Honni soit qui mal y pense

Nouvelle littéraire, écrite par Geneviève Dallaire, 9 mai 1996.


......L'aube se lève, remplie de promesses d'une journée splendide. Réveillée par ce spectacle de lumières et de sons (le gazouillement des oiseaux du printemps), je m'extirpe de mon lit sans tarder pour ne pas être en retard au déjeuner. Ma chambre me ressemble énormément et, quoi qu'en dise mes soeurs et notre mère, elle s'avère d'une étonnante simplicité. Un lit droit recouvert de draps blancs, fait avec soin chaque matin avec une rigueur peu commune et une grande fenêtre laissant filtrer le soleil, s'avèrent les seuls attraits de la petite pièce sombre à la tombée du jour. Je prends des vêtements dans le tiroir du haut de la commode et vais me doucher avant d'entreprendre cette journée qui semble démarrer du bon pied. Je porte un peu plus de soin à ma toilette ce matin. Je sors et je veux que ma tenue soit impeccable. Je m'habille lentement, veillant à ce que chaque détail soit parfait. On me trouve excentrique, bizarre, on se retourne sur mon chemin. Je crois plutôt que je ne fais que suivre mon coeur et que j'appartiens au monde entier. Grande naïve, peut-être, mais je ne peux m'empêcher de croire que le fait de posséder certains principes, même s'ils ne collent pas à la réalité, ne me consacre pas excentrique et freak de la première espèce... Vanité ? Peut-être. Ma mère me le rappelle sans arrêt. Absorbée par mes pensées, je ne vois pas le temps passer. Bientôt sept heures trente, je ferais mieux de descendre tout de suite...

......J'arrive à table. Ma mère et mes soeurs sont déjà arrivées. Elles se tournent toutes vers moi. Je rougis, malgré moi. Je n'ai fait qu'arriver à l'heure ! Ma mère me jette un regard désapprobateur et s'adresse à moi devant mes soeurs, me fait des remontrances, me cite en exemple ma soeur Jeanne, toujours en avance, toujours la première levée, la dernière au lit... J'acquiesce, désolée, humiliée, impuissante. Je m'assois et avale mon déjeuner en silence les yeux rivés sur mon assiette. Ma famille se compose de moi, ma mère et mes soeurs. Jamais d'hommes dans la maison sans l'autorisation de ma mère. La visite se fait rare et chaque occasion de sortir représente une joie pour moi. Me mêler à la foule, aux gens. Respirer le grand air, le soleil caressant la peau...Mmmmmmmmm! J'ai dû rêver tout haut car ma mère me ramène à l'ordre. "Un peu de tenue, ma fille, me dit-elle d'une voix pleine de menaces." Bon le message est clair : je ferais mieux de bien me tenir si je ne veux pas qu'elle m'empêche de sortir. Moi, incomprise par ma famille, par les gens... Le déjeuner s'achève. Ma mère se lève, digne, le visage marqué par les années, passe derrière moi et me convie à un entretien avec elle. Je ne sais pas à quoi m'attendre. Qu'ai-je encore fait ?

......Je suis ma mère jusqu'à son bureau, comme elle l'appelle. Une pièce austère, sans soleil, à l'image de la vieille femme vieillie qui se tient devant moi. Je m'assieds, attendant la tornade de mots, de remontrances... Ma mère me sermonne vertement. Je n'ai qu'à me regarder ! Mon habillement est scandaleux. Ma jupe beaucoup trop courte, mes bas trop diaphanes. Ma blouse possède un décolleté insolent et sa légèreté laisse entrevoir une bretelle d'un soutien-gorge de coton blanc, bordé de dentelle, que mon veston ne cache malheureusement pas ! Mes cheveux sont ébouriffés, des mèches tombent de mon chignon pas assez serré ! À l'entendre, il n'y a guère de différence entre mon accoutrement et celui des parépatéticiennes roulant de la hanche , rue St-Laurent. Je ne peux pas me permettre un tel écart de conduite. Je représente ma famille et ma mère ne tolère pas que je projette l'image d'une dévergondée. Elle me rappelle mon statut, la conduite que je me dois d'observer. Je ne l'écoute déjà plus. Son sermon, je l'ai entendu des dizaines de fois. Notre mère est trop rétrograde. Je suis trop avant-gardiste, ou plutôt, à l'entendre parler, une débauchée de la pire espèce ! Elle me dit que je ferais mieux de changer de bas et de boutonner ma chemise. J'acquiesce doucement. Elle me congédie, me rappelant mon devoir de ne pas ternir l'image que je me dois de faire miroiter. Je monte à ma chambre lentement, toute hâte me donnerait droit à d'autres remontrances et à un retrait de mon droit de sortir, toute seule, comme la grande fille que je suis.

