Ma première pièce


C'était un dimanche. Il était une heure du matin. je venais de la terminer, cette pièce, et j'étais en train de la recopier sur la table de la salle à manger, chez nous, lorsque mon grand-père, revenant de son cercle, entra.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je travaille.
- Toi !???
- Je viens de faire une pièce.
- Une pièce ? Lis-moi ça tout de suite !
Il m'écouta avec l'émotion grand-paternelle que l'on peut imaginer. Il me félicita, m'avoua son étonnement, m'embrassa - et me conseilla de mettre mon petit acte au fond d'un tiroir.
Cette opinion, à peine déguisée, ne me désobligeait pas, mais c'était, me semble-t-il, atacher bien d'importance à mon petit acte - ou bien à moi-même.
Comment cette idée m'était-elle venue de faire une pièce ? Je me le suis quelquefois demandé. Il m'a toujours été impossible de m'en souvenir. En vérité, puisque l'on continuait à dire de moi que je ne pourrais jamais rien faire, je pensais que je pouvais faire n'importe quoi - et, ma foi, je l'avais écrite comme je dessinais, pour m'amuser, pour me distraire. Pouvais-je me douter que j'allais en écrire une centaine d'autres? Certainement pas. Pourquoi l'aurais-je alors cachée?
Je n'ai donc pas suivi le conseil de mon grand-père - ce conseil qui depuis lors m'a été donnè une dizaine de fois, notamment pour Berg-Op-Zoom, pour Jean de La Fontaine, pour le Veilleur de nuit - et, quelques jours plus tard, ayant fait la connaissance de Francis de Croisset, je lui ai lu mon petit acte. C'est à lui que je dois d'avoir été joué. Qu'on lui fasse un grief si l'on veut, mais qu'on m'autorise à remercier ce jeune homme qu'il était alors, qui n'était célèbre que depuis trois semaines, mais qui déjà ne songeait qu'à rendre service et qu'à se faire aimer - et voilà trente ans que cela dure! C'est grâce à lui que, dès le lendemain, Marguerite Deval reçut Le Page, qui fut représenté la saison suivante à ce théâtre des Mathurins qui devait un jour devenir mon théatre, et qui porta mon nom de 1913 à 1920.(...)
Sacha Guitry, Si j'ai bonne mémoire, Plon, 1934.

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