesse). Il affirme ainsi sa nature divine au sens où Egisthe avait caricaturé l’action divine dans la scène 3. En ce sens, le Mendiant se situe au-delà de tous les personnages, puisqu’il peut en expliciter la dimension allégorique, et parce qu’il n’assigne aussi à Electre qu’un devoir.

Il oppose ainsi ce portrait au personnage présent sur la scène, mais Electre n’est mentionnée qu’à travers le pluriel de l’enchevêtrement des deux dormeurs : les deux innocents, leurs noces, ils, les. Avec aussi un statut ambigu : spectateur présent sur la scène, il commente ce qu’il voit, pour les spectateurs de la salle, à qui il s’adresse. Paradoxe apparent que la dénomination d’innocents : Electre et Oreste dorment du sommeil de l’innocence, car ils ne se sont pas " révélés ", et ne nuisent donc à personne (innocent signifie, étymologiquement, " qui ne nuit pas ") ; ils ignorent l’existence de l’Apocalypse que le Mendiant vient d’annoncer ; ils sont purs aussi par rapport à Clytemnestre ou Egisthe (et non coupables). Ce rappel de la situation théâtrale permet de mieux distinguer l’Electre présente sur la scène, enfouie dans l’ignorance d’un sommeil heureux, de la " ménagère de la vérité " : l’innocent n’exerce pas la justice. Le syntagme leurs noces peut relever d’une interprétation ironique de la position " embrassée " du frère et de la sœur, en écho aux propos d’Electre à la scène 7. Mais l’on peut comprendre aussi noces comme le début de l’union qui fera d’Oreste le bras armé d’Electre, le temps d’accomplir l’acte de justice (de vengeance ?). Ces noces vont dès lors " déniaiser " Oreste : en embrassant la cause d’Electre, il entrera de plain-pied dans la tragédie.

Le propos du Mendiant est donc éminemment prophétique : il annonce déjà le destin des personnages, voire le nœud dramatique : remettre à la vie pour le monde et les âges un crime déjà périmé et dont le châtiment lui-même sera un pire crime. En effet, le meurtre d’Agamemnon n’a pas encore été découvert par Electre.

Dans la deuxième partie de l'extrait, assez nettement, le Mendiant assume une position dramaturgique particulière : spectateur présent sur la scène, il semblerait être l'intercesseur du public. Mais ce n'est qu'une apparence, à preuve l'impératif dont il use envers le public (précédé de Mais). C'est plutôt comme une représentation de l'Auctor qu'il est le mieux définissable. Ce terme latin désignait aussi bien Dieu ("auteur de toutes choses"), que ce soit celui de la Bible ou une sorte de démiurge, que l'écrivain (par analogie, et sans la majuscule) : en témoignent encore les pièces de Calderon, au début du XVIIe siècle. Si l'on conçoit ainsi le Mendiant, son rôle paraît moins ambigu. Auctor, il peut modeler les personnages, et de l'Electre qu'a jusqu'alors vue le spectateur, faire une allégorie de la justice, qui ne se révèlera pleinement qu'à la scène finale (Erreur! Signet non défini.), plus que "prophète", il est "l'auteur" de l'Electre à naître. L'on comprend mieux, dès lors, qu'il joue des registres de langue en mêlant le lexique trivial : jusqu'à ce que le monde pète et craque, voire familier, et le lexique biblique : dans les fondements des fondements et les générations des générations. Ce qu'il poursuit en cette deuxième partie :

éternuer dans ses mains c'est prendre un risque effroyable. Hormis le risque de s'emplir les mains de glaires, on ne peut plus trivial, il faudrait remonter aux conceptions sanitaires médiévales pour entrevoir de quel risque il s'agit ! Auctor, le Mendiant l'est par le changement de registre de la phrase suivante : Mais vous qui restez, taisez-vous, inclinez-vous ! Il s'adresse au public sur le mode jussif, en véritable metteur en scène : il sait que le publice doit attendre l'entracte, et il indique au public que la tragédie qui va commencer doit susciter un attentif respect… Alors que le Mendiant dit s'en aller ! N'incarne-t-il pas, en cet instant, la puissance dont peut rêver le dramaturge ? Emouvoir, fonction qu'Aristote assignait déjà au théâtre (catharsis), et ici, empêcher de se mouvoir - par un jeu de mots de potache, un clin d'œil de normalien - tout en sortant (en "se mouvant hors", ex, en latin).

Fort heureusement, le clin d'œil laisse place à un propos sur le devenir des personnages, en rapport à leur situation scénique :

C'est le premier repos d'Electre !… C'est le dernier repos d'Oreste ! Electre en effet sait désormais que la justice s'accomplira, sacrifiant Oreste à son rôle d'instrument de la vengeance, et de matricide puni par les Euménides.

Selon la didascalie qui figure ensuite, le rideau s'abaisse, sur l'acte I, sur la Mendiant qui quitte la scène, sur le dernier sommeil innocent du frère et de la sœur (qui est aussi le premier). La tragédie va pouvoir commencer.

 Le Mendiant témoigne dans cet extrait de bien des traits qui le caractérisent dans l'ensemble de la pièce. Il n'a aucune part à l'intrigue, mais, hormis les deux premières scènes ainsi désignées comme scènes d'exposition, il est toujours présent. Il peut annoncer, de façon claire ou partiellement voilée, la suite de l'intrigue : voilà sa fonction oraculaire. Il distingue aussi les personnages, selon qu'il leur parle ou non, en personnages relevant ou non de la tragédie (le cas de Clytemnestre mérite justement examen), et l'on notera qu'il fait le portrait d'Electre seule : elle est certes le personnage éponyme, mais ne peut-on lire la pièce comme la révélation d'Electre à sa vraie nature ? Enfin, Mendiant, mais ne mendiant jamais, hors des liens sociaux, donc, il use de tous les registres de langue, hors des codes ou d'unit de ton ou de convenance : extérieur par cette liberté même aux conventions du langage social ou du langage de la tragédie, il en "pointe" l'aspect artificiel, quand celui-ci s'exerce : voyez l'acte I, scène 3, où le Mendiant applaudit le discours d'Egisthe, puis en reprend la forme à propos des hérissons qui meurent sur les routes (invalidant de ce fait le propos d'Egisthe : sa démonstration pouvant s'appliquer à tout autre chose, elle n'est donc que formelle).

Mais le Mendiant n'est-il pas aussi une "réactivation" de la conception antique de la divinité ? Omniscient, certes, insolent parce qu'il n'obéit pas aux lois humaines, seul à pouvoir énoncer d'autres règles (sans qu'il semble en suivre aucune), spectateur intéressé et commentateur, présent parmi les hommes comme les dieux antiques… Il représente aussi l'Auctor, un double "essentiel" de l'auteur, qui s'adresse à travers la voix du Mendiant au public (sans toutefois en "mendier" les suffrages…).

3. Remarques.

Les innocents ne sont pas totalement sacrifiés, si l’on adopte une lecture chrétienne (notamment), car ils meurent de la mort des innocents : le mythe du Jugement Dernier indique que la Résurrection donne accès au Royaume de Dieu, pour l’Eternité, à ceux qui ont été justes (Jean, Apocalypse).

L'on pourrait travailler aussi, sans en disperser les remarques comme nous l'avons fait, sur les jeux que pratique Giraudoux quant au code théâtral.
 
 
 

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