......Une fois changée et après avoir passé en revue devant ma mère et ses mille et une recommandations, je mets le pied dehors. J'hume l'air à pleins poumons. Une chanson, du temps de mon enfance, me vient en tête : "Les rues sont belles, ça sent le printemps. On pourrait peut-être se voir un peu, peut-être que t'as pas le temps"1 Tête en l'air ! Je me heurte à un passant, tombe sous l'effet du choc, brisant mon collant et égratignant mes genoux. L'inconnu s'enquiert de mon état. Je lui souris. Je vais bien, c'est de ma faute, je devrais regarder où je vais... Il m'aide à me relever, me tendant une main forte et belle, étouffant un rire devant mon accoutrement, me dit que je suis bien jeune pour... La phrase demeure en suspens. Pour quoi ? Je le regarde intensément, je veux savoir... Il me sourit nerveusement et continue son chemin... Mon excentricité ? Ma jupe trop courte ? Ma chevelure qui n'en fait qu'à sa tête ? Trop jeune pour quoi ?

......Je continue mon chemin, perplexe. Certains passants me saluent, s'enquièrent de la santé de ma mère. Je suis pointée du doigt par de jeunes enfants, réprimandés par leurs mères de leur indiscrétion. Des gamins rient de moi et m'épient comme si j'étais une créature de cirque ! Je souris à leurs fous rires, leur envoie la main. Gênés ou apeurés, je ne sais plus, ils se sauvent en courant... Des dames âgées se scandalisent de mes bas déchirés, maculés de sang. Une idée se fraye un chemin dans mon esprit et ne cesse de me hanter depuis la dernière fois... Je devrais aller lui rendre visite, des souvenirs de notre rencontre me remontent en mémoire. La chanson se fait de plus en plus insistante et me donne le courage de désobéir à ma mère, comme un appel à la libération, au nouvel état d'esprit, au nouvel état d'âme : "Des romances impossibles qui traînent le soir au coin des rues...Comme les moulins et les géants ne lui font pas plus peur qu'avant..." J'oublie la liste d'emplettes que je me dois de rapporter pour le souper et me fais violence pour ne pas courir chez lui.

......Je tourne le coin de la rue. Sa demeure m'impressionne toujours autant. Grande bâtisse de pierres, haute et imposante tout en demeurant d'un charme désuet. Je gravis les marches du grand escalier d'en avant, reprends mon souffle et... Il apparaît sur le pas de la porte, me sourit, me prie d'entrer, me dit qu'il espérait me revoir... Heureuse, je lui jette un regard timide, doux et complice. "J'espère que je ne vous dérange pas ?" Il m'assure que non, que rien ne lui fait plus plaisir que ma visite. Nous nous vouvoyons malgré le lien qui nous unit, c'est plus sage ainsi. Il me demande ce qui m'est arrivé, je lui épargne les détails et lui raconte ma mésaventure. Il rit de bon coeur, me dit qu'il n'y a que moi pour agir de la sorte. Je rougis, ne sachant trop s'il s'agit d'un compliment ou non. Il m'enveloppe de son regard, me convie à le suivre. Il m'entraîne vers la petite pièce que nous avons partagée tant de fois. Un lieu clos et à l'abri des regards indiscrets, parfait pour l'acte que nous allons accomplir. Nos pas se fondent les uns aux autres et on n'entend plus que le bruit de mes talons sur le plancher de bois. Je sens monter en moi le désir de me livrer complètement à cet homme. Nous pénétrons dans le lieu, je ferme la porte derrière moi...

