Toulouse-Lautrec

J'ai vu Lautrec, un soir - et c'est ineffaçable, après cinquante années, cet homme de génie était horrible à voir, pénible à regarder. C'était un nain barbu, lippu, dont le regard dépassait les verres de son lorgnon. Oui, très pénible à voir et dont il était cependant difficile de détacher les yeux, tant sa personnalité était vive.
On savait que c'était Lautrec - mais, en 1902, personne - hormis sans doute Mirbeau - ne savait ce que serait Lautrec en 1952.
Certes on reconnaissait « qu'il avait du talent », mais son talent se discutait. On en parlait comme d'un caricaturiste - et ceux qui croyaient le comprendre et qui l'aimaient convenaient finalement que, bien sûr ce n'était pas Degas !
Eh ! Non, ce n'était pas Degas - mais lui-même, Degas, ce n'était pas Lautrec.
Je me souviens de lui, assis dans ce fauteuil, tout au fond du fauteuil, tapi, blotti, renfrogné, d'ailleurs ivre - avec des bras si courts qu'ils ne dépassaient pas les deux bras du fauteuil, avec ses pauvres petites jambes qui pendaient tristement dans le vide. Spectacle hallucinant. Cela se passait dans la loge de mon père - et Lautrec avait l'air d'avoir été posé dans ce fauteuil par quelqu'un de très fort - pour s'en débarrasser.
Maxime Dethomas, son inlassable ami, était là planté devant lui, gêné, presque honteux de la déplorable impression que donnait, de ce peintre si grand, cet homme si petit.
Il lui dit doucement :
- Et maintenant, Henry, on va s'en aller.
- Oui, on va s'en aller au bordel.
- Non, on va aller se coucher.
- Oui, on va aller se coucher au bordel.
Et c'est là, en effet, qu'il allait se coucher - parce que là, au moins on ne se moquait pas de lui.
Il y restait parfois huit jours.
Et il y faisait des chefs-d'œuvre.
Et il les y laissait.
Et les musées se les disputent à l'heure actuelle ! Un Lautrec s'est vendu quarante-deux millions l'an dernier.

Sacha Guitry, Des Merveilles.


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