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Rock est né dans la barque de son père, un sage pêcheur. Il y a même littéralement grandi, mûri au cœur des grands éléments, en mouvance continuelle pour la pêche qui assure leur subsistance. On dit qu’il a appris le langage du Vent avant celui des humains. Une petite voile sur l’embarcation supplémente le recours aux rames. Rock a donc bien appris le Vent particulier de ce lac. Ainsi adroitement écouté, ce Vent leur a été favorable et permis la navigation entre les zones poissonneuses et le marché du village. Le père a un culte particulier envers le Vent qu’il honore comme un dieu. Il a appris à son fils que le Vent ne se prie pas et qu’il faut le prendre comme il est. Est-ce parce qu’il ne se sent pas digne de s’adresser à une si puissante entité ? Ou est-ce que ce serait insultant envers sa parfaite harmonie si on se permettait de lui quémander quoique ce soit ? En tout cas, il considère que cela risque de lui porter malheur. Pour lui, le Vent doit être écouté comme il est car il est le souffle primal, la voix divine. S’il est dévastateur, c’est qu’il s’emploie à rétablir des désordres de la vanité humaine. Rien n’est à craindre de son passage furibond pour un esprit impeccable. Toute vie de marin, même d’eau douce, a sa mystique. C’est ainsi qu’il organise, frugalement mais honorablement, le pratico-pratique de tous les jours. Il sait voir venir la tempête, le calme plat ou la brise magique; cela se distingue avec l’observation attentive des signes du ciel. C’est bien normal qu’une certaine explication, naïve ou inspirée, en découle.
La famille habite un chalet isolé au bord d’un grand lac, à quelques kilomètres du plus proche village qui ne peut être rejoint que par voie d’eau. Il n’y a pas de route comme telle mais un sentier pédestre permet de s’y rendre. À part d’y vendre son poisson, le père mène la vie effacée d’expatrié qui n’ose se mêler aux locaux. C’est même un peu la religion de ce dernier qui le tient à l’écart. Certaines coutumes locales l’indisposent un peu. Aussi son caractère est anachorète et il en est de même pour sa femme. Ils ont, en ce bel après-midi ensoleillé, la visite d’un de leurs rares amis qui partage la même religion. C’est un menuisier qui doit l’aider à la réfection de leur toit qui coule. Un troc de poissons a permis de se procurer les matériaux.
Sur la plage, Rock joue avec son seul ami Gzu, le fils, unique aussi, du visiteur. Ils ont le même âge, douze ans, et s’entendent à merveille. Après une longue baignade, car il fait très chaud, Gzu a sorti un cerf-volant qu’il a lui-même confectionné. Il veut le montrer à son ami qui se dit très intéressé d’en construire un. Mais il ne Vente pas du tout. Les voici qui courent à perdre haleine d’un côté et de l’autre sans grand succès. Chacun leur tour, l’un tient la ficelle et l’autre lance le cerf-volant en l’air. Gzu finit par comprendre que la course à pied n’est pas assez pour cet engin. Vivant au village, il a fréquenté l’école, au contraire de Rock qui n’y est jamais allé. C’est même un enfant prodige qui, s’il n’était pas si jeune, pourrait être admis dans les grandes écoles de la ville. Sans être pédant, il n’interprète pas leur croyance de la même façon que son ami avec lequel ils ont de superbes discussions sur la spiritualité.
Malgré les protestations de Rock, il veut prier le Vent. Alors, il trace dans le sable un cercle avec un bâton et déclare qu’il n’en sortira pas tant que le Vent ne se lèvera pas. Puis, il se tient debout, les mains jointes au-dessus de la tête, ferme les yeux et prononce des incantations qu’il a déjà lues dans de vieux bouquins de la bibliothèque. Au loin, sur la galerie, les mères les surveillent du coin de l’œil. Elles ont remarqué la pose immobile du jeune qui ne bouge plus depuis un quart d’heure non loin de la barque tirée sur le rivage. Rock est le premier à reconnaître le son du carillon de la maison qui annonce la levée subite d’un Vent de terre. Ce Vent se lève de plus en plus fort en direction d’un nimbus qui gonfle au-dessus de l’eau encore calme comme un miroir. Mais le miroir ne tarde pas à se friper en rides et vagues.
