Kosovo : guérir du syndrome de répétition
par Emmanuel
Wallon
TANT que l'Europe balbutiera, l'histoire
bafouillera. L'échec partiel de la conférence de
Rambouillet répond au succès relatif de la conférence de
Dayton. L'actualité du Kosovo fait écho aux événements si
proches de la Bosnie, lesquels renvoient aux horreurs d'un
siècle obstiné à demeurer. « Pur présent » : cette
mention en lettres de néon habite le décor du Requiem pour
Srebrenica mis en scène par Olivier Py.
Les corps mutilés de Racak nous semblaient
presque familiers, après tant d'articles et de manifestes
pour dire la prévisibilité d'un tel massacre, de ceux qui
l'ont précédé en secret, des autres qu'il annonce. La
plupart des spécialistes avaient décrit ce fait patent et
sa conséquence probable : que le nationalisme grand-serbe
avec son fantasme d'ethnie pure, resurgi auprès de la
minorité slave du Kosovo en 1981, menaçait de retomber de
nouveau sur la population albanaise, après avoir meurtri
Dubrovnik, ravagé Vukovar, puis dévasté les deux tiers de
la Bosnie-Herzégovine. Ce genre de conscience impose d'abord
le silence. D'avoir placé quelque espoir dans la protection
des observateurs occidentaux, les villageois de Racak ont
perdu la vie. Pour avoir, malgré l'expérience, trop misé
sur la clairvoyance des gouvernements européens, nous
crûmes d'abord décent de nous taire.
C'est pourquoi on a peu lu ou entendu la
protestation des artistes et des intellectuels qui s'étaient
mobilisés pour la défense de Sarajevo de 1992 à 1995. On
n'a guère perçu non plus l'appel des militants -
encore actifs pourtant, dans de nombreux collectifs -
qui gardent fidélité aux victimes de la purification
ethnique dans l'ex-Yougoslavie. Voilà peut-être pourquoi
Ibrahim Rugova, le dirigeant modéré des Albanais qui
réussit dix ans durant à organiser leur résistance non
violente, parlait d'une voix faible, comme étranglée par
son éternelle écharpe, lorsqu'on l'approchait à Pristina,
ou quand il se rendait à Paris, à l'époque où l'Elysée
et Matignon jugeaient habile de l'éconduire. Ayant éprouvé
que la raison d'Etat dédaigne la raison tout court, il
savait aussi que les gestionnaires des affaires étrangères
sont sourds aux accents de l'émotion.
Ces derniers, dignes remplaçants des
équipes précédentes, n'ont crainte de se répéter, au
contraire. Les vieux termes usés d'avoir trop trompé, ils
les ont vite recyclés. Les revoici, les belligérants et les
parties au conflit que, malgré l'évidente dissymétrie des
forces, l'on invite à montrer une égale retenue ; encore
une fois les morts qu'on soupçonne d'affabulation, les
bourreaux en chef qu'on prie d'enquêter sur les exactions de
leurs subordonnés, les soldats de fortune qui feraient mieux
de rendre leurs fusils et de cesser toute résistance -
pardon ! toute provocation. Il ne manque pas un couplet, pas
une figure au ballet bien rodé des conciliabules
internationaux, conclus par des menaces assorties de
démentis. La presse, heureusement, se laisse moins
facilement duper. Les journalistes connaissent les méthodes
de M. Milosevic et comprennent qu'on doive arrêter ses
crimes dans l'intérêt même du peuple serbe. Il est donc
temps de chasser ce sentiment absurde de répétition, pour
reprendre la chaîne des analyses et y accrocher des
résolutions.
Ceux qui ont pris fait et cause pour la
Bosnie multiethnique ne devraient pas avoir peur de se
déclarer pour l'autodétermination des Albanais du Kosovo.
Oui, les résistants bosniaques étaient pour la plupart
animés par un refus viscéral des nationalismes et mouraient
pour défendre une société pluraliste. Formant 90 % du
peuplement de la « province », les Kosovars de souche
albanaise ne sauraient présenter une telle diversité, bien
qu'ils aient toujours fait preuve d'ouverture culturelle, de
tolérance politique et même d'indifférence religieuse. Ils
se battent pour échapper à la sujétion totale qui leur est
imposée depuis que le statut d'autonomie garanti par
l'ancienne Constitution yougoslave a été brisé en
1989-1990. Ils sont considérés de longue date comme
indignes du rang de citoyen, écartés des emplois publics,
chassés des écoles et des universités, réprimés par la
police et humiliés à tout bout de champ. Aujourd'hui leurs
familles encourent l'expulsion, la torture ou la mort en cas
de rébellion.
