Rousseau (Jean-Jacques), Confessions, texte 1 : pistes de lecture.
0. Présentation de l'extrait
Ce
passage, qui comporte le numéro 1 dans les éditions critiques
(pour une première séquence de cinq paragraphes numérotés;
il y a ensuite deux séquences numérotées 1-11 et 1-7),
se situe juste après le préambule et inaugure le récit
autobiographique. Il commence par la date de naissance de l'auteur et,
au moyen d'un retour en arrière (déchronologie ou analepse),
présente ses origines en un récit qui rapporte les amours
de ses géniteurs.
Nous
proposerons tout d'abord quelques éclaircissements de nature historique
avant d'examiner le récit en tant que tel et d'évaluer ce
qu'il suggère.
1. Quelques notes historiques
Du
strict point de vue informatif, le récit ne relève pas du
compte-rendu historique.
-
Jean-Jacques Rousseau n'indique pas le jour de sa naissance : le 28 juin
; le "Registre des baptêmes", conservé aux Archives d'État,
à Genève, est plus explicite : "Le 28 juin 1712 est né
un fils à Isaac Rousseau et Suzanne Bernard ; lequel a été
présent au baptême par Jean Jacques Valençon, et baptisé
le 4 juillet à Saint-Pierre par spectable Senebier".
-
il ne remonte pas aux origines de sa famille : "d'une famille originaire
de Montlhéry, près de Paris, réfugiée à
Genève en 1549, pour cause de religion, et reçue bourgeoise
le 22 avril 1555, Isaac Rousseau, fils et petit-fils d'horlogers, était
né le 28 décembre 1672. Après avoir fait son apprentissage
d'horloger, il s'associa avec deux de ses concitoyens pour donner des leçons
de danse, mais il se retira de l'association au bout d'un an et semble
avoir persévéré dans son métier d'horloger.
Esprit assez fantasque, Isaac Rousseau était peu assidu, quoiqu'habile
au travail, pieux mais tolérant, et surtout jaloux de son indépendance."
-
La mère de Rousseau n'était pas la fille, mais la nièce
d'un pasteur (ministre du culte). Née à Genève le
6 février 1673, fille d'horloger, elle perdit son père à
l'âge de 9 ans et fut élevée ensuite par son oncle
(d'où la confusion de Jean-Jacques Rousseau).
-
il n'explicite pas ce que signifie « citoyen » de Genève.
La société de Genève comprenait quatre ordres. Les
citoyens, fils de bourgeois et nés dans la ville ; les bourgeois,
fils de bourgeois ou de citoyens mais nés hors de Genève,
ou les étrangers reçus bourgeois ; ces deux ordres seuls
ont des droits politiques. Restent aussi les natifs, fils d'habitants,
nés dans la ville ; les habitants, étrangers demeurant
à Genève.
Il manque aussi quelques données utiles à mieux comprendre
qui était Suzanne Bernard, et comment elle a pu contracter un mariage
que sa famille désavouait :
-
A 22 ans, sa beauté la fit remarquer d'un notable de la ville, M.
Vincent Sarasin, marié et père de famille. Tous deux subirent
les remontrances du Consistoire de Genève, sorte de tribunal des
moeurs.
-
Suzanne Bernard eut aussi des difficultés avec le Consistoire, pour
avoir assisté, dans un travestissement, à une comédie
en plein air (les femmes et jeunes femmes n'y étaient pas admises).
-
A la mort de son oncle, en 1701, elle hérita de 6000 florins, et
de 10000 florins au décès de sa mère, en 1711 : sa
richesse était donc réelle.
-
Isaac Rousseau épousa Suzanne Bernard le 2 juin 1704, et le frère
aîné de Jean-Jacques, François, naquit le 15 mars 1705.
Elle se marie donc à 31 ans (ce qui est tardif pour l'époque),
trois ans après la mort de son oncle et tuteur.
Ces
remarques d'ordre historique (et relevant de travaux d'archivistes) confirment
indirectement que le premier paragraphe des Confessions est bien
un incipit. L'incipit d'un « récit du moi » différent
des travaux d'historiographie et des « mémoires » de
nobles personnages, fondés sur une abondante documentation. Le fondement
est ici la mémoire personnelle de l'auteur, enrichie de récits
antérieurs : Rousseau ne nous présente donc pas la relation
de ses origines, mais élabore le récit de son origine.
2. Le récit
2.1. Composition / structure apparente
C'est bien d'un récit qu'il s'agit, dès la quatrième
phrase, à la deuxième analepse.
Les trois premières phrases se présentent comme suit
:
La première phrase, au passé composé, relève
du discours, mais prend presque la forme d'un relevé d'état-civil
: Je suis né à Genève en 1712, d'Isaac Rousseau,
Citoyen, et de Suzanne Bernard, Citoyenne. L'accumulation des compléments
juxtaposés, la mention du patronyme et de la qualité des
deux parents, confèrent à cette phrase la froideur du "style"
administratif, et une apparente précision.
Les deux phrases
suivantes, par un mouvement d'amplification, présentent chacun des
deux parents, dans l'ordre où ils ont été nommés.