......Il fait sombre. Mes yeux tentent de s'habituer à la pénombre du lieu, je cligne desespérément. Je tente d'accrocher son doux regard, un tantinet paternaliste... Je sens mon coeur battre dans ma poitrine, j'ai les mains moites... Soudain prise d'une légère panique, je ne me rappelle plus par où commencer ! J'attends un mouvement de sa part, un geste d'encouragement... Veut-il que ça en finisse au plus vite ou plutôt que je m'éternise, offerte, à sa merci. Je pose toujours les gestes. Il attend, me regardant tendrement. Je lui demande s'il désire que je m'agenouille ou s'il préfère que je reste là, comme ça. Surpris par mon audace, il me dit que je n'ai qu'à faire comme je l'entends, choisir la position avec laquelle je suis la plus à l'aise. Je préfère rester comme je suis. Je me mets à nu devant lui, me livre entièrement. Il m'encourage du regard, tout me revient en mémoire... Il me cueille, me prend comme je suis, m'accepte, sans me juger. Il me pénètre. Il se fraye un chemin jusqu'au fond de mon coeur, de mon âme. Je le sens là, à l'intérieur de mon corps, maître de mes pensées, de mes gestes. Si fort, si invulnérable et moi, si frêle et soumise. Une goutte de sueur perle à mon front et glisse lentement le long de mon cou pour venir mourir entre mes seins. Le péché me submerge, m'enveloppe, me contrit. Je me donne à lui, le souffle court, les yeux fermés, les mains s'accrochant à ce qu'elles peuvent empoigner... Il est beaucoup plus expérimenté que moi. Je sais qu'il a eu un nombre vraisemblablement incroyable d'expériences de ce genre avec d'autres femmes et peut-être même des hommes... Ça m'est égal. Ce tiraillement intérieur se devait d'être libéré. L'assouvissement d'un besoin essentiel, primordial. Il change quelque peu de position. Je me mords la lèvre supérieure, nous ne sommes pas dupes. J'ai tout fait, tout donné ce que j'avais. Je sens ma fin venir. L'effort m'arrache un dernier soupir... Un mot meurt sur mes lèvres, je lui souris béatement, comblée, satisfaite. Je reprends mon souffle, les joues rougies, les yeux brillants, toujours émerveillée par ce miracle de la nature. Il répond à mon sourire, me dit que je m'en suis trop fait et de ne pas m'inquiéter, le secret est bien gardé, le silence sur ce qui vient de se passer entre nous est absolu. Je lui fais confiance comme à toutes les fois où je me suis livrée à lui, surprise du peu de retenue dont je fais preuve. Il prononce les mots tant attendus, libérateurs. Je ferme les yeux, enveloppée par la volupté du moment, extasiée et dans un état second : "Vos péchés vous sont pardonnés. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit." Nos voix se lient dans un dernier accord : "Amen." Je sors, libérée, heureuse. Le Père Joseph me reconduit jusqu'à l'extérieur et me fait remarquer que ma mère ne sera pas très heureuse de me voir arriver les mains vides. Je le remercie. Il me traite de Sister Act , le regard mi-amusé, mi-résigné. Il me dit que je suis la couventine la plus avant-gardiste qui soit. Je lui envoie la main et me presse d'aller à l'épicerie acheter les provisions pour le souper. Des passants me saluent, d'autres enfants rient de mon accoutrement. Excentrique ? Oui, je le suis et j'adore l'effet enivrant d'un tel débordement ! Ma jupe est trop courte ? Mon chignon, scandaleux ? Qu'à cela ne tienne : je m'en fous ! Je suis en paix avec moi-même ! Vive la corvée de magasinage !


1 Rivard, Michel. Le Retour de Don Quichotte.


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