Ces pistes de lecture sont destinées à des étudiants (DEUG / LICENCE), en stylistique.
Eventuellement à des professeurs de Lettres en Lycée…
L’extrait se présente comme une description, qui d’un décor aboutit à un tableau impressionniste, puis au-delà, à un tableau fixe et fugace à la fois d’une image du bonheur, similaire aux jardins aquatiques d’Extrême-Orient : support, objet et processus même de la méditation.
Du point de vue macro-structural, c’est à une description d’un type particulier que le lecteur est confronté. Certes la première phrase annonce le " thème " et localise, en fonction d’une promenade le long de la Vivonne, le lieu décrit : Mais plus loin le courant se ralentit. Localisation déjà subjective, soumise au regard du promeneur, au " fil de l’eau ", et non à des indices référentiels. Les éléments décrits seront ensuite situés selon le même mode subjectif, comme l’indiquent les " connecteurs spatiaux " qui parsèment la première moitié du texte : à cet endroit (6), Çà et là (11), Plus loin (13), Ailleurs (18), un peu plus loin (20). Il ne s’agit donc pas d’une description visant à restituer la position relative des éléments selon un cadre préétabli référentiellement (dans la " réalité "), mais la position qu’ils occupent dans le mouvement du regard. En effet, la présence de l’énonciateur est explicite : quand nous rentrions (8), j’ai vu (10) ; énonciateur témoin, mais aussi se remémorant le tableau : la description acquiert une troisième dimension : la profondeur temporelle.
L’emploi de " connecteurs temporels " la manifeste clairement : habituellement (8), parfois (8), par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux (9-10), pendant l’après-midi (27), vers le soir (29), sans cesse (31), toujours (31), dans l’heure (34). Mais ces indications temporelles incitent à repérer au moins deux plans que le texte unit : le plan de la mémoire, qui distingue l’aspect duratif et itératif, fondus ensemble : habituellement, sans cesse, toujours, pendant l’après-midi, vers le soir, de l’aspect ponctuel, en contrepoint : parfois, par certains soirs, dans l’heure. Plus subtilement, s’établit au sein du " temps mémoriel " une a-temporalité : sans cesse, toujours, parfois, ne réfèrent à aucun cadre temporel précis ou mesurable, mais à un temps in(dé)fini.
L’examen des temps verbaux offre de plus riches perspectives encore. Outre l’indicatif imparfait, temps que l’on s’attend normalement à voir figurer pour une description incluse dans un récit au passé (ce " passé indéfini " aurait alors sa valeur la plus fréquente, celle de " temps d’arrière-plan ", propre à la description, aux propos rapportés au style indirect, voire aux commentaires...) et le plus-que-parfait de l’indicatif, à valeur aspectuelle d’accompli par rapport à l’imparfait : s’y était complu (3), on notera la présence d’indicatifs présents de deux ordres. A la première ligne, les deux présents le courant se ralentit, il traverse... superposent deux valeurs d’emploi. D’une part ils réfèrent à une relative permanence (le cours de la Vivonne n’a guère évolué entre l’enfance du narrateur et le moment de l’énonciation), d’autre part ils relèvent de ce que la tradition nomme " présent de narration ", destiné habituellement à animer un récit au passé. Ils acquièrent ici une valeur légèrement différente, dans la mesure où ils introduisent la description, la scène, et contribuent à la délimiter, à la marquer comme telle, par rapport au contexte précédent. Les deux présents finaux avec ce qu’il y a de plus profond (...) avec ce qu’il y a d’infini (33-34) ont apparemment une valeur " universelle ", temporellement plus vaste que la valeur de permanence des premiers présents. Mais cet aspect tient aussi au référent même : le présentatif " il y a ", et son complément : " infini ", " (le) plus profond (...) ". Aussi peut-on se demander s’ils n’ont pas également la valeur plus commune de référer au temps de l’énonciation, comme incite à le penser le passé composé j’ai vu (10), qui paraît bien distinguer la vision dépeinte par rapport à la période de sa transcription (énonciation). Cependant, le présent étant un temps sécant, qui présente la saisie d’un procès en un point de son déroulement sans que ce déroulement soit délimité, la superposition de sa valeur d’énonciation et de sa valeur " de vérité générale ", analogue à l’insertion d’un passé composé référant à l’énonciation parmi les imparfaits descriptifs, analogue aussi à la double valeur des présents qui introduisent le texte, apparaît comme l’un des procédés qui confèrent à ce texte apparemment descriptif sa tonalité particulière : la description se fait ici peinture en acte, à partir de la mémoire, de sa restitution (énonciation), de la transfiguration même du " tableau ".
