Point de vue
Albanais et Serbes, ennemis
« naturels » ?
par Alain Ducellier, professeur
d'histoire byzantine et balkanique à l'université Toulouse II-le
Mirail
Mis à jour le vendredi 4 juin 1999 Ecartons toute équivoque : mes très anciennes
positions en faveur des Albanais devraient m'épargner tout
soupçon d'adhésion à la politique de Milosevic : pour
avoir contredit les thèses yougoslaves dès 1981, j'ai
conservé, dans les milieux nationalistes serbes, une réputation
peu flatteuse.
Je voudrais démentir ici un des plus
pernicieux mythes balkaniques : celui de la haine originelle qui
séparerait Albanais et Slaves. Car illustrer la fausseté de ce
mythe peut être, à mon sens, un pas vers l'avenir qu'ils devront
bien vivre ensemble, sans idéaliser le passé ni minimiser les
crimes actuels.
On s'interroge aujourd'hui sur les choix
récents de l'OTAN. Mieux vaudrait se demander pourquoi,
jusque-là, nous n'avons rien fait pour le Kosovo, et peut-être
aussi pour la Serbie, et dire que, même sous Tito, et surtout juste
après sa mort, violences, expulsions et brimades de toutes sortes
étaient le lot commun des Kosovars. On le savait, mais cette
« pudeur » criminelle s'expliquait par l'existence, toute
proche, d'un Etat à qui on prêtait des visées
annexionnistes. En dire trop sur le drame kosovar revenait donc à
attaquer la Yougoslavie non alignée, à prendre position pour
l'Albanie « stalinienne ».
Or, en Yougoslavie, et même au Kosovo, une
liberté d'expression mesurée autorisait alors à
dénoncer les vieilles thèses serbes sur l'abâtardissement
du Kosovo par les Albanais musulmans, et surtout leurs débuts de mise en
pratique : on apprenait que, en 1937, Vaso Cubrilovic, comblé
d'honneurs sous Tito, avait prévu la
« dispersion » des « musulmans
d'origine et de langue turques et de ceux de culture
turque » vers la Turquie, fixant même le chiffre des
« dispersés » à
40 000 familles.
Alain Ducellier est professeur d'histoire
byzantine et balkanique à l'université Toulouse II-le
Mirail.
Kosovars et Bosniaques musulmans pouvaient
aisément se reconnaître dans un plan repris, l'année
suivante, par Ivo Andric, le futur Prix Nobel de littérature... Au
Kosovo, on pouvait dire que, si le taux de natalité kosovar,
croquemitaine des nationalistes serbes, était si élevé, la
faute en était aux gouvernements royaux et fédéraux, qui
avaient tenu le pays, et surtout ses femmes, dans le sous-développement
culturel et sanitaire.
Quant à la Serbie, elle commençait
à répudier la langue de bois : après 1981, des
historiens revenaient sur la thèse serbe dominante, en admettant
l'existence, au Kosovo, d'une population préexistante, aussi ancienne
que les Grecs, à laquelle les Slaves ne viennent se mêler
qu'à partir du VIIIe siècle et, pour les Serbes, dans le
courant du XIIIe.
Telle était la tradition de la gauche
classique, libérale et surtout socialiste, qui remonte au
XIXe siècle, qui soulignait que Slaves et Albanais n'avaient pas
toujours été en conflit, et que, sous l'Empire ottoman, quand
débute le processus d'islamisation, les connivences restent
fortes : déjà Konstantin Jirecek (1854-1918), ce
Tchèque en qui les Serbes voient le père de leur histoire,
rappelait, dans sa Geschichte der Serben, ces cantilènes orales,
communes à tous les Balkans, qui vont jusqu'à donner des
ancêtres communs aux tribus albanaises et serbes. Serbes et Croates
avaient alors publié les documents d'archives relatifs à
l'Albanie médiévale, depuis Jirecek jusqu'à Thalloczy et,
surtout, à Milan Sufflay, assassiné en 1925 par la droite, auteur
d'un livre intitulé Serbes et Albanais, leur symbiose au Moyen Age,
imprimé à Belgrade l'année de sa mort.
