Napoléon. - Je vais vous rafraîchir à mon tour la mémoire. Le jour de notre
première rencontre, vous m'avez fait le serment de ne jamais me trahir sans m'en avoir avisé.
Vous en souvenez-vous ?
Talleyrand. - Oui, Sire, je m'en souviens fort bien.
Napoléon. - Or, vous avez précisément négligé de le faire.
Talleyrand. - De vous trahir ?
Napoléon. - Non, de m'en aviser.
Talleyrand. - Je ne vous ai pas trahi.
Napoléon. - !
Talleyrand. - Non, Sire, pas encore. Mais je vous en avise - et, vous en avisant, je ne
vous trahis pas.
Napoléon. - Je ne sais pas ce qui me retient...
Talleyrand. - Je n'en sais rien moi-même, et je m'en étonne aussi. Singulière aventure,
n'est-ce pas, que la nôtre - et curieux sentiment qui nous attache l'un à l'autre. Je n'y vois
pas... ça, d'amitié. Je n'y vois pas de haine. Et ce serait de l'amour que je n'en serais pas
surpris. Car je vous aime, et vous m'aimez. Je vous ai tout de suite aimé d'ailleurs. Je me suis
même attaché à votre personne. Je m'étais senti entraîné vers vous par cet attrait irrésistible
qu'un beau génie porte avec lui. Vos bienfaits par la suite ont provoqué en moi une
reconnaissance profonde, et - pourquoi ne le dirais-je pas ? - j'ai joui de votre gloire et des
reflets qui en rejaillissaient sur ceux qui vous aidaient dans votre noble tâche. Aussi vous
ai-je servi avec dévouement, et, autant qu'il en a dépendu de moi, avec un dévouement éclairé.
Dans le temps où vous saviez entendre encore la vérité, je vous la disais loyalement - et la
disgrâce que m'a value ma franchise me justifie devant ma conscience de m'être séparé de votre
politique.
Napoléon. - Vous vous en êtes donc séparé !
Talleyrand. - Non, mais je m'en sépare.
Napoléon. - Voulez-vous que je vous dise ce que vous êtes ?
Talleyrand. - Vous allez vous tromper encore.
Napoléon. - Je ne crois pas. Vous êtes un voleur, un homme sans foi, vous ne croyez pas en
Dieu, il n'y a rien pour vous de sacré : vous vendriez votre père !
Talleyrand. - C'est très exagéré.
Napoléon. - Exagéré ?
Talleyrand. - Oui. Et tout ce qui est exagéré est insignifiant.
Napoléon. - Insignifiant 1... Je vous briserai, vous m'entendez, comme je brise ce verre !
Et, ce disant, il lance à la figure de Talleyrand le verre d'eau qu'il
venait de porter à ses lèvres. Talleyrand l'évite en inclinant la tête un
peu, vers son épaule.
Talleyrand. - C'est bien possible.
Napoléon. - Ah ! Pourquoi ne vous ai-je pas fait pendre aux grilles du Carrousel !
Talleyrand. - Je voulais toujours vous le demander.
Napoléon. - Prenez garde, Monsieur.
Talleyrand. - Vous ne me faites pas peur. Je suis peut-être le seul homme au monde à qui
vous ne fassiez pas peur.
Napoléon. - Traître !
Talleyrand. - Mais non - je ne vous trahis pas, Sire, je vous abandonne à ce destin
funeste dont vous étiez pourtant le maître il y a six mois encore.
Napoléon. - Lâche !
Talleyrand. - Mais non, précisément - songez au risque que je cours en m'opposant à vos
desseins. Est-ce que je ne perds pas tout en vous répondant : non ? Mais, ma vie elle-même est en
danger d'ailleurs, vous m'en avez avisé de la façon la plus cordiale tout à l'heure. Non, ni
traître, ni lâche : intelligent, c'est tout. Et c'est cela qui vous exaspère.
Napoléon. - Vous vous croyez plus intelligent que moi ?
Talleyrand. - Ah ! Oui - mais ne me comparez pas à vous, Sire ! Vous êtes un homme
de génie - un être fabuleux, comme on n'en vit jamais - et même, il se pourrait qu'une issue
désastreuse ou tragique ou lugubre servît votre légende. Peut-être vaut-il mieux que l'Europe
entière, liguée contre vous, vous poursuive, vous cerne, à la fin vous enchaîne, et vous
immortalise. Ne le pensez-vous pas ?
Napoléon, comme à lui-même. - Je l'ai pensé parfois.
Talleyrand. - Que j'aime à vous l'entendre dire !... Car la France, dans tout cela, que
devient-elle, alors ? Et ne comprenez-vous pas que vous l'entraînez dans votre chute ?... Et
c'est moi que vous traitez de traître !