La rupture avec la première phrase est nette : l'imparfait "de situation",
l'analepse, et l'abandon du style administratif pour la dramatisation,
contribuent à faire de ces deux phrases la "situation initiale"
d'un récit, avec l'élément "perturbateur", celui qui
déclenche les événements : ce n'était pas
sans peine que mon père l'avait obtenue. L'on notera qu'il ne
s'agit que d'apparences, puisque cette "phrase" provoque la seconde analepse
: le récit des amours parentales.
Le récit
proprement dit commence ensuite :
-
une phrase au plus-que-parfait et à l'imparfait adopte une perspective
chronologique,
-
une phrase au passé simple semble introduire une rupture événementielle,
mais place en fait sur le plan événementiel l'évolution
du sentiment ;
-
une troisième phrase, enfin, effectue un "bilan explicatif".
-
Ensuite se déploie un micro-récit : l'opposition du sort
(une phrase), le voyage de l'amant (deux phrases), leur réunion
(une phrase)
-
Enfin, le récit se conclut par un dénouement heureux.
L'on remarque ainsi que le paragraphe est constitué d'une succession
de ruptures, jouant remarquablement des effets d'attente provoqués.
Le récit proprement dit, double, reste toutefois fort elliptique
: où l'amant voyagea-t-il ? quel était le sort contraire
?
2.2. Une peinture du sentiment.
Si le récit reste volontiers elliptique c'est que sa "matière"
n'est pas événementielle, mais qu'il s'agit d'un récit
du sentiment, comme en témoigne abondamment le lexique.
-
Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie : dès
l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble
tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus
se quitter.
-
Le féminin pluriel du substantif "amour" rappelle les emplois de
la poésie néo-platonicienne de la Renaissance (Ronsard, p.
ex.), et constitue le thème qu'illustre la phrase. La mention de
l'âge peut nous étonner, mais l'enfant (infans en latin
: celui qui ne parle pas) n'existe pas vraiment avant cet âge, pour
les contemporains. Ce sentiment les "agit", comme des adultes : la promenade
de la Treille était la promenade de Genève, où couples
et familles "prenaient le frais". La seconde mention de l'âge permet
de dramatiser : leur amour croît avec eux : le temps de la promenade
ne leur suffit plus. Croissance que la phrase suivante explique :
La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment
qu'avait produit l'habitude.
-
L'on ne se trompera sur le mot "habitude", que l'on paraphraserait en français
moderne par "fréquentation" : à force de se fréquenter,
l'on se connaît et se voit mieux, d'où naît - selon
Rousseau - le sentiment. Ce terme n'est pas nettement défini, mais
le doublet synonymique la sympathie, l'accord des âmes indique
assez qu'il s'agit d'une communion spirituelle et non de désir charnel.
L'emphase sera plus perceptible encore avec l'emploi du substantif passion,
ultérieurement, mais se résout curieusement au retour de
l'amant :
(il) revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait
tendre et fidèle.
-
Implicitement, il semble que les "rôles amoureux" soient tout de
même stéréotypés : à l'homme la passion
active et manifeste, à la femme la tendresse et la fidélité
!
Plus que de stéréotype, il faudrait parler de l'aspect
idyllique de ce récit sentimental, avec l'irruption de la prédestination
(concept essentiel du calvinisme) : Tous deux nés tendres
et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre
la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes
(...) le ciel bénit leur serment
C'est ainsi leur propre nature qui les a attirés, dans un premier
temps, et Rousseau fait ensuite, en dramatisant un peu, intervenir le destin
[cette conception de "l'âme soeur" a encore de nombreux adeptes].
Destin qui prendra la forme du "sort, qui semblait contrarier leur passion"
et provoquera l'épreuve renforçant le sentiment, destin qui
consacre cette passion : "le ciel bénit leur serment".
-
En quoi est-ce idyllique ? Rousseau ne mentionne que les deux amants
et la destinée, mais passe sous silence la présence des familles,
la pression des convenances, ...
Enfin, ce qui confère à ce récit un aspect idyllique
reste sa similitude avec "l'histoire" d'Astrée et de Céladon,
dans L'Astrée, d'Honoré d'Urfé, roman
du XVIIe siècle commençant, que Rousseau a lu.
En effet, Astrée et Céladon s'aiment dès l'enfance,
mais leurs familles sont ennemies. Le père de Céladon, voyant
que ses interdictions ne servent à rien, envoie son fils en voyage
en Italie, d'où il revient plus amoureux encore d'Astrée,
laquelle a crû en beauté, et a refusé tous les hommages
en attendant Céladon. S'enchaîneront ensuite d'autres épisodes...
Ce roman comporte quatre tomes de douze livres chacun.
C'est donc une représentation idéalisée des
amours de ses parents que présente l'auteur. Auteur au plein sens
du terme car il crée, à partir de divers matériaux
(ce qu'on lui a dit, ce qu'il a lu), une matière romanesque, selon
la conception du sentiment qu'il s'est formée.
