Matière grise
(Jaws de S. Spielberg)




Il y a une mise sur rails du film-catastrophe à laquelle Jaws (Les Dents de la mer) obéit :
1. Ouverture. La nuit, sur une plage : des jeunes chantent, boivent, fument. Éméchés (défoncés ?), deux vont pour se baigner nus et se promettre bien du plaisir. Vexée, la mer(e) délègue son requin et envoie ses dents. De celle qui « fut la première » et qui crawle avantageusement sur les affiches du film, il ne restera au matin qu'un tas de chair immonde. À partir de là, tous les rapports sexuels sont suspendus. Au cours d'une scène grotesque, la femme du flic (Roy Scheider) propose à son mari de « se soûler et de batifoler ». Haut-le-coeur du flic et rires des spectateurs : ignore-t-elle, cette idiote, qu'elle pourrait bien être « la deuxième » ? Les rapports sexuels sont donc suspendus jusqu'à ce que l'abjecte mais intelligente bête (de la matière grise, rien que de la matière grise) explose en une poudre rougeâtre. Le requin est un tigre de papier.
2. S'il y a quelque part un lien, un seul, entre violence et pornographie, c'est que dans la logique du film-catastrophe (qui est aussi celle de l'impérialisme U.S. : la politique du pire), elles sont exclusives l'une de l'autre. S'il y a violence, il n'y aura pas pornographie puisque c'est la menace pornographique que la violence vient conjurer. Déjà, dans la débile Tour infernale, c'est parce qu'un fils à papa (un rien efféminé) drague inconsidérément (gardons à la métaphore sa saveur nautique) qu'il commet la négligence criminelle qui sera cause du sinistre. Il y mourra d'ailleurs (non sans avoir fait la preuve de son incurable bassesse), comme y périra un couple illégitime qui s'aimait incognito, alors que le feu s'est déjà déclaré et que le spectateur a compris, lui, qu'on n'était plus dans la logique du batifolage (du fool around) mais dans l'escalade de la violence.
Pas de n'importe quelle violence, néanmoins. Feu, mâchoires, terres tremblantes, servent à re-souder la communauté. Pas à coups de sexe (qui n'en soude que deux) mais à coups de sublimation paranoïque (qui en apeure beaucoup). Autrement dit - et ce n'est pas le moins inquiétant de l'histoire - « les enfants boivent (ou baisent, ou fument) et les parents trinquent ».
3. Au lieu des rapports sexuels suspendus s'installe un « Trois hommes dans un bateau » du compagnonnage homosexualisant, avec fins nobles et violence viriloïde. On sait que ce compagnonnage se définit, dans le cinéma américain, par l'exclusion de deux groupes méprisés : les femmes et les politiciens (soupçonnés d'avoir accès à des jouissances louches au regard des hommes, des vrais). Par ailleurs, il s'agit de souder une triple alliance, celle du chasseur, du scientifique et du flic. Alliance qui revêt aussi un caractère de classe : Quint, le prolo qui se tient mal dans la société (joué par l'acteur shakespearien Robert Shaw) et deux représentants des classes moyennes (l'universitaire modeste et rêveur - Richard Dreyfuss - et un flic presque raté) contre la pourriture du fric : promoteurs assoiffés de profits, masses baigneuses irresponsables, maire véreux. Il s'agit enfin de souder la salle de cinéma, d'en faire un collectif de trouille, matraqué comme jamais par une campagne publicitaire qui la rend aussi incapable d'échapper à Jaws (le film) que les figurants du film aux dents du requin.
4. Ce « Hou ! fais-moi peur ! » est donc lourd d'un « Comment les rassurer ? » et d'un « Quel prix payer ? ». À un désir mal placé (ces jeunes qui fumaient sur la plage et que la fiction va vite écarter), va se substituer un désir plus socialisable, désir d'en finir avec l'horreur, désir de retour à la normale. C'est là la fonction des films-catastrophe. Mais ce n'est pas la seule : car ce qui est donné à désirer du même coup, c'est la normativité. Ce en quoi ce cinéma, à la limite, fascise.
Qu'est-ce-qui fait peur à plus de trois cents mille spectateurs en une semaine ? Et de quoi se rassurent-ils ? De la mise en scène d'une violence qui, comme l'indique justement Alain Bergala, « garantit les conditions mêmes du plaisir du spectateur et son adhésion ultérieure à toute incarnation de la contre-violence ».
C'est le cri inusable du juteux qui dit : « Je ne veux voir qu'une tête ! » Rien qui fasse saillie : un corps (d'armée, social) plein, lisse, homogène. Un corps qu'on peut comparer à un cercle qui se ferme, sauf en un endroit où ça bée. C'est à cet endroit que le requin se présente : il y est ce que Lacan définit dans son « schéma de la nasse » comme l'obturateur, l'objet a. Qui est le requin ? Rien de plus que l'actualisation - venue telle une hallucination de l'extérieur de la nasse - de ce qu'il y a quelque chose de pourri à l'intérieur qui attire le poisson. Ce quelque chose c'est l'ennemi intérieur, c'est-à-dire tout ce qui jouit. Jouissance supposée des jeunes du début, jouissance avérée du duovidu asocial que forment le chasseur et le scientifique. Car rien n'oblige Quint à s'obstiner dans la chasse sinon l'issue fatale qu'il devine : être incorporé par le grand blanc. Rien n'oblige le scientifique à aller reproduire au fond de l'eau et au nez du requin le cube (la cage) scénographique du Quattrocento. C'est un cinéphile évidemment. Ni lui ni Quint ne tueront la bête.
5. Un imaginaire normalisant, cela se met en scène. Assez simplement. Cela consiste à tout filmer (événements, figurants) de deux - et de deux seuls - points de vue : celui du chasseur et celui du chassé. Il n'y a pas d'autre point de vue (spatial, moral, politique), pas d'autre place pour la caméra, donc pour le spectateur, que cette double position. On parle avec légèreté d'« identification » au cinéma si on n'a pas vu que dans ce genre de films l'identification se fait au couple chasseur/chassé, avec vacillement spéculaire, court-circuit du savoir et du point de vue, perte de tout point de repère, mise dans la peau grisâtre de l'autre, bref tout ce qui conduit à une totale irresponsabilisation. Dans le battement de ce double point de vue, la caméra est à la place de l'enfant qui se baigne et pour qui le requin n'est qu'un rectangle noir qui file, et elle est, dans le plan suivant, à la place du requin pour qui la jambe de l'enfant n'est que ce qui dépasse de la surface de l'eau. 1