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Du point de vue d’un observateur terrestre, le panorama des Rocheuses canadiennes offre une occasion de contemplation sublime sans pareil. Va s’en dire qu’il faut au moins s’élever des fonds de crique et se grimper sur un des innombrables promontoires ou, encore mieux, sur un lumineux sommet. La sauvagerie géante de ces massifs abîme le regard avec sa profondeur grandiose découpée de pics aux neiges éternelles, enveloppés à perte de vue de forêts grouillantes de vie. Le ciel s’en retrouve relativement refoulé ou défié comme nulle part au monde. Les longs nuages, pourtant de si grandes entités, semblent négligeables et fades sauf aux couchers de soleil où leurs teintes, alors colorées, contrastent de façon surréaliste. Toute cette diversité terrestre capte tellement l’attention que les oiseaux, si petits, si loin dans le ciel, n’excitent plus l’œil littéralement séduit. Car l’œil crée autant qu’il détruit sa perception d’un monde. Ici, l’attraction terrestre porte vraiment à négliger le ciel.
Encore plus inaperçu de la terre est un autre observateur humain qui effectue un vol voyage en deltaplane, cabotant depuis des semaines avec son bivouac, ébloui de plein air et de conscience. Quasi-imperceptible, avec son aile transparente, le deltiste Rascar Capac porte un point de vue tout autre avec son regard qui plane. Est-il si différent ce point de vue dans ce gigantesque panorama ? Qu’a-t-il de plus que celui d’un observateur les pieds sur le sommet d’un de ces monstres décapés par les collisions de plaques tectoniques ? Quelle avantage y a-t-il à voir, de haut, tournoyer les neiges éternelles ? Entre les manœuvres de pilotage, son œil se perd en contemplation où le rêve menace d’envahir totalement son esprit alors que bien des menaces rôdent autour. Ce ne sont pas les grizzlis ou les avalanches ou les trolls imaginaires qui sont à craindre.
Glisser dans l’air en un voluptueux vol plané, Rascar ne s’en lasse pas, même après des années de pratique du vol libre. Cette fabuleuse sensation envahit toute son attention première quand le vol lui permet de se déconcentrer du pilotage. Bien plus que les visions inouïes procurées par l’altitude, il aime déguster le planer pur qui le situe au centre de l’univers de sa perception préférée. Savourant l’arôme de nunatak, Rascar médite sur son somptueux privilège. Cette conscience n’est pas si aise car il ne peut s’isoler du danger ambiant. Le jeu du paysage et du feeling, seuls, baseraient mieux sa volupté. De se sentir si haut, si frêle, d’être soudain observateur de son observation le garde à la porte du ravissement; cela lui indique que le pilotage le garde captif au pilotage plutôt qu’au service de l’extase qui ne devrait pas être vue comme dévergondée. Un rapide scanning exhaustif des instruments et paramètres de vol révèle que tout est nominal et baigne dans l’huile. Tout est si calme : le chuintement régulier de l’air sur la voile, le léger balancement de son harnais témoignant de sa respiration régulière confirment l’état de grâce qu’il traverse. C’est vrai que le dernier passage d’un nuage à l’autre fut rude, mais c’est le temps de profiter de l’éphémère don du ciel et non d’entretenir d’inutiles mauvais pressentiments. Il y a ce rêve qu’il a fait la nuit dernière qui revient le harceler, là tout en haut, alors qu’il aurait mieux à faire que de repenser à cela.
