Sartre (Jean-Paul)
, "Les Mouches"Acte 1, scène III
Oreste et le pédagogue sont présents, mais Electre ne les voit pas encore.
"ELECTRE, portant une caisse, s'approche sans les voir de la statue de Jupiter.
Ordure ! Tu peux me regarder, va ! avec tes yeux ronds dans ta face barbouillée de jus de framboise, tu ne me fais pas peur. Dis, elles sont venues, ce matin, les saintes femmes, les vieilles toupies en robe noire. Elles ont fait craquer leurs gros souliers autour de toi. Tu étais content, hein, croquemitaine, tu les aimes, les vieilles ; plus elles ressemblent à des mortes et plus tu les aimes. Elles ont répandu à tes pieds leurs vins les plus précieux parce que c'est ta fête, et des relents moisis montaient de leurs jupes à ton nez ; tes narines sont encore chatouillées de ce parfum délectable. (Se frottant à lui.) Eh bien, sens-moi, à présent, sens mon odeur de chair fraîche. Je suis jeune, moi, je suis vivante, ça doit te faire horreur. Moi aussi, je viens te faire mes offrandes pendant que toute la ville est en prière. Tiens : voilà des épluchures et toute la cendre du foyer, et de vieux bouts de viande grouillants de vers, et un morceau de pain souillé, dont nos porcs n'ont pas voulu, elles aimeront ça, tes mouches. Bonne fête, va, bonne fête, et souhaitons que ce soit la dernière. Je ne suis pas bien forte et je ne peux te flanquer par terre. Je peux te cracher dessus, c'est tout ce que je peux faire. Mais il viendra, celui que j'attends, avec sa grande épée. Il te regardera en rigolant, comme ça, les mains sur les hanches et renversé en arrière. Et puis il tirera son sabre et il te fendra de haut en bas, comme ça ! Alors les deux moitiés de Jupiter dégringoleront, l'une à gauche, l'autre à droite, et tout le monde verra qu'il est en bois blanc. Il est en bois tout blanc, le dieu des morts."
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