Deux couverts


J'ai fait Deux couverts à Jumièges, c'est à dire dans ma propriété qui s'appelait "Chez les Zoaques". Mirbeau, quelques jours plus tard est arrivé chez moi avec Claude Monet, pour y passer deux semaines, et lorsqu'il m'a demandé ce que j'étais en train faire, je lui ai lu ma petite pièce. Il m'a fait alors l'un des plus beaux compliments qui m'a jamais été fait. Aussitôt la lecture terminée, il m'a dit : "Relisez-la-moi, je voudrais la réentendre."
Un mois plus tard, il m'écrivit de Paris qu'il avait vu Jules Claretie et que ma pièce était reçue au Théâtre Français. J'allais remercier Claretie qui voulut bien me dire que, pour la forme, il me fallait lire ma pièce au Comité. Ma pièce fut reçue à l'unanimité, mais, M. Claretie étant décédé, c'est Albert Carré qui monta la pièce.
Un jour, il me convoqua. J'entrai dans son bureau et il me dit :
- J'ai lu votre sketch et je le trouve charmant.
Je lui demandai ce qu'il appelait mon "sketch" ? Il me dit que c'était Deux couverts et, comme je semblais surpris, il ajouta : "Je dis sketch parce que c'est à la mode."
Alors il me proposa Georges Berr pour jouer le rôle du collégien, ou bien Marie Leconte !
Je lui dis à quel point ni l'un ni l'autre de ces deux artistes ne pouvait faire l'affaire. Il insista et me déclara qu'avec Georges Berr ce serait "tordant".
- Tordant ? Mais c'est que je ne tiens pas du tout à ce que le public se torde.
- Pourtant, je me suis tordu, moi, en la lisant.
- Alors, lui dis-je, monsieur l'administrateur, c'est que vous l'avez mal lue. Passez-moi mon manuscrit et permettez-moi de vous la lire moi-même.
Il m'écouta et je dois dire que, le plus loyalement du monde, il voulut bien convenir qu'il l'avait, en effet, mal lue. La distribution fut d'un commun accord décidée. M. de Féraudy jouerait le rôle du père, Berthe Cerny le rôle de la maîtresse et l'on engagea un jeune élève du Conservatoire, ce jeune élève fut Géronimus.
La pièce entra en répétition deux ou trois mois plus tard et Mirbeau me fit la joie de venir assister à plusieurs d'entre elles.
La veille de la répétition générale, je tombai gravement malade, si gravement malade que je devais rester couché pendant deux mois et je n'ai pas pu assister à la répétition générale de ma petite pièce. J'en connus le succès par Mirbeau et par Claude Monet qui vinrent me l'annoncer à 6 heures du soir.

Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934.


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