Car cette aventure n’est pas sans technicités qu’il est fort utile de comprendre. À la base, c’est le Vent qui offre la motricité. Sans Vent, le voyage se réduirait à un simple vol plané d’environ dix fois plus loin que le dénivelé au départ. C’est déjà cela; on regrimpe alors l’attirail sur son dos vers un autre décollage praticable et on repart. Mais les remontées peuvent être laborieuses. Dernièrement, Rascar a pris 2 jours pour la grimpette par beau temps. Suivirent 3 jours de pluie avant de pouvoir décoller. Heureusement, le Vent peut être ascendant lorsqu’il grimpe les pentes et il est possible alors d’atterrir plus haut qu’au départ. Le campement est alors plus spectaculaire et la distance parcourue plus substantielle. Mais cela se limite au relief local. Alors, encore plus heureusement, il y a un autre type de Vent ascendant qu’est le thermique, lequel permet une ascension jusqu’à la base des nuages, ce qui peut être encore plus haut que les sommets. Enfin, il y a le Vent lui-même avec lequel on voyage de dos quand on est en transition en planant d’un nuage à l’autre. Là ! On parle de voyage au long cours ! Suivons un peu plus la manœuvre de Rascar dans ses tribulations.
Il observe bien tout son environnement. Comme l’ultime perchoir est dans les nuages, il les scrute à la recherche d’un souhaitable, actif et bourgeonnant nuage. Il localise l’ombre du nuage qui dérive à terre. Cet ombre indique la direction du Vent mais aussi la source du thermique qui doit être plus haute au Vent. Entre la source potentielle et le nuage, se cache l’effluve qu’il faut chasser et croiser pour trouver l’escalier pour le ciel. C’est un art car on a beau savoir que le pan de roches noires par là est chauffé par le soleil, que ces rochers réchauffent l’air autour et que cet air plus léger se mobilise vers le haut, il faut s’y rendre et avoir un plan de réserve si cela ne marche pas. Mais Rascar a l’œil et est aussi un peu chanceux. Il rejoint la zone et sent l’air chaud sur ses joues en même temps qu’il perce l’effluve sustentatrice dans les soubresauts caractéristiques de la variation des courants d’air à ses confins. Il braque l’aile à la recherche du cœur et tournoie en spirales ascendantes qui en étourdiraient plus d’un. Mais Rascar est une bête de cirque hors du commun et cela ne fait que régaler son formidable sens de l’équilibre.
Il monte; son variomètre crie de joie. Parfois un de ses bouts d’aile frôle l’enveloppe de la bulle et tend à tomber et entraîner tout l’appareil en dehors. Il faut corriger aussitôt et rechercher la zone centrale de la bulle plus chaude et plus régulière. Il vise un très long nuage, un cumulus d’une vingtaine de kilomètres. Sa crête vaporeuse resplendit d’une blancheur aveuglante tandis que sa partie inférieure contraste dans des teintes asphaltées. Cette rue à l’envers est le chemin tout indiqué pour poursuivre son long vol bivouac.
Mais il se trouve un peu trop éloigné de la chaîne de montagne qu’il essaie de suivre autant que possible. Il décide de quitter la longue artère pour transiter vers une bande de nuages plus modestes et plus proches d’un majestueux pic. Ce massif pourrait servir de déflecteur orogénique car les belles heures solaires chaleureuses achèvent. Au mieux, il y a aperçu plusieurs prairies alpines propices à se percher pour la nuit.
Cette lente transition se paie en précieuse altitude graduellement réduite. C’est une aventure qui se corse à mesure que le pic se rapproche et grandit. Le temps devient pressant de retrouver une nouvelle zone d’ascendance. Cette zone devrait se situer directement sous ou un peu au Vent de ce bourgeonnant donc actif cumulus qui s’approche horizontalement mais qui, aussi, s’éloigne verticalement. La perspective change. Le temps si spacieux là-haut a refoulé et les émotions se bousculent car il serait temps d’accrocher cette pompe anticipée. L’ombre du nuage glisse sur le paysage et précise la direction du Vent. La source d’air chaud est en amont de cet ombre. Le cap est mieux précisé mais, en haut, le nuage semble encore plus modeste et se cache au-dessus de la voilure. Il faudrait pencher l’aile pour le voir. Ce n’est pas le temps d’une telle manœuvre car cela ferait perdre de la très précieuse altitude. Très précieux aussi devient le temps à scanner et analyser le décor de forêts, de rivières vertes, encaissées de cascades, et, heureusement, de prairies alpines aptes à servir d’atterrissage ultime. Le contraste de frénésie et de planer est bien savouré par ce pilote chevronné aussi calme qu’optimiste. Il tient le cap et, non sans rudes secousses, perce une zone de turbulences et baigne de nouveau dans un air chaud. Le variomètre jubile sous l’aile qui est repartie à grimper.
