La Rampe




D'abord, bien sûr, la peur. Paris, au début des années cinquante, un cinéma qui pouvait très bien s'appeler le Cyrano-Roquette et un enfant qui n'avait qu'à descendre un escalier et rencontrer une rue pour se retrouver au cinéma, planqué. J'étais cet enfant peureux.
On n'allait pas « voir un film », on « allait au cinéma ». Il y avait un petit film et il y avait le grand film. Et aussi des actualités Fox-Movietone (qu'on lisait « mauviétonne »), le mur tremblant des réclames du quartier, une suite de « Prochainement sur cet écran ». Et l'entracte. Tandis que l'inutile rideau se refermait en couinant sur l'écran gris et que l'ouvreuse faisait entendre son cri sans illusions (« Bonbons, caramels, esquimaux, chocolats »), la scène - calme horreur - se peuplait parfois de ce qu'on appelait alors les « attractions ».
Des chansonniers de rien du tout prenaient alors lentement possession de ce qu'il fallait bien appeler « la scène ». Le micro était mal réglé, le bruit des planches était celui - atroce - du retour-au-réel, la salle redevenait un hangar de misère. Un pauvre répertoire de vieux airs (« Étoile des neiges »), de tours faciles, d'hypnotismes grivois s'y donnait à tout hasard pour un public gêné et las. Dans ce public, venus en voisins, ma mère et moi.
Les attractions ne duraient pas, les fantômes annonçaient vite leur venue dans la salle, leur passage furtif entre les rangs, leur appel à notre bon coeur. L'enfant les voyait errer la main tendue, la voix toute changée, réels à en pleurer. Ces morts-vivants venus faire la manche au nom des milliers d'obscurs tombés sur toutes les scènes du monde venaient vers lui.
Que faire ? Quelle attitude adopter ? Rentrer sous terre ? Leur lancer un regard vide ? Donner beaucoup d'argent pour qu'ils ne reviennent plus jamais ? Trop tard. La salle de cinéma était pour l'enfant un piège délicieux et les « attractions » la partie amère de ces délices (plus tard il dirait : leur refoulé). De toute façon, le « grand film » allait commencer, la copie la plus délabrée serait encore somptueuse, et le noir, le plus beau des refuges. Le cinéma de la pauvreté nous tiendrait quittes du théâtre de la misère et la musique du générique du micro bonimenteur. Bref, on serait sauvés, irrémédiablement. Alors, pour que l'obscurité revienne plus vite, par peur de la lumière et de ses monstres, on donnait un peu d'argent aux « attractions ». Pas beaucoup (on était pauvres, nous aussi).
Cinéphile, critique de cinéma, j'ai établi mon plaisir des images et des sons sur l'oubli de ce théâtre de la honte. J'ai appris à jouir de ma peur, puis à en jouer, puis à en écrire. Presque un métier. Régulièrement, j'ai croisé dans les films les attractions de l'entracte. En 1960, par exemple, les lépreux langiens du Tombeau hindou faillirent venir vers moi dans un cinéma de la banlieue nord. Ils avaient la même façon de tendre leurs moignons comme des mains et d'en appeler en râlant doucement à mon bon coeur. « À ma place », heureusement, il y avait Sabine Bethmann étendue sur le sable gris-bleu, les regardant avec une calme horreur que je connaissais bien. Ce n'était pas la même peur : le cinéma était devenu pour moi le lieu du hors-champ, du montage, de la suture, de la « place du spectateur », en un mot le contraire du théâtre. D'ailleurs, dans le film, le souterrain s'écroulait sur la meute lépreuse, et le fidèle Asagara se sacrifiait pour maintenir ces acteurs un peu trop réels dans la caverne du cinéma, dans le tombeau du plan. Dans le noir.
La Rampe, c'est un peu tout cela. Le chiffre d'une peur archaïque. L'architecture encore théâtrale de la salle de cinéma : ici, un bout de scène, là une avancée de planches, un reste de coulisses, une fosse pour une absence d'orchestre, un balcon menaçant, un rideau. La rampe, c'est la ligne de fracture dans le cube scénographique que des fantômes gris (gris de ne plus baigner dans la lumière) emprunteraient pour sortir de l'écran et ramper vers moi telle une cour des miracles, exigeant ma pitié, riant de ma gêne. La rampe : les limbes du cinéma, le lieu louche d'un rapt redouté.
Cinéphile, on le devient à moins. Et aussi moraliste, bazinien, lecteur puis pigiste, rédacteur puis en-chef des Cahiers du cinéma. Pour ne pas être ce cinéphile-là (il y en a d'autres), il aurait fallu savoir huer à temps les « attractions », jouer « au théâtre » avec elles, rire d'elles, les repousser, leur envoyer un chat crevé, comme on fait chez Fellini. Trop tard. La honte d'avoir vu et de n'avoir rien dit entraîne avec elle le défi de tout voir, de tout soutenir du regard, l'acquiescement aux aventures les plus aberrantes du Cinéma. Tout voir comme dans un zoo, un « tout » enfermé à double tour dans la cage de l'écran. Par peur rétrospective d'avoir eu à répondre présent sur le théâtre de la charité, l'enfant se met à tout attendre du cinéma de la cruauté. Cela a duré longtemps, cela ne finira sans doute jamais.
Tous les articles de ce recueil ont donc été écrits entre 1970 et 1981 pour les Cahiers du cinéma. L'idée de travailler pour une autre revue ne m'a simplement jamais effleuré. Le paradoxe de ces textes - à peine retouchés - est qu'ils ont été écrits avec le souci de « faire le point » sur la situation de la revue tout au long de la décennie, prise entre ses goûts et ses dégoûts spontanés, sa légende d'hier et son passé récent, tel mot-mana et tel autre. Il y a un drôle de « nous » dans ces textes, un « on » facile, un « je » bizarre. Suivre pas à pas, en faisant la théorie de chaque pas, les impasses et les métamorphoses d'une problématique « maison », héritée par-delà 1968 de Bazin et des Cahiers jaunes, reformulée dans la langue structuraliste (lacanienne surtout) alors en vigueur, apparaît, le recul aidant, comme une grave lubie. Des embryons théoriques jouxtent des polémiques aujourd'hui rancies, des évaluations sauvages voisinent avec un peu de ronron pédagogique, etc.
Cette hétérogénéité a peut-être du bon. S'il est vrai que les revues de cinéma ont eu en France ce privilège de porter mieux que les autres les grands délires politiques et esthétiques de ce temps, il me faut espérer qu'à travers La Rampe il sera possible au lecteur d'aujourd'hui de suivre les avatars de deux ou trois idées - naïveté et obstination - qui ont permis aux Cahiers de ressembler, une fois de plus, à leur temps (en l'occurence, les arides années 1970), et à l'auteur de ces lignes de se rapprocher de lui-même.

Août 1982.
1