Toute la vétusté // presque couleur encens (b)
Comme furtive d’elle // et visible je sens (b)
Que se dévêt / pli se//lon
pli / la pierre veuve (a)
Flotte ou semble par soi // n’apporter une preuve (a)
Sinon d’épandre pour // baume antique le temps (b)
Nous immémori-aux // quelques-uns si contents (b)
Sur la soudaineté // de notre
amitié neuve (a)
Ô très chers rencontrés // en le jamais banal (c )
Bruges multipli-ant // l’aube au défunt canal (c )
Avec la promenade // éparse de
maint cygne (d)
Quand solennellement // cette cité m’apprit (e)
Lesquels entre ses fils // un autre vol désigne (d)
A prompte irradi-er // ainsi qu'aile l’esprit. (e)
Poésies, Stéphane Mallarmé.
Feuillet d'Album, adressé à la fille du poète Roumanille,Ce poème est aussi une pièce de circonstance, à l'origine, qui rend hommage aux poètes belges du cercle Excelsior, de Bruges, et à l'écrivain Georges Rodenbach, qui avait publié en 1892 le roman intitulé Bruges-la-morte.
Chanson bas, commandé par le peintre Raffaëlli pour ses "Types de Paris".
Il est fermement déconseillé de distinguer l'examen du fond de celui de la forme. Toutefois ce sonnet reste hermétique à la première lecture, aussi convient-il de l'aborder graduellement, à partir de ce qui est le plus évident : sa matérialité.
La plupart des alexandrins sont en effet réguliers dans la mesure où ils comportent une césure à l'hémistiche.
Rappel : la césure correspond à une "coupe" particulière, mais à son origine et encore au XIXe siècle, elle correspond au point le plus haut de la déclamation, suivie d'une légère pause avant que la voix ne décroisse.On nuancera cependant :
La "parenthèse" des vers 3 et 4.
La critique propose de voir ces deux vers comme une parenthèse,
vétusté
étant alors sujet de Flotte. Il reste que la pierre veuve,
par sa position, semble aussi être le sujet de Flotte, en
parallèle, ce qui crée une image insolite, mais conforme
à d'autres et notamment à l'idée que l'on peut se
faire de Bruges (pierre et eau). De la sorte, Flotte a deux "sujets"
potentiels, dont l'un uniquement par "voisinage".
De même le syntagme Comme furtive d'elle et visible, qui
devrait caractériser un substantif, peut aussi bien être associé
au vers 2, et l'on aurait : Toute la vétusté + presque
couleur encens + Comme furtive d'elle et visible. Ce dernier groupe
se trouve placé, par la strophe, juste au-dessous de l'attaque du
vers 2, et Comme peut faire écho à presque.
Mais il est tout aussi plausible de considérer les vers 3 et 4 ensemble
: je sens que la pierre veuve, comme furtive d'elle et visible, se dévêt
pli selon pli. Le syntagme introduit par Comme serait alors
une épithète détachée... L'important n'est
pas de trancher entre l'une et l'autre des deux possibilités, mais
de voir que la "concaténation" de la syntaxe produit un effet particulier
: associer les syntagmes de plusieurs façons possibles, simultanément,
ce qu'interdit l'usage ordinaire. Deuxième conséquence :
la lecture linéaire n'est pas pertinente.
L'absence de verbe vers 7 et 8 : la critique y voit un "ablatif
absolu". Il semble préférable d'y voir des propositions sans
verbe : le verbe marque ordinairement un procès (du point de vue
sémantique), or il est question de l'être, de l'essence ;
le verbe porte également les marques temporelles, etc... or c'est
une affirmation d'éternité qui est postulée, où
le temps n'a plus lieu d'être.
C'est un procédé voisin que l'on retrouve avec le
participe à valeur verbale mais atemporelle vers 9 et vers 10 .
Les deux participes réfèrent chacun à un procés,
et ont leur valeur sémantique verbale (voire leur valeur syntaxique
: ils régissent chacun des compléments) mais ils marquent
l'aspect : accompli pour rencontrés, progressif pour multipliant.
Chacun des deux procès se trouve "dégagé" de la temporalité.
Pour conclure, brièvement, la syntaxe brisée incite à
abandonner la lecture "ordinaire" et à lui préférer
une lecture "tabulaire" ou par associations de termes et de thèmes.
