Mercredi 10 mars 1999
Kosovo, la fin de la solitude
par Pascal Bruckner, écrivain
Longtemps, les Kosovars ont été isolés, doublement
prisonniers : de l'indifférence générale et de la poigne de fer de Belgrade. Ce fut la
grande sagesse d'Ibrahim Rugova que de leur avoir imposé la stratégie de la non-violence
et d'avoir de la sorte évité un bain de sang à son peuple analogue à celui qui a noyé
la Bosnie.
Mais cette réserve a tenu le Kosovo à l'écart d'un
règlement global à Dayton. Il fallait sans doute que les armes parlent enfin, pour
mettre un terme à un état d'apartheid insupportable et attirer sur ce confetti
balkanique l'attention d'une communauté internationale qui ne lui vouait jusque-là
qu'une commisération polie. Car les grandes puissances, malgré leurs déclarations,
récompensent rarement ceux qui suivent leurs valeurs ; elles respectent d'abord ceux qui
les défient, les mettent en péril ou leur rapportent gros. Pour qu'elles bougent, il
leur faut plus que de l'émotion : de l'intérêt stricto sensu, stratégique ou
économique.
Les Kosovars ne furent donc, pendant dix ans, qu'un de
ces petits peuples, aux côtés des Kurdes, des Tibétains, des Timorais, dont tout le
monde se demande pourquoi ils existent et comment ils persistent. Aussi l'entrée en
scène de l'UCK fut-elle le signe du réveil avec la capacité de la guérilla de mettre
en émoi toute la région et de provoquer de sérieuses dissensions, au sein de l'OTAN,
entre la Grèce et la Turquie. De là les menaces de bombardements, la conférence de
Rambouillet qui ne fut pas inutile malgré les cafouillages, le stationnement des troupes
alliées en Macédoine, la signature prochaine d'un accord dont les Serbes persistent à
refuser les termes et que les Kosovars sont sur le point de ratifier.
Quelle que soit la formule retenue – vaste
autonomie ou indépendance à terme – quels que soient les massacres toujours
possibles, les Kosovars ne sont plus seuls. Ils ont réussi, après des années de
souffrances et de dictature coloniale, à braquer les projecteurs sur leur cas. Ce n'est
pas une mince victoire.
Reste Milosevic, le cœur du problème, le boucher
des Balkans, le fossoyeur principal de l'ex-Yougoslavie qui a préféré la guerre à la
séparation à l'amiable comme en Tchécoslovaquie. Bogdan Bogdanovic, ancien maire de
Belgrade, aujourd'hui en exil, le qualifiait en 1987 de « stalinien post-moderne ». La
formule est lumineuse. Apparatchik sans relief, individu gris, Milosevic fut
véritablement révélé par son accession aux responsabilités gouvernementales. Ce fut
en 1989 au Kosovo, dont il supprima l'autonomie, qu'il se fit connaître par la célèbre
formule: « Personne n'a le droit de battre les Serbes. » C'est en ce lieu et à cette
date qu'ont commencé les guerres balkaniques. Depuis, ce caméléon de génie a su
chauffer à blanc le chauvinisme grand-serbe et mener toutes les batailles, ordonner
toutes les épurations, toutes les tueries sans jamais se compromettre ou se salir.
Jouant admirablement des frustrations de ses
compatriotes, cet Al Capone aux allures de rond-de-cuir n'a qu'une obsession : garder le
pouvoir. Il possède un atout formidable : il est sans convictions. Ce joueur de poker est
un opportuniste absolu qui peut parler toutes les langues – du nationalisme, du
communisme, des droits de l'homme, de la démocratie – parce qu'il ne croit en
aucune, un manipulateur diabolique qui a infecté ses pires adversaires du virus ethnique,
retourné toute l'opposition et transformé, par exemple, le vibrionnant Vuk Draskovic en
Assurancetourix slave promenant sa logorrhée sur toutes les ondes de la planète,
s'identifiant un jour sur CNN au Christ, qualifiant, lorsqu'il était encore son ennemi,
Milosevic de Hitler, le comparant un peu plus tard à de Gaulle, traitant enfin les
Kosovars de néo-nazis tout en les pressant de contracter avec les Serbes un mariage
d'amour ardent.
Au total, Milosevic n'aura pas seulement fait le
malheur des Croates, des Bosniaques et des Kosovars. Il aura aussi fait celui de son pays,
épuisé moralement et économiquement, mis au ban des nations, montré du doigt, accusé
de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Ce n'est pas lui qui guérira les
nationalistes serbes de leur pathologie, de leur délire victimaire, ce qui leur permet
d'ailleurs, puisque le monde entier conspire contre la Sainte Serbie, de menacer tous
leurs voisins et de les considérer comme des sous-hommes, de la vermine à éliminer sans
remords. On ne peut souhaiter à aucun peuple aujourd'hui de vivre dans la Serbie de
Milosevic, un pays profondément malade, pas même aux Monténégrins.
Peut-être est-il temps que le Tribunal pénal
international lance contre ce chef d'Etat un mandat et que les diplomates lui imposent un
ultimatum au lieu de négocier. C'est pourquoi la question du Kosovo est d'une telle
importance : tout a commencé là, tout doit y finir. Le Kosovo a été le berceau de la
carrière politique de Milosevic ; souhaitons qu'il devienne maintenant sa tombe et que
justice soit faite.
© Le Monde 1998 |