I, 2, de "Tu as tout à craindre …" (l. 261, p. 21) à "… c'est l'unanime capitulation" (l. 307, p. 22)
Le Président tente de convaincre le Jardinier, son "cousin éloigné", de refuser d'épouser Electre (mariage ordonné par Egisthe). Cet extrait montre le discours argumentatif du Président, entrecoupé des remarques de sa femme Agathe et de deux répliques de l'Etranger, alors que le Jardinier reste muet. L'argumentation du Président relève de la sophistique scolastique, elle est remise en cause par son insanité même, par les interruptions d'Agathe et de l'Etranger : ce discours se déconstruit au fur et à mesure qu'il se développe, et le personnage perd progressivement de son autorité.
Les axes proposés pour présenter la lecture de cet extrait sont donc les suivants :
Le discours du Président
Une rhétorique scolastique et impropre (déceptive)
Le discours du Président débute de façon apparemment socratique, par une question posée au Jardinier : La vie peut être très agréable, n'est-ce pas ? Il s'agit en fait d'une affirmation, à laquelle on ne peut qu'acquiescer, et que le Président répète ensuite pour la développer : la question reste donc strictement oratoire, et constitue le postulat de départ pour sa démonstration. La portée générale de la démonstration est ensuite manifeste : par l'emploi de déterminants génériques : la vie, la peine morale, le deuil, le même dosage, l'existence, les vivants, les morts, les coupables (etc.). La portée générale résulte aussi d'un discours totalisant : tout a plutôt tendance à s'arranger dans la vie, les vaincus / les vainqueurs, la conscience de l'humanité, l'Etat, l'individu, sans compter la mention d'abstractions morales : la justice, la générosité, le devoir, l'égoïsme et la facilité, le bonheur. La rhétorique est utilisée, de façon grossière, dans l'exemple donné : Mais prends au hasard deux groupes d'humains…. La question rhétorique qui suit suggère une réponse, qu'énonce d'ailleurs le Président : C'est simplement que dans le second il y a une femme à histoires. Les procédés oratoires communs de l'opposition, de l'énumération, et de l'amplification par un rythme ternaire sont à l'œuvre dans la démonstration du Président.
Mais les procédés de l'éloquence sont ici utilisés maladroitement, de façon "déceptive". Ainsi la peine morale est-elle comparée à l'ulcère, le deuil à l'orgelet : deux affections somatiques "banales", car répandues ; la seconde étant plus bénigne que la première, la comparaison, impropre au départ, s'achève en dégradation. La pseudo-impropriété est à l'œuvre également dans la juxtaposition : douce, correcte, à propos de la façon dont "s'écoule" l'existence : après douce, l'on attend paisible, au lieu de correcte (conforme à la règle ? à la loi ?) qui reste énigmatique. Qui plus est, une existence qui s'écoule serait-elle l'objectif d'une vie consciente ?
Cette maladresse apparente relève de la sophistique : le propos du Président tend à une démonstration absurde quant à son résultat, même si la forme en paraît "correcte".
Des conclusions absurdes et révoltantes
Le discours du président oppose deux conceptions de l'existence de façon si caricaturale que l'on ne peut souscrire à ses arguments.
Le bonheur tel qu'il le conçoit de façon générale se définit ainsi, en suivant son raisonnement :
a) Les morts s'oublient, les vivants s'accommodent d'eux-mêmes
b) La conscience de l'humanité (…) toute propension vers le compromis et l'oubli
c) Une famille heureuse, c'est une reddition locale. Une époque heureuse, c'est l'unanime capitulation.