à des heures | ||
sans que tel souffle l'émeuve | ||
toute la vétusté | presque couleur encens | |
comme furtive d'elle et visible | la pierre veuve | |
flotte | * | |
n'apporter une preuve | ||
sinon d'épandre pour baume antique le temps |
le jamais banal | |
Bruges | multipliant l'aube |
avec la promenade éparse de maint cygne | |
solennellement | |
cette cité | lesquels entre ses fils un autre vol désigne |
à prompte irradier |
Cette présentation "tabulaire" permet de percevoir le contraste entre les deux quatrains et les deux tercets. Deux décors, deux "fonds" s'opposent.
Le premier met en scène une qualité abstraite "la vétusté"
et une métaphore "la pierre veuve", en enchâssement. Certes
du point de vue référentiel, le motif est celui de la ville,
déserte dans la brume de ses canaux, ville aux vieilles pierres
(et briques). Les vers 3 & 4 en présentent d'ailleurs presque
clairement l'aspect : Comme furtive d'elle et visible peut s'interpréter
comme un quasi oxymore : la pierre n'est pas visible en elle-même,
bien que la brume laisse percevoir les masses des bâtiments ; je
sens que se dévêt pli selon pli la pierre veuve : la brume
s'efface progressivement, selon notamment le regard du promeneur (qui perçoit
les formes en s'en approchant) - mais ce vers s'interprète aussi
différemment (nous y reviendrons).
L'absence de mouvement propre est répétée par
sans
que tel souffle l'émeuve (à condition de prendre en compte
l'étymon du verbe "émouvoir" : movere) et par flotte.Absence
marquée aussi par sans que la césure à l'hémistiche
isole, par les termes négatifs dans le deuxième quatrain
: n'apporter une (aucune) preuve...
sinon. Absence encore
perceptible par le biais des sèmes d'horizontalité de "flotte"
et de "épandre".
C'est, par touches successives, la mort qui est même évoquée
: l'adjectif "veuve", l'absence de "souffle" (or celui-ci caractérise
la vie), voire l'encens, utilisé pour les cérémonies
funéraires (et certes pour d'autres célébrations).
Ainsi "furtive d'elle" s'insère dans cette isotopie, qui le fait
comprendre comme évoquant l'oubli : "la vétusté ...
furtive d'elle".
Le décor toutefois a un caractère magique : la pierre
"comme furtive d'elle et visible" est celle qu'enveloppe la brume sans
la masquer totalement. Cette pierre que la brume rend "presque couleur
encens" (en sang ?) peut sembler flotter enveloppée de brume et
se reflétant dans les canaux. Caractéristique surprenante
pour la pierre, qui en est devenue "furtive d'elle", ayant oublié
sa densité habituelle.
A l'opposé, les deux tercets manifestent d'abord la clarté
: "l'aube" et le "cygne" ont en commun la blancheur (alba, en latin), que
le verbe irradier mis en valeur par la diérèse et
par sa position à l'hémistiche, rend presque mystique, en
la démultipliant. Second thème que celui-là : multipliant,
éparse, maint indiquent bien une pluralité (cf "ses fils",
"un autre vol"). Certes le lever du jour illumine la ville, mais ce recommencement
de la lumière est ici démultiplié par les reflets
qu'elle donne, en éclairant davantage les cygnes, par exemple, sur
l'eau sombre (et plane) des canaux (d'où la métaphore défunt
canal : le défunt étant vêtu de sombre et allongé
dans la bière). L'opposition est même soulignée par
le singulier de "canal" (le défunt canal), élément
renvoyé à la thématique des deux quatrains (par l'adjectif
"défunt"), mais seul, donc devenu secondaire : l'aube a triomphé,
et semble le faire à "jamais", par sa démultiplication (perceptible
encore dans "jamais banal", et dans "irradier").
Il faut ajouter que l'opposition est nette aussi quant au "motif syntaxique"
: au lieu d'un abstrait, la vétusté, les deux tercets
valorisent "Bruges", nom propre et unique, alors que la qualité
de vétusté peut s'attacher à une classe indéfinie
d'inanimés. Le nom de la ville est même l'objet d'une reprise
anaphorique : "cette cité". Si le terme semble a priori impropre
(quoi que Bruges soit "citée"), la cité est le modèle
même de la ville comme communauté humaine (et non comme ensemble
de constructions de pierre), le terme est donc hautement mélioratif.