Mais, dans le même temps, sévit un
nationalisme brutal, inconnu jusqu'alors, car il est le pur produit de
l'intrusion politique des « grandes puissances »,
porteuse du concept de nation-Etat, jusque-là inconnu dans les
Balkans. L'appliquer à un monde où Grecs, Serbes, Albanais,
Bulgares, Valaques et bien d'autres avaient été, depuis toujours,
englobés dans des empires d'essence plurinationale, était une
aberration. Sans vouloir embellir le passé, ce que les Byzantins
nommaient les Ethnè, les Turcs les Milletler, mots qu'il
faut traduire par « peuples » et non par
« nations », s'y côtoyaient sans heurts trop
graves parce qu'ils ne connaissaient pas ces frontières coloniales,
dignes de l'Afrique, alors imposées par un Occident occupé
à liquider l'Empire ottoman, et qui ont abouti à couper
les noyaux majeurs de ces peuples de leurs multiples implantations, parfois
lointaines, jamais isolées.
Illusion pernicieuse : l'Etat-nation de
type occidental suppose un peuple dominant doté d'une unité
ethnique, linguistique, culturelle et territoriale, et des minorités
considérées comme résiduelles et destinées à
être assimilées ou éliminées. Pour le Kosovo, on
sait que, déjà brutalement occupé en 1912 par Serbes et
Monténégrins à l'occasion de la première guerre
balkanique, il échappa définitivement à l'Albanie en 1918,
pour être « donné » au royaume des Serbes,
Croates et Slovènes : or qui sait que le Kosovo avait
été, entre 1875 et 1878, le coeur du mouvement
d'émancipation albanais contre les Turcs, la Ligue de Prizren ?
Cependant, le modèle occidental
réimposait aux Serbes celui de leur empire médiéval, en
oubliant qu'il avait été, comme ceux des Grecs, des Bulgares et
des Turcs, un ensemble polyethnique : ainsi peut se développer le
mythe d'une bataille de Kosovo, en 1389, où seuls des Serbes combattent
et sont vaincus, au nom d'une Serbie pure de tout étranger, et qu'il
faudra reconstruire comme telle.
C'est donc le courant nationaliste,
généralement pris en compte par l'Etat, et dont le modèle
est la France de 1792, qui impose la caricature des
« allogènes », donnés officiellement
pour des « bâtards ». En 1913, quand l'Albanie
proclame son indépendance, le général russe
Tchérep-Spiridovic, champion du panslavisme très
écouté en France, prétendant que le
Monténégro ne devait son salut qu'à la répression
turque contre les « brigands albanais », ajoute que,
les Turcs partis, « ces Albanais... guetteront derrière
chaque rocher, chaque buisson, le malheureux laboureur
monténégrin pour l'abattre », ce qui
légitime la brutale expansion monténégrine vers le sud et
le sud-est.
C'est en effet là que, dès les
années 1910-1914, se dessine une « purification
ethnique » avant la lettre, qui n'échappe pas aux
observateurs étrangers : en 1919-1920, ils vivent
déjà l'arrivée en Albanie de Kosovars brutalisés et
chassés par les Serbes. La journaliste anglaise Edith Durham raconte, en
1920, comment elle a vu, à Tirana et à Elbasan, « se
déverser des milliers de créatures
dépourvues de tout, pieds nus et
épuisées », ajoutant que « leurs
rapports sur les brutalités serbes dans le haut pays sont amplement
confirmées », ce qui évoque des formules
très actuelles.
Pourtant, en Serbie, le courant libéral
et socialiste n'avait pas désarmé : dès 1914,
Dimitrije Tukovic publiait à Belgrade un livre intitulé La
Serbie et l'Albanie. Une contribution à la critique de la politique de
conquête de la bourgeoisie serbe, où il osait écrire
que « le gouvernement serbe..., sans tenir compte de la
résistance naturelle des tribus albanaises, a bien réellement
provoqué cette résistance, suivant en cela l'exemple de tous les
envahisseurs, en dénonçant les Albanais comme un peuple
bâtard envers qui seule la force brutale pouvait être mise en
pratique », s'attaquant violemment aux « guerres
coloniales » que l'armée serbe menait sur ses
frontières. Bien d'autres esprits libres pourraient être
cités, comme l'ancien député serbe Kosta Novakovic, qui
dut s'exiler en Suisse.
