Extraits des dialogues du film LA VIE D'UN HONNÊTE HOMME


Dans le cabinet de travail d'Albert.
Il est seul.
La voix du conteur .
Or, un jour, il advint ceci...
(...)
- Est-ce que tu me reconnais ?... Je devrais plutôt te demander si tu te reconnais.
- Oui, je te reconnais - comme on se reconnaît soi-même en effet sur une photographie.
- Bonjour, Albert.
- Bonjour, Alain.
- Est-ce que tu crois que nous allons nous serrer la main ?... Je n'y tiens pas, tu sais. Nous ne nous sommes jamais aimés - nous sommes brouillés depuis trente ans - tu me reçois à contrecoeur - je n'éprouve aucun plaisir à me trouver en face de toi - fais-moi donc signe de m'asseoir - et, tout de suite, finissons-en.
Albert a désigné un siège à son frère - et il va se réfugier derrière son bureau.
- Tu as lu ma lettre ?
- Oui.
- Alors - est-ce possible ?
- Malheureusement pas.
- Tu ne peux me faire aucune place dans tes affaires ?
Albert répond non de la tête.
- C'est à cause de notre ressemblance ?
- Pas seulement.
- Tu as bien compris, n'est-ce pas, que j'étais à bout de ressources ?
Albert fait oui de la tête.
Et tu ne peux même pas me recommander à quelqu'un ?
- Si, je le peux - mais, honnêtement, dois -je le faire ?... C'est très grave, tu sais, de recommander quelqu'un. Quelle est ta profession, d'ailleurs ?
- J'ai fait tous les métiers.
- Ce n'est pas une référence !
- Alors - se foutre à l'eau ?
- En tous cas, n'avoir pas ce sourire narquois, ce regard implacable et ce ton ménaçant...
- Tu me hais ?
- Oh ! Du tout.
- Tu me plains ?
- Sincèrement. Mais je n'aime pas que tu tiennes les autres pour responsables de tes malheurs. Personne ne te doit rien, mon ami - et tes revendications muettes ne servent pas tes intérêts. (Un temps.) Depuis quand es-tu à Paris ?
- Depuis six jours. J'habite dans un hôtel, auprès de la gare du Nord. Je te le recommande ! D'ailleurs, dans ma lettre, il y a mon adresse. Il est vrai que tu as dû la jeter au feu, ma lettre. Hein - tu l'as jetée au feu ?
- Non.
- Menteur.
Albert sort son portefeuille et montre la lettre.
- Tu fais collection d'autographes ?... Tu l'a cachée tout de même !
- Et tu arrives du Canada...
- Oui.
- Qu'est-ce que tu as fait en dernier lieu ?
- De la prison.
- ? !
- Vagabondage. N'avoir pas de quoi manger et coucher n'importe où, ça s'appelle comme ça, dans tous les pays civilisés.
Tu regardes mon costume - il te plaît ?... C'est un cadeau - d'un inconnu - sur le bateau - avec quatre dollars - qu'il avait fait semblant d'oublier dans une poche. Il y a des gens bizarres - hein ?... Il est vrai qu'il n'était pas mon frère !
- Tu te crois très malin en ajoutant cela - mais tu as dit la vérité : il n'était pas ton frère - et ça ne l'engageait pas pour l'avenir !... Est-ce que tu es marié ?
- J'avais une maîtresse - mais heureument elle m'a quitté. Et avec un beau costume comme ça... je ne peux pas être ton secrétaire ?
Albert fait signe que non.
A cause de ta femme ?
- Oui - aussi.
- Elle connaît cependant mon existence ?
- Heu... non. Tu avais disparu... tu pouvais ne jamais reparaître - et la lui révéler, c'était la mettre au courant... de bien de choses qui te concernent - et qui ne la regardent pas.
- Tu as eu honte de moi ?
- Sans en avoir au précisément honte, je ne te cacherai pas qu'un homme dans ma situation n'a pas à se targuer d'avoir pour frère...
- Un pauvre. Alors, ta femme ne sait pas que nous sommes deux jumeaux ?
- C'est à dire qu'elle sait que notre mère avait eu deux jumeaux...
- Dont l'un n'a pas vécu ?
- Voilà.
- C'est bien ça !... Non content de ne pas m'avoir aidé à vivre, tu m'as tué ! Tu es un frère !... Est-ce que je peux te demander à quel âge je suis mort ?
- Vers dix-huit ans. - C'est jeune !... En somme, tu t'es tout de suite débarrassé de moi !... Je comprends, évidemment, pourquoi tu ne peux pas, dans ces conditions-là, me prendre comme secrétaire... Ni me recommander. Bon. Donne-moi mille francs, veux-tu.
- Mille francs... ?
- Oh ! Tu ne va pas me les refuser ?... Hein ?... Qu'est-ce que c'est que mille francs, pour toi !
- C'est mille francs, comme pour toi.
- Oui, mais, moi, avec mille francs je peux manger pendant six jours !
- Oui - mais, moi, avec mille francs, je peux fumer pendant une semaine ! Pourquoi veux-tu que je me prive de fumer pendant huit jours... parce que tu n'a pas su te débrouiller dans la vie ?
Albert donne à son frère trois mille francs.
- Trois mille, tu me donnes ! Pfff !... Mille que je te demande... mille, pour que je me taise... et mille, probablement, pour que je ne revienne pas ! (Un temps.) Se ressembler à ce point-là... et être tellement différents l'un de l'autre - hein ? - c'est quelque chose d'effarant !... Et pourtant, je suis ton frère, après tout !
- Tu viens de dire le mot : tu es mon frère «après tout» - et non pas avant tout. Avant tout, il y a les miens - et ma situation.
- Et puis toi-même ?
- Et puis moi-même, évidemment. Tu n'as tout de même pas la prétention de passer avant moi ?
- Non, mais je pense que la famille...
- Oui, c'est ça - la famille ! ! !
- C'est tout de même quelque chose.
- Oui, c'est tout de même quelque chose - quand on en a besoin. Pour moi, la véritable famille est celle que l'on s'est volontairement constituée : sa femme et ses enfants. On a choisi sa femme - et ses enfants, on les a faits. Mais son père et sa mère, ses frères, ses cousins, ses oncles... et tout le reste, c'est le Destin qui vous les impose.
(...)


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