Si l'on choisit d'examiner l'expression de la temporalité, l'on constate que les deux quatrains comportent trois verbes au présent, à valeur de "présent étendu", presque a-temporel, car indéfini en ses "limites" : émeuve, flotte, semble. Chacun d'eux peut avoir pour "sujet" Toute la vétusté, l'abstraction de ce terme et sa signification renforcent la perception d'un temps indéfini, perception renforcée par le vers 6 : épandre pour baume antique le temps. A première vue, l'adjectif antique est épithète de baume : la vétusté recouvre comme un baume, lequel efface les blessures certes, et anesthésie (du moins pour les baumes vulnéraires), mais l'on "embaume" aussi les cadavres... notamment dans l'Antiquité égyptienne. Si l'on considère antique comme épithète de temps, le vers évoque alors l'oubli : le temps antique ainsi épandu serait celui, différent du temps historique, où tout s'efface dans le flou, où tout se dissout (les ruines ne sont plus des cités ni des temples).
A cette double vision du temps qui efface (comme la brume efface les formes) s'opposent, dès les quatrains, deux temporalités : celle du poète je sens, qui est celle de l'énonciation, qui affirme une présence vivante, et celle des vers 7 & 8, en rupture. Examinons les de ce point de vue.
A la notion de "vétusté", immémoriaux oppose l'éternité de la mémoire, du souvenir, en écho avec le titre : "remémoration". Mais l'opposition se développe avec les termes de soudaineté et neuve, qui marquent le surgissement (d'où la préposition sur, opposée à la notion d'horizontalité), l'irruption d'un événement. Le choix de "phrases nominales" atteste de cette rupture : la temporalité est évacuée : restent les notions ; la linéarité est de même vaincue, ces deux vers offrant plusieurs combinaisons possibles entre leurs hémistiches (lecture "verticale" notamment).Nous immémoriaux / quelques-uns si contents
Sur la soudaineté / de notre amitié neuve
Le terme de "cité" confère à la ville de Bruges une noblesse antique, en référant aussi à la dimension humaine (cf la "polis" grecque), et ce nom peut s'interpréter comme une métaphore de la poésie elle-même, ainsi symbolisée comme une "cité radieuse" (où se serait produite la découverte de la poésie : "m'apprit ... ainsi qu'elle"). Le dernier hémistiche devient alors un hommage plus mystique encore : l'esprit n'est-il pas une allusion à l'Esprit Saint qui, lors de la Pentecôte, permit aux apôtres de parler toutes les langues ? Le chiasme phonétique "ai-l / l'-e(sprit)" se fait presque calligramme des deux ailes (l) qui s'élèvent... La thématique de la lumière, le verbe "irradier", peuvent référer à cette vision mystique : dès lors l'amitié apparaît comme une communion par l'esprit, comme une Pentecôte, dans la ferveur "si contents", et "irradier" (rendre radieux).cette cité m'apprit / ainsi qu'aile l'esprit
Cet hommage quasi mystique à l'amitié poétique
permet dès lors de comprendre "la démarche poétique"
que traduit ce sonnet. La poésie s'y présente comme une langue
presque divine. Au lieu de concevoir ce que la critique nomme l'hermétisme
mallarméen comme une forme de préciosité, la lecture
de ce sonnet invite à la concevoir comme radicalement moderne, et
atemporelle à la fois (ce que signifie le sonnet !).
En effet, la rupture de la syntaxe empêche la lecture linéaire,
celle qui construit la signification de la phrase en restreignant successivement
le sens de chacun des mots. Cette rupture incite à ne plus considérer
le sonnet vers après vers, à ne plus le dévêtir
pli
selon pli, à ne plus l'envisager le
poème comme monument (antique, pierre veuve), mais à "multiplier"
le "vol des signes", l'envol de l'esprit. Les mots, par échos sonores,
retrouvent leurs dimensions que la pratique ordinaire du langage (la prose)
fait oublier : leur aspect signifiant, leur profondeur d'évocation.
Le sonnet invite, en abandonnant la lecture linéaire, à la
lecture tabulaire, voire récursive, voire "en tous sens", restituant
au lecteur la possibilité de communier pleinement, par l'esprit,
avec le langage!
C'est peut-être le plus grand hommage à l'amitié
que de faire participer le lecteur à cette communion... que de la
multiplier.
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