Mercredi 10 mars 1999
Faut-il avoir peur de la Grande Albanie ?
Daniel Vernet
Depuis le début du conflit du Kosovo, un mot est resté tabou pour
la communauté internationale : l'indépendance. Des périphrases sont autorisées,
une " autonomie substantielle " est proposée, qui crée un objet
institutionnel ayant pratiquement tous les attributs de l'indépendance, mais le mot n'est
pas prononcé. Pour une raison tactique évidente : il est déjà assez difficile de
faire admettre aux Serbes d'aller plus loin que le statut de région autonome accordé par
le pouvoir yougoslave en 1974 et supprimé par Slobodan Milosevic en 1989. Pour une raison
plus profonde : la crainte qu'un Kosovo indépendant ne soit le prélude à une
remise en cause généralisée des frontières dans les Balkans qui, cette fois, ne
toucherait pas seulement l'ancien espace yougoslave comme en 1991-1995 mais, par
contagion, l'ensemble de la région, de la Bosnie à la Grèce et la Bulgarie.
Pendant la récente guerre de Yougoslavie, on a beaucoup parlé de
la " question serbe " et les autorités françaises, au moins sous la
présidence Mitterrand, n'étaient pas les dernières à l'évoquer. La
" question serbe " désignait le fait qu'à la suite de l'éclatement
de la Yougoslavie, les Serbes se retrouvaient dispersés dans plusieurs Etats et
avançaient la revendication, jugée par certains légitime, de vivre dans un même Etat.
La réalisation de la Grande Serbie supposait la remise en cause des frontières et des
transferts de population qui, sous l'impulsion de Slobodan Milosevic, ont pris en Bosnie
la forme du nettoyage ethnique.
Or il y a une " question albanaise " comme il y
a une " question serbe ". Des communautés albanaises se retrouvent
dans plusieurs Etats des Balkans, l'Albanie proprement dite regroupant à peine la moitié
d'entre elles. On en trouve évidemment au Kosovo, où elles forment quelque 90 % des
deux millions d'habitants de la province, en Macédoine, où les Albanais représentent,
selon les évaluations, un quart à un tiers de la population, au Monténégro, etc. Dans
la mesure où les autres peuples de la Fédération ont pu revendiquer leur indépendance,
mais pas eux, les Albanais considèrent qu'ils ont été les oubliés du partage de la
Yougoslavie en 1991-1992.
Comme ils avaient été, estiment-ils, les oubliés du congrès de
Berlin en 1878, qui commença à répartir les dépouilles de l'Empire ottoman.
Dans une région où l'Histoire et son interprétation sont une
composante essentielle de l'identité nationale - les Croates remontent au
XIe siècle pour pouvoir exciper d'une existence étatique -, il est facile
d'objecter que les Albanais n'ont jamais été unis, que l'Etat albanais lui-même est une
création récente (1912) et que la Grande Albanie n'a jamais existé que sous
l'occupation italo-allemande, de 1941 à 1944. Les intellectuels albanais rappellent la
déclaration de Bujan (31 décembre 1943-2 janvier 1944) dans laquelle une
délégation de partisans du Kosovo (en majorité albanais) s'engageait à réunir, après
la libération, les territoires albanais de la Yougoslavie à l'Albanie. Cette
déclaration sera vite oubliée par Tito et s'il n'y avait pas eu le schisme
soviéto-yougoslave en 1948, il est probable que l'Albanie serait devenue la septième
République de la Yougoslavie titiste. Tout cela pour dire que les références à une
Grande Albanie perdue, qui aurait un jour rassemblé tous les Albanais, sont trop fragiles
pour justifier un combat aujourd'hui.
