Jean-Paul Sartre, Les Mouches, Acte 2, Deuxième tableau, scène V (extrait)
JUPITER - Regarde-moi. (Un long silence.) Je t'ai dit que tu es fait à mon image. Nous faisons tous les deux régner lordre, toi dans Argos, moi dans le monde ; et le même secret pèse lourdement dans nos cœurs.
EGISTHE - Je n'ai pas de secret.
JUPITER - Si. Le même que moi. Le secret douloureux des Dieux et des rois : c'est que les hommes sont libres. Ils sont libres, Egisthe. Tu le sais, et ils ne le savent pas.
EGISTHE - Parbleu, s'ils le savaient, ils mettraient le feu aux quatre coins de mon palais. Voilà quinze ans que je joue la comédie pour leur masquer leur pouvoir.
JUPITER - Tu vois bien que nous sommes pareils.
EGISTHE - Pareils ? Par quelle ironie un Dieu se dirait-il mon pareil ? Depuis que je règne, tous mes actes et toutes mes paroles visent à composer mon image ; je veux que chacun de mes sujets la porte en lui et qu'il sente, jusque dans la solitude, mon regard sévère peser sur ses pensées les plus secrètes. Mais c'est moi qui suis ma première victime : je ne me vois plus que comme ils me voient, je me penche vers le puits béant de leurs âmes, et mon image est là, tout au fond, elle me répugne et me fascine. Dieu tout-puissant, qui suis-je, sinon la peur que les autres ont de moi ?
JUPITER - Qui donc crois-tu que je sois ? (Désignant la statue.) Moi aussi, j'ai mon image. Crois-tu qu'elle ne me donne pas le vertige ? Depuis cent mille ans je danse devant les hommes. Une lente et sombre danse. Il faut qu'ils me regardent : tant qu'ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder en eux-mêmes. Si je m'oubliais un seul instant, si je laissais leur regard se détourner…
EGISTHE - Eh bien ?
JUPITER - Laisse. Ceci ne concerne que moi. Tu es las, Egisthe, mais de quoi te plains-tu ? Tu mourras. Moi, non. Tant qu'il y aura des hommes sur cette terre, je serai condamné à danser devant eux.
EGISTHE - Hélas ! Mais qui nous a condamnés ?
JUPITER - Personne que nous-mêmes ; car nous avons la même passion. Tu aimes l'ordre, Egisthe.
EGISTHE - L'ordre. C'est vrai. C'est pour l'ordre que j'ai séduit Clytemnestre, pour l'ordre que j'ai tué mon roi ; je voulais que l'ordre règne et qu'il règne par moi. J'ai vécu sans désir, sans amour, sans espoir : j'ai fait de l'ordre. O terrible et divine passion !
JUPITER - Nous ne pourrions en avoir d'autre : je suis Dieu, et tu es né pour être roi.
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