LES TROIS FONT LA PAIRE

              


Production : C.L.M. (Clément Duhour) - Distribution : Gaumont.
Scénario original et dialogues : Sacha Guitry.
Réalisation : Sacha Guitry.
Collaboration à la réalisation : Clément Duhour.
Chef opérateur : Philippe Agostini.
Décors : Raymond Gabutti.
Son : Jean Bertrand. - Montage : Paulette Robert. - Musiques : Hubert Rostaing.
Directeur de production : Gilbert Bokanovski.

Interprètes :
Michel Simon, Darry Cowl, Philippe Nicaud, Sophie Desmarets, Clément Duhour, Jean Rigaux, Robert Dalban, Philippe Agostini, André Chanu, Julien Carette, Gilbert Bokanovski, Christian Méry, Pauline Carton, Jane Marken, Jacques Ary, Numès Fils, Fernand Bellan, Henri Djanick, Émile Genevois, Jeff Patnicelli, Sacha Guitry (la voix du conteur).

Durée : 90 mn. Sortie : le 17 mai 1957 au cinémas Gaumont-Palace, Aubert-Palace, Gaumont-Théâtre et Raimu - Paris.

L'histoire :
Quand un meurtre est commis sur un tournage et que la scène a été filmée... Rien de plus facile que d'identifier le coupable... sauf s'il a un jumeau ou un sosie. Le dernier film de Guitry, une comédie des ressemblances où cruauté et cynisme s'ajoutent à un scénario brillant comme d'habitude...

Critiques anciennes et récentes :
Les Trois font la paire est une histoire de sosies, qui sont d'ailleurs des jumeaux, mais - en fait - des triplés. L'action se déroule dans des lieux où chacun joue un rôle : social (le commissaire), criminel (l'assassin), artistique (le comédien, le metteur en scène, les clowns)... Chaque décor est un théâtre où le protagoniste doit prouver ses capacités à tirer son épingle du jeu. Il lui faut inventer une mise en scène pour réussir dans l'organisation qui lui est supérieure. La promotion par l'improvisation juste ou l'analyse critique irréfutable. Jeu de masques et d'emplois où la multiplication des modèles complique les stratégies et les tactiques. Chacun a son double rêvé, même les triplés !
Ces différents dispositifs ne peuvent fonctionner cinématographiquement que sur une structure à triple niveau. Guitry revient au prologue. Images terribles où on le voit, barbu, vieilli, agonisant, téléphoner à son ami Willemetz et lui confier :
"Tu sais bien que, pour moi, un film, une pièce, un roman, c'est un point de départ, ou bien un but, choisi d'avance... mais je préfére les points de départ, car on est le maître des événements qui vont se produire, jusqu'au moment où on en devient l'esclave. Tout ce que je peux te dire, en tout cas, de mon film, c'est que ce sera le récit de la brève existence d'un jeune voyou, fort sympathique d'une part, et, d'autre part, hélas ! capable de tuer à la première occasion... Quand j'en serai à la moitié de mon film, je te téléphonerai pour te dire que j'en suis au deux-tiers, car tu sais que je ne sais pas compter..."
Tout en brouillant les cartes, Guitry énonce ici sur quoi va reposer sa mise en scène. Et le film commence par la présentation de trois personnages et de leurs compagnes (de toujours ou d'un moment). Ce sont la victime (un acteur), l'assassin (un jeune homme) et le commissaire (Michel Simon). Autrement dit : le trio nécessaire à une histoire policière. Le comédien (cantonné dans les rôles de silhouettes muettes) voudrait s'imposer par ses propres trouvailles (tics, grimaces, onomatopées) et sa femme regrette qu'il n'ait pas la place de Michel Simon. Le futur assassin voudrait s'affirmer dans le milieu criminel en montrant ce qu'il peut faire et la femme du commissaire regrette que son époux ne soit pas aussi célèbre que l'inspecteur Maigret (que Michel Simon a joué dans Le Chien jaune), ce à quoi son mari lui répond qu'il lui faudrait un beau crime.
Guitry exauce les souhaits de ces trois spécimens. Le commissaire va enquêter sur le meurtre du comédien dont l'auteur est le jeune voyou. L'acteur devient célèbre par sa mort et le jeune voyou défraiera l'actualité par la gratuité de son geste. Jusqu'ici, les codifications du polar traditionnel sont respectées, balisées, prêtes à fonctionner. Premier grain de sable qui efface tout suspense : le crime a eu lieu pendant que l'acteur tournait une scène de cinéma. La caméra a tout enregistré. L'irruption du meurtre, réel, dans la scène de fiction tournée, a transformé les images enregistrées en documentaire et en pièce à conviction. Involontairement, le cinéma a saisi la mise en scène du tueur.
Guitry opère la relance une première fois avec une histoire de jumeaux dans un cirque... L'engrenage crépite et rejette toute notion de justice légale, car ce sont les truands qui mettront en scène le (faux) suicide de l'assassin sur les lieux-mêmes de son crime. Son exergue et son succès mettant en péril leur organisation, il supprime l'assassin.
Et nous retrouvons Guitry à sa table qui conclue en signant à la place du mot FIN :
"Je m'en serais voulu de passer pour un être bienveillant à l'égard des criminels, mais, d'autre part, qu'il y ait des crimes, je l'admets volontiers, car il faut bien que tout le monde vive !"
Pirouette terrible dans cette machinerie de l'absurde où Guitry porte un regard impitoyable sur tous ses personnages. L'hystérie cocasse d'un metteur en scène intello (Darry Cowl), la prétention aigrie des acteurs (la veuve de la victime profite des circonstances pour essayer de décrocher un rôle), l'auto-satisfaction puante du commissaire, le sens de la morale du milieu, le goût de la délation, le manque de rigueur des nouveaux criminels (l'affaire Buisson et les exploits de Pierre Loutrel ne sont pas loin), l'aspiration au bonheur de midinette de la prostituée... Deux figures échappent au massacre : celles des clowns jumeaux, prêts à se sacrifier l'un pour l'autre, et aériens superbes, avec ou sans leurs fards d'homme de cirque.
Du monde qu'à s'apprête à quitter, Guitry ne sauve que ces deux poètes du burlesque, l'image de ce qu'il aurait toujours voulu être depuis sa découverte du cirque à Saint Petersbourg en 1890 : celle d'un clown.
Noël Simsolo, Cahiers du cinéma, 1988.


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