Pour se convaincre cependant que les Albanais n'ont pas renoncé, il
suffit de voir les cartes de la Grande Albanie ornant les murs des universités à Tirana
ou à Tgetovo, la ville à majorité albanaise de Macédoine. Mais les intellectuels
albanais, ceux qui, ayant fait des études en Europe - et ils sont nombreux -
maîtrisent les discours appréciés des Occidentaux, avancent des arguments plus
élaborés. Face à la crise du Kosovo et à ses conséquences, ils renversent le
raisonnement classique. Le vrai facteur de déstabilisation pour la région, disent-ils,
ce n'est pas l'indépendance du Kosovo, c'est la poursuite de la situation actuelle qui
aboutit exactement à l'inverse du but recherché par la communauté internationale, en
obligeant les Albanais, où qu'ils se trouvent, à réagir comme un seul peuple solidaire
des Kosovars. Selon eux, l'autonomie ne résoudra rien ; elle entretiendra un foyer
de crise latente qui éclatera un jour ou l'autre. Plus l'indépendance du Kosovo tardera,
plus le prix à payer sera élevé, explique un dirigeant de la communauté albanaise de
Macédoine.
Dans un premier mouvement, les intellectuels albanais repoussent la
comparaison entre le Kosovo et la communauté albanaise de Macédoine, parce que le Kosovo
a existé en tant que tel dans la Yougoslavie alors que la communauté albanaise n'a
jamais eu d'autonomie en Macédoine, qui était, elle-même, une composante de la
Fédération. Une " autonomie substantielle " pour le Kosovo pourrait
cependant faire tache d'huile en Macédoine. Le nouveau gouvernement de Skopje, dans
lequel siège le parti albanais le plus radical, a promis de mettre en oeuvre une
décentralisation municipale qui pourrait servir de point de départ à une coopération
entre les communes à majorité albanaise, prémice d'une revendication d'autonomie.
Confronté à la question, un dirigeant du Parti de la prospérité démocratique
albanaise (PPDA) s'en tire par une boutade : " Dieu nous a fait un
cadeau en nous regroupant dans la même région mais nous n'avons pas le courage d'en
profiter. "
UN FREIN IDÉOLOGIQUE
Et la Grande Albanie ? Pour notre interlocuteur, c'est un
épouvantail qu'agitent les adversaires des Albanais et de l'indépendance du Kosovo. Dire
que ce n'est pas un sujet d'actualité ne signifie pas qu'on abandonne l'objectif.
Simplement on le replace, dans la meilleure des hypothèses, dans une évolution
maîtrisée. Les Balkans se trouvent dans une phase de morcellement mais à l'avenir les
petits Etats auront de plus en plus de mal à survivre. Il faudra recréer des ensembles
politiques et économiques. Jusque-là, les Européens seraient mal placés pour faire des
objections. Comme il leur est difficile d'être en désaccord avec un discours sur la
" relativisation des frontières " qui, dans les Balkans aussi,
devront un jour perdre le caractère quasi sacré qu'elles ont actuellement. Mais si les
frontières doivent devenir perméables et même invisibles, cela vaut aussi pour les
frontières d'une future Grande Albanie, qui, avec quelque dix millions d'habitants, ne
serait pas " si grande que ça ", explique le responsable du
PPDA. Autrement dit, dans des Balkans où les frontières auraient les mêmes fonctions
que dans l'Union européenne, il importerait peu de respecter le tracé hérité des
guerres balkaniques du début du siècle ou de se mettre d'accord sur un nouveau tracé
qui tienne compte de l'aspiration des populations.
Le Kosovo pose donc à la communauté internationale un véritable
dilemme. Si l'abcès se maintient, même à l'état endémique, le syndrome du Kosovo se
répandra dans la région au sein des populations d'origine albanaise. Si un accord
intervient sur un statut d'autonomie permettant l'expression démocratique des Kosovars
pour la première fois de leur histoire, la vertu de l'exemple pourra aussi être
contagieuse. Des frontières artificielles, des Etats fragiles, risquent d'en faire les
frais. Il existe cependant un frein idéologique à la volonté de regroupement des
Albanais ; c'est la situation anarchique et le sous-développement économique de
l'Albanie elle-même. Et il existera une limite pratique : la présence au Kosovo, si
l'accord est signé, comme en Macédoine et en Bosnie, de plusieurs milliers de soldats de
l'OTAN qui seront aussi des garants du statu quo. Pour combien de temps ? Les forces
internationales sont depuis bientôt quatre ans en Bosnie et elles resteront au Kosovo au
moins pendant les trois années de la période dite de transition. Si accord il y a, il
permettra d'arrêter les affrontements armés et donc de gagner du temps. C'est mieux que
rien, même s'il laisse entière la " question albanaise ".
© Le Monde 1998 |