Gzu n’a pas le temps de sortir de son cercle que Rock a lâché le cerf-volant pour courir vers le bateau. Près de celui-ci, un filet de pêche a été mis à sécher entre le mat et un piquet fiché dans le sable. La voile, qui avait besoin d’un reprisage, avait été détachée partiellement du mat et nouée au filet près du piquet. Un cordage de la voile bat au Vent et l’enfant s’applique à le nouer sur une attache. Mais le Vent forcit si bien et si vite que la voile se gonfle tout d’un coup. Elle claque fort. Gzu s’immisce entre le filet et la voile pour aller détacher celle-ci du piquet qui vient de fléchir. Il n’a pas le temps de le faire. Le piquet arrache et le reste d’attaches sur le mat cassent en cascade. Rock se fait prendre comme un poisson dans le filet. Le voici maintenant soulevé tout d’un coup par la voile bien fixée au filet. Elle se déploie, comme un cerf-volant sans attache qui s’envole, et emporte l’enfant au ciel. Il s’envole au-dessus de l’eau et s’éloigne rapidement à perte de vue des témoins stupéfaits. Les pères accourent, poussent la barque et partent à rame en direction de la disparition du fils devenu oiseau.
Ce n’est que le surlendemain que les mères inquiètes, qui n’ont cessé de prier avec Gzu pendant tout ce temps, revoient les hommes. Ils reviennent sous la voile récupérée, avec Rock à bord, indemne et souriant. Il est tombé à l’eau de l’autre côté du lac, sans encombre. Il avoue avoir eu un peu peur. Mais, comme il avait, plusieurs fois, fait un songe du genre, il affirme avoir savouré son périple. Il le referait. Cela a confirmé en lui une passion de la voile et du cerf-volant dans lequel il estime une possibilité de revivre l’exploit. Son père ne le décourage pas en ce point car il considère son fils béni par le ciel. Mais il n’est pas d’accord qu’il apprenne les formules magiques de Gzu. Puisque son bateau a été endommagé par ces prières au Vent, cela prouve que sa croyance fait du sens. Gzu, bien que confirmé dans ses convictions à lui, a accepté de ne pas recommencer, du moins ici sur cette plage.
Ces enfants grandissent. Rock devient marin-pêcheur comme son père. Quand il peut, il développe et coud de grands cerfs-volants qu’il gonfle au-dessus de l’eau. Au début, il se faisait traîner dans l’eau par ses cerf-volants et son père venait le chercher. Par la suite, il s’est même assez amélioré pour faire des grands bonds ainsi harnaché. Ce ne sont évidemment pas d’aussi grands sauts que lors de son épique aventure. Gzu, lui, a continué de longues études et il donne des conférences sur la spiritualité. Il jouit d’une grande réputation de pacifiste. Il revoit parfois son ami qui lui enseigne ses nouveaux trucs. Gzu se débrouille bien et ils ont fort rigolé quand il a dû courir un bon kilomètre sur l’eau, soulevé par une brise magique. Fait-il encore des invocations ? Rock ne veut rien en savoir. Ils pratiquent ce sport discrètement si ce n’est en secret. Ils sont toujours à comploter de nouvelles frasques qu’il est parfois préférable de ne pas trop montrer à des parents.
Une vingtaine d’années plus tard, Rock sort de sa région lacustre pour rejoindre Gzu, à une de ses fameuses conférences sur la méditation de la paix. Son ami jouit déjà d’une grande réputation; on a prévu la rencontre en plein air car on attend beaucoup de monde. Rock a amené avec lui son dernier attirail aérien. Il doit participer à une présentation bien spéciale. Cela a lieu sur le flanc d’une montagne. Les participants assistant à la conférence sont massés sur un talus et attendent patiemment. Sur un talus plus haut, un peu en retard, Gzu apparaît en tunique blanche et bleue avec derrière lui une enfilade d’oriflammes aux mêmes couleurs. Ces drapeaux sont à plat car il ne Vente pas du tout. L’officiant s’immobilise, joint les mains au-dessus de la tête, et récite une incantation. Toute la foule est muette, tentant de capter ses paroles étranges. En même temps que le Vent se lève doucement, une clameur d’étonnement jaillit.
