Kosovo : guérir du syndrome de répétition
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Samedi 27 février 1999

Kosovo : guérir du syndrome de répétition

par Emmanuel Wallon

TANT que l'Europe balbutiera, l'histoire bafouillera. L'échec partiel de la conférence de Rambouillet répond au succès relatif de la conférence de Dayton. L'actualité du Kosovo fait écho aux événements si proches de la Bosnie, lesquels renvoient aux horreurs d'un siècle obstiné à demeurer. « Pur présent » : cette mention en lettres de néon habite le décor du Requiem pour Srebrenica mis en scène par Olivier Py.

Les corps mutilés de Racak nous semblaient presque familiers, après tant d'articles et de manifestes pour dire la prévisibilité d'un tel massacre, de ceux qui l'ont précédé en secret, des autres qu'il annonce. La plupart des spécialistes avaient décrit ce fait patent et sa conséquence probable : que le nationalisme grand-serbe avec son fantasme d'ethnie pure, resurgi auprès de la minorité slave du Kosovo en 1981, menaçait de retomber de nouveau sur la population albanaise, après avoir meurtri Dubrovnik, ravagé Vukovar, puis dévasté les deux tiers de la Bosnie-Herzégovine. Ce genre de conscience impose d'abord le silence. D'avoir placé quelque espoir dans la protection des observateurs occidentaux, les villageois de Racak ont perdu la vie. Pour avoir, malgré l'expérience, trop misé sur la clairvoyance des gouvernements européens, nous crûmes d'abord décent de nous taire.

C'est pourquoi on a peu lu ou entendu la protestation des artistes et des intellectuels qui s'étaient mobilisés pour la défense de Sarajevo de 1992 à 1995. On n'a guère perçu non plus l'appel des militants - encore actifs pourtant, dans de nombreux collectifs - qui gardent fidélité aux victimes de la purification ethnique dans l'ex-Yougoslavie. Voilà peut-être pourquoi Ibrahim Rugova, le dirigeant modéré des Albanais qui réussit dix ans durant à organiser leur résistance non violente, parlait d'une voix faible, comme étranglée par son éternelle écharpe, lorsqu'on l'approchait à Pristina, ou quand il se rendait à Paris, à l'époque où l'Elysée et Matignon jugeaient habile de l'éconduire. Ayant éprouvé que la raison d'Etat dédaigne la raison tout court, il savait aussi que les gestionnaires des affaires étrangères sont sourds aux accents de l'émotion.

Ces derniers, dignes remplaçants des équipes précédentes, n'ont crainte de se répéter, au contraire. Les vieux termes usés d'avoir trop trompé, ils les ont vite recyclés. Les revoici, les belligérants et les parties au conflit que, malgré l'évidente dissymétrie des forces, l'on invite à montrer une égale retenue ; encore une fois les morts qu'on soupçonne d'affabulation, les bourreaux en chef qu'on prie d'enquêter sur les exactions de leurs subordonnés, les soldats de fortune qui feraient mieux de rendre leurs fusils et de cesser toute résistance - pardon ! toute provocation. Il ne manque pas un couplet, pas une figure au ballet bien rodé des conciliabules internationaux, conclus par des menaces assorties de démentis. La presse, heureusement, se laisse moins facilement duper. Les journalistes connaissent les méthodes de M. Milosevic et comprennent qu'on doive arrêter ses crimes dans l'intérêt même du peuple serbe. Il est donc temps de chasser ce sentiment absurde de répétition, pour reprendre la chaîne des analyses et y accrocher des résolutions.

Ceux qui ont pris fait et cause pour la Bosnie multiethnique ne devraient pas avoir peur de se déclarer pour l'autodétermination des Albanais du Kosovo. Oui, les résistants bosniaques étaient pour la plupart animés par un refus viscéral des nationalismes et mouraient pour défendre une société pluraliste. Formant 90 % du peuplement de la « province », les Kosovars de souche albanaise ne sauraient présenter une telle diversité, bien qu'ils aient toujours fait preuve d'ouverture culturelle, de tolérance politique et même d'indifférence religieuse. Ils se battent pour échapper à la sujétion totale qui leur est imposée depuis que le statut d'autonomie garanti par l'ancienne Constitution yougoslave a été brisé en 1989-1990. Ils sont considérés de longue date comme indignes du rang de citoyen, écartés des emplois publics, chassés des écoles et des universités, réprimés par la police et humiliés à tout bout de champ. Aujourd'hui leurs familles encourent l'expulsion, la torture ou la mort en cas de rébellion.