Alors qu’il optimise sa course au cœur de cette nouvelle effluve thermique, il tâte de temps à autre la texture de l’enveloppe. Selon son expérience, une angoissante impression de déjà-vu le met en alerte. Tout va cependant bien. Il gagne bien la base du nuage. Un grand dôme brumeux, somptueux comme une cathédrale géante, l’accueille avec ombrage. Il n’entre surtout pas dans le dôme et se tient au rebord pour réévaluer sa situation. Sa jauge d’altitude indique une provision suffisante pour la prochaine transition vers un prochain nuage sous le Vent, un très long, central et prometteur nuage. Il hésite. Le dôme est spéculé de trous lumineux et il faudrait qu’il se décide car il se fractionne. Ou bien il revient sur ses pas ( drôles de pas ;) ou bien il poursuit. Il décide de poursuivre.
C’est en partant pour cette transition qu’il se remet à penser au rêve de la nuit dernière. Cela perturbe un peu son planer qu’il aime si éperdument. Dans son rêve, il était comme lévitant, suspendu très haut, comme en delta. Mais il n’y avait pas de Vent qui lui coulait sur les joues comme actuellement. De plus, il cherchait à déboutonner le col de sa chemise mais ne pouvait pas approcher ses bras vers son cou. En delta, les mains doivent rester sur la barre pour garder le bon équilibre de l’appareil. Mais c’est toujours possible de quitter la barre quelques instants quitte à corriger après. Dans le rêve, il était passablement désagréable de rester à planer ou plus précisément à flotter les bras en croix retenus par une force occulte. Pourquoi donc se remémorer quelque chose de si bizarre alors que le moment est si exquis dans le ciel ? Le rêve n’était pas aussi plat car les moments de suspensions alternaient avec de vertigineuses cabrioles où tout le ciel virait en tout sens méthodiquement. C’est là qu’il s’était dit qu’il devait s’efforcer de ne pas rester hanté par ce rêve ou par des dragons mythiques alors qu’il avait à déguster un planer de transition comme il ne pouvait s’en offrir de mieux.
À peine Rascar allait-il relaxer qu’un froid glacial subit fouette ses joues. De surcroît, une turbulence majeure lui fait réaliser qu’une anti-bulle est sur lui. Ce pilote est de ceux qui connaissent ce rare et violent phénomène pour l’avoir déjà expérimenté. Son appréhension n’était pas injustifiée. Il aurait probablement dû fuir.
L’anti-bulle est l’inverse d’une bulle thermique. En plus d’être froide et de descendre à cause de sa haute densité, elle a des caractéristiques bien différentes. On sait à peu près d’où viennent les bulles. La radiation solaire est peu absorbée par l’air transparent. Mais cette énergie est absorbée par le sol qui la transmet par contact à l’air au ras du sol. Après s’être accumulée sur une couche d’épaisseur variable, aidée souvent par le Vent, une effluve de cet air chaud perce l’air ambiant plus froid, s’élève comme il se doit vu sa densité moindre, et s’organise souvent en forme de bulle dite thermique. Mais la forme n’est pas nécessairement sphéroïde, elle peut être allongée comme une rivière verticale avec divers affluents pour l’alimenter.
L’origine de l’anti-bulle est moins connue car on va peu là où elle est produite. On spécule qu’elle prenne naissance près des nuages justement où convergent les bulles qui s’y déshydratent. C’est du moins là qu’on la rencontre le plus souvent en vol libre. On explique difficilement ce qui sur-froidit l’air qui la compose. Le réfrigérateur est plus nébuleux que le mécanisme du gril à radiation solaire dont on distingue au sol les terrains propices. Certains nient l’existence de l’anti-bulle, disant que ce ne sont que des turbulences plus accentuées, des poches d’air. Rascar n’a plus le choix que d’y croire car il est happé par une passablement costaude. Et sa croyance a l’avantage de lui suggérer des stratégies de pilotage potentiellement salutaires pour faire face au chaos.
