Rousseau (Jean-Jacques), Confessions, texte 1 : pistes de lecture.

0. Présentation de l'extrait

Ce passage, qui comporte le numéro 1 dans les éditions critiques (pour une première séquence de cinq paragraphes numérotés; il y a ensuite deux séquences numérotées 1-11 et 1-7), se situe juste après le préambule et inaugure le récit autobiographique. Il commence par la date de naissance de l'auteur et, au moyen d'un retour en arrière (déchronologie ou analepse), présente ses origines en un récit qui rapporte les amours de ses géniteurs.
Nous proposerons tout d'abord quelques éclaircissements de nature historique avant d'examiner le récit en tant que tel et d'évaluer ce qu'il suggère.

1. Quelques notes historiques

Du strict point de vue informatif, le récit ne relève pas du compte-rendu historique.

 


Il manque aussi quelques données utiles à mieux comprendre qui était Suzanne Bernard, et comment elle a pu contracter un mariage que sa famille désavouait :

Elle se marie donc à 31 ans (ce qui est tardif pour l'époque), trois ans après la mort de son oncle et tuteur.
 

Ces remarques d'ordre historique (et relevant de travaux d'archivistes) confirment indirectement que le premier paragraphe des Confessions est bien un incipit. L'incipit d'un « récit du moi » différent des travaux d'historiographie et des « mémoires » de nobles personnages, fondés sur une abondante documentation. Le fondement est ici la mémoire personnelle de l'auteur, enrichie de récits antérieurs : Rousseau ne nous présente donc pas la relation de ses origines, mais élabore le récit de son origine.
 

2. Le récit

2.1. Composition / structure apparente

C'est bien d'un récit qu'il s'agit, dès la quatrième phrase, à la deuxième analepse.
Les trois premières phrases se présentent comme suit :
   La première phrase, au passé composé, relève du discours, mais prend presque la forme d'un relevé d'état-civil : Je suis né à Genève en 1712, d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Suzanne Bernard, Citoyenne. L'accumulation des compléments juxtaposés, la mention du patronyme et de la qualité des deux parents, confèrent à cette phrase la froideur du "style" administratif, et une apparente précision.

  Les deux phrases suivantes, par un mouvement d'amplification, présentent chacun des deux parents, dans l'ordre où ils ont été nommés. La rupture avec la première phrase est nette : l'imparfait "de situation", l'analepse, et l'abandon du style administratif pour la dramatisation, contribuent à faire de ces deux phrases la "situation initiale" d'un récit, avec l'élément "perturbateur", celui qui déclenche les événements : ce n'était pas sans peine que mon père l'avait obtenue. L'on notera qu'il ne s'agit que d'apparences, puisque cette "phrase" provoque la seconde analepse : le récit des amours parentales.

  Le récit proprement dit commence ensuite :

  • une phrase au plus-que-parfait et à l'imparfait adopte une perspective chronologique,
  • une phrase au passé simple semble introduire une rupture événementielle, mais place en fait sur le plan événementiel l'évolution du sentiment ;
  • une troisième phrase, enfin, effectue un "bilan explicatif".
  • Ensuite se déploie un micro-récit : l'opposition du sort (une phrase), le voyage de l'amant (deux phrases), leur réunion (une phrase)
  • Enfin, le récit se conclut par un dénouement heureux.
L'on remarque ainsi que le paragraphe est constitué d'une succession de ruptures, jouant remarquablement des effets d'attente provoqués. Le récit proprement dit, double, reste toutefois fort elliptique : où l'amant voyagea-t-il ? quel était le sort contraire ?
 

2.2. Une peinture du sentiment.

Si le récit reste volontiers elliptique c'est que sa "matière" n'est pas événementielle, mais qu'il s'agit d'un récit du sentiment, comme en témoigne abondamment le lexique.
 
Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie : dès l'âge de huit à neuf ans  ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter.
Le féminin pluriel du substantif "amour" rappelle les emplois de la poésie néo-platonicienne de la Renaissance (Ronsard, p. ex.), et constitue le thème qu'illustre la phrase. La mention de l'âge peut nous étonner, mais l'enfant (infans en latin : celui qui ne parle pas) n'existe pas vraiment avant cet âge, pour les contemporains. Ce sentiment les "agit", comme des adultes : la promenade de la Treille était la promenade de Genève, où couples et familles "prenaient le frais". La seconde mention de l'âge permet de dramatiser : leur amour croît avec eux : le temps de la promenade ne leur suffit plus. Croissance que la phrase suivante explique :
La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude.
L'on ne se trompera sur le mot "habitude", que l'on paraphraserait en français moderne par "fréquentation" : à force de se fréquenter, l'on se connaît et se voit mieux, d'où naît - selon Rousseau - le sentiment. Ce terme n'est pas nettement défini, mais le doublet synonymique la sympathie, l'accord des âmes indique assez qu'il s'agit d'une communion spirituelle et non de désir charnel. L'emphase sera plus perceptible encore avec l'emploi du substantif passion, ultérieurement, mais se résout curieusement au retour de l'amant :
(il) revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle.
Implicitement, il semble que les "rôles amoureux" soient tout de même stéréotypés : à l'homme la passion active et manifeste, à la femme la tendresse et la fidélité !


