Jules Renard

              

Enfin !
Le Journal de Renard vient de paraître en librairie.
Oui, j'entends bien - et l'édition de François Bernouard, naguère, nous l'avait révélé. Mais c'était une édition de luxe, dispendieuse, et d'ailleurs introuvable. Oui, le Journal était imprimé : il s'agissait de le faire paraître.
Que la NRF soit bénie ! Le voilà donc ce gros volume compact de 861 pages sans marges que j'attendais, que j'espérais depuis dix ans !
On va enfin pouvoir l'offrir à ceux qu'on aime - et le faire parvenir de force à ceux qu'on n'aime pas.
Personne n'aura plus d'excuse à présent. Il va falloir le lire - et il va falloir en parler.
On ne dira jamais assez combien ce livre est admirable.
On ne dira jamais assez combien cette « conspiration du silence » ourdie contre lui est un véritable crime.
J'ai lu les cinq ou six articles qui lui ont été parcimonieusement consacrés dans la presse. Léon Daudet, très bien, naturellement. Souday, pas mal. Maurois, parfait. Mais certains autres : pitoyables, mesquins - pions !
Ah ! que Vauvenargues avait raison quand il écrivait que c'est une grande preuve de médiocrité que d'admirer toujours modérément.
Et tous ceux qui auraient dû en parler, qui devraient en parler souvent, pourquoi se taisent-ils ?
La crainte de se tromper ?
J'ose à peine l'espérer.
Et ce qui doit les paralyser, c'est que le Journal de Renard est un chef-d'œuvre évident, et que, de ce fait - de ce fait si rare ! - il échappe à la critique. Ça ne se critique pas, un chef-d'œuvre. Ça ne se discute pas. C'est à prendre ou à laisser. Alors, ils le laissent. Ils le laissent parce qu'ils ne savent pas par quel bout le prendre.

Chez Renard, comment voulez-vous trouver le défaut de la cuirasse - c'est un homme tout nu !
Ceux qui l'ont critiqué, que lui reprochent-ils ?
Ce qu'ils reprochent d'ordinaire aux autres : de n'être pas différents de ce qu'ils sont !
Non, ils ne veulent pas que Jules Renard soit comme il est. Ils ne le voient pas comme ça !
Malgré toutes les erreurs commises depuis que des hommes se sont arrogé le droit - le droit, encore, passons - mais le pouvoir de juger infailliblement les oeuvres des artistes, les critiques continuent à ne jamais se satisfaire de nos travaux. Ils nous refont nos pièces ou nos livres et ils nous supplient de leur « donner » bientôt l'œuvre parfaite qu'ils attendent de nous, et qui durera ! Car non seulement ils savent ce que c'est qu'une œuvre parfaite, mais ils peuvent en outre vous décerner pour elle un brevet de longue vie.
Pourquoi ne l'ont-ils pas décerné à Stendhal quand il se posait l'angoissante question, en ces termes d'une émouvante actualité : « J'ai pris un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci : "être lu en 1935 !". »
C'est l'année ou jamais d'aller déposer quelques fleurs sur sa tombe désolée en lui disant qu'il a gagné le gros lot.
L'un d'eux déclare que : « La réputation de Jules Renard fut essentiellement une réputation de chapelle. »
De combien de grands hommes ne l'a-t-on pas dit !
Un autre s'écrie que dans ce livre on trouve « du bon et du très mauvais ».
Pourquoi du bon et du très mauvais ? Pourquoi pour lui le bon n'est-il que bon, quand le mauvais est très mauvais ?
Ah ! Que Vauvenargues avait raison...
Non, ce n'est pas du bon et du mauvais qu'on trouve dans ce livre, Et ce n'est pas cela qu'il faut dire quand on veut être juste. Ce n'est même pas suffisant de dire qu'on y trouve de tout. En vérité, on y trouve tout. Tout ce que le cœur d'un homme peut contenir de grandeur et de bassesse, de haine et d'amour. C'est l'aveu constant, renouvelé de l'incertitude. C'est la contradiction du cœur et de l'esprit. C'est le reflet d'une âme en peine. C'est le témoignage d'une scrupuleuse honnêteté littéraire, C'est un ardent désir de dire la vérité au jour le jour. C'est le cœur mis à nu d'un humoriste-né. C'est une déclaration d'amour à la nature et qu'il lui fait à mots couverts.
Cruel, il l'est souvent - injuste, il l'est parfois - mais il en est toujours le premier informé.
C'est l'homme qui a décidé de dire ce qu'il pensait, Il peut lui arriver de regretter de penser ce qu'il pense, mais il ne peut pas le garder pour soi - surtout si c'est cruel, ou bien si c'est injuste, Et c'est pour sa punition qu'il le note. Et comme il sait qu'il est sensible et qu'il est bon, il doit se dire, en le notant : « Ils verront ainsi les pensées abominables qu'un brave homme peut avoir - et ils se reconnaîtront ! »