Qui a songé alors à soutenir les
démocrates, en Serbie comme en Albanie, soumise, elle aussi, à la
dictature après 1925 ? Qui même a sérieusement
dénoncé les exactions dont le Nord albanais et le Kosovo
étaient les victimes ? Ce n'est que ces dernières
années, c'est-à-dire bien trop tard, que, pour des raisons
obscures, ces pratiques invétérées ont été
« découvertes » par l'« opinion
internationale » qu'invoque l'OTAN. Même, depuis 1989, a-t-on
donné la parole aux opposants serbes, restés au pays ou
réfugiés en Occident ? Depuis les bombardements, est-ce has
ard si on préfère exhiber les petits excités
nationalistes, galvanisés par Milosevic, tandis que l'opposition,
à Belgrade, a vu son leader (enfin) assassiné et son unique
organe de presse (enfin) étouffé ? Et, malgré les
terribles migrations albanaises, après 1991, qui a osé
dénoncer le régime « démocratique » de
Salih Berisha qui, après avoir laissé s'installer en Albanie une
redoutable mafia, a culminé en ruinant son peuple entier, grugé
par le système des « pyramides », dont les
dividendes n'ont pas été perdus pour tout le monde, surtout hors
d'Albanie ?
On aurait donc intérêt à
balayer devant sa porte, quand on invoque la prétendue haine
invétérée entre Slaves et Albanais. Nos politiques, si
fins stratèges, pourraient alors avouer qu'ils ont manqué bien
des occasions, entre la mort de Tito et 1989, quand le pouvoir collégial
yougoslave était frappé à mort par les diktats du FMI,
pour le persuader, par voie diplomatique, qu'il était temps de changer
de méthode. En ce temps, la France fut particulièrement
responsable, compte tenu de la grande influence culturelle dont elle jouissait
encore en Serbie comme en Albanie, et qu'elle a aujourd'hui perdue.
Au contraire, notre longue sous-estimation du
problème, suivie d'une guerre aveugle, a fait le jeu du dictateur qui
doit se réjouir de voir réalisé son rêve le plus
cher : le Kosovo vidé de ses Albanais, tandis que les bombes
pleuvent en lui ralliant de nouveaux partisans et que les pays voisins, Albanie
et Macédoine, sont au bord de l'implosion, en attendant pire.
Que servirait-il donc de répéter
que la politique occidentale est, à nos yeux, irresponsable ?
Après avoir renoncé à toute action pacifique quand il en
était l'heure, elle a éliminé, d'entrée de jeu,
quand elle a choisi la force, le seul mode logique et humain d'intervention au
Kosovo : un déploiement terrestre qui eût bouclé la
province, interdit à l'armée yougoslave, sur le terrain, de
violenter et de chasser les populations kosovares, imposé enfin un
retour au statut d'autonomie, en attendant mieux, sous contrôle
armé effectif de l'ONU (et non de l'OTAN).
Le choix a été fait, hélas,
d'une intervention « technique » aérienne, sans
risque humain pour l'OTAN, qui, hormis les dommages causés aux
populations civiles et qu'on disait « improbables »,
a eu pour premiers résultats tangibles une
accélération de la « purification ethnique »,
qu'on prétend avoir été inimaginable, un renforcement
intérieur de Milosevic, nouveau Saddam Hussein, une asphyxie de
l'Albanie, déjà ruinée et maintenant investie par un flot
de réfugiés qu'elle est incapable d'absorber, enfin la
déstabilisation des pays voisins, Macédoine et
Monténégro, la première voyant s'amplifier les tensions
interethniques avec l'afflux des Kosovars, l'autre, malgré tous ses
efforts pour se démarquer de Belgrade, subissant aussi les
bombardements, au risque de voir son régime modéré
bousculé par la faction proserbe qui se renforce, surtout après
les menaces de blocus que lui vaut son statut d'unique débouché
de la Serbie sur l'Adriatique.
Le Tribunal pénal international
n'aurait-il pas pu, sur la foi de témoignages suffisants, hâter la
mise en accusation de Milosevic qui, annoncée le 26 mai,
apparaît maintenant comme une arme de guerre
téléguidée ?
Mais notre monde est dominé par
d'illustres incompétences, dont les pires ne sont peut-être pas
journalistiques : quand elles osent encore parler de la
« poudrière des Balkans », elles ne devraient
pas oublier que, toujours, ce sont les grandes puissances, extérieures
à la péninsule, qui y ont mis le feu. Mais ces intellectuels
médiatiques de tous bords, sans y rien connaître, ont tout compris
au terme d'un circuit de quelques jours au Kosovo, comme d'autres avaient tout
appris de la Bosnie bien cachés derrière un mur de
Sarajevo.
Alain Ducellier
Le Monde daté du samedi 5 juin 1999
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