Plus que de stéréotype, il faudrait parler de l'aspect idyllique de ce récit sentimental, avec l'irruption de la prédestination (concept essentiel du calvinisme) : Tous deux nés tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes (...) le ciel bénit leur serment

C'est ainsi leur propre nature qui les a attirés, dans un premier temps, et Rousseau fait ensuite, en dramatisant un peu, intervenir le destin [cette conception de "l'âme soeur" a encore de nombreux adeptes]. Destin qui prendra la forme du "sort, qui semblait contrarier leur passion" et provoquera l'épreuve renforçant le sentiment, destin qui consacre cette passion : "le ciel bénit leur serment".
En quoi est-ce idyllique  ? Rousseau ne mentionne que les deux amants et la destinée, mais passe sous silence la présence des familles, la pression des convenances, ...
Enfin, ce qui confère à ce récit un aspect idyllique reste sa similitude avec "l'histoire" d'Astrée et de Céladon, dans L'Astrée, d'Honoré d'Urfé, roman du XVIIe siècle commençant, que Rousseau a lu.
En effet, Astrée et Céladon s'aiment dès l'enfance, mais leurs familles sont ennemies. Le père de Céladon, voyant que ses interdictions ne servent à rien, envoie son fils en voyage en Italie, d'où il revient plus amoureux encore d'Astrée, laquelle a crû en beauté, et a refusé tous les hommages en attendant Céladon. S'enchaîneront ensuite d'autres épisodes... Ce roman comporte quatre tomes de douze livres chacun.


C'est donc une représentation idéalisée des amours de ses parents que présente l'auteur. Auteur au plein sens du terme car il crée, à partir de divers matériaux (ce qu'on lui a dit, ce qu'il a lu), une matière romanesque, selon la conception du sentiment qu'il s'est formée.

3. Pourquoi présenter ses parents ?

Ce paragraphe nous présente essentiellement les ascendants directs de Rousseau. Mais ce faisant, il esquisse déjà un autoportrait de Rousseau.
La première mention de son père insiste sur la nécessité qu'il eut de travailler : or Rousseau à plusieurs reprises insistera sur la valeur du travail (alors que celui-ci est considéré comme dégradant par la noblesse et par nombre de gens de lettres qu'a fréquentés Rousseau). Quant aux difficultés matérielles, il les a connues lui aussi. L'on remarquera cependant que le métier du père : horloger, est considéré comme estimable au XVIIIe siècle, nécessitant de solides connaissances, et une grande habileté (que souligne Rousseau quant à son père). La représentation de la "mécanique céleste", du mouvement de l'univers, empruntant de façon récurrente des métaphores horlogères, est-ce à dire que le fils d'un horloger était prédestiné à réfléchir à la "mécanique des sociétés" ?
La mère avait de la sagesse et de la beauté : la qualité de "sagesse" est peu souvent attribuée aux femmes dans la littérature de l'époque (sauf au sens où "sage" équivaut à "prudente"), mais c'est l'attribut de plusieurs personnages féminins de L'Astrée, dont Astrée elle-même. D'un autre point de vue, Rousseau le philosophe des Lumières n'a-t-il pas hérité de cette sagesse ? Quant à la beauté, il en fait état lorsqu'il s'agit de Mme de Warens...

Mais c'est principalement de leurs qualités communes que Rousseau, implicitement encore, s'estime l'héritier : nés tendres et sensibles, ses parents eussent-ils pu avoir un fils qui ne le fût pas ? L'on comprend mieux alors pourquoi son frère aîné n'est pas mentionné ici : ni tendre ni sensible, il semble avoir été un joyeux garnement.


L'on perçoit donc mieux le fonctionnement, la nécessité de l'analepse : Rousseau présente une ascendance "sensible", centrée sur lui ("Je" est même le premier mot !). La cohérence implique d'écarter l'ordre strictement chronologique, elle implique également le refus de fonder le récit sur l'observation de documents : c'est la vérité personnelle de l'auteur qui est ici en oeuvre, celle qu'il ressent, et non celle, sociale, qu'attesteraient des documents élaborés par des tiers (registre des baptêmes, par ex.).

Ainsi ne commence-t-il pas par la généalogie de sa famille, comme le font les mémorialistes : c'est de lui seul qu'il s'agit, non de lui comme élément d'une "dynastie".

4. Bilan

Ce paragraphe fonctionne comme un incipit de roman.


Il illustre le parti choisi et mentionné dans le préambule : l'originalité :

Rousseau commence par lui : ce qui marque une double rupture. Par rapport à la tradition mémorialiste et historiographique : ce  paragraphe annonce une oeuvre neuve. Par rapport à la conception même des "mémoires" : l'auteur affirme son individualité irréductible et, dans le cours même du récit, rejette les influences sociales (mondaines).


Il pose des questions que l'ensemble de l'oeuvre posera, notamment celle de la vérité :


Enfin, cet incipit présente Rousseau comme un "enfant de l'amour" (sic), et sa filiation est celle de la sensibilité, sensibilité qu'il considère comme sa nature profonde - et / parce qu'originelle.



 

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