En témoigne la temporalité particulière de la description proprement dite, notamment l’usage de l’imparfait lui-même. Le texte comporte des imparfaits dont la valeur descriptive ne fait aucun doute : appartenait (3), étaient (6), donnaient (7), était (8), étaient (14). A l’exception du premier, qui relève du récit au passé indéfini et auquel s’adjoignent deux plus-que-parfaits, les autres imparfaits concernent un verbe d’état, mieux, la copule verbale être (selon Benveniste). Mais le procédé de superposition permet à l’auteur d’utiliser l’imparfait " descriptif " avec un verbe qui réfère au jugement, à une appréciation, et de transformer l’imparfait descriptif, temps de l’arrière-plan du récit au passé, en un temps du discours : on croyait voir (16), un coin semblait réservé (19), il donnait (25), il semblait les avoir fait fleurir (34-35). La description est donnée comme vision, et la valeur indéfinie de l’imparfait, comme temps du passé, adjointe à des verbes qui réfèrent à l’interprétation (dont deux semi auxiliaires : " croire " et " sembler "), rend plus indéfinie encore la localisation du point de départ de la vision : l’interprétation étant superposée à la description, la temporalité de l’énonciation et celle du " constat " se mêlent en une temporalité qui est celle de la conscience. C’est ainsi que se distinguent nettement le passé composé j’ai vu (10) et l’imparfait quand nous rentrions (9), mentions, pour le second, du récit passé (mais l’aspect itératif corrobore le motif de la superposition), et pour le premier, de la position de l’énonciateur, et du témoin comme deux entités distinctes (l’aspect accompli du passé composé et sa " référence " à l’énonciation expliquant ces deux valeurs). Enfin, l’imparfait peut " animer " un élément de la description, inscrivant l’état évoqué dans un processus : rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa (12). A l’imparfait se superpose l’aspect progressif du verbe lui-même (du suffixe -ir, plus précisément), aspect souligné par la postposition du sujet grammatical, postposition double : non seulement après le verbe, mais, dans l’économie de la comparaison, après le comparant. Pour une occurrence également, c’est le plus-que-parfait qui rend, par sa valeur d’accompli, une animation antérieure : des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes ... (23) - notons que l’on retrouve le même procédé de postposition du comparé au comparant, mais il concerne le complément d’objet.
La valeur interprétative de l’indicatif imparfait est " soutenue " par l’emploi du mode subjonctif dans la seconde partie du texte : on eût dit (22), il fît étinceler (27), il s’emplît (29). Pour les deux derniers imparfaits du subjonctif cités, le mode grammatical est certes contraint par la conjonction de subordination corrélative: " soit que ... ou que ". Mais l’usage d’une telle alternative signe nettement la marque d’une interprétation, alors que l’emploi de l’imparfait (au lieu par exemple du parfait) inscrit cette interprétation en une temporalité indéfinie où se superposent la description et la remémoration, cependant que le subjonctif souligne la subjectivité de l’interprétation, c’est à dire une énonciation seconde à la description : il ne s’agit plus d’une description impressionniste et impressive (des impressions), mais d’un miroitement immobile et labile, où s’esquisse la fusion de la perception, de la conscience de cette perception, de l’objet perçu, de la conscience qui se perçoit percevant, et rendant compte de tous ces plans, en une image fixe et vivante à la fois...
La notion de miroitement semble mieux à même de rendre compte de la spécificité de ce texte descriptif, et éminemment subjectif.
Si l’analyse du descriptif distingue, depuis Ph. Hamon, la dénomination des éléments et leur caractérisation, l’examen du texte de Proust sous cet angle montre bien qu’il s’agit d’une description, mais " transcendée ".