Plus la domination serbe revêt le type colonial et plus leur lutte prend l'allure d'une libération nationale. Appartenant à une génération élevée dans le dégoût de la guerre d'Algérie, les responsables politiques et les intellectuels qui ont choisi le bon côté durant le siège de Sarajevo auraient tort de se désintéresser du sort du Kosovo. Au-delà de la disparité des situations, deux principes doivent les guider : l'urgence d'assister un peuple en danger et la nécessité de contrer le dernier régime raciste d'Europe.

La purification ethnique est pour Slobodan Milosevic un instrument aussi bien qu'une fin. Au Kosovo néanmoins, l'ampleur de la tâche excède les fantasmes du boucher le plus endurci. C'est pourquoi le statu quo armé, ce climat de terreur sans perspective apparente, le satisfait. Son désir de conserver le pouvoir surpasse son ambition d'offrir aux Serbes un Etat homogène : on put le vérifier lors des accords de Dayton et de certains compromis avec les autorités du Monténégro. Quoi qu'il en dise et quoi qu'en pensent les docteurs qui auscultent l'âme de la Sainte Serbie, cette région, ses monastères et ses mines lui importent moins que le contrôle d'un régime dont son entourage tire grand profit.

Entre l'apartheid et le génocide, la marge de manouvre lui semble d'autant plus large qu'il est parvenu à faire reculer les limites de la tolérance internationale. Son dédain des résolutions de l'ONU et des avions de l'OTAN lui a déjà permis d'engranger d'importants bénéfices politiques. Promus vice-premiers ministres, ses adversaires d'hier, le criminel Vojislav Seselj et le versatile Vuk Draskovic cimentent autour de lui la coalition des nationalistes de tout poil. Personne - pas même Saddam Hussein, expert en la matière - ne fait mieux que lui la différence entre un avertissement et une sanction. Quant aux remontrances, il s'en moque. Aucune solution politique ne saurait donc prévaloir sans contrainte militaire. Il est inutile d'en demander l'autorisation préalable au maître de Belgrade : au contraire il n'envisagera des concessions sérieuses que si la détermination de la communauté internationale lui ôte une part de responsabilité devant son propre peuple.

Les frappes aériennes contre les infrastructures de l'armée serbe peuvent se révéler nécessaires à titre de semonce ou de sanction, mais surtout pour protéger le déploiement de troupes au Kosovo. Seule la présence d'une force d'intervention est susceptible de restituer un sens à la mission de « vérificateurs », quels qu'ils soient, et d'amener le gouvernement serbe à respecter les bases, les modalités et les délais d'un quelconque accord. Pour qu'elle soit capable de se faire respecter, son autonomie de mouvement, la clarté de son mandat, l'unité de son commandement, le droit de faire usage de ses armes comptent sans doute plus que l'ampleur de ses effectifs.

Les tâches de ce contingent ? Garantir le retrait des appareils de répression, rétablir la sécurité des populations, assurer les conditions d'élections démocratiques. Avec l'aide de l'Union européenne et de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), les organes civils ainsi désignés pourront instaurer l'autonomie dans les faits et favoriser la reconversion des unités de l'UCK (Armée de libération du Kosovo) dans une police régulière à majorité albanaise.

Evoquée à Rambouillet, la question du référendum reviendra tôt ou tard sur le tapis. L'obstination de Milosevic à torpiller l'autonomie est cause de la crise actuelle, et les Européens ont manqué une chance de l'imposer quand ils ont ignoré la main tendue par la LDK (Ligue démocratique du Kosovo). Ainsi, les combattants ont chassé les modérés dans le cour des Kosovars. Que le Groupe de contact clame son désaveu de ce choix n'y changera pas grand-chose. Plutôt que de sacraliser la souveraineté serbe, ses membres feraient mieux de fixer le terme d'une consultation et de faire dépendre les formules qui lui seront soumises du degré de coopération que Belgrade aura démontré entre-temps. En l'absence de mesures de confiance à même d'apaiser les doutes de la population albanaise, on voit mal comment celle-ci se contenterait d'un statut aussi réversible que celui de 1974. Il resterait encore à imaginer la solution d'une république associée à la Fédération yougoslave, à égalité de droits avec la Serbie et le Monténégro. En cas de refus, la perspective d'un Etat indépendant serait alors inéluctable.

La France seule ne peut résoudre tous les problèmes, mais elle doit parler clair. L'Europe tient une belle occasion de prouver qu'elle possède une cervelle et des membres, en plus d'un porte-monnaie. Jusqu'à présent, Hubert Védrine s'est contenté de mettre ses pas dans ceux de Roland Dumas et d'Alain Juppé. Peut-on espérer du ministre et du chef de l'Etat en compétition pour se hisser à la portée du troisième millénaire qu'ils montreront davantage de courage ?

Emmanuel Wallon est maître de conférences en science politique à l'université Paris X-Nanterre.

© Le Monde 1998

 

 

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