Ces trois "temps forts" de la démonstration du Président tracent une image révoltante du bonheur tel qu'il l'expose. Le premier temps (avec l'ambiguïté du pronominal s'oublient, de sens passif, mais peut-être réflexif) nie toute mémoire : le bonheur est la fin de l'histoire (cf. les commémorations de la Grande Guerre), voire de la conscience et de la philosophie : s'accommoder de soi n'est pas s'interroger, or la philosophie, l'art et les sciences sont nés des interrogations humaines ! Le second temps, malgré une tournure définitoire (le Président use de son autorité supposée pour affirmer) est un sophisme de la plus belle espèce, puisque la conscience se fonde sur des principes (et non des compromis) et sur l'idée que la justice doit régner (donc elle exclut l'oubli de l'injustice). C'est à partir de ce sophisme que le Président poursuit imperturbablement, confondant "paix" et reddition, capitulation. Ces deux termes empruntés au lexique militaire et diplomatique, utilisés comme paraphrase définitoire de famille / époque heureuse, sont antinomiques aux termes qu'ils définissent, par connotation : une reddition comme une capitulation ont lieu au terme de combats, et marquent la défaite, événement peu heureux s'il en est. En 1937, lorsque la pièce est représentée, ce sophisme ne peut qu'être rejeté par le public, alors que les commémorations de la première guerre mondiale restent martiales, alors que l'Italie et l'Allemagne ont un régime totalitaire, alors que la guerre d'Espagne divise les consciences en France.
Mais la lourde sophistique du Président est remise en cause au fur et à mesure qu'il la développe.
Sa remise en cause
Par les interruptions d'Agathe et de l'Etranger
Les interruptions de l'Etranger remettent en cause le "mode de lecture" que développe le Président. En deux répliques, Oreste relativise la portée du discours "présidentiel", en lui opposant -sans s'y opposer- une interprétation plus acceptable. Ce contrepoint prend effet dès la première réplique de l'Etranger : C'est que le second a une conscience, qui fait pendant à la question oratoire du Président, et apparaît en contrepoint à la réponse qu'il donnait : C'est simplement que dans le second il y a une femme à histoires. A l'inverse du Président qui d'un terme "noble" (deuil) aboutit à un terme trivial (orgelet), l'Etranger reprend "femme à histoires" par "conscience", signalant ainsi qu'il a le sens de la tragédie, de la grandeur humaine aussi. Implicitement, le premier groupe cité par le Président n'aurait pas de conscience, donc pas de bonheur, car comment être heureux sans avoir conscience de l'être ? En un sens, l'Etranger fait plus que répondre au Président, relancer sa démonstration, il est ici l'intercesseur du public en émettant l'objection qui annihile toute portée au discours du Président (lequel continue comme s'il n'avait perçu que la surface de l'objection, non ses implications). La seconde réplique de l'Etranger, qui marque apparemment son accord, incite le Président à "s'enferrer", à mener son sophisme au terme intenable auquel il aboutit : dix ou quinze femmes à histoires ont sauvé le monde de l'égoïsme. Par cette réplique, l'Etranger réaffirme l'importance de la conscience (puisque c'est ainsi qu'il paraphrasait "femme à histoires"), et la grandeur individuelle : ce sont des "consciences" qui sauvent le monde de "l'égoïsme", lequel serait la négation de l'humanité.
Aux objections de l'Etranger, qui contrastent par leur profondeur et leur brièveté avec la lourde rhétorique du Président, font pendant les répliquent d'Agathe, qui contestent autrement le discours de son mari.