Certes les éléments nommés, qui figurent généralement dans le thème de la phrase - ou de la proposition - correspondent apparemment bien à une logique descriptive. Ainsi les véritables jardins de nymphéas, syntagme qui clôt la phrase d’introduction, donnent-ils lieu à une actualisation précise et analytique, si l’on envisage le thème des propositions qui suivent : les rives (6), les grandes ombres des arbres (7), une fleur de nymphéa (12), les fleurs (13), espèces plus communes (19), ce parterre (25 sq.). Une progression semble repérable, qui, d’une dénomination synthétique : jardins de nymphéas, distingue ensuite les " bordures ", actualisant le sème de /clôture/ du lexème jardin : les rives, les grandes ombres des arbres, puis les constituants internes au jardin (les fleurs), pour s’achever par une vue synthétique à nouveau : ce parterre. La caractérisation par l’adjonction d’épithètes ou par procès de type attributif semble également " signer " le texte descriptif :
(6) les rives étaient ... très boisées
(7) un fond qui était habituellement d’un vert sombre
(12-13) une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanc sur les bords
(13-15) les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées
Mais les plantes aquatiques nommées ne constituent pas toujours le thème de la phrase. Ainsi, hormis les nymphéas et les espèces plus communes, sont nommées des roses mousseuses (à la tige et au calice velus), et la julienne (plante formant des grappes de fleurs), ou des pensées des jardins en tant que comparants, et non en tant que plantes relevant du décor décrit. La seule fleur aquatique nommée est en fait le nymphéa, une variété de nénuphar, à laquelle il convient de s’arrêter. En effet la prédication première : " véritables jardins de nymphéas " et le singulier : " une fleur de nymphéa ", semblent jurer si l’on considère le texte comme strictement descriptif. Mais la notion de " miroitement " contribue à mieux lire ce texte.
Il convient d’abord de s’attarder quelque peu sur le " surgissement " du nymphéa :
Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au coeur écarlate, blanche sur les bords. (11-13)
Le syntagme " fleur de nymphéa " se trouve au coeur d’un véritable miroitement : sujet grammatical du verbe rougir, qui du fait de son suffixe comporte un aspect progressif, la fleur de nymphéa s’inscrit dans un continuum temporel plus qu’en un lieu (comme l’eût nécessité la description). La caractérisation de ce syntagme, par un complément déterminatif et une épithète détachée, distingue en un quasi chiasme, deux lieux et deux couleurs : le rouge et le blanc, le coeur et les " bords ". Il serait commode de recenser les notions que le " rouge " et le " blanc " opposent, en notre civilisation comme en Extrême-Orient : rouge pour le sang et la vie (connotations ici renforcées par le lexème " coeur "), mais aussi le bonheur ; blanc pour la pureté, la virginité, mais aussi la mort et l’au-delà (en Chine et au Japon notamment). Cette interprétation se fonde sur le choix de l’adjectif écarlate plutôt que " rouge ", moins marqué donc par l’ensemble des connotations culturelles occidentales ou orientales propres à cette couleur, et pouvant donc intégrer l’ensemble des connotations communes aux deux cultures. Qui plus est écarlate réfère aussi à une temporalité, à la vitalité, ce qui renforce sa connotation positive (visage écarlate). L’association entre le complément déterminatif au coeur écarlate et l’épithète détachée (avec déterminatif) blanche sur les bords, crée un véritable effet de miroitement entre les deux ensembles de connotations, mais inscrit dans la structure même du syntagme un lien référentiel presque analogue à la liaison réelle entre le coeur de la fleur et les pétales : Ponge est-il déjà annoncé, voire dépassé ? En effet, l’hypotaxe institue un effet de correspondance avec le référent : le coeur de la fleur, tandis que la parataxe pour le second caractérisant, traduit en la phrase la fragilité du lien réel entre le coeur de la fleur et les pétales. Jeu poétique ? La comparaison avec la fraise, qui le précède, indique bien qu’il s’agit de plus que cela. Examinons le comparant et le comparé. D’un point de vue référentiel, la fraise, lorsqu’elle mûrit, passe du blanc au rouge, mais garde en sa chair les deux couleurs, cependant, elle reste blanche en son coeur : la symétrie avec la fleur de nymphéa semble dès lors complète : la fraise mûre est blanche en son coeur et rouge " en ses bords " tandis que la fleur de nymphéa a le coeur " écarlate " et les " bords " blancs. A cette symétrie s’ajoute, toujours du point de vue référentiel, l’inversion de la perspective : les feuilles du nymphéas entourent à la base la corolle déployée au-dessus de la surface de l’eau, tandis que le calice de la fraise la " chapeaute ". Sans compter que la fraise se présente comme un fruit " plein " et le nymphéa comme une fleur ouverte. Cependant le coeur du nymphéa ressemble, en effet, à une fraise, par sa forme et son aspect granuleux. Ainsi, du point de vue strictement référentiel, la comparaison relève presque de la géométrie fractale : les caractéristiques d’un élément, reproduites sur un autre plan, restent, analogues ou symétriques...