Une autre particularité de l’anti-bulle est sa violence alors que le cœur de la bulle est chaud et voluptueux. La trajectoire de l’anti-bulle est dans le même sens que la gravité et donc elle descend beaucoup plus vite que ne monte la bulle. C’est ce qui fait que Rascar dévisse comme une feuille morte détachée de l’arbre à l’automne. Pire, l’élégant planer de la feuille ne s’applique pas; il cale comme du plomb, mais en virevoltant. Dès qu’il approche du bord, il est rejeté vers le centre souvent à l’envers et trouve peine à retrouver son assiette. Cela est grave, il ne peut s’échapper de l’anti-bulle alors qu’il faut continuellement faire des efforts pour rester dans une bulle.
On peut virer en rond et maintenir une attitude de vol dans une anti-bulle si elle est assez grosse. Mais en perdant de l’altitude, elle rapetisse et peut empêcher toute manœuvre. Au mieux, elle peut théoriquement rapetisser tellement qu’elle disparaît sur elle-même. C’est un espoir peu documenté. L’air est moisi et Rascar s’enfonce sans trouver de sortie. Son frêle esquif est renversé brutalement à maintes reprises à la limite de rompre l’aluminium et de voir sa voile se chiffonner. Ouvrir le parachute n’est donc pas une meilleure alternative.
Le sol approche. Si la bulle se transforme indolemment en gentil cumulus quand l’humidité qu’elle contient se condense en blanche vapeur, le destin de l’anti-bulle est tout différent. L’anti-bulle fonce vers l’obstacle solide qu’est la terre mère. Qu’elle rebondisse est une spéculation inepte. Elle se fracasse littéralement sur le sol. Elle y est éparpillée ou parfois dégouline sur une pente. Et Rascar le sait bien et il vient de situer le site d’impact dans une prairie à moins d’une minute, minute qui sera brève. Un lac aurait été bienvenu mais il n’y en a pas.
Un observateur terrestre peut distinguer d’un Vent subit : le Vent chaud pour le décollement d’une bulle ou le Vent froid pour l’écrasement de l’anti-bulle. Mais ce n’est pas à cela que Rascar pense, il pense à ce que lui a montré son frère Elvis, son maître de vol. « L’air ne pénétrera pas dans le sol. Tiens-toi loin du centre et tes chance de dévier à l’horizontale seront les meilleures ».
Pas si facile de longer ce bord d’anti-bulle car c’est là que les turbulences sont les plus fortes. Rascar tient le coup et tout se déroule rapidement. L’appareil résiste toujours et gémit en d’inquiétants craquements. Alors qu’en vol régulier son chuintement fluide rappelle un ronronnement félin, maintenant dans la tourmente, les sifflements des câbles et le clapotis de la voile ressemblent à celui d’un animal qui manque de souffle, qui angoisse devant l’orage. Soudain Rascar se retrouve en approche finale au-dessus de la prairie alpine assez inclinée, ayant subitement repris une allure horizontale délivrée du tourbillon infernal. Les herbes sont agitées en tous sens, dessinant des vagues ondulantes. Rascar réalise qu’il plane mais Vent de dos. Il fonce en plus vers la pente, ce qui le soulage. Rascar pousse à fond la barre au moment propice. L’appareil se cabre, grimpe en chandelle autant que la pente où les pieds du pilote se pose sur une fleur. Cette fleur écrabouillée est la seule avarie de cet atterrissage d’urgence. Un intense son de grillons l’accueille après le « clonk ! » de son nez de delta embrassant la planète.
Si on n’a pas tant de contrôle sur la durée de sa vie, par contre on peut beaucoup pour en changer l’intensité.