Gzu réclame le calme de ses admirateurs. Il doit quasiment crier car le bruit des grands oriflammes derrière font passablement de bruit en claquant au Vent. Il parle justement de celles-ci comme le symbole de la paix que l’on doit toujours construire et entretenir. Il explique que c’est le Vent qui parle à travers ces drapeaux qui flottent. Combien, hélas, les paroles du Vent ont été détournées par les prétentions humaines avec des drapeaux signifiants la division et la guerre qu’elle engendre ! Son discours anti-militariste lui a valu emprisonnements et tortures. Gzu, cependant, est reconnu pour ses enseignements de pardon et de non-violence. Bien que cette attitude ne soit pas évidente pour le commun des mortels, c’est le prix à payer, selon lui, pour la paix. Le prix de la guerre est nettement inabordable et plus horrible encore. Il explique toujours si clairement le processus de la paix intérieure que de plus en plus de gens adhèrent à ce qu’il véhicule en profondeur. Ce qu’on doit entendre dans les drapeaux ondulant dans le Vent n’est pas un message humain mais divin. Il explique que la parole de l’homme est aussi un Vent sacré qu’il faut maîtriser non seulement pour ce qu’on dit mais surtout pour l’équilibre de nos émotions intérieures. Ce n’est que d’un intérieur en paix qu’origine toute paix.
Gzu explique ensuite un exercice de respiration purificateur qu’il détaille et entame avec les participants. Debout, ils inspirent lentement en ouvrant les bras jusqu’à se tenir sur la pointes des pieds. Puis ils expirent lentement en laissant descendre les bras. Accueillir l’énergie céleste et la répandre au sol est l’image de visualisation à pratiquer tout en gardant les yeux ouverts. Cette méditation active, que le maître qualifie plutôt de contemplation, devient un spectacle des plus envoûtants. On dirait des oiseaux qui battent des ailes. Gzu, lui, se met à se déplacer le long de la scène. Mais il ne marche pas. Quand il arrive sur la pointe des pieds, il lévite au ralenti et au rythme de ses lents battements de bras, franchit cinq ou six mètres sans toucher le sol. La foule récite une mélopée qui semble supporter ce prodige. Cela dure une bonne demi-heure de va-et-vient devant l’audience transportée à l’extase par cette mystifiante manifestation. « L’air que tu respires peut autant te respirer » répète-t-il.
La mystification est bien orchestrée par Rock qui est caché derrière les drapeaux. C’est qu’il anime le subterfuge de manière habile. Premièrement, en observant bien les environs, on a su prévoir l’arrivée du Vent thermique assez carabinée en cet après-midi. L’entrée en scène fut ainsi. De plus, un grand cerf-volant bleu-ciel fut déployé discrètement et celui-ci vole à environ cent mètres d’altitude. Personne ne l’a vu, captivé par le charisme de Gzu. Le cerf-volant est retenu par des cordes aussi bien colorées et les drapeaux faseillant les rendent imperceptibles à l’œil des spectateurs sur le talus du bas. Un jeu de cordage et de poulie longe discrètement le sol. Gzu y est harnaché et Rock actionne des leviers pour créer cette fabuleuse illusion.
Le prestidigitateur reprend place au centre, s’assied et reprend ses enseignements spirituels. Derrière, Rock s’est éloigné pour répondre à un appel de la nature, venant de ses entrailles. L’orateur discute maintenant de la simplicité d’esprit qui est la voie la plus sûre au bonheur. C’est comme s’il disait que le bonheur, c’est de ne pas le savoir. L’exemple qu’il soumet est celui d’un doigt malade et qui fait savoir à l’esprit son mal. Quand il est en santé, il ne fait rien savoir et laisse aller l’esprit en liberté. En parlant de laisser-aller, il rappelle l’impermanence de tout notre monde. Tout est éphémère, affirme-t-il. On n’a que des exemples d’éphémérité dans la réalité. L’éternité est autant une création de l’esprit qu’une illusion.
« Je ne serai pas toujours là » vient-il de déclarer. À ces mots, un coup de Vent passe sur la foule et monte vers le prédicateur. Clac ! Le cerf-volant, en haut, vient de répondre à cette bourrasque. L’opérateur, qui s’était éloigné et qui revient à la course, arrive trop tard pour retenir le levier principal. Ce levier, un grand manche en bois, bascule et se fracasse. Ce faisant, l’amarre du cerf-volant glisse et Gzu, toujours harnaché, est soulevé brutalement. Il s’élève au-dessus de la foule, les bras en croix, la face tournée vers le ciel, aussi étonné que la foule en délire. Rock, ni personne, n’a jamais revu Gzu. Ce phénoménal jeune homme est resté dans les légendes comme, entre autre, celui qui courait sur les eaux et qui a disparu dans une céleste ascension.