Miroitements sur le référent, comparaisons et métaphores, ce texte n’est donc pas la description qu’il paraît.
Le miroitement prend, du point de vue lexical, divers aspects. Ainsi l’alliance terme à terme, dans le syntagme horticulture aquatique (4). On ne peut stricto sensu la qualifier d’oxymore, mais la caractérisation d’ " horticulture ", dont le référent culturel est associé à la terre par l’adjectif " aquatique " attire l’attention : il se constitue un signe spécifique, qui, discrètement, se déploie au sein du texte : jardin de nymphéas (5), plate-bande flottante (21-22), et parterre d’eau (24) sont en effet constitués sur le même mode, associant un substantif qui relève du domaine horticole et un caractérisant " aquatique ". Il est à noter que le terme de jardin " irrigue " également le texte. Il semble en effet motiver partiellement le comparant fraise (12), les comparants roses mousseuses (17), julienne (20), pensées des jardins (22). L’alliance semble également à l’oeuvre du point de vue syntaxique (elle prend la forme de la parataxe), soulignée par l’adverbe aussi et la conjonction car :
(...) l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol (...) 24-25.
Les variations sur le syntagme " parterre d’eau " résultent bien de l’alliance de ces deux termes : " eau " inhibe en effet l’actualisation de la notion de " terre " dans le substantif " parterre ", restent les notions de densité, d’horizontalité, de décor floral, inhibées partiellement dans un second temps par l’adjectif céleste (mais l’eau et le ciel ont en commun la transparence) pour constituer une figure complexe : métaphore, certes, mais quasi oxymore également. L’adjectif " céleste " voit son signifié affecté également, en discours : certes le ciel se reflète sur l’eau, et ses couleurs changeantes aussi, mais un " ciel " désigne également le " fond " d’un tableau, en peinture. Ainsi, l’alliance terme à terme, inhibant une partie de la signification commune de chacun des termes, non seulement crée un signe unique, mais conduit à une quasi syllepse (alliance de deux significations simultanément, pour un terme), le miroitement affecte le signifié lui-même.
Ce procédé affecte par exemple le substantif fond : les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre (7). Terme pictural, " fond ", par sa proximité avec " eau ", prend une signification paradoxale : certes il s’agit bien du fond d’un tableau, mais du point de vue référentiel, il s’agit de la surface de l’eau, qui reflète l’ombre des arbres, et non du fond de l’eau ! La signification picturale se précise en fin de phrase, par un complément déterminatif détaché du substantif : d’apparence cloisonnée et de goût japonais (11). La métaphore associe ici la référence à l’art pictural japonais (voire aux paravents à motifs floraux : apparence cloisonnée), à une surface décorée verticalement, avec une surface horizontale. La transparence de l’eau et l’aspect translucide des " fonds de toile " japonais permettent la métaphore.
Que la métaphore contribue grandement à l’effet de miroitement n’est pas étonnant, puisqu’elle permet l’association de deux signifiés : celui d’origine et celui transféré. Ainsi les soirs rassérénés d’après-midi orageux : rasséréné signifie certes " éclairci ", mais aussi " rendu serein ", " qui a retrouvé sa sérénité ", et les deux significations semblent coexister, la seconde venant à l’esprit rétroactivement du fait de l’adjectif " orageux ", permettant de percevoir plus subtilement la référence à l’art japonais, deux lignes plus loin, et anticipant le terme de " bonheur ", ligne 25 (le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile).
L’effet de miroitement induit par la métaphore peut en retour affecter la perception du signifiant lui-même. Ainsi, ligne 10, pour un bleu clair et cru. Si cru est ici employé de façon métaphorique (un bleu vif comme l’air frais et humide : " l’air est cru "), phonétiquement, car la phrase proustienne oblige à une lecture lente, proche de la lecture muette " de gorge ", l’on entend [bleu écru], c’est à dire " brut ", voire " strié ", comme une toile écrue... ou un ciel de cirrus ! Cette dernière lecture étant corroborée ensuite par le syntagme d’apparence cloisonnée, dont la signification est une seconde fois affectée de " miroitement ".
