Alfred Jarry

Eugène Demolder me rend l'affection que je lui porte - et il m'invite à venir passer le mois de novembre chez lui, à la Demi- Lune, près d'Essonnes.
Alfred Jarry habite à cent mètres de chez Demolder.
Habite - j'exagère.
Il s'abrite, le pauvre, il gîte au bord de la Seine, dans une masure pitoyable, délabrée, et sur laquelle on distingue encore ces mots : Ecurie et Remise. Quatre murs, un toit dont l'imperméabilité est douteuse, pas de parquet : de la terre battue. Une porte sans serrure, qui va et qui vient, mais qui ne descend plus jusqu'au sol. A l'intérieur une commode - qui ne l'est guère - car elle n'a ni dessus, ni tiroirs, ni dessous. Une planche sur deux tréteaux - c'est son bureau - et un grabat couvert de vieux vêtements, sous lesquels il se glisse, la nuit, pour dormir.
Quant à sa bicyclette elle est pendue au plafond au moyen d'une corde et d'une poulie.
- A cause des rats qui mangeraient mes pneumatiques, me dit-il.
Une trentaine d'années, pas grand, pas beau, moustache fine et tombante - il aurait l'air d'un petit mécanicien de province, sans ses cheveux qu'il porte extrêmement longs et qui ont des reflets verdâtres, sans surtout ce regard d'un charme étrange et si prenant où l'intelligence brille.
Un jour que je le questionnais sur la couleur de ses cheveux :
- Je l'ai obtenue, me répondit-il, en absorbant un litre de teinture de Lyon l'avant-veille de mon conseil de révision. Je pensais que ce serait un motif de réforme !

Mais peut-être est-il bon que je dise qui était - qui est Alfred Jarry.
Alfred Jarry est l'auteur d'Ubu roi. Ubu roi fut, à sa création, considéré comme un chef-d'œuvre. La pièce avait été conçue pour être représentée par des marionnettes, mais le succès fut tel qu'on la joua réellement quelques semaines plus tard, au théâtre de l'Œuvre, sous la direction de Lugné-Poe. Gémier interprétait le Père Ubu et l'admirable Louise France était la Mère Ubu. Ce fut un triomphe - et un scandale, ou bien ce fut un scandale - et un triomphe. L'un étant la conséquence de l'autre.
Est-ce un chef-d'œuvre ?
Question d'ailleurs assez oiseuse. Mais il me paraît bien que c'est le chef-d'œuvre du genre.
Quel est ce genre ?
Il est précisément très difficile à définir, car ce n'est ni de l'humour ni de la parodie. Il ne s'apparente à aucune forme littéraire. Il est en outre sans exemple, et les imitations qu'on en a faites me semblent trop préméditées pour lui être seulement comparées.
Pourtant, s'il me fallait absolument classer ce phénomène, je lui assignerais une place d'honneur parmi les caricatures excessives, parmi les charges les plus puissantes, les plus originales qui aient jamais été faites. Oui, je crois bien que Ubu est une énorme charge, avec tout ce qu'une charge peut comporter de couleur, de relief et d'esprit.
Quoi qu'il en soit, la pièce débute par cette foudroyante réplique que le Père Ubu lance à la Mère Ubu :
- Mère Ubu, pourquoi êtes-vous si laide, ce soir ?... Est-ce parce qu'il y a du monde à dîner ?
Au cours de la pièce, Jarry use d'un mot que le maréchal Cambronne immortalisa - et qui le lui rendit. Or, notre auteur trouvait qu'il manquait à ce mot quelque chose : une lettre.
Il disait :
- Il commence bien, mais il finit mal. Il lui faudrait un autre r !
Il l'ajouta - et dans la bouche de ses personnages le mot fameux se terminait par ces trois lettres : d, r, e.
Le soir de la première, lorsque pour la sixième ou septième fois le mot fut prononcé sur scène, à la manière de Jarry, un spectateur spirituel, M. Albert Gillou, fit rire toute la salle en répondant de son fauteuil :
- Mangre !

Revenons à Jarry lui-même.
Il vivait donc dans cette masure, au bord de l'eau, quand je l'ai connu.
Il était dans la misère - mais il était très difficile, quasiment impossible de faire accepter un centime à ce petit Breton fier et têtu.
Il usait les costumes de Valette et les souliers de Rachilde, qui lui témoignaient tant d'affectueuses bontés ! Il ne pouvait pas entrer complètement ses pieds dans les souliers de Rachilde, bien entendu - mais il les préférait aux souliers de Valette, à cause des talons qui le grandissaient un peu.
Il y avait, à quelques mètres de la « maison » de Jarry, un cabaret où les mariniers se désaltéraient en attendant l'ouverture des écluses.
C'était là qu'il venait bien trop souvent s'asseoir. Nous allions parfois l'y rejoindre. Demolder lui dit un jour paternellement qu'il devrait s'abstenir de boire autant qu'il le faisait.
- J'y suis bien obligé !
Et il nous expliqua mystérieusement :
- Les patrons de ce bistrot n'osent pas me réclamer les sommes considérables que je leur dois depuis deux ans, parce qu'ils savent très bien qu'ils perdraient ma clientèle s'ils en exigeaient le paiement ! Mais si je restais deux jours sans venir prendre mon absinthe, ils n'hésiteraient plus et me mettraient le couteau sur la gorge. Je bois pour ne pas payer ce que je dois !
C'était d'une extrême drôlerie, mais cela désolait doublement le cher Demolder, car c'était lui qui sans rien dire payait chaque semaine tout ce que Jarry prenait depuis deux ans chez ce bistrot.
Il en est mort, à l'hôpital, à trente-trois ans.

Jarry était doué d'une très grande adresse à l'arc et à la sarbacane, aussi bien qu'au pistolet.
Monté sur le toit de sa maison, il s'amusait un jour à « tirer » les pommes d'une voisine. Elle poussa des cris !
- Arrêtez, misérable, vous allez tuer mes enfants !
Il lui répondit :
- Je vous en ferai d'autres, madame !

Nous étions allés ensemble à la répétition générale des Travaux d'Hercule. Demolder et Jarry avaient une carte de Claude Terrasse : « Veuillez placer le mieux possible ces deux personnes. » Mais quand le contrôleur vit dans quel accoutrement elles se trouvaient, ces deux personnes, il hésita à les placer aux fauteuils d'orchestre. Demolder portait un costume de velours côtelé beige clair, il était coiffé d'un bonnet de fourrure et il avait à la main une canne de gardien de troupeaux. Jarry était en complet de toile blanche - pas très blanche - et il s'était fait lui-même une chemise avec du papier. La cravate était peinte à l'encre de Chine.
Le contrôleur et l'administrateur s'étaient dit quelques mots à l'oreille, et ils octroyèrent prudemment à Jarry et à Demolder deux fauteuils de première galerie.
Arrivés tout là-haut, ils s'installèrent sans mot dire - mais Jarry préparait sa vengeance.
Lorsque le chef d'orchestre apparut à sa place, quand, les bras en croix, il obtint enfin le silence désiré - on entendit dans ce silence la voix polichinesque de Jarry qui disait lentement :
- Je ne comprends pas qu'on laisse entrer dans une salle de théâtre les spectateurs des trois premiers rangs avec des instruments de musique !

Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934.


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