La première réplique d'Agathe (la "toute bonne") confirme le propos de son mari, la seconde semble le confirmer mais s'en détourne déjà : Très agréable… Infiniment agréable ! Agathe reprend seulement le groupe adjectival, puis semble se le répéter à elle-même, la modalité exclamative transcrivant l'irruption de l'affect. L'absence de verbe, la répétition d'agréable en écho, montrent qu'Agathe n'écoute plus le discours de son mari, mais uniquement la résonance d'un terme par rapport à ce qu'elle pense et ressent au plus profond d'elle-même. Ce faisant, elle semble n'accorder aucune importance à ce qu'il dit, soit que cela lui semble sans importance, soit qu'il "radote" : Absolument… Pourquoi, chéri ? Tu me l'as dit, j'ai oublié !… Son acquiescement apparent (et vigoureux) est aussitôt remis en cause par sa question, et surtout par l'apostrophe chéri, qui relève du discours intime et détonne par rapport aux doctes propos du Président. Certes Agathe peut apparaître comme une "évaporée", une sotte, mais ses deux interruptions pour refuser le mot "adultère" contredisent cette impression. D'une part elle cite "adultère" en semblant refuser l'amalgame fait par le Président : crime, mensonge, vice ou adultère, ce faisant elle révèle au lecteur et au spectateur l'aspect disparate de cette énumération. Sa réplique est d'ailleurs cocasse qui juxtapose "adultère" et "chéri", d'un cocasse boulevardier. La seconde mention du mot "adultère" par Agathe interrompt la révélation que vient de faire le Président : une femme à histoires, et, malgré la réplique de l'Etranger, l'on en vient à se demander si la "femme à histoires" n'est pas en quelque sorte adultérine, pour Agathe. Quoi qu'il en soit, en répétant sa désapprobation quant à ce mot, Agathe manifeste qu'elle "ne suit pas" : ce qui, déjà, nie la portée du propos du Président, qu'elle tente même de corriger sur un mot.
Les deux répliques d'Agathe sur le mot "adultère" créent un intermède cocasse, mais annonciateur des infidélités qu'elle révélera plus tard, qu'elle illustre dès cette scène en s'intéressant à l'Etranger. Cet intermède obère la portée universelle du propos de son mari, puisqu'elle n'en retient que ce qui la concerne, mais contribue aussi à dévaloriser le personnage du Président : au sophiste maladroit et pontifiant, s'ajoute la figure de comédie du mari trompé !
Les reprises : un manque d'autorité
L'autorité du Président n'est en effet qu'apparente. Certes il parle plus longuement, construit son propos, et mène à son terme sa démonstration. Mais son autorité d'orateur est à restaurer sans cesse, comme le montrent les "entrées en matière" de ses répliques, lorsqu'il s'adresse à Agathe :
a) Ne m'interromps pas, chérie, surtout pour dire la même chose…
b) Ne m'interromps pas, surtout pour me contredire.
c) Tais-toi. Agathe.
Les "entrées" a) et b) sont cocasses dans la mesure où elles se contredisent (leur similitude syntaxique renforce leur parallélisme), et contrastent avec le propos démonstratif. Elles le sont aussi en ce que le Président semble avoir peur de "perdre le fil" de sa démonstration - ce qui en fait un piètre orateur - qui se révèle être un discours clos sur lui-même. Elles le sont enfin dans la mesure où ces impératifs sont une manifestation de l'autorité conjugale ; or cette autorité est remise en cause, puisque le Président doit répéter ses injonctions : sa femme ne l'écoute pas ; et l'autorité de l'orateur doit être bien faible puisqu'elle a besoin du soutien d'une autre autorité. Enfin, si le Président a si peu d'autorité sur Agathe, comment son propos peut-il être crédible ?
Les répliques de l'Etranger remettent en cause le fond du propos du Président, celles d'Agathe remettent en cause sa qualité même d'orateur, son autorité : celui qui révèle la vérité cachée sous les apparences s'avère être un barbon ridicule et radoteur, en plus d'un cocu.
Le parti-pris
Cet extrait présente ainsi divers aspects intéressants.
Cet intermède comique représente bien la "manière giralducienne", toute de suggestions, de décalages : une tentative pour signifier beaucoup, avec une économie de moyens remarquable. Scène comique et théâtre didactique, présentation d'un personnage tragique par des personnages de boulevard, discours qui s'élabore et qui se détruit simultanément, faut-il voir de l'ambiguïté dans ces paradoxes, ou plutôt la tentative, originale, d'un théâtre qui efface les distinctions traditionnelles et figées pour atteindre à un théâtre de la vie, qui "rit et pleure à la fois" ?