Les métaphores et comparaisons structurent en fait l’ensemble du texte, par delà la structure syntaxique apparente, et provoquent ou suscitent une lecture récursive, sinon plusieurs. Mais la structure de la phrase contribue y contribue grandement. Voyons en un exemple :
a) Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées,
b) et disposées par le hasard en enroulement si gracieux
c) qu’on croyait voir flotter à la dérive,
comme après une fête galante,
des roses mousseuses en guirlandes dénouées. (13-18)
La phrase semble procéder par expansions successives : a) accumulation de quatre attributs, juxtaposés, répétition de l’adverbe plus (et variation avec son antonyme moins) : la discontinuité apparente créée par la juxtaposition est compensée par la récurrence de l’adverbe. b) La coordination, au lieu de conclure l’énumération des attributs, la prolonge et se prolonge elle-même en une proposition subordonnée comparative (c), qui régit elle-même une infinitive, dont le sujet est postposé au verbe, postposition intensifiée par l’insertion d’une comparative elliptique : comme après une fête galante. On notera que l’hypotaxe, en (c), introduit le niveau discursif de l’interprétation, puis, dans un second mouvement, la " brisure " syntaxique (la postposition du sujet) valorise la métaphore. En effet, le syntagme des roses mousseuses apparaît comme un comparant, en fin de phrase, pour les fleurs nommées au début de la phrase. Cette " récursivité " de la phrase induit une récursivité seconde : le comparant roses mousseuses s’interprète certes littéralement, mais prend également une valeur métaphorique : " une mousse de roses ".
La " récursivité " de la phrase est plus manifeste encore lignes 18 à 35, où se déploie une seule phrase typographique alors qu’il est question du " parterre d’eau ", et que les métaphores, nombreuses, semblent presque les " pensées (...) venues poser comme des papillons leurs ailes " ... Ainsi cette dernière phrase comprend deux grands ensembles syntaxiques, apparemment symétriques, à en juger par les " propositions principales ", situées au début et à la fin (outre cette position, l’emploi de " semblait " renforce l’impression de symétrie) :
Ailleurs, un coin semblait réservé aux espèces communes (18-19)
dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel. (34-35)
La " jonction " entre ces deux phrases syntaxiques a lieu par le moyen d’une incidente, d’abord, qui clôt la première phrase syntaxique : de ce parterre céleste aussi. La reprise de " parterre " lie l’incidente au terme de la phrase précédente, au point que l’incidente prolonge la phrase, sur un autre plan, que nous nommerons " discursif ", dans la mesure où il s’agit d’un énoncé proche du commentaire, comme en témoigne l’adverbe aussi. L’incidente se prolonge à son tour, par parataxe (nous désignerons cette indépendante comme incidente 2) :
de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elle-même
Et c’est de la même façon, par juxtaposition et coordination, que s’insère la seconde phrase syntaxique :
... des fleurs elle-même ; et, soit que ...
Ainsi, de façon schématique, la symétrie entre les deux phrases :
proposition principale + subordonnées + incidente 1
incidente 2 + subordonnées + proposition principale
paraît bien relever du procédé de miroitement, et leur confère une certaine récursivité. De même, les " connecteurs " qui doublent l’organisation syntaxique contribuent-ils de ce fait au " miroitement ", et, moins nettement que la syntaxe, participent de l’effet de symétrie entre les deux phrases :
Ailleurs ... un peu plus loin
pendant l’après-midi ... vers le soir ... dans l’heure
Le cadre limité d’une telle étude conduit à laisser inexplorés bien des aspects du texte, à laisser la plupart des métaphores au plaisir du lecteur, ... Néanmoins, il apparaît assez clairement (nous l’espérons) que ce texte va bien au-delà de la description qu’il semble être. Si les jeux de lumière sont précisément rendus - comme dans les toiles impressionnistes - c’est, grâce au procédé du miroitement, avec une profondeur propre à l’écriture : profondeur temporelle qui permet de faire du tableau une scène, profondeur ensuite des moyens langagiers qui permet de peindre en même temps que de dépeindre : la syntaxe de la phrase apparaît dès lors comme le " fond " où s’épanouissent les métaphores, lesquelles jouent de la signification en un " kaléidoscope ", en un travail presque poétique qui restitue au mot la saisie de l’ensemble de ses effets de sens. Ainsi, la récursivité de la phrase alentit la lecture, ce qui incite à mieux saisir les métaphores (entre autres), puis les lexèmes eux-mêmes, à percevoir la poésie de ce texte, sa beauté intrinsèque. Processus analogue à celui de la méditation dont les jardins aquatiques d’Extrême-Orient sont le point de départ : ralentir le flux des pensées, se laisser envahir par la perception du jardin, de ses éléments, et enfin, au-delà, par la sérénité qui en émane, et qui s’élève du plus profond de soi.