L'art de déplaner

        Planer est plus que voler, bien plus que voler sans propulsion. Cela comporte un aspect perceptif et émotif qu’un appareil n’a pas. Voguer sur l’eau ou nager en donne un aperçu bien mince comparativement à une simple et inexorable glissade ( sled ) en trois dimensions. Cela n’a pas de comparaison avec la glorieuse ascension et à la suspension magique et calme. Encore plus, le mélange de chaos et de combat physique dans l’air thermique pousse la fine sensation de planer à défoncer un plafond de l’euphorie qui n’a rien à voir avec l’altitude. Cette transfiguration, cet « airgasme » amène un état de griserie au pilote baigné dans le vent. L’art de planer consiste à atteindre cette griserie sans se mettre en péril alors que le pilotage en soi n’a pas tellement de pitié pour la distraction et le laisser-aller. L’ivresse, l’overdose ont leur côté fatal qui ne rime pas tellement avec la douceur de planer. L’expérience doit frôler, sans la franchir, une zone grise de sobriété qu’il appartient à chacun de délimiter. L’art vient avec la pratique et a peu à voir avec la technique dont le réalisme s’imposera tôt ou tard.

Léger retour à la gravité

        C’est pour cela qu’à un certain moment du vol je me parle; et si je n’avais pas les mains occupées, je me claquerais vigoureusement les joues. De routine, avant l’approche, je me parle tout haut comme on appelle autoritairement un chien à sa niche. « Oh ! Ah ! Oh ! Duck ! Duck ! À l’atterro ! » C’est pour me secouer les sens et pour me réveiller rapidement. J’assume que je pourrais m’être endormi comme certains pilotes que j’ai déjà vus oublier littéralement d’atterrir. Pâmé de sa vision, l’un d’eux est resté couché dans son harnais. Il n’a même pas arrondi et a planté solidement du nez dans le gazon, cassant les deux montants avec un son de gong bien frappé. « Que c’était beau ! » a-t-il dit, après une brève colère. D’autres, n’ayant fait aucun effort d’approche, ont dû être cueillis, perchés dans la forêt. Rigolo enfin, car indemnes, mais coûteux.

        À l’art de planer sécuritairement, hélas et heureusement, il y a l’art de déplaner. Chaque pilote mature l’exerce à sa façon. Le vol va très bientôt finir et la distraction ne l’allongera pas. Il ne faut pas de casse et on tient à ce qu’il finisse en beauté, comme un papillon sur un pétale. C’est la dernière bouchée du dessert du festin du vol que j’aime savourer sans arrière-goût. C’est une jouissance qui reste imprégnée intérieurement pendant des jours même quand je marche et que je m’active au sol. Seuls mes rêves de vol me procuraient cette béatitude. Si je pouvais apprendre à provoquer ces rêves ! Ceux-ci ont l’avantage de réveiller brutalement, lors des situations critiques, mais sans dégâts.

        On peut donc prendre le temps de cuver son vin dans son lit mais pas la griserie de l’air pendant les manoeuvres d’atterrissage. La transition est radicale entre la perception temporelle éloignée du planer et le match emporté et effréné de la dernière minute. Suspendre pour cette minute une si agréable perception est un art rustique, au charme de coït déchiré, analogue au dégourdissement métallique de la douche froide, au supplice du réveil forcé, à la dure discipline aveugle et à la rupture de notre liberté entravée par un défilé militaire avec sa musique discoïde. Je n’y ai d’éloge que pour éviter la bouchée pourrie qui gâcherait le repas céleste auquel on a humblement le privilège d’être convié. Ça pourrait être pire car le retour au sol réussi s’accompagne d’un rebondissant retour de cette sensation inimitable. Le sourire radieux, il faut faire des efforts à chaque pas pour ne pas flotter tellement on se sent léger, lavé, et je ne sais plus comment l’exprimer. La grimace artistique du déplaner est sitôt toute effacée.


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