Telle réflexion de lui vous paraît sujette à caution ?
Et à lui, donc !
Quelques pages plus loin, il dira le contraire, allez, n'ayez pas peur. Vous ne le prendrez pas en faute.
Mais pourtant soyons justes : je dois convenir qu'il faut peut-être avoir connu Renard pour apprécier pleinement les beautés de son oeuvre, et même pour saisir le sens exact de ces répliques hâtivement transcrites, de ces réflexions brièvement notées.
J'en ai fait vingt fois, cent fois l'expérience. Je ne cesse de lire à mes amis certaines de ces pages plus particulièrement aimées - et lorsque je m'applique à imiter, non pas la voix de Renard, qui n'avait rien de singulier, mais son ton, sa manière, l'effet produit sur ceux qui m'écoutent est mille fois plus vif et beaucoup plus profond. Car il est essentiel de ne pas oublier que Renard, avant tout - ou plutôt, après tout - était un humoriste.
Oui, oh § mais, attention - n'allez pas mal prendre ce mot. Entendez-le comme il l'entend.
Voici ce qu'il en dit, peu de jours avant de mourir :
Humour : pudeur, jeu d'esprit. C'est la propreté morale et quotidienne de l'esprit. Je me fais une haute idée morale et littéraire de l'humour. L'imagination égare. La sensibilité affadit. L'humour, c'est, en somme, la raison. L'homme régularisé.
Donc, il reste encore à faire un livre avec ce livre. Et je suis convaincu que l'on pourrait, en une prochaine édition, établir certaines différences typographiques entre les réflexions personnelles de Renard et celles qu'il notait pour les avoir imaginées ou entendues.
Il se crée, dans l'esprit du lecteur non averti, de perpétuelles confusions qui sont détestables. Il attribue à Renard des observations dont celui-ci n'avait pris note que parce qu'il les trouvait risibles.
Certains éclaircissements sont nécessaires, et ce que Renard n'eût point manqué de faire s'il avait publié lui-même son Journal, un ami très intime à lui - je ne vois que Tristan Bernard - pourrait en être chargé.
Mais, tel quel, nous nous trouvons en présence d'un livre exceptionnel.
A ma connaissance, il n'en existe pas qui lui soit comparable - ni les Confessions de Jean-Jacques, ni les Cahiers intimes de Balzac, ni les Choses vues de Victor Hugo, ni les Aveux de Baudelaire, ni les Mémoires de celui-ci, ni les Souvenirs de celui-là. C'est autre chose que tout cela. Ça ne remplace rien, ça ne prend la place de personne - mais ça remet bien de personnes, bien de choses à leur place et ça trouve sa place inoccupée encore, et parmi les plus grands. On pouvait s'en passer, puisqu'on s'en passait bien - on ne pourra plus s'en passer maintenant.
Sacha Guitry, Portraits et anecdotes.


1