Plus la domination serbe revêt le type
colonial et plus leur lutte prend l'allure d'une libération
nationale. Appartenant à une génération élevée dans le
dégoût de la guerre d'Algérie, les responsables politiques
et les intellectuels qui ont choisi le bon côté durant le
siège de Sarajevo auraient tort de se désintéresser du
sort du Kosovo. Au-delà de la disparité des situations,
deux principes doivent les guider : l'urgence d'assister un
peuple en danger et la nécessité de contrer le dernier
régime raciste d'Europe.
La purification ethnique est pour Slobodan
Milosevic un instrument aussi bien qu'une fin. Au Kosovo
néanmoins, l'ampleur de la tâche excède les fantasmes du
boucher le plus endurci. C'est pourquoi le statu quo armé,
ce climat de terreur sans perspective apparente, le
satisfait. Son désir de conserver le pouvoir surpasse son
ambition d'offrir aux Serbes un Etat homogène : on put le
vérifier lors des accords de Dayton et de certains compromis
avec les autorités du Monténégro. Quoi qu'il en dise et
quoi qu'en pensent les docteurs qui auscultent l'âme de la
Sainte Serbie, cette région, ses monastères et ses mines
lui importent moins que le contrôle d'un régime dont son
entourage tire grand profit.
Entre l'apartheid et le génocide, la marge
de manouvre lui semble d'autant plus large qu'il est
parvenu à faire reculer les limites de la tolérance
internationale. Son dédain des résolutions de l'ONU et des
avions de l'OTAN lui a déjà permis d'engranger d'importants
bénéfices politiques. Promus vice-premiers ministres, ses
adversaires d'hier, le criminel Vojislav Seselj et le
versatile Vuk Draskovic cimentent autour de lui la coalition
des nationalistes de tout poil. Personne - pas même
Saddam Hussein, expert en la matière - ne fait mieux
que lui la différence entre un avertissement et une
sanction. Quant aux remontrances, il s'en moque. Aucune
solution politique ne saurait donc prévaloir sans contrainte
militaire. Il est inutile d'en demander l'autorisation
préalable au maître de Belgrade : au contraire il
n'envisagera des concessions sérieuses que si la
détermination de la communauté internationale lui ôte une
part de responsabilité devant son propre peuple.
Les frappes aériennes contre les
infrastructures de l'armée serbe peuvent se révéler
nécessaires à titre de semonce ou de sanction, mais surtout
pour protéger le déploiement de troupes au Kosovo. Seule la
présence d'une force d'intervention est susceptible de
restituer un sens à la mission de « vérificateurs »,
quels qu'ils soient, et d'amener le gouvernement serbe à
respecter les bases, les modalités et les délais d'un
quelconque accord. Pour qu'elle soit capable de se faire
respecter, son autonomie de mouvement, la clarté de son
mandat, l'unité de son commandement, le droit de faire usage
de ses armes comptent sans doute plus que l'ampleur de ses
effectifs.
Les tâches de ce contingent ? Garantir le
retrait des appareils de répression, rétablir la sécurité
des populations, assurer les conditions d'élections
démocratiques. Avec l'aide de l'Union européenne et de
l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en
Europe), les organes civils ainsi désignés pourront
instaurer l'autonomie dans les faits et favoriser la
reconversion des unités de l'UCK (Armée de libération du
Kosovo) dans une police régulière à majorité albanaise.
Evoquée à Rambouillet, la question du
référendum reviendra tôt ou tard sur le tapis.
L'obstination de Milosevic à torpiller l'autonomie est cause
de la crise actuelle, et les Européens ont manqué une
chance de l'imposer quand ils ont ignoré la main tendue par
la LDK (Ligue démocratique du Kosovo). Ainsi, les
combattants ont chassé les modérés dans le cour des
Kosovars. Que le Groupe de contact clame son désaveu de ce
choix n'y changera pas grand-chose. Plutôt que de sacraliser
la souveraineté serbe, ses membres feraient mieux de fixer
le terme d'une consultation et de faire dépendre les
formules qui lui seront soumises du degré de coopération
que Belgrade aura démontré entre-temps. En l'absence de
mesures de confiance à même d'apaiser les doutes de la
population albanaise, on voit mal comment celle-ci se
contenterait d'un statut aussi réversible que celui de 1974.
Il resterait encore à imaginer la solution d'une république
associée à la Fédération yougoslave, à égalité de
droits avec la Serbie et le Monténégro. En cas de refus, la
perspective d'un Etat indépendant serait alors inéluctable.
La France seule ne peut résoudre tous les
problèmes, mais elle doit parler clair. L'Europe tient une
belle occasion de prouver qu'elle possède une cervelle et
des membres, en plus d'un porte-monnaie. Jusqu'à présent,
Hubert Védrine s'est contenté de mettre ses pas dans ceux
de Roland Dumas et d'Alain Juppé. Peut-on espérer du
ministre et du chef de l'Etat en compétition pour se hisser
à la portée du troisième millénaire qu'ils montreront
davantage de courage ?
Emmanuel Wallon est maître de
conférences en science politique à l'université Paris
X-Nanterre.
© Le Monde 1998