3. Pourquoi présenter ses parents ?
Ce paragraphe nous présente essentiellement les ascendants directs
de Rousseau. Mais ce faisant, il esquisse déjà un autoportrait
de Rousseau.
La première mention de son père insiste sur la nécessité
qu'il eut de travailler : or Rousseau à plusieurs reprises insistera
sur la valeur du travail (alors que celui-ci est considéré
comme dégradant par la noblesse et par nombre de gens de lettres
qu'a fréquentés Rousseau). Quant aux difficultés matérielles,
il les a connues lui aussi. L'on remarquera cependant que le métier
du père : horloger, est considéré comme estimable
au XVIIIe siècle, nécessitant de solides connaissances, et
une grande habileté (que souligne Rousseau quant à son père).
La représentation de la "mécanique céleste", du mouvement
de l'univers, empruntant de façon récurrente des métaphores
horlogères, est-ce à dire que le fils d'un horloger était
prédestiné à réfléchir à la "mécanique
des sociétés" ?
La mère avait de la sagesse et de la beauté :
la qualité de "sagesse" est peu souvent attribuée aux femmes
dans la littérature de l'époque (sauf au sens où "sage"
équivaut à "prudente"), mais c'est l'attribut de plusieurs
personnages féminins de L'Astrée, dont Astrée
elle-même. D'un autre point de vue, Rousseau le philosophe des Lumières
n'a-t-il pas hérité de cette sagesse ? Quant à la
beauté, il en fait état lorsqu'il s'agit de Mme de Warens...
Mais c'est principalement de leurs qualités
communes que Rousseau, implicitement encore, s'estime l'héritier
: nés tendres et sensibles, ses parents eussent-ils pu avoir
un fils qui ne le fût pas ? L'on comprend mieux alors pourquoi son
frère aîné n'est pas mentionné ici : ni tendre
ni sensible, il semble avoir été un joyeux garnement.
L'on perçoit donc mieux le fonctionnement, la nécessité
de l'analepse : Rousseau présente une ascendance "sensible", centrée
sur lui ("Je" est même le premier mot !). La cohérence implique
d'écarter l'ordre strictement chronologique, elle implique également
le refus de fonder le récit sur l'observation de documents : c'est
la vérité personnelle de l'auteur qui est ici en oeuvre,
celle qu'il ressent, et non celle, sociale, qu'attesteraient des documents
élaborés par des tiers (registre des baptêmes, par
ex.).
Ainsi ne commence-t-il pas par la généalogie de sa famille,
comme le font les mémorialistes : c'est de lui seul qu'il s'agit,
non de lui comme élément d'une "dynastie".
4. Bilan
Ce paragraphe fonctionne comme un incipit de roman.
-
Il propose, même sous une forme réduite, un ancrage référentiel,
par la date de naissance et le lieu, mentionnés dans la première
phrase.
-
La "matière" est aussi énoncée dès le premier
mot : JE.
-
L'effet d'attente provoqué par les analepses relève de l'écriture
du roman, et d'une des fonctions habituelles de l'incipit : susciter chez
le lecteur le désir d'aller plus avant.
Il illustre le parti choisi et mentionné dans le préambule
: l'originalité :
Rousseau commence par lui : ce qui marque une double rupture. Par rapport
à la tradition mémorialiste et historiographique : ce
paragraphe annonce une oeuvre neuve. Par rapport à la conception
même des "mémoires" : l'auteur affirme son individualité
irréductible et, dans le cours même du récit, rejette
les influences sociales (mondaines).
Il pose des questions que l'ensemble de l'oeuvre posera, notamment
celle de la vérité :
-
En ne se fondant pas sur la recherche de témoignages et de documents,
Rousseau s'écarte de la "vérité historique", mais
restitue ce qu'il pense être vrai, fondé pour la circonstance,
sur des récits seconds (sans doute de ses proches).
-
Le parti-pris de l'individualisme "philosophique", consistant à
placer l'individu au centre de tout, a pour incidence de privilégier
la vérité ressentie par l'individu sur celle du "constat"
: la sincérité (vérité subjective) prime
sur la vérité "mesurable" ou judiciaire (qui s'établit
sur la base de preuves et de témoignages) : le sentiment prime sur
la raison.
-
On aboutit au paradoxe suivant : l'autobiographie sera d'autant plus vraie
/ sincère, qu'elle sera plus profondément subjective.
-
Le "style", s'il reflète l'engagement de sincérité,
s'il est "sensible" à la mesure de l'auteur, passera aussi pour
"naturel". Au point que Rousseau prétend ne pas utiliser de rhétorique
au moment où il en use ! Faut-il voir par exemple l'allusion discrète
à "L'Astrée" comme un "ornement indifférent"
"pour remplir un vide occasionné par [son] défaut de mémoire",
alors qu'elle contribue à la représentation idéalisée
de ses parents (et de lui-même par incidence) ? alors qu'elle relève
d'une pratique rhétorique ancienne : celle de l'exemple analogique
?
Enfin, cet incipit présente Rousseau comme un "enfant de
l'amour" (sic), et sa filiation est celle de la sensibilité,
sensibilité qu'il considère comme sa nature profonde
- et / parce qu'originelle.